Texte intégral
- 1 Une première version de cet article a été présentée dans le cadre du colloque international CorHali (...)
- 2 Iliade, XVIII, 35 : σμερδαλέον δ᾽ ᾤμωξεν· ἄκουσε δὲ πότνια μήτηρ. Traduction de Mazon (1938). Pour (...)
- 3 Sur ce procédé fréquemment employé dans la poésie homérique qui vise à anticiper les réactions émot (...)
- 4 Odyssée, XXIV, 48 : ἀγγελίης ἀΐουσα·βοὴ δ’ ἐπὶ πόντον ὀρώρει. Pour le texte grec de l’Odyssée, j’ut (...)
1« Mais Achille a poussé une plainte terrible et sa mère auguste l’entend2. » Comment le poète-aède de l’Iliade pourrait-il rendre l’émotion d’Achille, qui vient d’apprendre la mort de Patrocle, sans faire entendre sa voix endeuillée ? Pour attirer l’attention de son public sur ce moment crucial du récit, il double le jeu d’interactions acoustiques d’un effet de mise en abîme : l’audience qui écoute son chant peut se reconnaître dans Thétis, l’auditrice la plus disposée à être empathique avec Achille3. Si Thétis devient la réceptrice par excellence de la voix endeuillée d’Achille dans l’Iliade, l’image est inversée à l’occasion des funérailles de ce dernier dans l’Odyssée, lorsque c’est à la déesse maritime de pousser un cri de douleur4. Lors de la mise en scène du deuil d’Achille suite à la mort de Patrocle, ainsi que de l’affliction provoquée chez Thétis par la disparition de son fils, l’ouïe est particulièrement concernée.
- 5 Pour une définition de la notion de « paysage sonore », voir Schafer (1977). Sur la notion de « pay (...)
- 6 Je me rapporte ici à la notion de « transport narratif », utilisée pour évoquer un des éventuels ef (...)
2Sous cet angle, la représentation du contexte funèbre impliquant Achille offre un cadre pertinent pour l’étude de ce que l’on appelle le soundscape (paysage sonore), terme employé par le musicologue Raymond Murray Schafer pour désigner l’environnement sonore dans lequel l’on vit et agit5. J’entends ici par « paysage sonore » le jeu de sonorités, les allitérations et le rythme qui accompagnent la description épique des voix humaines ou divines et toute manifestation sonore qui participe à la construction du cadre dans lequel le deuil est mis en scène. Ce jeu renforce l’impact émotionnel d’un discours sur son auditoire et permet à celui-ci de se transporter dans le cadre de l’histoire, comme dans le paysage d’un tableau que les spectateurs auraient envie de visiter6. Par conséquent, dans le cas de l’expression du deuil épique, le « paysage sonore » est intéressant à double titre : il constitue le résultat de sa performance tout en permettant aux auditeurs de mieux ressentir les émotions vécues par les héros endeuillés.
3C’est dans ce sens que la scène des funérailles d’Achille constitue une piste d’analyse intéressante d’un point de vue comparatiste, puisqu’on la trouve dans le chant XXIV de l’Odyssée et dans le livre III des Posthomériques, épopée datée du iiie siècle après J.-C. Le double statut d’Achille, fils d’un père mortel et d’une mère immortelle, entraîne la construction de « paysages sonores » particuliers qui font se mêler les voix divines aux voix humaines. Dans l’Odyssée, on entend par la bouche d’Agamemnon les plaintes des Achéens, des Néréides et des Muses. Dans les Posthomériques, Briséis, Thétis et Calliope se succèdent lors des lamentations prononcées en l’honneur du héros. Si l’élément marin, les larmes et les discours antiphoniques constituent des motifs récurrents dans les deux poèmes, le contenu et les stratégies discursives sont distincts. Ces dernières font émerger non seulement la multiplicité mais également la complexité des voix manifestées qui devront s’unir à celle du compositeur-récitant au moment de la performance épique.
- 7 Perceau (2017, 93).
- 8 Voir Agosti (2012, 377) : « In Late Antiquity, reading aloud and performing were actually the commo (...)
4Parmi toutes les voix endeuillées, ce sont celles des Muses qui sont les plus remarquables : bien que le nom μοῦσα signifie « la parole rythmée, chantée7 », les filles de Mnémosyne ne chantent plus dans le poème de Quintus. Ce changement radical témoigne d’une différente poétique du deuil qui reflète à son tour une conception différente de la consolation ; l’image variée des Muses d’une épopée à l’autre devient d’autant plus intéressante qu’elle donne lieu à des réflexions sur le contexte performatif du genre épique. Dans l’Antiquité tardive où la littérature, bien que porteuse des marqueurs d’oralité, n’est plus soumise aux contraintes de la culture orale archaïque, les auditeurs de l’épopée assistent à une performance qui consiste en une lecture à haute voix, souvent proche de la déclamation. Par ailleurs, cette performance s’éloigne progressivement de la récitation musicale, laquelle visait à mobiliser la conception du passé glorieux dans le présent afin de tisser des liens sociaux entre les auditeurs8.
παυσάμεθα πτολέμου, εἰ μὴ Ζεὺς λαίλαπι παῦσεν.
αὐτὰρ ἐπεί σ’ ἐπὶ νῆας ἐνείκαμεν ἐκ πολέμοιο,
κάτθεμεν ἐν λεχέεσσι, καθήραντες χρόα καλὸν
ὕδατί τε λιαρῷ καὶ ἀλείφατι· πολλὰ δέ σ’ ἀμφὶ
δάκρυα θερμὰ χέον Δαναοὶ κείροντό τε χαίτας.
μήτηρ δ’ ἐξ ἁλὸς ἦλθε σὺν ἀθανάτῃσ’ ἁλίῃσιν
ἀγγελίης ἀΐουσα· βοὴ δ’ ἐπὶ πόντον ὀρώρει
θεσπεσίη, ὑπὸ δὲ τρόμος ἤλυθε πάντας Ἀχαιούς.
[…]
«ἴσχεσθ’, Ἀργεῖοι, μὴ φεύγετε, κοῦροι Ἀχαιῶν.
μήτηρ ἐξ ἁλὸς ἥδε σὺν ἀθανάτῃσ’ ἁλίῃσιν
ἔρχεται, οὗ παιδὸς τεθνηότος ἀντιόωσα.»
ὣς ἔφαθ’, οἱ δ’ ἔσχοντο φόβου μεγάθυμοι Ἀχαιοί.
ἀμφὶ δέ σ’ ἔστησαν κοῦραι ἁλίοιο γέροντος
οἴκτρ’ ὀλοφυρόμεναι, περὶ δ’ ἄμβροτα εἵματα ἕσσαν.
- 9 Voir supra, p. 1 ; voir aussi Iliade, XVIII, 37 et suiv.
- 10 Perceau (2015, 127).
5Dans le chant XXIV de l’Odyssée, les Néréides entourent Thétis endeuillée à l’occasion des funérailles de son fils Achille. La présence des déesses maritimes dans un contexte funèbre n’est pas surprenante. Comme nous l’avons déjà vu, dans l’Iliade, lorsqu’Achille pleure Patrocle, les Néréides accompagnent Thétis qui vient en aide à son fils9. Le poète cite en catalogue les noms des Néréides, ce qui, comme Sylvie Perceau le remarque, produit un effet musical qui sert à renforcer le caractère pathétique de la scène : « […] les noms des Néréides, loin de constituer une nomenclature, reproduisent par le jeu des allitérations, des assonances, des échos (homéotéleutes ou débuts de noms parallèles), le tourbillon d’écume produit par les vagues successives des déesses venues entourer leur sœur afin de partager son affliction10. » En revanche, dans l’Odyssée, on n’entend pas les noms des Néréides. Au moment de leur arrivée, leur rôle est relégué au second plan pour que le poète mette en relief la voix de Thétis.
6Regardons de plus près les vers 42-59 de l’Odyssée pour comprendre comment le poète construit un « paysage sonore » qui privilégie la voix de Thétis par rapport aux autres voix endeuillées. Avant l’arrivée de Thétis accompagnée de ses sœurs, le poète évoque la manière dont les Achéens participent aux soins funèbres en l’honneur d’Achille. Rappelons que c’est par les paroles d’Agamemnon, le plus grand concurrent d’Achille, que ce dernier, en même temps que l’auditoire, est informé de cet épisode depuis l’Hadès. Ce choix discursif, comparativement à un récit fait à la troisième personne par le narrateur extra-diégétique, sert à anticiper l’émotion de la scène.
7Un tourbillon pluvieux (λαίλαπι, 42), qui fait cesser le combat autour du corps d’Achille, permet aux Achéens de préparer le mort pour la prothesis. Ils le déposent sur un lit (κάτθεμεν ἐν λεχέεσσι, 44), le lavent avec de l’eau chaude (ὕδατί … λιαρῷ, 45) et l’oignent d’huile (ἀλείφατι, 45). En même temps, ils versent des larmes chaudes (δάκρυα θερμὰ, 46) et se coupent les cheveux (κείροντό τε χαίτας, 46). L’effet sonore du mélange des eaux et des larmes est matérialisé par les homéotéleutes (ὕδατι – ἀλείφατι) et par les allitérations des liquides λ et ρ (ὕδατί τε λιαρῷ καὶ ἀλείφατι· πολλὰ δέ σ’ ἀμφὶ | δάκρυα θερμὰ, 45-46). Le poète donne à entendre ce qu’il veut représenter : l’écoulement de l’eau et des larmes en tant qu’hommage rendu au défunt Achille.
- 11 Achille fait le même geste aux funérailles de Patrocle : voir Iliade, XXIII, 141. Sur cette pratiqu (...)
8C’est dans ce « paysage sonore » que s’inscrit l’arrivée de Thétis, marquée par le même vers formulaire employé aux vers 47 et 55 : μήτηρ ἐξ ἁλὸς … σὺν ἀθανάτῃσ’ ἁλίῃσιν. Dès le début, le choix du substantif μήτηρ en première position permet de distinguer le rôle fondamental de Thétis en tant que mère endeuillée du rôle secondaire de ses sœurs qui l’accompagnent, rôle rendu par un syntagme prépositionnel en grec : σὺν ἀθανάτῃσ’ ἁλίῃσιν. Ainsi, bien que le vers 47 contienne la première mention des déesses maritimes, il faut attendre le vers 59 pour apprendre la manière dont elles participent aux funérailles d’Achille. La préposition ἀμφί au vers 58 introduit l’action des Néréides qui se réunissent autour du corps d’Achille pour le revêtir (ἄμβροτα εἵματα ἕσσαν, 59) tout en pleurant (οἴκτρ’ ὀλοφυρόμεναι, 59) ; elle fait ainsi écho au vers 45 où cette même préposition est employée pour signaler la réunion précédente des Achéens autour du corps sans vie d’Achille. Dans les deux cas, la représentation des deux groupes en deuil — l’un humain et masculin, l’autre divin et féminin — suit le même schéma : dans un premier temps, ils s’approchent du mort ; dans un second temps, ils versent des larmes qui précèdent, chaque fois, une gestuelle visant à faire avancer le rituel. D’une part, se couper les cheveux est considéré comme une offrande au mort11 ; d’autre part, habiller le cadavre constitue une partie indissociable du processus de la prothesis. De même que dans le cas des Achéens, dans le cas des Néréides, le poète : a) reproduit acoustiquement l’action dramatique par les formules qu’il utilise (les expressions successives κοῦραι ἁλίοιο γέροντος et οἴκτρ’ ὀλοφυρόμεναι, par leurs allitérations en λ et ρ, font se confondre l’eau marine avec les larmes des déesses) ; b) met en scène un paysage qui ne donne à entendre que le son bouillonnant des pleurs des deux groupes en deuil. Ces descriptions donnent à l’auditeur l’impression d’assister plus à l’expression rituelle du deuil des Achéens et des Néréides qu’à une manifestation spontanée et émotionnelle de leurs voix endeuillées.
- 12 S’il est légitime d’entendre l’expression κοῦραι ἁλίοιο γέροντος, sujet du participe ὀλοφυρόμεναι a (...)
9En revanche, dans le cas de Thétis, comme nous allons le voir, l’accent est mis sur sa voix et sur l’effet émotionnel que celle-ci entraîne. Il s’agit d’une voix qui occupe une place centrale dans l’épisode, puisqu’elle se manifeste après l’intervention des Achéens et avant l’action des Néréides, deux groupes chargés de se partager la préparation rituelle du cadavre d’Achille. Si la formule collective κοῦραι ἁλίοιο γέροντος au vers 58 passe sous silence le rôle individuel de la mère endeuillée lors de la prothesis, les vers 47 à 49 évoquent explicitement la manière dont la déesse agit indépendamment de ses sœurs lors des funérailles d’Achille12.
μήτηρ δ’ ἐξ ἁλὸς ἦλθε σὺν ἀθανάτῃσ’ ἁλίῃσιν
ἀγγελίης ἀΐουσα· βοὴ δ’ ἐπὶ πόντον ὀρώρει
θεσπεσίη, ὑπὸ δὲ τρόμος ἤλυθε πάντας Ἀχαιούς.
10Le cri divin de Thétis (βοὴ … θεσπεσίη, 48-49) s’élève sur la mer (ἐπὶ πόντον ὀρώρει, 48), entraînant le tremblement, le frisson de peur des Achéens (τρόμος, 49). L’emploi de la forme ὀρώρει, plus-que-parfait du verbe ὄρνυμαι, est significatif. User de la voix médio-passive permet au poète d’insister sur l’effet de l’arrivée de Thétis tant sur les hommes que sur le paysage.
- 13 Voir : Iliade, II, 408, 563 ; Odyssée, XV, 92, 97 et XVII, 120. Toutes ces attestations contiennent (...)
- 14 Pour évoquer le cri des guerriers dans le contexte de la bataille, le poète de l’Iliade utilise sou (...)
- 15 Voir Iliade, VI, 465 : πρίν γέ τι σῆς τε βοῆς σοῦ θ’ ἑλκηθμοῖο πυθέσθαι ; et Odyssée, XXIV, 48 : ἀγ (...)
11Le substantif βοὴ est employé dans la poésie homérique pour désigner, dans un premier temps, le cri masculin et courageux des héros, comme Ménélas et Diomède13 ; dans un second temps, il évoque le cri des guerriers dans le contexte de la bataille, notamment lorsqu’ils se livrent combat ou qu’ils périssent14. Il est aussi utilisé deux fois pour qualifier l’appel au secours du roi des Lestrygons, Antiphatès (Odyssée, X, 118), ainsi que le cri du Cyclope Polyphème après qu’Ulysse l’a rendu aveugle (Odyssée, IX, 401). Il n’y a que deux occurrences du substantif βοὴ qui sont attribuées à une figure féminine : dans l’Iliade, c’est le cas d’Andromaque, alors que dans l’Odyssée, c’est le cas de Thétis15. Plus concrètement, dans le chant VI de l’Iliade, la mort d’Hector est préfigurée. Ce dernier, presque sûr qu’il va perdre sa vie en luttant pour son peuple, ne veut pas entendre le cri d’Andromaque (βοὴ) quand celle-ci sera traînée en servage (Iliade, VI, 465). Dans le chant XXIV de l’Odyssée, le cri de Thétis est le résultat direct de la nouvelle de la mort d’Achille (ἀγγελίης ἀΐουσα, 48). Étant donné que la première signification du verbe ἀΐω est « entendre », « percevoir par l’ouïe », il y a ici une forte interaction acoustique : ce que Thétis a entendu l’oblige à pousser un cri de douleur qui aura un impact sur les Achéens. Ce passage de l’Odyssée fait évidemment écho à celui de l’Iliade où Thétis arrive au secours d’Achille pleurant Patrocle :
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ἀγγελίης ἀΐουσα· // βοὴ δ’ ἐπὶ πόντον ὀρώρει (Odyssée, XXIV, 48)
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Σμερδαλέον δ’ ᾤμωξεν· // ἄκουσε δὲ πότνια μήτηρ (Iliade, XVIII, 35)
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DDDDDS – césure trochaïque
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DSDDDS – césure trochaïque
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- 16 Perceau (2015, 125).
- 17 L’immédiateté avec laquelle Thétis réagit aux souffrances d’Achille constitue un motif récurrent ch (...)
12En effet, à propos du vers 35 du chant XVIII de l’Iliade, Perceau souligne à juste titre que la place des deux verbes, ᾤμωξεν et ἄκουσε, autour de la césure met l’accent sur « l’immédiateté de la réaction de Thétis au cri de son fils16 ». De la même manière, la juxtaposition du participe ἀΐουσα et du mot βοὴ, au vers 48 du chant XXIV de l’Odyssée, révèle une symétrie rythmique inversée : contrairement au passage de l’Iliade où la plainte d’Achille précède la stimulation, chez sa mère, de l’audition, dans l’Odyssée, Thétis entend d’abord la nouvelle et pousse ensuite un cri. À nouveau, les deux mots ἀΐουσα et βοὴ sont placés autour de la césure trochaïque. Par conséquent, dans les deux poèmes, lors de son deuil, la déesse semble disposer d’une perception acoustique très sensible. Si Thétis est si réceptive à la douleur de son fils, c’est parce que le poète vise à impliquer son auditoire dans l’état émotionnel de ses personnages. La mise en scène d’une Thétis qui réagit immédiatement à chaque stimulus lié à la souffrance d’Achille suggère et détermine à la fois la corrélation entre celui qui raconte et celui qui écoute les douleurs des héros épiques, une corrélation nécessaire pour que la performance soit réussie17.
- 18 Voir Odyssée, IX, 401 où le substantif βοὴ est utilisé pour évoquer le cri du Cyclope Polyphème qui (...)
13Quant à l’effet sonore du cri de Thétis, ce n’est pas un hasard si le seul emploi du mot βοὴ réservé à un sujet féminin, dans l’Odyssée, relève d’un contexte funèbre : un cri normalement associé à des hommes ou à des êtres surhumains peut être attribué à Andromaque et à Thétis seulement lors de douleurs extrêmement aigues18. Ainsi, on peut supposer que la βοὴ de Thétis était un cri bruyant et lourd, comme le cri des combattants qui font la guerre ou qui tombent sur le champ de bataille.
- 19 DELG : s. v. θεσπέσιος. Θεσπέσιος est dérivé de *θεσ-σπ-ετος composé de θεσ- « dieu » et de l’adjec (...)
- 20 Odyssée, I, 328 ; VIII, 498.
- 21 Notons ici que l’adjectif θεσπέσιος accompagne une seule fois le substantif βοὴ chez Homère (Odyssé (...)
14Il est intéressant de souligner que l’adjectif θεσπεσίη permet de pousser l’analyse plus loin, puisqu’il a des connotations à la fois positives et négatives. Θεσπέσιος désigne ce qui émane des dieux et qui est, par conséquent, merveilleux, admirable19. Dans l’Odyssée, l’épithète θέσπις, qui a la même racine que θεσπέσιος, qualifie les chants des aèdes Phémios et Démodocos20. Comme l’étymologie du mot le montre, la première signification du θεσπέσιος concerne l’effet sonore d’une voix qui est aussi douce qu’une voix divine. Le choix de l’adjectif θεσπέσιος associé au nom βοὴ est d’autant plus intéressant que ce même substantif n’est employé qu’une seule fois dans l’Iliade pour désigner le son de la flûte et de la phorminx, laquelle servait à accompagner les chants des aèdes (αὐλοὶ φόρμιγγές τε βοὴν ἔχον, Iliade, XVIII, 495)21. Toutefois, l’adjectif θεσπέσιος est aussi employé pour mettre en lumière la voix divine et terrifiante des Sirènes (Σειρήνων … θεσπεσιάων | φθόγγον, Odyssée, XII, 158-159). Par conséquent, loin d’être simplement une émission sonore non articulée, le cri de Thétis semble relever d’une autorité poétique menaçante : il pousse les Achéens à frissonner et à vouloir fuir. À l’opposé de celle de ses sœurs, la voix de la déesse endeuillée est capable d’exercer un effet émotionnel sur les compagnons d’Achille, effet si puissant qu’il risque — momentanément — de rompre le rituel des funérailles. Il s’agit d’un pouvoir d’ordre acoustique que Thétis partage seulement avec les Muses lors des funérailles d’Achille au chant XXIV de l’Odyssée. Toutefois, au contraire de Thétis, les Muses homériques agissent dans le but de faire avancer la cérémonie funèbre.
Μοῦσαι δ’ ἐννέα πᾶσαι ἀμειβόμεναι ὀπὶ καλῇ
θρήνεον· ἔνθα κεν οὔ τιν’ ἀδάκρυτόν γ’ ἐνόησας
Ἀργείων· τοῖον γὰρ ὑπώρορε Μοῦσα λίγεια.
- 22 Voir Russo et al. (1992, 366).
- 23 Voir la thèse de doctorat de Tomasso (2010, 58, note 87).
- 24 Sur les difficultés interprétatives de ce passage, notamment sur l’emploi successif du pluriel et d (...)
15Trois vers sont consacrés à la participation des Muses aux funérailles d’Achille. Il s’agit d’un passage qui a fait l’objet d’un désaccord dans l’Antiquité à cause de la référence — unique chez Homère — au chœur des neuf Muses. Néanmoins, Aristarque de Samothrace ne considère pas cette référence comme une interpolation22. Il est intéressant de constater qu’à l’évocation du chœur des Muses ne succède aucune liste de leurs noms. Après les avoir dénombrées, le poète précise tout de même qu’elles chantent (θρήνεον, 61) d’une belle voix (ὀπὶ καλῇ, 60). Or, comme l’explique Vincent Tomasso, l’expression ὀπὶ καλῇ fait écho au nom de la Muse qui préside à la poésie épique : Calliope est la Muse qui a une belle voix23. Mais le participe ἀμειβόμεναι suggère que chaque Muse, de sa belle voix, l’une après l’autre, répond par des thrènes24.
- 25 Sur ce sujet, voir Alexiou (2002, 11-14) et Tsagalis (2004, 6-8, 21). Dans l’Iliade, le γόος est no (...)
- 26 J’entends ici le ὑπώρορε comme un verbe transitif. Sur la possibilité contraire et sur la lectio ἐπ (...)
- 27 Odyssée, VIII, 67, 105, 254, 261, 537 ; XXII, 332 ; XXIII, 133.
- 28 Odyssée, XII, 44 : λιγυρῇ θέλγουσιν ἀοιδῇ ; ibid., 183 : λιγυρὴν δ’ ἔντυνον ἀοιδήν.
16Dans l’Iliade, le θρῆνος désigne le chant funèbre, rythmé et mélodieux, des chanteurs professionnels qui s’oppose, par son caractère contrôlé, au γόος, employé pour évoquer la lamentation spontanée des proches du défunt25. Dans l’Odyssée, ce sont les Muses qui prennent le rôle de ces musiciens et qui poussent par leurs chants les Achéens à pleurer. L’évocation de la Muse au singulier (Μοῦσα λίγεια), sur laquelle se clôt le passage, est significative. C’est une seule voix divine, à la fois perçante et mélodieuse, qui suscite peu à peu (ὑπώρορε) le deuil des mortels26. Comme l’adjectif θεσπεσίη du vers 49, l’adjectif λίγεια du vers 62 évoque une ambiguïté par rapport à l’effet musical de la voix de la Muse. La première signification de l’adjectif λιγὺς est « aigu », « perçant » ; comme il est souvent employé pour désigner le son de la phorminx, en construisant la formule φόρμιγγα λίγειαν, toujours employé en fin de vers27, il revêt le sens de « mélodieux », « harmonieux ». Toutefois, l’adjectif λιγυρός, qui a la même racine que λιγὺς, qualifie le chant des Sirènes28. En effet, si la voix de la Muse provoque la souffrance des Achéens (οὔ τιν’ ἀδάκρυτόν γ’ ἐνόησας | Ἀργείων, Odyssée, XXIV, 61-62), elle peut aussi, contrairement à la βοὴ de Thétis, avoir un impact émotionnel capable d’assurer le bon déroulement des funérailles d’Achille. L’écoulement des larmes, en tant qu’hommage au mort (γέρας θανόντων), est une condition sine qua non de la cérémonie funèbre.
- 29 Said (2001, 15).
- 30 Pour des études comparatives sur la réception d’Homère chez Quintus, voir Bär & Baumbach (2007), Ca (...)
17Sur la base de ces réflexions, la voix de la Muse odysséenne se charge de créer le cadre nécessaire du rituel dans lequel se rejoignent les dieux et les mortels, faisant le deuil d’Achille pendant dix-sept jours consécutifs (v. 63-64). Si l’on admet que la référence aux neuf Muses est homérique, on peut considérer qu’elle a pour objectif d’offrir d’abord la visualisation d’une pluralité pour que le poète puisse ensuite la ramener à une singularité, à savoir celle de l’effet sonore des thrènes des Muses. Les Muses sont neuf, mais leur voix endeuillée est unique et homogène. Il importe donc ici de remarquer, avec Suzanne Saïd, que « les Muses, qui président à une poésie orale indissolublement liée à la musique, ne sont d’abord qu’une voix29 ». Pour mieux comprendre la spécificité des Muses homériques, on peut comparer leur situation avec la place qu’elles occupent chez Quintus. Alors que les Posthomériques ont fait l’objet d’attention dans le cadre des études comparatives sur la poésie épique grecque, la question du rôle des Muses dans la mise en scène du deuil reste ouverte30. Il ne faut pas s’étonner si la représentation de ces dernières est très différente dans l’épopée tardive de Quintus, dans laquelle les filles de Mnémosyne sont privées de leur principale fonction, à savoir la capacité de chanter.
- 31 Le texte grec est tiré de l’édition de Vian (1963).
18Dans le livre III du poème de Quintus, les Néréides apparaissent lorsqu’elles entendent la lamentation élevée à l’intention d’Achille (ἐσάκουσαν ὀρινομένοιο γόοιο, 3, 582)31. En effet, à la plainte de Briséis, qui la première pleure Achille, répondent les gémissements des femmes captives et des Achéens (v. 574-575). C’est à ce moment que le poète introduit l’arrivée des deux groupes divins : douze vers sont consacrés à l’arrivée des Néréides (v. 582-594) alors que la première apparition des Muses est évoquée dans trois vers seulement (v. 594-596).
- 32 Iliade, III, 3 : ἠΰτε περ κλαγγὴ γεράνων πέλει οὐρανόθι πρό.
- 33 Le verbe κωκύω fait émerger la tonalité aiguë de la plainte, parce qu’il est employé chez Homère po (...)
19Dès le début du passage, on comprend que Quintus traite de manière subtile la matière homérique dans le but de la renouveler. Dans l’Odyssée, les Néréides ne constituent que le cortège de Thétis. Comme nous l’avons déjà vu, pour la mise en scène de leur arrivée, le poète de l’Odyssée se contente d’utiliser un syntagme prépositionnel d’accompagnement (σὺν ἀθανάτῃσ’ ἁλίῃσιν, XXIV, 47). En revanche, dans les Posthomériques toutes les références aux Néréides sont réservées à leur groupe choral et à la représentation de leur douleur collective. Toutes les Néréides souffrent d’une douleur amère (ἀλεγεινόν … ἄλγος, 3, 584). Leurs voix endeuillées agissent sur le paysage marin par un effet d’écho : a) leurs plaintes pitoyables sont répercutées par l’Hellespont (οἰκτρὸν δ᾽ ἐστονάχησαν, ἐπίαχε δ᾽ Ἑλλήσποντος, 3, 585) ; b) les monstres marins gémissent alentour de manière lamentable (περιστενάχοντο λυγρόν, 3, 591) en accompagnant les Néréides qui sont en proie aux larmes (μυρομένῃσιν, 3, 592). L’image acoustique est complétée par la comparaison de la voix des déesses avec la voix des grues (3, 590-591). Il s’agit ici d’une réminiscence homérique : l’emploi de l’adverbe κλαγγηδόν, « avec un bruit aigu », fait appel au substantif κλαγγὴ déjà utilisé dans l’Iliade pour désigner le cri de la grue32. Outre le mot κλαγγηδόν, le participe κωκύουσαι au vers 593 met aussi en lumière la tonalité aiguë de la plainte des Néréides qui est entonnée de manière effrayante (ἐκπάγλως, 3, 594)33.
20Alors que la présentation globale des Néréides fait ressentir à l’auditoire la sonorité de leur douleur, la représentation des Muses est dépourvue de tout élément performatif. Celles-ci sont chargées d’une douleur qualifiée d’inoubliable qui constitue plutôt l’objet d’une possession qu’une émotion à manifester (ἄλγος ἄλαστον … ἔχουσαι, 3, 595). À leur arrivée, on n’entend ni leurs voix ni un chant funèbre de leur part. Suite à cette première évocation des Muses, Quintus reprend le motif homérique de la peur ressentie par les Achéens ; le rassemblement des déesses (ὅμιλον … θεάων, 3, 598) en est la cause. Deux indices suggèrent qu’il est ici question non seulement des Muses — que le poète vient de mentionner — mais également des Néréides : a) dans un premier temps, l’intervention de Zeus, qui cherche à rassurer les Achéens, remplace celle de Nestor dans l’Odyssée qui se produit après l’arrivée des Néréides ; b) dans un second temps, le verbe ὑποδδείσωσι du vers 598 fait allusion à l’adverbe ἐκπάγλως du vers 594 utilisé pour mettre en évidence l’effrayante plainte des Néréides. Ainsi, il est légitime de considérer que le sujet du verbe στενάχοντο (3, 600) se rapporte aux deux groupes de déesses : toutes à l’unisson (πᾶσαι ὁμῶς, 3, 601) se lamentent autour d’Achille (Ἀχιλῆος… ἀμφὶ νέκυν, 3, 599-600). À nouveau, le paysage marin participe à la manifestation du deuil : les rives de l’Hellespont répercutent les voix divines (3, 601). Mais, cette fois, à la place du verbe ἐπίαχε employé au vers 585 pour désigner les grands cris des Néréides, on trouve le verbe περίαχον, métriquement équivalent, utilisé non pour évoquer l’intensité des gémissements mais pour mettre l’accent sur leur diffusion dans l’espace. En effet, la forme composée du verbe ἰάχω avec la préposition περί, qui signifie « résonner tout autour », pourrait ici trahir un climax sonore : ce n’est pas la voix des Néréides ou des Muses séparément, mais les voix mêlées des deux chœurs divins qui sont reproduites en écho par l’Hellespont, l’environnement naturel où la tombe d’Achille va être dressée.
- 34 Cette accusation portée à Zeus peut s’expliquer par son rôle important dans l’union de Thétis à Pél (...)
- 35 Plutôt que le chant XXIV de l’Odyssée, c’est l’image iliadique de Thétis, inextricablement liée à l (...)
21Après Briséis, Thétis est la deuxième figure féminine qui prend la parole lors des funérailles d’Achille. Elle ne s’adresse nulle part à son fils ; ses mots de souffrance sont employés en rapport non avec Achille mais avec Zeus, dans l’intention d’implorer ce dernier (στενάχουσα, 3, 612 ; κωκύσω, 3, 628 ; ἀκηχεμένη, 3, 630). Après avoir évoqué les ennemis d’Achille qui peuvent se réjouir de sa mort, la déesse se réfère à Zeus, toujours à la troisième personne, dieu présenté comme le responsable de la mort de son fils et, partant, de ses propres malheurs34. Les formules d’introduction du discours de Thétis renforcent le ton pathétique de sa plainte ; contrairement au poète de l’Odyssée, Quintus insiste sur les gestuelles de Thétis qui embrasse son fils (μήτηρ ἀμφιχυθεῖσα, 3, 606), qui lui baise la bouche (κύσε στόμα, 3, 606) tout en versant des larmes (δάκρυ χέουσα, 3, 607). Si Quintus met explicitement en scène le deuil de Thétis en adaptant le motif iliadique de supplication dans le contexte des funérailles, c’est parce qu’il cherche à créer le contexte énonciatif nécessaire pour le discours de Calliope qui suit, tout en faisant preuve d’un esprit novateur35.
- 36 Voir Block (1982, 9) : « Apostrophe, overtly verbalizing emotion toward either a real or imagined o (...)
- 37 Notons que l’invocation de la Muse se fait dans le douzième livre quand Quintus demande aux déesses (...)
22En effet, à la plainte affreuse de Thétis (αἰνὰ γοῶσ᾽, 3, 631) répond Calliope qui commence son discours en s’adressant directement à la mère endeuillée (Ἴσχεο κωκυτοῖο, θεὰ Θέτι, 3, 633). Sur le niveau de performance, cette apostrophe à la deuxième personne invite les auditeurs à partager le point de vue du narrateur intradiégétique et guide ainsi leurs réactions émotionnelles36. Par ailleurs, en termes poétiques, le discours de la Muse rapporté au style direct corrélativement à l’apostrophe à la deuxième personne, crée un énoncé unique dans le genre épique ; la Muse n’est plus invoquée pour garantir les modalités de la création épique ou pour chanter dans le contexte funèbre. En revanche, elle se manifeste comme un personnage épique, susceptible de s’adresser directement à un autre personnage épique dans le but d’apporter une consolation verbale. Quintus inverse ici le procédé poétique de l’apostrophe aux Muses attesté dans la poésie homérique. Plutôt que de se tourner lui-même vers la Muse, il fait d’elle un personnage épique en mettant en scène son discours rapporté au style direct37.
23Regardons de plus près le passage :
ὣς ἔφατ᾽ αἰνὰ γοῶσ᾽ ἁλίη Θέτις· ἡ δέ οἱ αὐτὴ (3, 631)
Καλλιόπη φάτο μῦθον ἀρηρεμένη φρεσὶ θυμόν·
«ἴσχεο κωκυτοῖο, θεὰ Θέτι, μηδ᾽ ἀλύουσα
[…]
ἀλλ᾽ ἔτλην μέγα πένθος, ἐπεὶ θεὸν οὔτι ἔοικεν (3, 642)
πένθεσι λευγαλέοισι καὶ ἄλγεϊ θυμὸν ἀχεύειν.
τῷ σε καὶ ἀχνυμένην μεθέτω γόος υἱέος ἐσθλοῦ·
καὶ γάρ οἱ κλέος αἰὲν ἐπιχθονίοισιν ἀοιδοὶ
καὶ μένος ἀείσουσιν ἐμῇ τ᾽ ἰότητι καὶ ἄλλων
Πιερίδων· σὺ δὲ μή τι κελαινῷ πένθεϊ θυμὸν
δάμνασο θηλυτέρῃσιν ἴσον γοόωσα γυναιξίν. (3, 648)
[…]»
ὣς φάτο Καλλιόπη πινυτὰ φρεσὶ μητιόωσα. (3, 655)
[…]
ἧστο σὺν ἀθανάτῃς Νηρηίσιν· ἀμφὶ δὲ Μοῦσαι (3, 662)
ἀχνυμένην ἀνὰ θυμὸν ἀμοιβαδὶς ἄλλοθεν ἄλλη
πολλὰ παρηγορέεσκον, ὅπως λελάθοιτο γόοιο. (3, 664)
- 38 Pindare, Pythiques, IV, 176-177 : ἐξ Ἀπόλλωνος δὲ φορμιγκτὰς ἀοιδᾶν πατήρ | ἔμολεν, εὐαίνητος Ὀρφεύ (...)
24Calliope s’éloigne de l’ensemble des Muses pour prononcer un discours (μῦθον, 3, 632) qui contredit l’image précédente de ses sœurs, en ce qu’il est plus proche d’une consolation que d’une lamentation. Effectivement, aucun mot de souffrance n’est employé ni dans la formule qui introduit le discours de Calliope ni dans les mots prononcés par la déesse. La phrase qui évoque le deuil de son fils, Orphée, en est la seule exception (μέγα πένθος, 3, 642). Le verbe qui accompagne cette expression (ἔτλην, 3, 642) jette quelque lumière sur la fonction de la mention de la mort d’Orphée : le fait que la Muse ait supporté son immense chagrin sert d’exemplum pour Thétis, qui est invitée à cesser de sangloter (Ἴσχεο κωκυτοῖο, 3, 633). Orphée, « le père des chants » selon Pindare38, domine par sa création artistique (μολπῇσιν, 3, 638) l’espace dans ses trois dimensions : la terre, la mer et l’air (3, 638-641). L’adjectif λιγύς, qui évoque la voix de la Muse à la fois aiguë et mélodieuse dans l’Odyssée, est employé dans les Posthomériques pour désigner le son du vent (λιγέων ανέμων, 3, 640) attiré par les chants d’Orphée.
25Quelques vers plus loin, Calliope souligne la fonction sociale de la poésie qui revêt un rôle bénéfique. Les aèdes (ἀοιδοὶ, 3, 645) sont chargés de chanter (ἀείσουσιν, 3, 645) la gloire (κλέος, 3, 645) et la vaillance (μένος, 3, 646) du combattant, dans ce cas-là, celles d’Achille. Il s’agit ici d’une idée tout à fait homérique : la sauvegarde de ces deux caractéristiques dans la mémoire des vivants constitue la compensation de la poésie face à la mort. Toutefois, il est clair que Calliope prend ses distances par rapport à la performance musicale des Muses ; celles-ci se contentent d’assurer la composition du chant qui se constitue grâce à la volonté divine (ἐμῇ ἰότητι καὶ ἄλλων Πιερίδων, 3, 646-647). Bien qu’elles rappellent la mission des chanteurs, les Muses posthomériques, elles, ne chantent pas.
- 39 La « littérature » de la consolation prend ses origines dans la sophistique du ve siècle avant J.-C (...)
- 40 Cicéron, Tusculanes, 3, 7.
- 41 Voir l’édition de Vian (1963, livres I-IV, 93).
26Outre le fait que les dieux eux-mêmes ont perdu leurs enfants, comme dans le cas de Calliope ou celui de Zeus, deux arguments sont cités qui sont des lieux communs de la littérature de consolation39, un genre privilégié où se font entendre la rhétorique et la philosophie : a) l’excès dans la douleur, s’il sied à une mortelle, ne convient pas à une déesse (3, 642-643 et 3, 648) ; b) le pouvoir du destin est universel (3, 649-651). Ces réflexions s’accordent avec les principes du stoïcisme, l’un des courants philosophiques dominants à l’époque impériale, selon lequel les passions sont considérées comme maladies de l’âme40. Ces choix poétiques visent à souligner le fait que Thétis n’est pas seule dans sa peine et mettent en scène une consolation « stoïcienne »41. Il n’est donc pas surprenant que l’on n’apprenne aucune caractéristique relative à la qualité de la voix de Calliope tout au long de son discours. L’accent est mis sur les arguments au service de la consolation de Thétis. Même les formules d’introduction et de clôture du discours de Calliope mettent en lumière des facultés mentales propres à un réconfort philosophique : elle parle d’un esprit ferme (ἀρηρεμένη φρεσὶ, 3, 632) et ses mots révèlent sa sagesse (πινυτὰ φρεσὶ, 3, 655) puisqu’ils sont le résultat prudent d’une réflexion intellectuelle (μητιόωσα, 3, 655).
27On comprend donc que les paroles de la Calliope de Quintus s’avèrent ambiguës. Dans un premier temps, la Muse posthomérique n’oublie pas sa principale fonction épique qui réside dans le fait de garantir la composition des chants des aèdes. Dans un second temps, en évoluant sous l’influence du stoïcisme, elle construit un discours argumentatif qui privilégie l’affrontement de la douleur par le biais de la raison par rapport à la manifestation émotionnelle lors de la gestion du deuil.
28Est-ce que la Muse des Posthomériques, oscillant entre poésie et philosophie, est condamnée, par définition, à échouer dans sa mission consolatrice ? Il convient de remarquer qu’après l’intervention de Calliope, la représentation de ses sœurs est différente. Ces dernières ne ressentent plus une douleur inoubliable (ἄλγος ἄλαστον … ἔχουσαι, 3, 595). En revanche, elles consolent Thétis (παρηγορέεσκον, 3, 664) afin que celle-ci oublie sa plainte (λελάθοιτο γόοιο, 3, 664). L’adverbe ἀμοιβαδὶς des Posthomériques (3, 663), qui signifie « alternativement », fait écho au participe ἀμειβόμεναι de l’Odyssée (XXIV, 60). Alors que dans l’épopée homérique, les Muses, l’une après l’autre, entonnent des thrènes, dans le poème de Quintus, elles se succèdent pour consoler leur sœur. Il est intéressant de constater que ce n’est qu’après l’intervention de Poséidon, promettant à Thétis le repos d’Achille sur une île divine, que le poète met en scène une marque de soulagement dans son deuil (τῆς δ’ ἐν φρεσὶ θυμὸς | βαιὸν ἀνέπνευσε<ν>·, 3, 782-783). La Thétis posthomérique semble être plus touchée par l’idée d’une récompense dans l’au-delà pour son fils que par la perspective de sa célébration terrestre.
- 42 Voir, à titre indicatif, les attestations du terme θρῆνος chez Philostrate d’Athènes et Ménandre le (...)
- 43 On compte vingt-deux occurrences du terme γόος dans les Posthomériques et trente attestations des d (...)
29Pour mieux comprendre les différentes conceptions de la consolation chez Homère et chez Quintus, il convient de s’attarder sur la fréquence d’usage des deux termes principalement employés pour désigner le deuil épique, θρῆνος et γόος. Étant donné l’emploi limité du terme θρῆνος chez Homère, réservé aux deux principaux guerriers de la tradition héroïque, Hector et Achille, et ce même terme étant attesté dans la littérature de l’Antiquité tardive, son absence totale chez Quintus est frappante, en particulier à l’occasion des funérailles d’Achille42. En revanche, le terme γόος, qui désigne la plainte plutôt improvisée des proches du défunt, est fortement employé dans les Posthomériques43, notamment dans le but de mettre l’accent sur la nécessité qu’elle prenne fin. Si la formule des Posthomériques λελάθοιτο γόοιο (3, 664), qui n’apparaît pas chez Homère, établit un rapport causal entre le soulagement de la tristesse et la privation de la mémoire à propos du deuil qui est fait d’Achille, la même idée est développée à l’occasion des funérailles d’Ajax, dans le cinquième livre du poème (5, 607-609) :
Ἀλλὰ γόου λήσασθε ἀεικέος, οὕνεκ’ ἄμεινον
ἔρδειν ὅσσα βροτοῖσιν ἐπὶ φθιμένοισιν ἔοικε,
πυρκαϊὴν καὶ σῆμα, καὶ ὀστέα ταρχύσασθαι.
30Nestor invite les Achéens à renoncer à leur lamentation, qualifiée d’indigne (γόου λήσασθε ἀεικέος, 5, 607) et à s’occuper de la mise au tombeau qui constitue un hommage pour le mort (ἔοικε … ταρχύσασθαι, 5, 608-609). Nous constatons donc que le poète des Posthomériques, sans négliger l’importance des rites funéraires en général, relègue au second plan cet aspect du rituel qui met en scène l’émotion des personnes endeuillées.
- 44 Collobert (2011, 89).
- 45 Le discours de Calliope à l’occasion des funérailles d’Achille légitime l’intervention précédente d (...)
- 46 Voir Greensmith (2018, 33) : « Ethopoeia is thus a technique whose success insists on the insertion (...)
31Revenons à la dernière image des Muses dans le cadre des funérailles d’Achille. L’emploi de l’imparfait itératif παρηγορέεσκον (3, 664) qui se forme avec le suffixe -σκ-, montre que la consolation est un processus constant, autrement dit, qu’elle se déploie dans le temps. Mais le temps s’avère être à la fois un « facteur d’oubli » et « une condition de la mémoire »44. Chargées de soulager la peine de Thétis, les Muses posthomériques mettent en œuvre le premier aspect du temps ; leurs paroles reflètent la sonorité d’une consolation discursive et répétitive. Leur insistance sur la nécessité de donner un terme aux plaintes revêt une signification particulière dans la mesure où tantôt elle légitime, tantôt elle préfigure les prises de parole des personnages de Quintus dans le contexte funèbre45. Il convient donc de penser que ces Muses sont esquissées sur la base de l’éthopée, une pratique courante dans les progymnasmata, les exercices préparatoires de rhétorique, partie indissociable de l’éducation impériale46.
- 47 Voir Vian (1963, xxxv) et Greensmith (2018, 47-48).
- 48 Si, dans la Théogonie, la mission des Muses consiste à faire oublier les malheurs et à calmer les s (...)
- 49 Même après la mise par écrit des poèmes homériques, au vie siècle, les rhapsodes ont continué à mém (...)
- 50 Carvounis (2005).
- 51 Quintus puise dans un répertoire épique (poésie homérique, cycle épique et résumés en prose, poésie (...)
32Une telle représentation des Muses trahit l’influence de l’enseignement scolaire dans l’œuvre de Quintus. Elle laisse aussi supposer que le spectacle de déclamation pourrait fonctionner en tant qu’éventuel contexte performatif de cette même œuvre47. En termes métapoétiques, cela signifie que si les Muses posthomériques n’ont plus recours au chant pour faire oublier les peines, comme le font les Muses de la Théogonie48, ou si elles ne participent plus aux thrènes, comme le font les Muses de l’Odyssée, c’est parce que les conditions et les enjeux performatifs de l’épopée archaïque et de l’épopée tardive diffèrent sensiblement : la performance rhétorique succède et se substitue à la performance musicale. Dans l’Antiquité tardive, la performance des exploits héroïques ne se base plus sur la mobilisation de la mémoire de l’aède-rhapsode, qui chante ou récite des vers, ni sur celle des auditeurs, qui construisent leur identité sociale en se réclamant d’ancêtres exemplaires, comme cela arrivait, notamment avant la mise par écrit des poèmes homériques49. En revanche, la performance épique durant l’ère impériale, qui consiste en une lecture à haute voix dans un contexte privé ou public, contexte souvent compétitif50, cherche à employer et à exploiter la matière épique à des fins rhétoriques. Cette dernière devient une référence fondamentale au sein d’une culture écrite et érudite, aussi bien pour le poète-auteur que pour l’auditeur-lecteur. C’est donc dans une perspective de lien intertextuel et de différenciation socioculturelle que nous devons comprendre et étudier les enjeux performatifs de l’épopée tardive51.
33Contrairement aux Muses des Posthomériques, les Muses de l’Odyssée ne peuvent que reconnaître le second aspect du temps, celui de la « condition de la mémoire », pour reprendre ici l’expression de Catherine Collobert52. Ainsi, elles sont là pour prononcer, d’une voix mélodieuse et perçante, des chants rituels qui vont assurer la sauvegarde de l’histoire d’Achille dans la mémoire des vivants. Si le contenu de ces thrènes n’est pas révélé à l’auditeur de l’Odyssée, c’est parce que la consolation chez Homère réside dans la constitution du chant épique lui-même. Les chants funèbres que les Muses entonnent en l’honneur d’Achille reflètent le but ultime de la performance de l’épopée homérique, une épopée issue d’une longue tradition orale : affronter la mort par la création de la mémoire que le chant établit, une mémoire partagée entre l’aède et le public.
34De l’épopée archaïque à l’épopée tardive, on entend résonner les accents des voix divines lors des funérailles d’Achille. La βοὴ de Thétis chez Homère se fait aussi entendre chez Quintus pour devenir une lamentation explicite, prononcée à la première personne. Par conséquent, les voix des Muses se manifestent par des hexamètres dactyliques qui produisent un effet musical distinct ; la mélodie du θρῆνος de l’Odyssée cède sa place, dans les Posthomériques, à l’harmonie du μῦθος rapporté au style direct, d’un discours bien articulé et réfléchi.
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θρήνεον· // ἔνθα κεν οὔ τιν’ ἀδάκρυτόν γ’ ἐνόησας (Odyssée, XXIV, 61)
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πολλὰ παρηγορέεσκον, // ὅπως λελάθοιτο γόοιο (Posthomériques, 3, 664).
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SDDSDS – césure trihémimère
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DDDDDS – césure trochaïque
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Notes
Une première version de cet article a été présentée dans le cadre du colloque international CorHali Soundscapes of the Ancient World. Ce colloque a eu lieu en 2017 au Center for Hellenic Studies (Université d’Harvard) à Nauplie (15-17 juin). Je remercie vivement les organisateurs David Elmer et Naomi Weiss pour l’inspiration donnée à cet article. Je tiens aussi à remercier Maria Vamvouri Ruffy d’avoir lu et commenté une des premières versions de cet article ainsi que David Bouvier et l’évaluateur anonyme pour leurs remarques fructueuses.
Iliade, XVIII, 35 : σμερδαλέον δ᾽ ᾤμωξεν· ἄκουσε δὲ πότνια μήτηρ. Traduction de Mazon (1938). Pour le texte grec de l’Iliade, j’ai utilisé l’édition d’Allen (1931).
Sur ce procédé fréquemment employé dans la poésie homérique qui vise à anticiper les réactions émotionnelles du public, voir Wyatt Jr. (1988, 290) : « Frequently enough he [Homer] creates an audience within the poem which can either: a) reflect the real audience’s feelings, actual or desired; or b) enable the real audience better to appreciate the action. » De manière générale, sur les procédés discursifs révélateurs du rapport du poète à son auditoire, voir Perceau (2017, 102) : « Le poète de l’Iliade met donc en scène par divers procédés discursifs la situation de communication de sa performance en manifestant son interaction avec l’auditoire auquel il communique son point de vue personnel ou son émotion individuelle, exactement dans la même langue que les personnages qu’il met en scène. »
Odyssée, XXIV, 48 : ἀγγελίης ἀΐουσα·βοὴ δ’ ἐπὶ πόντον ὀρώρει. Pour le texte grec de l’Odyssée, j’utilise l’édition de Mühll (1962).
Pour une définition de la notion de « paysage sonore », voir Schafer (1977). Sur la notion de « paysage sonore » en tant qu’objet d’étude et outil méthodologique en sciences de l’Antiquité dans une perspective interdisciplinaire, voir Emerit, Perrot & Vincent (2015). Sur un usage de la notion de « paysage sonore » dans le but d’explorer les relations entre hommes et dieux en Grèce archaïque, voir Grand-Clément (2015).
Je me rapporte ici à la notion de « transport narratif », utilisée pour évoquer un des éventuels effets d’un récit sur l’auditeur, à savoir le fait d’être complètement immergé dans le monde d’une histoire. Pour cette notion, voir Green & Brock (2000, 701) : « Transportation was proposed as a mechanism whereby narratives can affect beliefs. Defined as absorption into a story, transportation entails imagery, affect, and attentional focus. » Sur l’utilisation de la théorie de « transportation narrative » dans le but de comprendre les réponses de l’auditoire dans l’Odyssée ainsi que les réponses d’un public contemporain à l’écoute de ce poème antique, voir Power (2006).
Perceau (2017, 93).
Voir Agosti (2012, 377) : « In Late Antiquity, reading aloud and performing were actually the common ways of enjoying literature. […] Also declamations (ἐπιδείξεις) of school exercises could occasionally be performed publicly […]. » Sur les enjeux performatifs du genre épique dans l’Antiquité tardive, voir aussi Whitby & Roberts (2018).
Voir supra, p. 1 ; voir aussi Iliade, XVIII, 37 et suiv.
Perceau (2015, 127).
Achille fait le même geste aux funérailles de Patrocle : voir Iliade, XXIII, 141. Sur cette pratique courante des proches du défunt en Grèce ancienne, voir Håland (2011, 286-287).
S’il est légitime d’entendre l’expression κοῦραι ἁλίοιο γέροντος, sujet du participe ὀλοφυρόμεναι aux vers 58-59, comme une mention implicite de la participation de Thétis aux plaintes des Néréides, on en déduit qu’un tel procédé discursif permet au poète de mettre plus l’accent sur l’action de Thétis évoquée aux vers 47-49.
Voir : Iliade, II, 408, 563 ; Odyssée, XV, 92, 97 et XVII, 120. Toutes ces attestations contiennent la formule βοὴν ἀγαθός pour évoquer les héros qui sont capables de pousser un cri de guerre et par extension un cri retentissant.
Pour évoquer le cri des guerriers dans le contexte de la bataille, le poète de l’Iliade utilise souvent la construction ἄσβεστος δὲ βοὴ ou βοὴ δ᾽ ἄσβεστος (voir Iliade, XI, 50, 500, 530 ; XIII, 169, 540 ; XVI, 267). Les moments de guerre se dramatisent dans la sonorité renforcée par l’adjectif ἄσβεστος qui signifie « impossible d’éteindre », « inextinguible », un adjectif employé chez Homère pour désigner aussi le rire et le feu (voir Iliade, I, 599 ; XVI, 123).
Voir Iliade, VI, 465 : πρίν γέ τι σῆς τε βοῆς σοῦ θ’ ἑλκηθμοῖο πυθέσθαι ; et Odyssée, XXIV, 48 : ἀγγελίης ἀΐουσα·βοὴ δ’ ἐπὶ πόντον ὀρώρει.
Perceau (2015, 125).
L’immédiateté avec laquelle Thétis réagit aux souffrances d’Achille constitue un motif récurrent chez Homère. À ce propos, voir Iliade, I, 357 où le poète utilise un formulaire varié (τοῦ δ᾽ ἔκλυε πότνια μήτηρ) de celui-ci employé au XVIII, 35 (ἄκουσε δὲ πότνια μήτηρ). Sur le lien entre la performance du rhapsode et les réactions émotionnelles du public, voir Platon, Ion, 535e, 6. Dans ce dialogue, Platon se rapporte au fait que le rhapsode est invité à jouer l’histoire qu’il récitait afin de toucher son public, car, sinon, il perdrait son salaire.
Voir Odyssée, IX, 401 où le substantif βοὴ est utilisé pour évoquer le cri du Cyclope Polyphème qui a demandé l’aide de ses compagnons après avoir été aveuglé par Ulysse.
DELG : s. v. θεσπέσιος. Θεσπέσιος est dérivé de *θεσ-σπ-ετος composé de θεσ- « dieu » et de l’adjectif verbal *σπετός, donc « énoncé, inspiré par un dieu ». L’adjectif s’emploie pour qualifier non seulement des sons articulés, tels que les chants divins (Iliade, II, 600), mais également des sons inarticulés, tels que les bruits des branches d’arbres (Iliade, XVI, 769) ou des vents violents (Iliade, XIII, 797 ; XXIII, 213).
Odyssée, I, 328 ; VIII, 498.
Notons ici que l’adjectif θεσπέσιος accompagne une seule fois le substantif βοὴ chez Homère (Odyssée, XXIV, 48).
Voir Russo et al. (1992, 366).
Voir la thèse de doctorat de Tomasso (2010, 58, note 87).
Sur les difficultés interprétatives de ce passage, notamment sur l’emploi successif du pluriel et du singulier du nom Μοῦσα ainsi que sur l’emploi du participe ἀμειβόμεναι, voir Bassett (1924, 172-173) et Russo et al. (1992, 366-367). Pour une lecture générale du passage où les Muses entonnent des thrènes, voir Semenzato (2017, 34-36). Sur la conception archaïque des Muses et leurs rapports avec le poète, voir Pucci (1988, 31-48).
Sur ce sujet, voir Alexiou (2002, 11-14) et Tsagalis (2004, 6-8, 21). Dans l’Iliade, le γόος est notamment prononcé par une femme ; on compte seulement quatre γόοι masculins : voir Tsagalis (2004, 51). Sur la lamentation des femmes dans la littérature grecque antique et moderne ainsi que dans la tradition orale grecque rurale, voir Holst-Warhaft (1992).
J’entends ici le ὑπώρορε comme un verbe transitif. Sur la possibilité contraire et sur la lectio ἐπώρορε, voir Semenzato (2017, 35-36).
Odyssée, VIII, 67, 105, 254, 261, 537 ; XXII, 332 ; XXIII, 133.
Odyssée, XII, 44 : λιγυρῇ θέλγουσιν ἀοιδῇ ; ibid., 183 : λιγυρὴν δ’ ἔντυνον ἀοιδήν.
Said (2001, 15).
Pour des études comparatives sur la réception d’Homère chez Quintus, voir Bär & Baumbach (2007), Carvounis (2005) [thèse de doctorat], Greensmith (2018) [thèse de doctorat], Tomasso (2010) [thèse de doctorat]. Sur l’absence de la Muse au début des Posthomériques, voir Bouvier (2005, 51). Sur l’invocation à la Muse dans le livre XII des Posthomériques, voir Tomasso (2010, 68-83).
Le texte grec est tiré de l’édition de Vian (1963).
Iliade, III, 3 : ἠΰτε περ κλαγγὴ γεράνων πέλει οὐρανόθι πρό.
Le verbe κωκύω fait émerger la tonalité aiguë de la plainte, parce qu’il est employé chez Homère pour désigner exclusivement la plainte féminine. Sur ce sujet, voir Arnould (1990, 151). En revanche, dans les Posthomériques ce même verbe est employé tant pour les hommes, soit au niveau individuel, soit au niveau collectif, que pour les femmes. On compte cinq occurrences du verbe réservées aux hommes : Posthomériques, 3, 460, 484, 505 ; 5, 507 et 13, 93. Les douze autres concernent des femmes : ibid., 3, 593, 628, 683, 779 ; 7, 287 ; 10, 309, 364, 385, 413 ; 12, 498 ; 13, 108 ; 14, 290.
Cette accusation portée à Zeus peut s’expliquer par son rôle important dans l’union de Thétis à Pélée. Bien qu’amoureux de Thétis, Zeus a décidé de la donner en mariage à un mortel dans le but d’assurer son pouvoir : selon la prédiction de Thémis, attribuée aussi à Prométhée, elle mettrait au monde un fils plus fort que son père. Sur cette version du mythe, voir Eschyle, Prométhée enchaîné, 906-909, et Lucien, Dialogue des dieux, Prométhée et Jupiter. Ainsi, tant dans l’Iliade que dans les Posthomériques, Thétis souligne que son union à Pélée s’est faite contre son gré. Voir Iliade, XVIII, 432-435 et Posthomériques, 3, 613.
Plutôt que le chant XXIV de l’Odyssée, c’est l’image iliadique de Thétis, inextricablement liée à l’acte de supplication qui constitue le modèle de Quintus pour la représentation de la déesse maritime dans cet épisode (voir Iliade, I, 500 et suiv.).
Voir Block (1982, 9) : « Apostrophe, overtly verbalizing emotion toward either a real or imagined object, thus asks the audience to respond, ideally, as the narrator responds to the situations or evaluations that he introduces. » Sur le processus d’identification que l’apostrophe entraîne, voir Perceau (2002, 172).
Notons que l’invocation de la Muse se fait dans le douzième livre quand Quintus demande aux déesses de la mémoire de lui dire les noms des guerriers qui sont entrés dans le cheval de Troie (Posthomériques, 12, 306-307). Sur l’absence de la Muse au début des Posthomériques, voir Bouvier (2005).
Pindare, Pythiques, IV, 176-177 : ἐξ Ἀπόλλωνος δὲ φορμιγκτὰς ἀοιδᾶν πατήρ | ἔμολεν, εὐαίνητος Ὀρφεύς.
La « littérature » de la consolation prend ses origines dans la sophistique du ve siècle avant J.-C. Des oraisons funèbres (discours de Périclès), des traités philosophiques (Tusculanes, Cicéron), des œuvres sous forme épistolaire (Crantor, Plutarque, Sénèque) visent à donner une réponse non seulement à l’expérience de la mort et du deuil, mais également à d’autres maux (exile, maladie etc.), en créant ce qu’on appelle en grec λόγος παραμυθυτικός. Sur le genre de la consolation, voir Kassel (1958) et Scourfield (2013).
Cicéron, Tusculanes, 3, 7.
Voir l’édition de Vian (1963, livres I-IV, 93).
Voir, à titre indicatif, les attestations du terme θρῆνος chez Philostrate d’Athènes et Ménandre le Rhéteur, deux auteurs très proches de l’époque de Quintus. En ce qui concerne le premier, parmi les vingt-huit occurrences du terme θρῆνος et des mots qui en proviennent dans son œuvre, deux attestations sont liées aux thrènes des Muses suite à la mort d’Achille ; voir Vie d’Apollonius de Tyane, 4, 16, 51-52 : Μουσῶν δὲ θρῆνοι καὶ Νηρηίδων, et les Héroïques, 51, 7, 4 : ὡς ἀποθανόντα Ἀχιλλέα Μοῦσαι μὲν ᾠδαῖς ἐθρήνησαν. Quant à Ménandre le Rhéteur, dans son traité intitulé Sur les discours épidictiques, on trouve vingt-six occurrences soit du verbe θρηνῶ soit du nom θρῆνος. Même si la différence sémantique entre les deux termes tend à s’atténuer dans la littérature postérieure aux épopées homériques (Alexiou, 2002, 11), Quintus en tant que successeur d’Homère ne saurait ignorer leurs nuances significatives dans le contexte des funérailles d’Achille, surtout si l’on songe que les auteurs — antérieurs ou postérieurs à Quintus — qui font mention des Muses pleurant Achille emploient le verbe θρηνῶ ou le nom θρῆνος. Outre Philostrate d’Athènes et Ménandre le Rhéteur, voir Euripide, Rhésos, 976-977 : θρήνοις δ’ ἀδελφαὶ πρῶτα μὲν σ’ ὑμνήσομεν, ἔπειτ’ Ἀχιλλέα Θέτιδος ἐν πένθει ποτέ ; voir aussi le résumé de l’Ethiopide, poème perdu du cycle épique, que Proclos donne dans la Chréstomathie, 198-199 : καὶ Θέτις ἀφικομένη σὺν Μούσαις καὶ ταῖς ἀδελφαῖς θρηνεῖ τὸν παῖδα.
On compte vingt-deux occurrences du terme γόος dans les Posthomériques et trente attestations des différents types (inclus les participes) du verbe γοάω.
Collobert (2011, 89).
Le discours de Calliope à l’occasion des funérailles d’Achille légitime l’intervention précédente de Nestor qui rappelle la nécessité de reporter les lamentations au lendemain et de s’occuper de la toilette de la dépouille d’Achille (3, 520-524). En même temps, il préfigure l’intervention prochaine de Nestor à l’occasion des funérailles d’Ajax qui va dans le même sens ; voir supra, § 29 et v. 5, 607-609.
Voir Greensmith (2018, 33) : « Ethopoeia is thus a technique whose success insists on the insertion of new material within the lines of what pre-exists—imagining, and then actually creating, what an ancestral or mythological figure would have said. Nowhere is this process more discernible than in the progymnasmata exercises which comprised the final phase of imperial education and provided transferable techniques and material for declamatory performance. » Voir aussi ibid., p. 47-48.
Voir Vian (1963, xxxv) et Greensmith (2018, 47-48).
Si, dans la Théogonie, la mission des Muses consiste à faire oublier les malheurs et à calmer les soucis des hommes, ce n’est que par des chants que cet oubli est apporté : les exploits guerriers et les histoires des dieux sont l’objet du chant de l’aède qui vise à soulager l’homme accablé par une douleur récente. Voir Théogonie, 96-103. Il y a donc une différence fondamentale entre les Muses de la Théogonie et les Muses des Posthomériques qui adressent des consolations verbales.
Même après la mise par écrit des poèmes homériques, au vie siècle, les rhapsodes ont continué à mémoriser les versions écrites qui circulaient. Par ailleurs, « la mise par écrit n’implique pas la fixation définitive du poème » (Bouvier, 2002, 451, note 78). Sur le concept archaïque de mémoire, voir Vernant (1959) et (1965, 109-136) ainsi que Detienne (1967). Sur le rôle de la mémoire dans la performance épique, tel qu’il est manifesté par des marqueurs discursifs dans la poésie homérique, voir Bakker (1993, 17-19 et passim).
Carvounis (2005).
Quintus puise dans un répertoire épique (poésie homérique, cycle épique et résumés en prose, poésie d’Apollonios de Rhodes) accessible au moment où il écrivait son poème. S’il sait comment tirer profit de cette matière dans le but de se prévaloir de la qualité exemplaire de ses modèles, il sait également inviter ses auditeurs à se présenter comme des auditeurs érudits de cette même tradition épique. Voir aussi Vian (1963, vii-xliii).
Voir supra, note 44.
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