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Du temps épique à la représentation théâtrale : les épopées homériques dans les dramaturgies contemporaines

From Epic Time to Theatrical Performance: The Homeric Epics in Contemporary Dramaturgies
Anaïs Tillier

Résumés

Les épopées homériques sont de plus en plus jouées au théâtre depuis le début du xxie siècle, en France. La mise en scène de ces épopées pose plusieurs problèmes formels liés aux spécificités des textes ainsi qu’aux contraintes de la scène, notamment celle du temps. Ces spectacles offrent une réactualisation des épopées qui passe par une restructuration temporelle des œuvres : les épopées sont fragmentées, condensées, mises au présent ou encore difractées en séries théâtrales. Cet article interroge les différents types de temporalités des mises en scène des épopées, ainsi que leurs implications scéniques et le rapport à l’épopée source.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 L’Épopée de Gilgamesh, l’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide, l’Épopée de Soundiata, le Mahabharata, la Cha (...)
  • 2 Eschyle, Orestie.
  • 3 Sophocle, Ajax et Philoctète.
  • 4 Euripide, Les Troyennes.

1En juillet 2019, le Festival d’Avignon a suivi le fil rouge « des odyssées », mettant en avant les thèmes de la migration, du voyage, mais aussi l’Odyssée homérique. Deux spectacles créés à partir de l’épopée ont ainsi été coproduits par le Festival : O Agora que Demora. Le présent qui déborde (notre odyssée II) de Christiane Jatahy et L’Odyssée de Blandine Savetier. L’engouement des metteurs et metteuses en scène pour le genre épique s’est développé au début du xxie siècle en France, et l’on compte aujourd’hui plus de 130 spectacles créés à partir d’épopées1 depuis 2000, dont 87 explicitement issus de l’Iliade ou de l’Odyssée. Cette préférence pour les épopées homériques s’inscrit dans une tradition théâtrale ancienne. Les tragiques grecs retravaillaient en effet la matière épique : dans l’Orestie2, Eschyle a mis en scène Agamemnon rentrant chez lui après sa victoire à Troie, et Sophocle s’est emparé des héros grecs Ajax et Philoctète, également présents dans l’Iliade, dans des pièces éponymes3. Quant à Euripide, il a mis en scène plusieurs personnages de l’Iliade dans ses Troyennes4. Le théâtre français s’est lui aussi attaché à reprendre, réécrire et remettre en scène les thèmes, héros et héroïnes épiques, à partir des tragédies antiques, de l’époque classique jusqu’au xxe siècle. Aujourd’hui encore, les dramaturges réécrivent des tragédies antiques (Jean-René Lemoine, Iphigénie, 2011 ; Marie Piemontese, Phèdre le matin, 2012). Cependant, le phénomène qui prend de l’ampleur depuis le début du xxie siècle est tout autre, car il est marqué par la confrontation directe avec les épopées. Il ne s’agit pas de s’inspirer de la matière épique ou des tragédies antiques pour écrire des pièces de théâtre, mais de mettre en scène les épopées et de revendiquer un rapport direct au texte, qu’il soit très important (mettre en scène l’épopée) ou plus ténu (d’après l’épopée, mais sans passer par la médiation d’un autre texte). Cela pose un certain nombre de difficultés liées aussi bien aux spécificités des épopées, longs récits poétiques pris en charge par un aède, qu’aux contraintes de la scène, à commencer par celle du temps.

  • 5 De Jong (2007, 17‑37).
  • 6 Guieu-Coppolani (2017, 507‑527).
  • 7 Saïd (1998).
  • 8 Ricœur (1983).
  • 9 Genette (2003).
  • 10 Pralong & Meyer MacLeod (2012).
  • 11 Genette (2003, 21).
  • 12 Ibid.

2Les travaux d’Irene De Jong5, Ariane Guieu-Coppolani6 ou Suzanne Saïd7 ont mis en lumière la complexité des différentes temporalités dans les épopées homériques et ces études rencontrent celles de la théorie littéraire (Ricœur8, Genette9) et du théâtre, notamment dans le cadre du travail sur la narration au théâtre (Pralong & Meyer MacLeod10). Tant du côté des épopées que de leurs mises en scène, il convient de distinguer plusieurs temps : celui de la performance (durée de la performance des aèdes, durée des spectacles, c’est-à-dire le « temps du signifiant11 »), et celui de la fiction (nombre de jours sur lesquels s’écoule l’Iliade ou l’Odyssée, « temps du signifié12 »). De plus, les modalités de récits permettent de varier le rythme des œuvres afin de modifier notre perception du temps fictionnel.

  • 13 L’Iliade comprend 15 000 vers et l’Odyssée 12 000 vers.
  • 14 Homère, Odyssée, XI, trad. Jaccottet (2004).

3Les deux épopées homériques sont particulièrement longues13 et leur récitation complète dure plusieurs heures, ce qui est évoqué par les personnages de l’Odyssée (XI, 373‑376 : Alcinoos à Ulysse)14 :

Cette nuit sera longue, interminable, il n’est pas l’heure
de dormir dans la salle ; ainsi donc, dis‑moi ces prodiges !
Jusqu’à l’aube divine, je tiendrais, si tu voulais
me faire le récit dans la salle de tes malheurs !

  • 15 Saïd (1998, 100).

4Pour les personnages homériques, les longs récits — comme les épopées — nécessitent parfois d’allonger la durée du jour, qui ne suffit pas pour terminer le récit. Si les nuits sont le temps du sommeil et de la pause15, c’est aussi le moment où l’on peut veiller pour raconter et/ou écouter un récit. Le temps du récit est donc envisagé comme un temps long au sein même des œuvres.

  • 16 Hayles, Degoutin & Citton (2016).
  • 17 Sermon & Ryngaert (2012).
  • 18 Thomas Jolly (La Piccola Familia), Henry VI, 2014, 18 h.
  • 19 Olivier Py, Le soulier de satin (Paul Claudel, 1929), 2003 et 2009, 11 h.

5C’est à présent sur les scènes théâtrales que ces épopées sont racontées et jouées. Or, les enjeux esthétiques des arts du spectacle ne sont pas les mêmes que ceux des épopées. Comment, au xxie siècle, pouvons‑nous proposer des mises en scène de ces épopées qui ne soient pas « longues, interminables » ? La longueur peut être problématique dans l’économie théâtrale actuelle, où des spectacles courts et à moindres coûts ont plus de chances d’être programmés. Les spectacles doivent également plaire au public contemporain, dont le rapport au temps a évolué au cours des siècles, notamment avec l’arrivée de l’ère numérique16. La stimulation continuelle conférée par le numérique a un fort impact sur les habitudes des spectateurs et spectatrices qui attendent des formats adaptés, qui ne sont plus ceux qui existaient jusqu’à la fin du xxe siècle. Actuellement, la durée moyenne d’un spectacle est d’environ 1h30, contre 2 heures ou 2h30 il y a une trentaine d’années17, même si des metteurs en scène parviennent avec succès à créer des spectacles très longs, à l’instar de Thomas Jolly18 ou Olivier Py19, deux artistes bien financés et avec un public acquis par leur réputation.

6À partir de ces réflexions préliminaires, nous nous proposons d’interroger le transfert générique des épopées homériques à la scène contemporaine, par le prisme de leur restructuration temporelle. Il s’agira de questionner les différents types de temporalités à l’œuvre dans les mises en scène contemporaines, en étudiant à la fois le rapport à l’épopée source et les procédés de mises en scène. Pour ce faire, nous proposerons des catégories de classification des différentes reconfigurations du temps épique au théâtre et leur impact sur notre perception de l’épopée jouée, à partir de La Guerre de Troie (en moins de deux !) d’Eudes Labrusse et Jérôme Imard (2018), Iliade/Brisée de Laurence Campet (2016), Iliade de Luca Giacomoni (2016) et Ithaque, Notre odyssée 1 de Christiane Jatahy (2018).

7Trois types de rapports à la longueur des récits épiques se distinguent particulièrement, que nous étudierons un à un : la condensation du récit épique, qui repose en partie sur des ellipses déjà présentes dans les épopées homériques ; la fragmentation du récit ; et l’allongement de la durée de la représentation pour tenir compte de la longueur des épopées avec des spectacles « en série ». En effet, des metteurs et metteuses en scène condensent l’épopée pour la jouer dans son ensemble en peu de temps, dans des spectacles de moins de deux heures, alors que d’autres ne mettent en scène qu’un extrait, ou plusieurs, fragmentant ainsi l’épopée pour en proposer une nouvelle version. D’autres encore choisissent de créer plusieurs spectacles à partir d’une seule épopée, évoquant alors les récitations traditionnelles d’aèdes. Ces reconfigurations variées des épopées montrent que les metteurs et metteuses en scène ont des regards différents sur les récits épiques, qui dépendent à la fois de leur connaissance de l’épopée et de la façon dont ils et elles veulent la transmettre. Enfin, ces trois modalités de reconfiguration temporelle se rencontrent dans leur choix d’une temporalité au présent, dans des récits pris en charge par les personnages.

2. Condenser le récit épique

  • 20 Saïd (1998, 100).

8Les épopées homériques sont des œuvres très longues, mais cette longueur ne présume pas que l’histoire racontée s’écoule sur un temps long. Ainsi, l’action de l’Iliade se déroule sur 56 jours et celle de l’Odyssée sur 41 jours avec un passage du temps au rythme très inégal. Ulysse voyage 17 jours, mais la narration de cette traversée n’occupe que quelques vers (chant IX), tandis qu’un seul jour peut s’étaler sur trois chants, comme le jour du massacre des prétendants (chants XX à XXIII)20. Il s’agit donc d’une temporalité fluctuante, avec un temps qui s’écoule parfois très rapidement, qui est même évacué, et un temps qui au contraire peut s’étendre. Les poèmes homériques sont donc construits sur des effets de ralentissements et d’accélérations, où se mêlent actions et longs récits. De cette façon, les aèdes jouaient avec les différents rythmes, afin de conserver l’attention de l’auditoire — procédé encore utilisé sur les scènes contemporaines. La variété des rythmes des récits épiques, entre ellipses et ralentissements, est développée par la mise en scène des épopées quand l’objectif des artistes consiste à conserver toute la fable, sans pour autant en conserver la longueur. Il s’agit alors de « condenser » l’épopée, de resserrer la fable pour n’en conserver que l’essentiel, ce qui est nécessaire à sa compréhension.

  • 21 Tackels (2015, 25).
  • 22 Lehmann (2002).
  • 23 Tackels (2015).

9Le phénomène de « condensation21 », qui passe par des coupes de l’œuvre source, n’est pas rare au théâtre. Depuis le théâtre « postdramatique22 » de la fin du xxe siècle et jusqu’aux « écrivains de plateaux23 » des années 2000‑2010, qui ont participé à la désacralisation du texte, beaucoup de metteurs et metteuses en scène s’emparent de textes, dramatiques ou non, et les modifient selon leurs besoins. La compagnie du Théâtre du Mantois assume le défi de la condensation et de la réduction de l’épopée avec La Guerre de Troie (en moins de deux !), créé en 2018. Théâtre « mythologique et forain », ce spectacle d’Eudes Labrusse et Jérôme Imard est une parodie du mythe de Troie, divisé en plusieurs épisodes brefs, dont les titres sont annoncés au public par les comédiens et comédiennes, devenant alors narrateurs et narratrices. La volonté de raccourcir le récit apparaît dès le titre et la note d’intention pose frontalement la question : « comment raconter, en moins d’une heure et demie, tout (ou presque tout) des aventures, légendaires et poignantes, des héros, dieux et demi-dieux de la Guerre de Troie ».

10Le public averti reconnaît les chants de l’épopée qui ont été conservés et résumés dans le spectacle, parfois en quelques mots seulement, et qui suivent la chronologie de l’Iliade. Eudes Labrusse aspire à mettre en scène l’ensemble de l’Iliade — et même plus car La Guerre de Troie (en moins de deux !) convoque d’autres sources qu’Homère (« D’après d’Homère, Virgile, Sophocle, Euripide, Hésiode »). Ce spectacle s’adresse à la fois à celles et ceux qui connaissent l’Iliade et aux autres, qui (re)découvrent alors les mythes dans une version raccourcie et drôle, se voulant très accessible. Dans ce cas, les spécificités formelles de l’Iliade sont moins importantes que la narration parodique du mythe, dans une version dynamique qui entraîne une condensation du récit et un jeu avec le rythme, avec une fable racontée sur un mode « accéléré ».

11La condensation de l’épopée peut donc être un défi pour les metteurs et metteuses en scène, et le moyen de démythifier l’œuvre, en en faisant une comédie. Pour opérer ces réductions et condensations, les artistes passent par un processus de réécriture qui nécessite une connaissance approfondie de l’épopée, ainsi qu’une modification du texte source. Il en va de même quand les metteurs et metteuses en scène fragmentent l’épopée plutôt que de la condenser — ou en plus de la condensation — en jouant des extraits clairement identifiés.

3. Fragmenter l’épopée

  • 24 Thai-Son Richardier, L’Odyssée d’Ulysse, 2014.
  • 25 Patrick Alluin, Ulysse et l’Odyssée fantastique, 2011.
  • 26 Sylvain Lemarié, Le retour d’Ulysse, 2006.
  • 27 Rachid Akbal, Retour à Ithaque, 2017.
  • 28 Simon Abkarian, Pénélope ô Pénélope, 2008.
  • 29 Comme défini par Bordwell (1985). Le terme peut faire référence à un ensemble d’épisodes d’une séri (...)

12L’Odyssée a souvent été fragmentée pour être jouée, notamment dans le théâtre à destination du jeune public, et les titres des spectacles indiquent immédiatement les choix des metteurs et metteuses en scène. L’Odyssée d’Ulysse de Thai-Son Richardier24 ou Ulysse et l’Odyssée fantastique de Patrick Alluin25 se concentrent sur les chants IX à XIII, tandis que Le retour d’Ulysse de Sylvain Lemarié26, Retour à Ithaque de Rachid Akbal27 ou Pénélope ô Pénélope de Simon Abkarian28 mettent en scène les chants XIII à XXIII. Les artistes s’emparent ici d’un seul arc narratif29 plutôt que de tous ceux présents dans l’épopée homérique et mettent en scène soit le récit d’Ulysse de ses extraordinaires aventures en mer, soit son retour à Ithaque et sa reconquête du trône.

  • 30 Note d’intention disponible sur le site internet de la compagnie LR.

13Le procédé de fragmentation de l’épopée peut être soumis à une lecture plus personnelle de l’artiste, qui choisit de présenter l’épopée à travers un point de vue original et inattendu. Iliade/Brisée, de Laurence Campet (2016), a en effet la particularité d’être orienté selon le point de vue de Briséis. Seule en scène, accompagnée d’un musicien à la guitare électrique, Laurence Campet incarne Briséis, personnage qui apparaît très peu dans l’Iliade, mais au cœur de la querelle entre Achille et Agamemnon. Comme dans La Guerre de Troie (en moins de deux !), la structure narrative suit celle de l’épopée : les différents chants qui ont été conservés sont identifiables et, à la fin du spectacle, Laurence Campet annonce que « c’est là que se termine l’Iliade ». Elle rappelle ainsi le rapport à l’œuvre source et met en évidence que le spectacle commence avec le début de l’Iliade et se termine sur sa fin. Le premier chant, le dixième ou le dix-neuvième, sont très développés et le texte d’Homère (traduit) est presque cité. Ils sont toutefois résumés par le personnage ou par la comédienne qui sort du rôle de Briséis. Briséis raconte la guerre selon son point de vue : les chants de l’Iliade où elle n’apparaît pas ne sont donc pas présents. Il s’agit par exemple du chant II (le catalogue des vaisseaux), ou du chant IV, avec les dieux et les déesses. L’exemple d’Iliade/Brisée permet d’observer l’importance du parti pris dans le processus de fragmentation : la suppression de certains chants et passages de l’Iliade est justifiée par le parti pris de Laurence Campet de ne donner à entendre que ce qu’a vécu Briséis. La sélection de chants est au service du sens, et ne repose pas uniquement sur des questionnements formels (comment réduire l’Iliade ?). Les choix de réduction dépendent ici de l’intérêt que Laurence Campet trouve dans le texte homérique, en fonction de son objectif : raconter l’Iliade à partir de l’expérience d’un personnage féminin secondaire. En cette époque de recherche de figures féminines et de valorisation des femmes dans le milieu théâtral (et dans l’ensemble de la société), donner une voix à Briséis est un geste symbolique. Dans sa note d’intention, la metteuse en scène écrit qu’« Iliade/Brisée part de cette volonté : écouter le battement féminin, chercher les traces, remettre les mots dans les bouches des femmes30 ». Quitte, pour cela, à ne mettre en scène qu’une partie de l’Iliade pour créer un effet d’authenticité. Les autres chants sont brièvement racontés par la comédienne, qui endosse alors un rôle de commentatrice de l’Iliade, permettant de contextualiser la parole de Briséis : la fragmentation de l’épopée va ici de pair avec sa condensation.

14En fragmentant l’épopée, les metteurs et metteuses en scène peuvent choisir des extraits qui sont au service de l’histoire qu’ils et elles veulent raconter. Laurence Campet, en proposant une version intime de l’Iliade, selon un point de vue féminin qu’elle souhaite réhabiliter, propose une version originale de l’épopée, qui ne trahit pas pour autant le récit homérique qui, bien que fragmenté et réduit, se trouve ainsi complété par la parole de Briséis.

4. Spectacles « en série »

15La mise en scène d’extraits des épopées peut également amener les artistes à créer d’autres spectacles, suites des premiers. Christiane Jatahy a ainsi mis en scène Ithaque, Notre Odyssée 1 en 2018, et O Agora que demora. Le présent qui déborde (notre odyssée II) au festival d’Avignon 2019, également à partir de l’Odyssée d’Homère. Un glissement s’opère d’Ithaque, Notre Odyssée 1 à O Agora que Demora : l’Odyssée homérique devient moins présente d’un point de vue formel et apparaît plus comme une référence thématique. Quant à Rachid Akbal, il a créé Le voyage d’Ulysse en 2013 à partir de l’Odyssée, et son second spectacle, Retour à Ithaque (2017), met en scène la suite de l’épopée.

  • 31 Bouchet (2017).
  • 32 Invitation par le Festival d’un metteur ou une metteuse en scène pour créer une œuvre en plusieurs (...)
  • 33 Blandine Savetier, L’Odyssée, 13 épisodes, Avignon, 2019.

16Nous sommes alors face à des mini-séries comme au cinéma ou en littérature. Le format sériel est de plus en plus prisé par les auteurs et autrices et par les metteurs et metteuses en scène, comme M. Bauer (Une faille, huit épisodes, 2012) ou le duo F. Melquiot et P. Sales (Docteur Camiski, pièce en sept épisodes, 2016)31. Le phénomène est également institutionnel : en 2015, le festival d’Avignon a inauguré la tradition des « feuilletons Ceccano32 », et en juillet 2019, Blandine Savetier y a mis en lecture théâtrale L’Odyssée d’Homère, en treize épisodes33. Cette lecture théâtrale est présentée comme un seul spectacle réparti sur plusieurs jours, et chaque épisode s’ouvre sur un résumé des épisodes précédents. Les spectateurs et spectatrices du feuilleton pouvaient entendre des références aux épisodes précédents, des chansons ou des airs repris d’un épisode à l’autre, clins d’œil adressés au public fidèle.

  • 34 Par exemple, l’épisode 1 « La colère d’Achille » (Iliade, I, II) et l’épisode 2 « Le duel pour Hélè (...)
  • 35 Au Théâtre de la Villette (Paris), en mai 2017.
  • 36 Dallas, 1978‑1991, David Jacobs, USA.

17Luca Giacomoni avait déjà fait le choix de la série pour son Iliade (2016), spectacle en dix épisodes, dans lesquels les seize comédiens, la comédienne et une chanteuse incarnent des personnages épiques qui s’adressent souvent au public. Le metteur en scène s’est saisi de l’épopée homérique en conservant son découpage en épisodes, dont les titres34 font apparaître la structure de l’Iliade d’Homère. Le fait de conserver la structure de l’œuvre originale, mais d’en réduire la taille (et donc la durée) permet d’envisager ce spectacle comme un résumé de l’Iliade d’Homère. Pourtant, le spectacle dure environ dix heures, à raison de dix épisodes d’environ une heure. Ces dix épisodes ne sont pas joués en une seule soirée : chaque soir, c’est un nouvel épisode qui est proposé35 et les spectateurs et spectatrices peuvent ainsi choisir de voir tous les épisodes, dans l’ordre, ou de n’en voir qu’un ou quelques‑uns, qui peuvent tous être vus de manière indépendante. L’appellation « épisodes », préférée à « chants » pourtant plus juste par rapport aux épopées, inscrit le spectacle dans la lignée de la série télévisée. Dès 1991, Florence Dupont a établi un rapprochement possible entre l’Odyssée d’Homère et la série télévisée des années 1980 Dallas36, composée de quatorze saisons d’une vingtaine d’épisodes, que les téléspectateurs et téléspectatrices visionnaient au hasard de leur diffusion. Pour Florence Dupont, il s’agit du même cas de figure avec les épopées homériques : dans les banquets, les aèdes ne récitaient pas des épopées entières, mais des passages choisis, comme un épisode visionné au hasard. Le fait que les épopées homériques appartiennent à la culture commune permet aux spectateurs et spectatrices de voir des spectacles conçus en plusieurs épisodes dans le désordre ou de ne voir qu’un épisode, puisqu’il est aisé de le(s) replacer dans la fable. En outre, dans Iliade de Luca Giacomoni, les personnages se racontent au public, dans une adresse directe, ce qui l’invite à ne pas chercher à comprendre une histoire dont il ne verrait qu’une partie, mais à écouter les confidences et les témoignages de personnages qui se livrent sur un moment de leur vie. Il ne s’agit alors plus d’assister à une mise en scène de l’Iliade, mais d’écouter la confession d’Achille sur un moment de sa vie, par exemple.

18Le dispositif sériel permet ainsi aux metteurs et metteuses en scène de s’adresser à un public contemporain, tout en se rapprochant de ce qu’ont pu être les performances des aèdes antiques. Le format sériel offre la possibilité de conserver l’effet de durée des épopées homériques, mais aussi de s’attarder sur un personnage ou un événement, et de proposer des variations de rythme et de perception du temps de la fiction. Les Phéaciens allongeaient le jour pour écouter Ulysse, et les metteurs et metteuses en scène allongent la durée du spectacle en le répartissant sur plusieurs soirs.

5. (Dé)jouer les temporalités

  • 37 Audet & Xanthos (2012).
  • 38 Chaperon (2010, 36).

19Si les temps du récit sont traditionnellement ceux du passé (passé simple, imparfait), la mise en scène des épopées homériques semble aller systématiquement avec leur mise au présent, temps principal au théâtre : Christiane Jatahy dans Ithaque, Notre Odyssée 1 (2018), Pauline Bayle dans Iliade/Odyssée (2015‑2017), Luca Giacomoni dans Iliade (2016) ou encore Simon Abkarian dans Ménélas Rebétiko Rapsodie (2013). La mise au présent des épopées dans ces spectacles parachève leur reconfiguration générique en se distinguant du conte, art généralement associé au récit. En parlant au présent, et dans une adresse directe au public, les personnages incluent ce public dans la temporalité de la fiction, qui se superpose à celle de la représentation, illustrant la théorie de Ricœur, selon laquelle « la fonction principale du récit est la configuration de l’expérience temporelle vive, donc de l’expérience du temps vécu par le sujet37 ». En effet, les temps du passé renvoient l’action scénique à un autre temps, celui du mythe, tandis que la mise au présent du récit fait de la narration l’acte fictionnel38. Les épopées homériques sont ainsi actualisées, évoluant de récits antiques en discours au présent, ancrés dans le réel et la temporalité du public.

20Le récit au présent adressé au public participe donc à l’actualisation des épopées, mais permet aussi de les complexifier. En effet, les artistes font varier les temporalités, comme le faisaient déjà les poètes épiques avec des récits dans le récit (Ulysse racontant ses aventures passées, par exemple). Ithaque, Notre Odyssée 1 de Christiane Jatahy (2018) est particulièrement emblématique de cette multiplication des temporalités.

21Dans Ithaque, Notre Odyssée 1, la metteuse en scène brésilienne développe un passage de l’Odyssée qui n’est que mentionné dans le récit épique : les sept années pendant lesquelles Ulysse vit chez Calypso, seulement évoquées lors du banquet d’Alcinoos. Au lieu de réduire l’épopée, elle lui apporte un chant supplémentaire, comme le faisait déjà Simon Abkarian avec Ménélas Rebétiko Rapsodie en 2013, monologue de Ménélas après le départ d’Hélène mais avant la Guerre de Troie. Les personnages de Jatahy ont un rapport au temps complexe : présent et passé se mêlent, dans les dialogues et sur scène. Créé avec trois comédiennes et trois comédiens, le dispositif bifrontal d’Ithaque permet de suivre d’un côté Calypso et Ulysse, et de l’autre côté Pénélope et les prétendants. Les deux scènes se déroulent de façon simultanée : pendant que la moitié des spectateurs et spectatrices suit le couple Ulysse-Calypso « Vers Ithaque », l’autre moitié suit Pénélope et les prétendants « À Ithaque ». Après cette première demi-heure, le public échange de place et l’action scénique se répète. De cette façon, le public assiste aux deux scènes, bien qu’elles soient simultanées à la fois dans la fable et dans leur représentation. Les personnages sont démultipliés en trois : du côté de l’île de Calypso, il y a trois Calypso et trois Ulysse, qui ne sont pas toujours sur le plateau en même temps. S’il y a une prise de relais qui s’explique par le fait que de l’autre côté une autre scène se joue en même temps, avec les six mêmes comédiens et comédiennes, cette démultiplication participe aussi à complexifier la ligne temporelle, en présentant un couple à plusieurs stades de leur relation. Pour cela, Christiane Jatahy fait usage d’un procédé de vidéo en direct : le couple Ulysse-Calypso, sur le plateau, parle de sa relation passée, et nous voyons en même temps, projetées sur le rideau central, les images d’un couple s’étreignant. Ce deuxième couple se devine à travers le rideau. Cette projection crée un effet de superposition des couples, des espaces et des temporalités. Enfin, le temps qui passe est aussi un thème central du spectacle, une obsession pour les personnages qui évoquent sans cesse des événements passés, un « avant » idéal et le temps qui s’est écoulé depuis. Ce passé souvent évoqué ne l’est qu’en comparaison avec le présent dans lequel les personnages évoluent.

22Ainsi, Ithaque, Notre Odyssée 1 met en scène l’Odyssée en développant une de ses ellipses, tout en évoquant aussi son inscription dans le temps — le temps long de la récitation, qui fait écho à l’attente interminable des personnages de Jatahy, bloqués dans des temporalités croisées, comme une métaphore du processus d’adaptation de l’épopée homérique à la scène.

6. Conclusion

23Depuis longtemps perçues comme des œuvres littéraires, les épopées homériques font aujourd’hui leur apparition sur scène, devenant matériau scénique. Œuvres monumentales, tant par leur inscription patrimoniale que par leur taille, les épopées homériques doivent être adaptées et modifiées pour être mises en scène suivant les contingences esthétiques et économiques de la scène contemporaine française. Ainsi, c’est d’abord la longueur du récit épique qui est au cœur des questionnements des artistes, qui réduisent la durée de la performance. Pour cela, des metteurs et metteuses en scène choisissent de condenser le récit épique et sa fable dans une version souvent dynamique qui résume le mythe, à l’image de La Guerre de Troie (en moins de deux !) du Théâtre du Mantois. La réduction de l’épopée passe également par la sélection de chants et/ou de personnages, qui permet alors de présenter une nouvelle version, orientée et partielle du récit épique alors fragmenté. Une version de l’épopée qui peut être militante, comme le fait Laurence Campet dans son Iliade/Brisée, une version de l’Iliade selon le point de vue du personnage secondaire qu’est Briséis. La mise en scène d’épopées, même lorsque les œuvres sources sont réduites, invite les artistes à se tourner vers des formats qui dépassent celui du spectacle traditionnel : le dispositif sériel rencontre ainsi l’adhésion de plusieurs metteurs et metteuses en scène aux esthétiques pourtant différentes. Blandine Savetier et Luca Giacomoni proposent des spectacles « en série » qui permettent de rendre compte de la longueur des épopées (nombre de vers), tout en s’inscrivant dans un rapport moderne à la durée des œuvres avec le modèle de la série. Christiane Jatahy explore ainsi le dispositif sériel, avec un dyptique sur l’Odyssée, mais aussi un jeu sur les temporalités de l’épopée, déplacées, superposées et étirées, dans Ithaque, Notre Odyssée 1.

24Les jeux avec les temporalités semblent très cinématographiques : dispositif sériel, fluctuations temporelles, arcs narratifs. Cela peut surprendre car ces spectacles sont remarquablement éloignés des dispositifs scéniques cinématographiques très prisés aujourd’hui par les metteurs et metteuses en scène — même Ithaque, Notre Odyssée 1 qui utilise pourtant de la vidéo en direct. Pour mettre en scène l’Iliade ou l’Odyssée, les artistes choisissent de mettre en avant les voix et corps des comédiens et comédiennes, pour faire entendre les récits épiques plutôt que pour les représenter, à la façon des rhapsodes antiques. La modernité des spectacles réside alors, en partie, dans les choix de réduction des épopées, de la condensation à la série en passant par la fragmentation et le point de vue orienté ou la mise au présent des récits.

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Bibliographie

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Notes

1 L’Épopée de Gilgamesh, l’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide, l’Épopée de Soundiata, le Mahabharata, la Chanson de Roland.

2 Eschyle, Orestie.

3 Sophocle, Ajax et Philoctète.

4 Euripide, Les Troyennes.

5 De Jong (2007, 17‑37).

6 Guieu-Coppolani (2017, 507‑527).

7 Saïd (1998).

8 Ricœur (1983).

9 Genette (2003).

10 Pralong & Meyer MacLeod (2012).

11 Genette (2003, 21).

12 Ibid.

13 L’Iliade comprend 15 000 vers et l’Odyssée 12 000 vers.

14 Homère, Odyssée, XI, trad. Jaccottet (2004).

15 Saïd (1998, 100).

16 Hayles, Degoutin & Citton (2016).

17 Sermon & Ryngaert (2012).

18 Thomas Jolly (La Piccola Familia), Henry VI, 2014, 18 h.

19 Olivier Py, Le soulier de satin (Paul Claudel, 1929), 2003 et 2009, 11 h.

20 Saïd (1998, 100).

21 Tackels (2015, 25).

22 Lehmann (2002).

23 Tackels (2015).

24 Thai-Son Richardier, L’Odyssée d’Ulysse, 2014.

25 Patrick Alluin, Ulysse et l’Odyssée fantastique, 2011.

26 Sylvain Lemarié, Le retour d’Ulysse, 2006.

27 Rachid Akbal, Retour à Ithaque, 2017.

28 Simon Abkarian, Pénélope ô Pénélope, 2008.

29 Comme défini par Bordwell (1985). Le terme peut faire référence à un ensemble d’épisodes d’une série télévisée, par exemple, permettant de développer une intrigue plus ou moins secondaire. Un arc narratif mène « de l’exposition à la complication, jusqu’au climax et à la résolution » (Ryan, 2017). Les chants IX à XIII de l’Odyssée composent un arc narratif : du départ d’Ulysse de Troie à son arrivée chez les Phéaciens, en passant par tous les obstacles et les rencontres faites entre-temps. Plus qu’un récit secondaire, il s’agit ici du récit d’un personnage (Ulysse) au sein d’un récit plus vaste que l’on peut envisager comme le récit principal.

30 Note d’intention disponible sur le site internet de la compagnie LR.

31 Bouchet (2017).

32 Invitation par le Festival d’un metteur ou une metteuse en scène pour créer une œuvre en plusieurs épisodes, au Jardin Ceccano. Depuis 2015, Alain Badiou, Thomas Jolly, Anne-Laure Liégeois et David Bobée se sont succédé aux commandes de ces feuilletons-théâtraux.

33 Blandine Savetier, L’Odyssée, 13 épisodes, Avignon, 2019.

34 Par exemple, l’épisode 1 « La colère d’Achille » (Iliade, I, II) et l’épisode 2 « Le duel pour Hélène » (Iliade, III, IV).

35 Au Théâtre de la Villette (Paris), en mai 2017.

36 Dallas, 1978‑1991, David Jacobs, USA.

37 Audet & Xanthos (2012).

38 Chaperon (2010, 36).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anaïs Tillier, « Du temps épique à la représentation théâtrale : les épopées homériques dans les dramaturgies contemporaines »Gaia [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 22 juillet 2022, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gaia/3399 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gaia.3399

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Auteur

Anaïs Tillier

Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Litt&Arts, 38000 Grenoble, France
anais.tillier@univ-grenoble-alpes.fr

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