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Comptes rendus d‘ouvrages

Inventorier les correspondances des Lumières. Analyse matérielle et traitements numériques, textes réunis et présentés par Claire Bustarret avec la collaboration d’Emmanuelle de Champs et Nicolas Rieucau, Ferney-Voltaire, CIEDS, 2023, 238 p.

Nicholas Cronk
p. 203-204
Référence(s) :

Inventorier les correspondances des Lumières. Analyse matérielle et traitements numériques, textes réunis et présentés par Claire Bustarret avec la collaboration d’Emmanuelle de Champs et Nicolas Rieucau, Ferney-Voltaire, CIEDS, 2023, 238 p.

Texte intégral

1Issu d’un colloque organisé en 2018, dans le cadre du projet Inventaire analytique et matériel de la correspondance de Condorcet, ce volume porte, pour la majeure partie des articles qui le composent, sur le corpus épistolaire de Condorcet. Les trois sections du livre présentent trois perspectives complémentaires. La première partie, qui est la plus étoffée, concerne la matérialité des lettres. Au cœur de cette section se trouve un ensemble cohérent de quatre articles traitant du cas Condorcet. Claire Bustarret et Serges Linkès ont conçu la base de données MUSE (Manuscrits, Usages des Supports d’Écriture, CNRS), et les fruits de ce travail sont mis en évidence dans ce groupe d’articles. Serges Linkès explique le fonctionnement de MUSE, décrit comme « outil de référence en codicologie moderne et contemporaine », qui a été pensé pour permettre une description matérielle et intellectuelle la plus exhaustive possible des archives papier à partir du xviiᵉ siècle. Claire Bustarret, dans un plaidoyer passionné, défend l’importance de l’analyse matérielle des lettres. Elle montre comment la codicologie permet d’identifier, par exemple, des liens entre des manuscrits apparemment divers : dans le cas de Diderot, entre autres, les lettres qui portent une date deviennent une source fiable pour dater d’autres manuscrits du même philosophe qui ont un papier de même type. Mathieu Duboc décrit les protocoles de description du papier appliqués à l’inventaire de la correspondance et des autres manuscrits de Condorcet : il parle donc de la différence entre le papier vergé et le papier vélin (qui n’est fabriqué en France qu’à partir des années 1780), de la nécessité de mesurer la feuille avec précision, et des données du filigrane. Une analyse d’à peu près 400 lettres originales de Condorcet (l’équivalent de la moitié de l’ensemble) permet de tirer des conclusions relatives au choix des papiers utilisés par Condorcet (leur provenance, leurs formats, leur qualité). Sont également répertoriées dans l’inventaire de la correspondance de Condorcet les marques postales, dont Éric Vanzieleghem présente les divers types, leurs traitements, et leurs usages dans un article novateur. En étudiant la matérialité de la lettre, nous étudions aussi le geste d’échange entre correspondants, et les marques postales, qui distinguent les « vraies » lettres olographes des divers copies et brouillons qui sont en circulation, ont beaucoup à nous apprendre. Deux autres articles viennent compléter cet ensemble sur Condorcet. Sybille Grosse, dans un article fort original, montre à quel point les manuels épistolographiques du xviiiᵉ siècle prennent en compte les questions matérielles de la lettre, concernant par exemple la lisibilité et la netteté de l’écriture, l’usage des blancs dans la mise en page de la lettre, et ainsi de suite. Béatrice Delestre évoque les problèmes posés par la restauration de corpus importants, et prend comme objet d’étude les lettres de d’Alembert au comte Joseph-Louis Lagrange, conservées, comme la correspondance de Condorcet, à l’Institut de France.

2La deuxième section concerne la constitution des fonds de correspondance et les inventaires qu’on peut en tirer. Le point de départ ici est bien sûr l’élaboration sur une longue période de l’inventaire électronique de la correspondance de Condorcet. Un article signé de trois plumes, Gérard Foliot, Nicolas Rieucau et Éric Vanzieleghem, explique les stades progressifs du projet, et il est particulièrement intéressant sur les métadonnées employées (au nombre d’environ quatre-vingts) afin de décrire l’objet matériel de la lettre avec une exactitude sans précédent. Michèle Moulin considère les autres fonds de correspondances manuscrites conservés à l’Institut de France, à commencer par la correspondance de Henri-Léonard Bertin, ancien contrôleur général des finances et sinologue passionné, avec les missionnaires jésuites de Chine, pour les années 1778-1793. Elle examine ensuite la correspondance diplomatique et privée de Pierre-Michel Hennin, Résident de France à Genève de 1765 à 1777 ; à part ses échanges épistolaires avec Voltaire et avec Bernardin de Saint-Pierre, qui sont connus, la plupart de ces lettres restent inédites. Enfin elle décrit le fonds Joseph-Louis Lagrange, qui contient des lettres de Leonhard Euler et de d’Alembert. La correspondance de Bernardin de Saint-Pierre, dont le fonds est constitué d’environ 1900 lettres, se trouve pour l’essentiel au Havre ; Malcolm Cook décrit le projet de sa publication au sein d’Electronic Enlightenment (projet développé par la Voltaire Foundation à Oxford). Dans un article passionnant, Emmanuelle Chapron se sert de la correspondance du botaniste et antiquaire nîmois Jean-François Séguier, qui est en train d’être publiée en ligne, comme point de départ d’une exploration de la lettre comme objet doté d’une matérialité. Elle distingue ainsi une matérialité « d’amont » (le choix du papier, de l’encre, les gestes de l’écriture, du pliage, du cachetage), une matérialité « de transit » (les marques postales), et enfin une matérialité « d’aval », celle que lui confèrent le récepteur de la lettre, puis les institutions où elle a été conservée. Chaque auteur de lettres a ses propres manies. Dans le cas de Séguier, il prend des notes sur les lettres qu’il reçoit, pour préparer sa réponse, et pour en garder la trace. Il cherche à organiser ses lettres, en annotant le nom de l’expéditeur et la date, et d’autre part en pratiquant une forme d’indexation thématique, en créant des recueils : certaines lettres sont ainsi cataloguées comme relevant de la « botanique » ou de l’« histoire naturelle » et rangées ensuite dans un dossier intitulé « histoire naturelle » ; la lettre, acte de communication, peut devenir aussi une fiche scientifique.

3La troisième section s’intéresse aux inventaires numériques des correspondances, et aux diverses façons d’étudier les réseaux épistolaires. Cette section est la plus disparate, et aucun des quatre articles ne concerne Condorcet directement : on aurait aimé voir précisément comment le magnifique travail accompli sur Condorcet va se prêter à la recherche actuelle dans la perspective plus large des humanités numériques. L’article de Josselin Morvan présente la Text Encoding Initiative (TEI), qui remonte à 1987, explique les principes sur lesquels elle se fonde, et considère ensuite comment elle peut se prêter à l’édition des correspondances. L’article est complété par une bibliographie fort utile. Fabienne Vial-Bonacci décrit le projet de construire une édition numérique de la correspondance de Marc-Michel Rey, libraire à Amsterdam. Rey est bien sûr un personnage central pour les Lumières françaises, ayant publié notamment des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, de Voltaire et du baron d’Holbach. Le volume total de la correspondance se compose de 2 130 lettres, avec environ 200 correspondants : il s’agit d’un réseau tout à fait remarquable, et en 1776 Rey a même le projet d’installer une librairie en Russie. Mais, grande déception pour ceux qui souhaitent étudier les Lumières dites radicales, Rey a détruit toutes les lettres portant sur les livres prohibés, comme le Dictionnaire philosophique de Voltaire, et qui risquaient de le compromettre. Le volume conclut avec deux articles décrivant des projets importants dans l’université anglophone. Un groupe de chercheurs de Stanford, Maria Teodora Comsa, Melanie Conroy, Dan Edelstein, Chloe Summers Edmondson et Claude Willan, décrivent ce qu’ils appellent « le réseau français des Lumières ». Ils prennent comme point de départ les collections de correspondances réunies dans Electronic Enlightenment, et appliquent à ce corpus un schéma de métadonnées, qu’ils appellent « Procope », permettant de creuser ce vaste corpus pour y identifier les divers réseaux intellectuels, sociaux, professionnels et religieux. Leurs conclusions sont nécessairement limitées par les contraintes du corpus, qui n’est aucunement « typique » du xviiiᵉ siècle, mais cela n’enlève en rien de l’importance à cette étude qui est un modèle pour les études à venir sur les réseaux épistolaires. Miranda Lewis décrit un projet en cours à l’Université d’Oxford, Early Modern Letters Online (EMLO). Ici, l’idée est d’inventorier les correspondances anglaises du xviiᵉ siècle, à commencer par les penseurs scientifiques qui avaient des liens avec Oxford et avec la toute jeune Royal Society de Londres. Le but est de numériser les métadonnées des lettres et non pas les correspondances elles-mêmes, ce qui permet de créer une vaste base de données qui est en train de devenir un outil extrêmement puissant pour analyser les réseaux épistolaires de cette époque.

4Dans l’ensemble, ce recueil d’articles manque parfois quelque peu de cohérence ; un index thématique, pour complémenter l’index des noms, aurait été fort utile. L’article, très intéressant par ailleurs, sur « Le réseau français des Lumières », a déjà été publié en anglais, et paraît ici en traduction française ; mais dans ce cas, pourquoi avoir gardé un seul article en anglais, celui portant sur EMLO ? L’essentiel du livre porte sur le projet Condorcet (ce qui n’est pas évident d’après le titre du volume), mais il intéresse néanmoins tous ceux qui s’aventurent dans l’édition numérique des correspondances. Dans sa présentation du volume, Claire Bustarret souligne l’importance des études codicologiques et archivistiques pour éclairer ce qu’elle appelle les « deux angles morts » de la numérisation, à savoir la prise en compte du support physique d’un manuscrit et sa contextualisation dans l’histoire des collections. Sa conclusion (p. 21) intéressera tout chercheur dans ce domaine : « L’exploitation d’inventaires de correspondances ainsi enrichis, et opérant en réseaux grâce à des catalogues collectifs à l’échelle internationale, laisse présager de nouvelles découvertes au sujet des pratiques épistolaires du siècle des Lumières ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicholas Cronk, « Inventorier les correspondances des Lumières. Analyse matérielle et traitements numériques, textes réunis et présentés par Claire Bustarret avec la collaboration d’Emmanuelle de Champs et Nicolas Rieucau, Ferney-Voltaire, CIEDS, 2023, 238 p. »Genesis, 57 | 2024, 203-204.

Référence électronique

Nicholas Cronk, « Inventorier les correspondances des Lumières. Analyse matérielle et traitements numériques, textes réunis et présentés par Claire Bustarret avec la collaboration d’Emmanuelle de Champs et Nicolas Rieucau, Ferney-Voltaire, CIEDS, 2023, 238 p. »Genesis [En ligne], 57 | 2024, mis en ligne le 01 avril 2024, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/genesis/9062 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/genesis.9062

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