Estelle Galbois et Sylvie Rougier-Blanc (dir.), Maigreur et minceur dans les sociétés anciennes. Grèce, Orient, Rome
Estelle Galbois et Sylvie Rougier-Blanc (dir.), Maigreur et minceur dans les sociétés anciennes. Grèce, Orient, Rome, Ausonius Éditions, Scripta Antiqua 132, 2020, 405 p., ISBN : 9782356133434
Texte intégral
- 1 Galbois, E. et Rougier-Blanc, S. (dir.) 2014, La pauvreté en Grèce ancienne. Formes, représentation (...)
1Le volume regroupe vingt-deux études réunies par Estelle Galbois et Sylvie Rougier-Blanc, issues d’un colloque organisé les 16 et 17 mars 2017 à l’Université Toulouse-Jean Jaurès. Il fait suite à d’autres travaux menés autour du corps par l’équipe de recherche PLH-CRATA (Patrimoine, Littérature, Histoire-Culture, Représentations, Archéologie, Textes antiques), dont le propos est de relier des enjeux des sociétés contemporaines à des problématiques antiques. Après la pauvreté1, minceur et maigreur, dans une forme de continuité, sont questionnées dans le présent ouvrage.
2L’avant-propos insiste sur le caractère nécessaire d’un tel questionnement qui n’avait jamais été appréhendé en tant que tel : c’est toujours par rapport à l’obésité que minceur et maigreur sont étudiées, obtenant la portion congrue. Le volume remédie donc à cette situation, dans une perspective qui se veut interdisciplinaire, dans un cadre géographique large (Grèce, Orient, Rome) et une chronologie qui l’est tout autant (du IIe millénaire à l’Antiquité tardive). C’est pourquoi il se divise en cinq sections.
3La première, « Mots en ambiguïtés des discours sur les maigres et les minces », souligne d’emblée la difficulté à définir précisément ces deux états du corps. Les deux éditrices du volume inaugurent le volume : leur contribution « Maigres et minces dans le monde gréco-romain. Réflexions autour du livre XII, 550 f-522 f des Deipnosophistes d’Athénée » permet d’introduire le sujet à partir d’une analyse de l’œuvre d’un auteur grec d’époque romaine originaire d’Égypte. Son propos permet ainsi d’évoquer tous les thèmes liés au questionnement sur la minceur et la maigreur dans les cadres géographiques et chronologiques étendus de l’ouvrage : pauvreté, maladie, vieillesse, mort, ou bien encore dimension axiologique, intellectuelle et comique. Dans « Quelques considérations sur le vocabulaire de la maigreur et de la minceur en grec ancien et en latin », Éric Dieu, dans une enquête linguistique, montre l’origine spatiale du lexique lié à ces états, en grec comme en latin, ce que confirment les comparaisons avec les autres langues indo-européennes. L’opposition axiologique maigreur/minceur ne présente pas, en outre, de caractère systématique dans ces langues.
4La seconde section est intitulée « Faim, maigreur et mondes sociaux ». Elle cherche à montrer comment la faim et la maigreur constituent des marqueurs sociaux. Dans « “J’ai donné du pain à celui qui avait faim…”. Manque de nourriture et inégalités alimentaires en Égypte ancienne (IIIe-IIe millénaire a. C.) », Christelle Mazé met en évidence la minceur comme norme dans les représentations, et la maigreur comme indice d’étrangeté. Elle montre, en outre, la réalité de la faim en Égypte, et la manière dont les élites se mettent en scène pour la juguler. Les sources sont nombreuses et l’on apprécie les tableaux qui rendent compte des apports caloriques journaliers permettant de rendre compte d’un état réel des corps. Dans « Ton limon ostrakido : Hunger, Food and Social Identity in Athenian Literature (V-IVth century AC) », Aida Fernández Prieto, à partir de sources littéraires issues de la comédie et des plaidoyers à la période classique, montre que la nourriture joue un rôle de marqueur social, avec des aliments catégorisés comme « nourriture de pauvre » et « nourriture de riche ». « Représentation et perception sociale de la maigreur dans l’Égypte ancienne » de Delphine Driaux, revient sur l’iconographie de la maigreur à l’Ancien Empire. Révélatrice d’un statut social, la maigreur caractérise l’étranger (populations nomades des marges) et certaines catégories sociales et professionnelles. On note la référence à des analyses ostéologiques qui témoignent de la faible fréquence des épisodes de famine, ce que corroborent les autres sources.
5Dans la troisième section, « Esthétique de la maigreur et de la minceur en Grèce et à Rome », l’ambition est d’étudier les normes esthétiques et leur perception liées à ces états du corps. « La forme animale : maigreur des bêtes et norme esthétique en Grèce ancienne », de Marco Vespa, offre une enquête littéraire sur le corps animal comme point de repère du « beau » et du « laid » pour apprécier le corps humain, féminin notamment, partant du principe que l’attraction érotique existe entre l’homme et l’animal, attestée dès les comparaisons homériques. Il en ressort une dévalorisation de la maigreur, associée à l’image du singe, dépourvu des rondeurs bienvenues (cuisses, fesses). Dans « De beaux corps, “ni trop maigres”, “ni trop gras”, en Grèce ancienne », Florence Gherchanoc revient sur la fabrique aristocratique de l’idéal du corps grec, amorcée à l’époque archaïque, idéal qui déprécie tant les maigres que les gros, pour définir une norme de la juste mesure, incarnée selon leur nature par les corps masculins et féminins : eusarkia (chairs correctement charnues) et euchroia (belle carnation). Andreas Fountoulakis, dans « Thin Poets and Their Poetics: Observations on Aristophanes’ Gêrytadês, Greek Comedy and Aesthetic Theory » questionne le topos de la maigreur du Poète, du dramaturge notamment, maigreur qui figure tout autant une nouvelle esthétique qu’une nouvelle éthique, et une nouvelle idéologie au sein de la cité en déclin. Dans « La minceur entre peinture, sculpture, poésie et rhétorique : la notion de corpulence dans les théories hellénistiques du style », Évelyne Prioux propose une réflexion sur les concepts de maigreur et de minceur appliqués à des critères esthétiques et à des théories stylistiques dans différents arts, visuels et textuels, et montre une évolution avec une valorisation de ces concepts à partir de la période hellénistique, liés à la subtilité et la finesse, la précision et l’exactitude. On passe à un autre territoire avec « La minceur de Vénus. Une statue oubliée de la Villa de Chiragan », de Pascal Capus, puisque nous nous trouvons désormais dans une grande villa du bord de la Garonne (Martres-Tolosane). Dans ce contexte fut mise au jour en 1890 une statuette en marbre de Göktepe figurant une Vénus Anadyomène particulièrement peu charnue : fessier et buste plats, élongation des formes. Loin des canons classiques, cette tendance à l’extrême minceur et à la simplification des formes est à replacer dans le contexte des ateliers orientaux et micrasiatiques durant les derniers siècles de l’Antiquité, répondant à des commanditaires aux aspirations religieuses contradictoires. Dans « Maigreur, minceur et faiblesse physique des Callimachi Romani : programme poétique “callimachéen” et dynamique intertextuelle chez les poètes augustéens », Florence Klein développe l’idée que chez les poètes augustéens, il y a non seulement une inspiration de la Muse « amincie » de Callimaque, mais une véritable réappropriation de celle-ci, sous l’influence des théories rhétoriques contemporaines. Nous changeons de genre pour passer à la comédie, avec Marie-Hélène Garelli, qui, dans « Maigreur esthétique dramatique à Rome », questionne les conventions scéniques mises en œuvre pour figurer la maigreur. Outre les accessoires (masques, costumes, gestuelle…), il apparaît que c’est le texte lui-même qui, métaphoriquement, prend en charge cette maigreur, dans une forme d’esthétique du plein vs le vide. La dernière contribution de cette section ouvre sur d’autres horizons culturels : dans « “Tenir à peine par les os” : la réception de Bucoliques, 3. 102 chez Saint Jérôme », Régis Courtray évoque l’usage protreptique d’une formule virgilienne bien connue, que Jérôme utilise à cinq reprises, la détournant de sa signification première pour évoquer la maigreur en relation avec la conversion et l’ascèse, une maigreur donc valorisée.
6La quatrième section a pour titre « Maladies, médecine et hygiène du corps (Orient, Grèce, Rome) : le médecin et l’athlète y sont les protagonistes. La première contribution a trait à l’Orient ancien. Dans « Le médecin mésopotamien face à la maigreur », Vérène Chalendar souligne la difficulté à saisir des concepts sans doute anachroniques dans des cultures qui ne pèsent ni ne mesurent les corps. Certaines expressions reviennent sur les tablettes médicales notamment, mais ne permettent pas de distinguer entre maigreur et minceur. Elles insistent davantage sur un processus en cours, qui est décrit par un certain nombre de locutions. Toutefois, la perte importante de poids n’est véritablement considérée par le diagnosticien que dans le cas du nourrisson et de l’enfant en bas âge. Danielle Gourevitch, dans « Bonne maigreur, mauvaise maigreur : les idées de Galien », souligne le caractère négatif de la maigreur pour la santé galénique. De surcroît, ce n’est pas tant l’aspect du corps qui intéresse Galien, que l’équilibre des quatre humeurs, qui fait la santé. On reste avec le même auteur dans « Galen, on the Thinning Diet » où John Wilkins revient sur les régimes proposés par le médecin de Pergame pour équilibrer les humeurs, afin d’éviter les résidus. On passe ensuite à l’athlète, et à une autre forme de diète. Dans « L’athlète grec et la recherche de la minceur. Observations de Philostrate dans le traité : Sur la Gymnastique », Valérie Visa-Ondarçuhu dresse le panorama des états du corps de l’athlète, gros vs minces, cette dernière catégorie représentée par les coureurs, les pentathlètes et les pugilistes, étonnamment. Pour ces derniers, ce point est corroboré par une nouvelle traduction d’un passage de Philostrate de la part de l’autrice. Dans « Régime de l’athlète et avantages de la maigreur chez Tertullien » d’Elina Freslon, le projet est d’étudier l’analogie entre le chrétien et l’athlète, entre la diète du second, et le jeûne du premier. L’usage de cette analogie montre une valorisation de la maigreur chez l’auteur chrétien, qui a à voir avec l’ascèse et la promesse de salut.
7La cinquième section « Minceur de l’âme, maigreur du corps : religion et philosophie » propose une interprétation plus abstraite de maigreur et minceur. Etienne Helmer, avec « Le corps cynique : ni gros ni maigre ni mince, ou de l’esthétique à l’éthique du ventre » offre une analyse de la perception des états du corps chez les Cyniques : c’est le ventre, en somme, pour Diogène, qui gère le rapport d’autonomie de l’individu avec ses désirs. Nous entrons dans le domaine de la religion avec « Cultural Practices and Mentalities of Ancient Greek Religious Fasting », où Aikaterini-Iliana Rassia enquête sur le jeûne grâce à une documentation précise et un tableau qui reprend les différentes occurrences de cette pratique. Dans « Entre corps et esprit : les règles de la diét-éthique juive et égyptienne », Anna Guédon et Fabio Porzia confrontent la perception de la maigreur et de la minceur dans deux cultures orientales, d’un point de vue interne et externe. Dans le judaïsme biblique, le gras est valorisé dans une équivalence Dieu/Vie/Nourriture, de fait viande et gras dans l’imaginaire biblique. L’influence du kalos kagatos va modifier cet imaginaire, et le mince est alors valorisé. Il en va de même dans la religion égyptienne vue par des auteurs hellénophones d’époque impériale, qui valorisent le jeûne. Si la maigreur reste connotée négativement, elle n’en induit pas moins un rapport différent au corps, une nouvelle éthique du contrôle sous l’effet du culte des dieux ou de la philosophie. Enfin, la dernière contribution poursuit la réflexion sur l’ambivalence de la maigreur. Dans « Maigreur, santé du corps et santé de l’âme chez Sénèque : la philosophie stoïcienne fait-elle l’apologie de la maigreur ? », Jean-Christophe Courtil interroge le paradoxe de la perception de la maigreur chez Sénèque, signe tout autant de la débauche et du vice, que de la qualité morale et de l’ascèse philosophique. Refusant l’univocité du signe, l’analyse de Sénèque procède de l’action, et non de l’apparence. C’est, du reste, dans une éthique de la nature que le corps doit être appréhendé, ni trop gras, ni trop maigre. Le portrait authentique en marbre du philosophe stoïcien (Antikensammlung de Berlin), joint au texte, vient judicieusement confirmer le propos.
8Les remarques conclusives permettent de faire le point sur la relative stabilité axiologique entre maigreur, plutôt dévalorisée, et minceur, qui tend à devenir la norme. Elles présentent par ailleurs l’intérêt de revenir sur ce qui aurait pu ou dû être abordé davantage dans le volume. Entreprise périlleuse, car on ne peut que souscrire à ces remarques qui soulignent certaines lacunes apparues à la lecture du volume : trop peu d’analyses quantitatives puisque seules deux contributions font référence aux apports caloriques journaliers ou aux données ostéologiques/biochimiques à même de donner des informations concrètes sur minceur et/ou maigreur. Par ailleurs, cette conclusion revient également sur la question de la représentation et de l’évolution des perceptions, pour pallier sans doute ce que l’on peut ressentir à la lecture : la parcimonie de l’iconographie et la modestie de la réflexion sur les imaginaires visuels.
9Néanmoins, le volume, très riche, avec des contributions allant de l’Égypte de l’Ancien Empire à la Gaule romaine, de Sénèque à la Septante, dresse un état de la question appréciable parce qu’utile : les sources principales dans les différentes cultures sont abordées sur un sujet trop peu traité, dans des perspectives variées. On pourrait, néanmoins, regretter l’absence de certains corpus ou de certaines aires culturelles. Quoi qu’il soit, ce volume a le mérite de faire le point sur ce sujet, en soulevant également des questions, comme une invitation à poursuivre la réflexion.
Notes
1 Galbois, E. et Rougier-Blanc, S. (dir.) 2014, La pauvreté en Grèce ancienne. Formes, représentations, enjeux, Bordeaux, Ausonius, Scripta Antica 57.
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Référence électronique
Sophie Pérard, « Estelle Galbois et Sylvie Rougier-Blanc (dir.), Maigreur et minceur dans les sociétés anciennes. Grèce, Orient, Rome », Frontière·s [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 31 juillet 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/frontieres/2773 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12fqf
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