Silvia Romani, Saffo, la ragazza di Lesbo
Silvia Romani, Saffo, la ragazza di Lesbo, Turin, Einaudi, 2022, 195 p.
Texte intégral
1Entre la fin du ier siècle av. n. è. et le début de notre ère, le géographe Strabon (XIII, 2, 3) définissait Sappho comme un thaumaston chrèma, un « objet d’émerveillement ». Deux millénaires après Strabon et quelque 2600 ans après la trajectoire biographique de la poétesse de Lesbos, cette définition reste plus que jamais actuelle. Alors que nous ne possédons de la production poétique de Sappho (que les bibliothécaires d’Alexandrie avaient réuni en 8 ou 9 livres) que quelques fragments et une seule ode parvenue intégralement, et bien que les détails sur le personnage historique soient plus qu’évanescents, Sappho est sans aucun doute, encore aujourd’hui, l’une des femmes antiques les plus populaires et l’objet d’une quantité impressionnante d’études, de colloques et rencontres scientifiques, mais aussi d’articles de vulgarisation dans les journaux et sur internet.
2La publication, en 2004 puis en 2014, de quatre papyrus fragmentaires (P. Köln inv. 21351 + 21376 ; P. Sapph. Obbink et P. GC inv. 105, fr. 1‑4) permettant de connaître ou d’intégrer des compositions de Sappho a jeté, dès le début du xxie siècle, une nouvelle lumière sur cette figure iconique qui a fait l’objet, au fil des siècles, d’interprétations plus ou moins fantaisistes et contradictoires.
3Le livre de Silvia Romani se penche sur le riche imaginaire que Sappho a suscité en Occident et, en même temps, se propose de guider ses lecteurs dans la découverte de l’horizon religieux, culturel et politique de la poétesse elle‑même, inspirée par les poèmes homériques, les mythes et les légendes qui circulaient à son époque.
4À travers les cinq chapitres qui composent le volume, Silvia Romani tisse donc une trame qui mêle étroitement les fils de la fortune de Sappho avec quelques fragments de ses poèmes, tout en proposant également une immersion dans l’univers de la poétesse. Ainsi, par exemple, le chapitre 2 (« Barca, mare, vento ») s’ouvre sur la présentation de la Sappho d’Auguste Rodin, statuette jugée trop érotique et refusée par le Metropolitan Museum de Boston au début du xxe siècle. Celle‑ci est ensuite mise en parallèle avec la célèbre représentation de la poétesse dans une pose bien plus sage, sur un vase attique à figures rouges attribué au peintre de Brygos (470 environ av. n. è.) où elle est figurée, barbitos à la main, à côté de son compatriote et contemporain Alcée. En partant de cette association avec Alcée, la mention de la « chevelure de violettes » à propos de Sappho dans un fragment attribué à Alcée (« Pure Sappho aux tresses de violettes, au sourire de miel », fr. 384 Voigt) offre à l’auteure un argument pour se pencher sur l’univers végétal des poèmes de Sappho (la rose, les pommes), mais aussi sur son « paysage sonore », fait de musique et de chants religieux. L’évocation des agents atmosphériques, très présents dans les vers de Sappho, serait quant à elle une métaphore d’une météorologie intérieure, décrite par Sappho avec une précision magistrale, comme dans le célèbre fr. 31 Voigt, où la green sickness du « je » poétique est comparée par l’auteure à la souffrance de la Juliette de Shakespeare (Roméo et Juliette, III, 130‑137).
5Ces allers-retours entre le monde de Sappho (et son arrière-plan culturel) et l’inspiration qu’elle a suscitée chez les écrivains et les artistes plus tardifs, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, est sans doute le trait majeur de cet essai. L’objectif de Romani est clairement de parcourir tous les aspects de la figure évanescente de Sappho et de son héritage, en faisant intervenir simultanément la voix de Sappho (ou la persona cantans de ses fragments) et les interprétations qui se sont agglomérées au fil des millénaires autour du personnage, mais aussi en mettant l’accent sur les sensibilités communes entre les compositions de Sappho et d’autres expressions littéraires et artistiques plus récentes.
6L’auteure montre également comment les constructions autour de cette figure devenue emblématique des « amours saphiques » ont littéralement obsédé les philologues et les classicistes, entre pruderie et incompréhension de la société à laquelle appartint Sappho, une société before sexuality, aujourd’hui étudiée dans son contexte socio-culturel grâce aux études sur le genre. À ce sujet, le volume coordonné par David M. Halperin, John J. Winkler et Froma I. Zeitlin, Before Sexuality. The Construction of Erotic Experience in the Ancient Greek World, New York / Londres, 1990 (trad. française sous la direction de Sandra Boehringer, Bien avant la sexualité. L’expérience érotique en Grèce ancienne, Paris, 2019) aurait pu être cité dans le livre. Jadis vue comme une schoolmistress asexuée, voire la directrice d’un Mädchenpensionat, puis devenue emblème du mouvement LGBTQ+ (sauf que, en grec ancien, au moins depuis le ve siècle av. n. è., le verbe lesbiazein désignait non pas l’homosexualité féminine, mais l’adresse en matière de fellation reconnue aux femmes de Lesbos, comme le rappelle à juste titre Romani), Sappho a endossé, malgré elle et au gré de l’image que l’on a voulu donner d’elle en partant de ses vers et de la lecture que l’on en a fait, plusieurs rôles, dont celui de dixième muse, de sœur inquiète, d’épouse, de mère, d’amoureuse malheureuse, d’exilée politique.
7Romani déchiffre ces constructions multiples, établit des parallèles éclairants entre le monde de Sappho et des mondes plus parlants pour les lecteurs (l’écho, au chapitre 3, entre les jeunes adolescentes de Picnic at Hanging Rock de Joan Lindsay et les amies de Sappho est très original) et dévoile, avec un ton qui n’est pas dépourvu d’un certain élan poétique, les liens entre les vers de Sappho et les traditions mythiques et religieuses de l’Antiquité (comme l’évocation de la fête des Adonies et de son mythe étiologique) afin de ramener le lecteur à la vraie expérience de Sappho, au‑delà de la figure fictive de la poétesse de Lesbos.
8Le résultat de ce choix est un livre atypique, où la figure de Sappho s’efface parfois pour laisser la place à des détours dans le monde enchanté et fascinant du mythe et de la poésie grecs, courtes digressions qui ramènent à chaque fois le lecteur vers la poétesse et sa fortune. Ce parcours peu linéaire peut sans doute dans un premier temps dérouter le lecteur qui cherche dans ce volume une biographie conventionnelle de Sappho, entreprise du reste impossible à mener tant il est difficile de distinguer entre la figure historique, le « je » poétique et les anecdotes fictives et fantaisistes sur la vie de la poétesse qui se sont accumulées dès l’Antiquité. Toutefois, derrière ce choix original, qui rend Sappho accessible à un public non spécialiste, il y a une maîtrise approfondie non seulement des bribes de la production poétique de Sappho et des études dont elle a été l’objet, mais aussi de la culture grecque et de sa complexité, de sa mentalité religieuse et de ses rites, ainsi que de la fabrication des différentes facettes de la légende multiforme de Sappho. La riche bibliographie réunie à la fin du livre en est le témoignage.
9Ce livre, marqué par cette approche inhabituelle, s’affirme donc comme un hommage sincère et bien documenté à la « fille de Lesbos » et à ses nombreuses facettes. Il donne ainsi les clefs pour une connaissance plus approfondie du monde de Sappho. Son texte accessible et son écriture agréable en font un ouvrage à recommander aux non‑initiés, mais aussi à des lecteurs plus familiarisés avec l’Antiquité, qui apercevront, avec étonnement, une nouvelle Sappho, dans l’attente de la découverte de nouveaux papyrus.
Pour citer cet article
Référence électronique
Maria Paola Castiglioni, « Silvia Romani, Saffo, la ragazza di Lesbo », Gaia [En ligne], Notes de lecture, mis en ligne le 19 décembre 2023, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gaia/4158 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gaia.4158
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