Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sociétés humaines
Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, SH/Sciences sociales du vivant, 2023, 971 p., ISBN : 9782348077616
Texte intégral
1Dans son essai intitulé Les Structures fondamentales des sociétés humaines, paru aux éditions La Découverte, le sociologue Bernard Lahire entend renouer avec les fondements de l’anthropologie en s’attelant à l’identification des lois générales (ou « invariants ») structurant les sociétés humaines. Si cette entreprise s’inscrit dans la lignée d’illustres chercheurs (E. Durkheim, F. Héritier et A. Testart, pour ne citer qu’eux), elle s’en démarque par une volonté de procéder systématiquement à des comparaisons interespèces en mobilisant diverses disciplines dans l’objectif de « voir en quoi l’ensemble des sociétés humaines se distinguent des autres sociétés animales [… ] » (p. 30). Les implications de ce projet particulièrement ambitieux sont donc majeures, puisqu’il s’agit de proposer « un cadre général unificateur et intégrateur » (p. 22) en décloisonnant des disciplines restées imperméables les unes aux autres (biologie évolutive et sciences sociales), tout du moins dans la recherche française.
2L’ouvrage, d’un total de 971 pages, se compose de vingt-deux chapitres répartis dans trois parties, auxquels s’ajoute une courte annexe portant sur « la convergence des formules biologique, psychologique et sociologique ». La première partie, intitulée « Des sciences sociales et des lois », débute par un sombre constat : celui de l’abandon progressif par les sciences sociales de tout espoir de production de savoirs généraux sur les sociétés humaines du fait de leur trop grande complexité. L’auteur rappelle toutefois que ce phénomène, qui n’est pas inexistant dans les sciences de la matière et de la vie, n’a pourtant pas empêché ces deux dernières disciplines d’individualiser des lois générales – terme entendu au sens de « mécanismes généraux » et non d’« universaux » (p. 209). Ainsi, « la variation, la transformation, le changement ou l’histoire ne sont pas incompatibles avec l’existence de lois générales qui agissent de façon continue depuis le début de la Terre, de la vie ou de l’humanité (cf. l’uniformitarisme de la géologie et de la théorie darwinienne). L’existence des mêmes lois qui agissent tout le temps et partout n’implique pas la répétition à l’identique des mêmes états [… ]. Ces lois sont précisément ce qui explique les changements permanents » (p. 123). Dans ce contexte, « la complexité du social n’est que le produit d’un état confus et dispersé des sciences sociales » (p. 107), et ce malgré les tentatives d’une poignée de chercheurs, succinctement décrites par l’auteur, de remédier à cet état de fait.
3La seconde partie (« Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant ») se focalise sur les apports que présentent les comparaisons interspécifiques pour la compréhension des conséquences sociales des propriétés biologiques de l’espèce humaine. L’auteur insiste tout d’abord sur la distinction entre le « social » et le « culturel », deux concepts conçus à tort comme synonymes par une recherche empreinte d’anthropocentrisme. Ainsi, l’assimilation des faits sociaux aux seuls humains a-t-elle contribué à occulter l’existence d’impératifs sociaux trans-spécifiques et, donc, à ne pas percevoir que le social préexistait au culturel (p. 268). L’auteur défend la thèse selon laquelle « il est possible de repérer des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines qui sont les conséquences, dans l’ordre social, de données de base de la biologie de l’espèce » (p. 308). Afin de parvenir à cet objectif, il propose de rechercher les prémices — principalement animales — du « système social humain », mais aussi ses « grands faits (biologiques et sociaux) fondamentaux », ses « lignes de force », ainsi que ses « lois sociales générales » (p. 319). Outre cinq « grands faits » résultants du processus d’évolution des espèces (eg. longévité de la vie humaine, différenciation des sexes), B. Lahire identifie dix « lignes de force », c’est-à-dire des faits fondamentaux susceptibles de variations culturelles au cours de l’histoire (eg. rapports hommes-femmes, rapports de parenté et de domination), et dix-sept « lois sociales générales » (eg. prévalence de l’antérieur sur le postérieur, prévalence de la binarité des catégories, rapport eux/nous).
4La troisième et dernière partie (« De la structuration des sociétés humaines ») s’attache à évaluer les conséquences de ces « grands faits », « lignes de force » et « lois générales ». Parmi les douze éléments dégagés, l’« altricialité secondaire », spécifique à l’espèce humaine et qui désigne « la prolongation du temps de dépendance de l’enfant vis-à-vis des adultes nourriciers » (p. 547), occupe pour l’auteur une place centrale dans la structuration des sociétés humaines. Si elle se trouve notamment à la base de l’apprentissage social et de la transmission culturelle, elle constituerait par ailleurs une véritable matrice des rapports de domination dont sont empreintes les sociétés humaines, contrairement aux sociétés non humaines, dans lesquelles ces faits s’expliqueraient avant tout par l’accès aux ressources (p. 683). Ainsi, placés dans une position de subordonnés en raison de caractéristiques biologiques qui les rendent vulnérables et dépendants, les enfants auraient « la capacité d’intérioriser la structure d’ensemble des rapports de domination » (p. 571). Cette base parentale servirait à modeler les autres rapports de dépendance-domination, parmi lesquels la domination des aînés sur les cadets (et, de ce fait, des ancêtres sur les vivants), ou encore des hommes sur les femmes. Dans ce dernier cas, les comparaisons interespèces conduisent B. Lahire à prendre le contre-pied de la thèse bourdieusienne (la domination masculine est une construction « sociale » arbitraire) et à mettre en exergue les « contraintes proprement sociales que la biologie de l’espèce fait peser sur la répartition des tâches » (p. 762). La domination masculine s’appuierait ainsi non seulement sur des différences reproductives et l’altricialité secondaire, mais également sur les traits morphologiques juvéniles des femmes, lesquels contribueraient à faire d’elles des « mineures » et, par conséquent, à les « placer dans une situation d’irresponsabilité, qui permet de les exclure des charges économiques comme politiques » (p. 782). Le rapport hommes-femmes serait de cette manière modelé sur la base d’une relation parent-enfant : une observation qui se rapproche des conclusions de F. Héritier, qui avait par le passé proposé d’y voir un rapport aîné-cadet.
5Cet essai, remarquable à bien des égards, montre tous les avantages que peut revêtir une recherche pluridisciplinaire alors que les jeunes chercheuses et chercheurs se voient de plus en plus poussés à l’hyperspécialisation. En procédant à des comparaisons interespèces et en mobilisant les données issues d’une multitude de disciplines, B. Lahire permet non seulement de pleinement réinscrire l’espèce humaine dans le reste du vivant, mais également d’insister sur les conséquences qu’ont eues, au cours de l’évolution, les propriétés biologiques sur la structuration des sociétés humaines (eg. division du travail, rapports de domination). Plus largement, son ouvrage remet sur le devant de la scène les réflexions notamment initiées par V. de Castro, T. Ingold, E. Kohn ou encore P. Descola, en cela qu’il insiste une nouvelle fois sur le caractère impropre de la dichotomie « nature/culture » et questionne les fondements de l’exclusion des animaux non humains comme objets d’étude par les sciences sociales.
Pour citer cet article
Référence électronique
Laura Waldvogel, « Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sociétés humaines », Frontière·s [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 31 juillet 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/frontieres/2785 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12g0g
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