Projet : SculpSi. A digital edition of Greek and Roman Sculptors’ signatures (323 BCE-138 CE)
Les signatures des sculpteurs constituent une source essentielle pour comprendre plusieurs phénomènes. Ces textes très courts, placés sur les sculptures elles-mêmes ou sur leurs bases, peuvent recourir à des formules basiques et standardisées – avec seulement le nom de l’artiste et le verbe « faire » – ou comporter d’autres précisions. Leur présence n'étant pas systématique et obligatoire, il est intéressant de questionner la raison de leur existence le cas échéant : augmenter la valeur de l’œuvre ? Mettre sa qualité en valeur ? Annoncer un certain savoir-faire ou montrer la fierté de l’artiste ? Par ailleurs, dans quelle mesure la pratique de la signature a-t-elle évolué dans le temps ou varié selon les aires géographiques et culturelles ?
- 1 Loewy E. 1885, Inschriften Griechischer Bildhauer, Leipzig.
- 2 Marcadé J. 1953-1957, Recueil des signatures de sculpteurs grecs, I-II, Paris ; Geagan D.J. 2011, I (...)
- 3 Vollkommer R. (dir.) 2001-2004, Künstlerlexikon der Antike, Munich-Leipzig ; Hallof K., Kansteiner (...)
- 4 Hurwit J.M. 2015, Artists and signatures in Ancient Greece, Cambridge; Vollkommer R. 2015, « Greek (...)
- 5 Johnston A. et Palagia O. 2019, « Sculptors’ signatures », dans O. Palagia (dir.), Handbook of Gree (...)
- 6 Cadario M. 2019, « Scultori girovaghi. Spunti di riflessione sulla mobilità degli artefici nel mond (...)
Au sein de l’histoire des recherches consacrées aux signatures des sculpteurs, le travail d’E. Loewy occupe une place fondamentale1. Son corpus de signatures, publié en 1885, est organisé par période (du vie siècle av. n. è. à la fin de l'époque romaine) et par région. Après E. Loewy, les corpora de signatures se sont principalement concentrés sur des zones géographiques : on peut citer par exemple, en 1953 et 1957, les volumes de J. Marcadé sur Delphes et Délos, ou encore la section correspondante du corpus de D.J. Geagan consacré à l'Agora d’Athènes en 20112. Les signatures des sculpteurs sont, en outre, mentionnées dans des ouvrages encyclopédiques tels que le Künstlerlexikon der Antike et recueillies, avec des commentaires brefs, dans Der Neue Overbeck (DNO)3. Selon les cas, les efforts de contextualisation et de synthèse sur ce sujet demeurent toutefois très généraux (il existe par exemple des synthèses sur les artistes en général4 ou sur les sculpteurs, mais sur une période limitée5) ou bien se focalisent sur des sujets extrêmement spécifiques, tels que la mobilité des sculpteurs6.
- 7 Rebaudo L. 2020, « Le firme dei copisti », RdA 44, pp. 169-196.
- 8 Keesling C.M. 2018, « Epigraphies of Appropriation: Greek Sculptors in the Roman World », dans D.Y. (...)
- 9 Voir par exemple Prioux É. et Santin E. 2015, « Des écrits sur l’art aux signatures d’artistes : l’ (...)
- 10 À propos des sculpteurs grecs à Rome : La Rocca E. 2019, « Greek Sculptors in Rome: An Art for the (...)
Les périodes hellénistique et romaine sont particulièrement intéressantes car elles sont marquées par des mobilités massives de personnes et d’œuvres : sculpteurs et sculptures circulent dans toute la Méditerranée. D’autres thèmes importants sont ceux des copies de grands chefs-d’œuvre grecs, dont les signatures ont été récemment analysées7, ou encore des signatures rétrospectives réalisées sur les statues par des personnes qui n'étaient pas leur créateur8. Le cas de l'Italie romaine offre aussi matière à réflexion, mais il a été analysé dans des contributions de portée très restreinte, concernant des artistes9 ou des contextes spécifiques10.
Malgré l’intérêt que les signatures ont pu susciter, le potentiel de cette catégorie documentaire n'a pas été pleinement exploité, notamment en raison des frontières disciplinaires entre épigraphie et histoire de l’art. Le projet SculpSi. A digital edition of Greek and Roman Sculptors’ signatures (323 BCE-138 CE) a donc pour ambition d’approfondir notre connaissance de la vie des sculpteurs depuis la mort d'Alexandre (323 av. n.è.) et jusqu’à celle d'Hadrien (138 de n.è.). Il propose une analyse approfondie des signatures des sculpteurs dans les zones correspondant à l'Italie romaine et aux provinces d'Achaïe et d'Asie, zones couvrant des sites d'une importance remarquable, tant du point de vue de la production que de celui de la « consommation » (commande, exposition, réception) des sculptures. Hébergé par le CNRS et l’UMR 7041 ArScAn (Archéologies et Sciences de l'Antiquité) à Nanterre, mon projet est financé par le biais d’une bourse postdoctorale européenne Marie Skłodowska-Curie, dans le cadre du programme Horizon Europe (voir aussi https://cordis.europa.eu/project/id/101108453). Si j’appartiens à l’équipe ESPRI-LIMC de l’UMR ArScAn, je travaille également en collaboration avec l’UMR 5189 HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques) à Lyon, qui est mon institution de « secondment ».
Le programme SculpSi s’articule autour de deux objectifs principaux : 1. reconstituer les biographies de tous les sculpteurs attestés par des signatures dans la période et les régions susmentionnées, à travers une étude détaillée de cette catégorie de documents ; 2. mieux comprendre le rôle et l'identité des artistes dans l'Antiquité, ainsi que leur statut social, leur rapport à leurs œuvres et les raisons qui justifiaient de graver une signature, et faire la lumière sur des catégories de signatures controversées (par exemple les signatures rétrospectives). Il s’agit, finalement, de comprendre comment les sculpteurs étaient perçus et se percevaient eux-mêmes ainsi que leur travail.
- 11 « EpiDoc est un regroupement informel de projets et de chercheurs travaillant sur des sources ancie (...)
- 12 Voir les sites des projets Pleiades et Geonames : https://pleiades.stoa.org/ ; https://www.geonames (...)
L'outil essentiel sera une base de données en libre accès. J'encode actuellement les inscriptions avec EpiDoc, qui constitue, de facto, le standard pour encoder les inscriptions et les papyri en XML-TEI et les publier en ligne11. Je relie également les données géographiques – lieu de découverte des inscriptions et ethniques des sculpteurs par exemple – aux répertoires en ligne Pleiades et Geonames12, ce qui permettra aux futurs utilisateurs de ma base de données de voir les coordonnées géographiques, ainsi que les correspondances entre toponymes anciens et actuels. Lorsque des sources littéraires sont disponibles à propos des sculpteurs ou des œuvres étudiées, elles viendront compléter les données. Les textes épigraphiques seront assortis de leurs traductions en anglais, en français et en italien.
La plupart des inscriptions produites dans les zones analysées, plusieurs centaines au total, sont conservées en Grèce, en Italie et en Turquie ; certains d’entre elles sont néanmoins dispersées en Europe et ailleurs dans le monde. Compte tenu de ce facteur et du fait que certaines pièces ont été étudiées systématiquement ou récemment, une autopsie sera réalisée pour les pièces les moins étudiées et pour les plus problématiques. Une sélection de cas sera analysée par le biais de la RTI (Reflectance Transformation Imaging), une méthode de photographie numérique utile pour l'étude des inscriptions endommagées, ainsi que de la photogrammétrie (via le logiciel Metashape). Cela me permettra de compléter la documentation visuelle et de créer des images tridimensionnelles, pour mieux lire les inscriptions et documenter en détail les mortaises d’encastrement des statues dans les bases inscrites, ce qui peut procurer des indications quant à l’apparence d’œuvres disparues, ou même permettre d'identifier les types statuaires concernés.
- 13 Voir le site de la « Marcadé-Donnay Database » : https://www.beazley.ox.ac.uk/XDB/ASP/searchSignatu (...)
- 14 Voir le site du LIMC : http://www.limc-france.fr/objet/14848 ; http://www.limc-france.fr/objet/2410(...)
L’idée d’une base de données rassemblant des signatures des sculpteurs n’est pas nouvelle, puisqu’il en existe déjà une, disponible sur le site des archives Beazley sous le nom « Marcadé-Donnay Database of Classical Sculptors' Signatures » 13, dont la configuration désormais obsolète la rend difficile à consulter. On ne trouve que très peu de signatures de sculpteurs enregistrées dans d’autres bases de données épigraphiques, mais l’encodage des inscriptions dans EpiDoc permettra une interopérabilité entre ma base et celles existantes, ainsi qu’avec la base de données en ligne du LIMC (LIMC-icon), qui ne recense encore que deux statues signées14. Je stockerai mes données dans Nakala, un entrepôt de données conforme aux principes FAIR.
Outre la base de données, je rédigerai au moins deux articles en open access. Par ailleurs, j’organiserai en 2025 un colloque à la MSH-Mondes de Nanterre, dont les actes seront publiés en open access également. Certains contenus du projet feront l’objet d’une éditorialisation et d’une médiation via un carnet de recherche en cours de construction (https://sculpsi.hypotheses.org) et un compte dédié sur le réseau social X (https://x.com/SculpSi_MSCA). À la fin de chaque session d'étude, des photographies et des données sur les objets examinés seront remises à l'institution propriétaire de la collection, qui pourra les réutiliser pour ses propres données en ligne, ce qui favorisera la documentation de ces signatures et témoins négligés de l’art antique auprès du grand public.
Des activités destinées au grand public sont également prévues : j'ai d’ores et déjà participé à la Fête de la Science 2023, organisée par la MSH-Mondes, et aux Journées Européennes de l'Archéologie au Musée de Moulages de Lyon en juin 2024, en attendant de prendre part à l'édition 2024 de la Fête de la Science à Nanterre. Il est également prévu de créer des vidéos sur YouTube, consacrées à certains sculpteurs, ainsi que des expositions numériques à des fins de diffusion. Pour le grand public, comprendre et apprécier ces signatures n’est pas facile, que ce soit en raison de la difficulté à lire et à comprendre les textes grecs qui y figurent ou parce qu’une base gravée dont la statue n’est pas conservée ne suscite pas un intérêt immédiat : c’est pourquoi il est important de valoriser et rendre accessible cette catégorie de documents.
Notes
1 Loewy E. 1885, Inschriften Griechischer Bildhauer, Leipzig.
2 Marcadé J. 1953-1957, Recueil des signatures de sculpteurs grecs, I-II, Paris ; Geagan D.J. 2011, Inscriptions: The Dedicatory Monuments. The Athenian Agora 18, Princeton, p. 272-284.
3 Vollkommer R. (dir.) 2001-2004, Künstlerlexikon der Antike, Munich-Leipzig ; Hallof K., Kansteiner S., Lehmann L., Seidensticker B. et Stemmer K. (dir.) 2014, Der Neue Overbeck. Die antiken Schriftquellen zu den bildenden Künsten der Griechen, Berlin-Boston.
4 Hurwit J.M. 2015, Artists and signatures in Ancient Greece, Cambridge; Vollkommer R. 2015, « Greek and Roman Artists », dans C. Marconi (dir.), The Oxford Handbook of Greek and Roman Art and Architecture, New York, p. 107-135.
5 Johnston A. et Palagia O. 2019, « Sculptors’ signatures », dans O. Palagia (dir.), Handbook of Greek Sculpture, Berlin-Boston, p. 22-49 (de la période archaïque à l’hellénisme).
6 Cadario M. 2019, « Scultori girovaghi. Spunti di riflessione sulla mobilità degli artefici nel mondo antico », dans C. Bearzot, F. Landucci et G. Zecchini (dir.), Migranti e lavoro qualificato nel mondo antico, Milan, p. 93-128.
7 Rebaudo L. 2020, « Le firme dei copisti », RdA 44, pp. 169-196.
8 Keesling C.M. 2018, « Epigraphies of Appropriation: Greek Sculptors in the Roman World », dans D.Y. Ng et M. Swetnam-Burland (dir.), Afterwards: Re-use and Renovation in Roman Material Culture, Cambridge, p. 84-111.
9 Voir par exemple Prioux É. et Santin E. 2015, « Des écrits sur l’art aux signatures d’artistes : l’école de Pasitélès, un cas d’étude sur la notion de filiation artistique », Topoi (Lyon) 19, p. 515-546.
10 À propos des sculpteurs grecs à Rome : La Rocca E. 2019, « Greek Sculptors in Rome: An Art for the Romans », dans O. Palagia (dir.), Handbook of Greek Sculpture, Berlin-Boston, p. 579-619 ; à Ostie : Zevi F. 1969, « Tre iscrizioni con firme di artisti greci », RPAA 42, p. 95–116 ; sur les sculpteurs à Puteoli : Demma F. 2010, « Scultori, redemptores, marmorarii ed officinae nella Puteoli romana. Fonti storiche ed archeologiche per lo studio del problema », MEFRA 122, p. 399-425.
11 « EpiDoc est un regroupement informel de projets et de chercheurs travaillant sur des sources anciennes retranscrites en XML en utilisant les principes de la Text Encoding Initiative (TEI) » : https://epidoc.stoa.org/gl/latest/intro-intro-fr.html [consulté en juin 2024].
12 Voir les sites des projets Pleiades et Geonames : https://pleiades.stoa.org/ ; https://www.geonames.org [consultés en juin 2024].
13 Voir le site de la « Marcadé-Donnay Database » : https://www.beazley.ox.ac.uk/XDB/ASP/searchSignatures.asp?LastMenuPageID=Sculptors+inscriptions [consulté en juin 2024].
14 Voir le site du LIMC : http://www.limc-france.fr/objet/14848 ; http://www.limc-france.fr/objet/2410 [consulté en juin 2024].
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