Véronique Dasen, Le Sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité
Véronique Dasen, Le Sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 404 p.
Texte intégral
1Véronique Dasen, professeure d’archéologie classique à l’Université de Fribourg, réunit ici plusieurs enquêtes issues de précédents travaux, étoffées et mises en lien. Le sourire d’Omphale porte sur la maternité et la petite enfance dans l’Antiquité grecque et romaine mais aussi égyptienne, dans une perspective comparatiste caractéristique de l’auteure. Ce sujet implique l’étude conjointe des thèmes qui lui sont chers : médecine et savoirs divers sur le corps, magie, traitement de l’anormal. Un point de vue inédit est adopté, celui des femmes et des mères qui vivent des événements heureux ou dramatiques. Afin de l’approcher, alors que les sources textuelles anciennes émanent presque toutes d’hommes, l’auteure a mis ses compétences de spécialiste de la culture matérielle à profit en faisant dialoguer avec les classiques discours savants d’autres documents – pierres gravées, bijoux, objets quotidiens ou consacrés mais aussi savoirs oraux transmis entre femmes – qui nous renseignent sur l’« expérience émotionnelle » des actrices afin de « redonner vie à des voix discrètes » (p. 12). Si l’ouvrage s’inscrit dans une perspective d’histoire des femmes amplement justifiée par le sujet, il n’en mobilise pas moins l’outil du genre quand il est éclairant. L’ouvrage se compose de trois parties, éclairant successivement la représentation du ventre des femmes (« Le secret d’Omphale », p. 21-108), celle de la grossesse (« Voir l’invisible », p. 111-215) puis de la naissance, petite enfance et mort en bas âge (« Entrer dans la vie », p. 219-346).
2Le premier chapitre, « Sexe et sexualité des pierres », expose l’importance du minéral choisi pour la confection des amulettes et des bijoux aux vertus thérapeutiques et magiques. Les croyances des Anciens dans la vie secrète des pierres construisent un système élaboré où chaque matériau a ses propriétés, son mode de génération, ses composantes mâles et femelles, en fonction de la couleur de la pierre, son aspect, les récits qui circulent sur elle. Le chapitre II fait dialoguer discours savants et représentations partagées pour expliquer l’imaginaire se rapportant à l’utérus et son fonctionnement : ventouse, pieuvre ou Gorgone. Le chapitre III étudie l’iconographie d’Omphale sur les pierres gravées, dont l’auteure fait une interprétation particulièrement convaincante : par sa posture, ses attributs empruntés à Héraclès et les entités malignes qu’elle affronte, elle incarne une figure active protectrice de la santé et de la sexualité des femmes.
3Le chapitre IV, « Exister avant de naître », enquête sur les représentations de l’embryon, cet être caché et vulnérable dont le destin terrestre varie du tout au tout selon s’il est désiré et attendu ou non. Sous l’Empire, plusieurs divinités d’origine égyptienne sont mobilisées pour fermer et ouvrir l’utérus au bon moment (d’où la clef représentée sur les gemmes) et protéger la grossesse, comme Horus-Harpocrate, Bès ou Chnoubis. Dans le chapitre V, l’investigation se porte sur les croyances concernant les différentes empreintes appliquées sur le fœtus in utero, les « taches de naissance » : les Anciens pouvaient les relier à des émotions vécues par la mère, mais certaines marquent l’appartenance à la lignée paternelle ou même à celle d’un dieu. L’exploration se poursuit au chapitre VI qui porte sur la naissance gémellaire, avec les problèmes qu’elle pose : comment expliquer que deux jumeaux n’aient pas le même destin alors qu’ils partagent un même horoscope ? Comment peuvent-ils être de sexe différent alors que l’embryon mâle se développe plus vite que l’embryon femelle ? Dans le chapitre VII, sont analysées des momies égyptiennes pour montrer qu’il existe des pratiques funéraires pour les fœtus, attestant d’un souci post mortem des mort-nés au moins en Égypte : qui plus est, une malformation y était vue comme une manifestation de la puissance divine.
4Le chapitre VII dément l’idée communément admise selon laquelle c’est le geste du père soulevant le nouveau-né qui lui donne droit de vie. Les sources révèlent au contraire son relatif effacement lors de la naissance et de la période qui s’ensuit. La sage-femme est celle qui détermine la viabilité de l’enfant, lui donne son premier bain et le présente à sa mère : ces pouvoirs sont détaillés par Soranos et Varron. Autres entités féminines puissantes sur le nouveau-né, les Parques sont susceptibles d’infléchir son destin. L’enquête porte ensuite sur les nourrices, esclaves la plupart du temps : leur recrutement – thraces, égyptiennes et spartiates étaient particulièrement recherchées –, leur façon de travailler, mais aussi les discours médicaux sur l’allaitement. Il existait déjà un débat sur le meilleur allaitement, mercenaire ou maternel : Favorinus d’Arles se fit l’ardent défenseur de ce dernier. Le dernier chapitre, « Probaskania » – nom générique des amulettes – examine d’où provient le caractère protecteur de celles-ci : de leur matière, leur forme – lunule, phallus, nœuds – et des historiolae qui les accompagnent. Elles éloignent le mauvais œil et les démones croquemitaines des membres les plus vulnérables de la communauté, comme les tout-petits. Cependant, l’auteure montre bien que ces objets ont aussi une dimension sociale – à travers la distinction qu’ils permettent d’opérer au sein des enfants – et religieuse : ils sont consacrés à des divinités à des moments charnières de la croissance. Le chapitre X, « Mors immatura », analyse le matériel disposé dans la tombe des plus jeunes. Au-delà du jouet, la poupée se fait le double de la défunte et anticipe son vécu incomplet, mettant en avant la procréatrice qu’elle aurait pu devenir ou qu’elle deviendra dans l’autre monde.
5Le propos est dense mais clair ; les notes de bas de page fournissent une bibliographie précise sur chaque point abordé. On ne déplore que la faible qualité de certaines photographies dans l’édition. Le programme que se fixait Véronique Dasen en introduction, à savoir montrer les différents ressorts du « pouvoir que les femmes ont su s’aménager dans ce temps suspendu de la vie, moment de tous les possibles et de tous les dangers » (p. 14), a été accompli. L’ouvrage montre aussi le soin que les Anciens avaient des plus petits quand ils étaient désirés, visible aussi dans le souci de les accompagner quand la mort les frappait. L’ouverture invite à considérer l’œuvre de l’artiste contemporaine Magdolna Rubin où le ventre maternel nourricier se fait réceptacle du dernier voyage lorsque l’enfant aimé est emporté, tout comme dans l’Antiquité, les petits décédés sont placés dans des vases qui rappellent la matrice d’où ils viennent, selon le procédé de l’enchytrisme. Le défi est relevé : grâce à l’analyse rigoureuse de sources matérielles peu mises en valeur jusqu’à présent, les « voix discrètes » ont parlé : ce qu’elles ont à nous dire est bouleversant.
Pour citer cet article
Référence électronique
Hélène Castelli, « Véronique Dasen, Le Sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité », Genre & Histoire [En ligne], 21 | Printemps 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/genrehistoire/3299 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/genrehistoire.3299
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