Mathieu Vivas, « Ni larmes ni sépulture ». Privation de sépulture et inhumation infamante dans la province ecclésiastique de Bordeaux (fin xie‑xive s.)
Mathieu Vivas, « Ni larmes ni sépulture ». Privation de sépulture et inhumation infamante dans la province ecclésiastique de Bordeaux (fin xie‑xive s.), Ausonius, Collection Scripta Mediaevalia 47, Bordeaux, 2023, 170 p., EAN : 9782356135728
Texte intégral
1L’ouvrage recensé est relativement court (170 pages en petit format), bien qu’il soit tiré de la thèse de doctorat de Mathieu Vivas (désormais MV). La brève introduction pose de manière concise et claire les cadres et objectifs de l’ouvrage : il s’agit d’aborder la question de la privation intentionnelle de sépulture (l’auteur laisse de côté les privations que l’on pourrait dire accidentelles, lorsqu’il n’a pas été possible aux proches de récupérer un cadavre devenu, pour une raison ou pour une autre, inaccessible), utilisée comme menace et sanction dans la province ecclésiastique de Bordeaux de la fin du xie au xive siècle. L’auteur se donne pour mission d’en éclairer les causes et les conséquences, mais aussi les moyens de l’éviter ou de l’annuler, en replaçant l’analyse dans une réflexion plus large sur les systèmes de pouvoir et de domination (ecclésiastiques et laïques) en jeu dans la société étudiée et les modes de spatialisation et de mise en scène de ces pouvoirs.
2Pour ce faire, MV fait appel à différents types de sources, parmi lesquelles les sources juridiques et normatives issues du droit canon occupent une place de choix. Il convoque également des sources textuelles laïques, notamment les « coutumes urbaines », qui font leur apparition à la fin du xiie siècle, d’abord comme simples énumérations de privilèges et d’exemptions fiscales, mais qui abordent, à partir du xiiie siècle, des questions de mœurs et de pratiques sociales, prévoyant le châtiment de ceux qui y contreviennent. Enfin, l’auteur propose une confrontation de ces sources textuelles avec quelques cas archéologiques.
- 1 Dans le titre de la partie qui leur est consacrée, MV parle de « mauvais morts », mais il s’agit là (...)
3L’ouvrage est divisé en trois chapitres. Le premier, intitulé « Du rejet de la communauté des vivants au rejet de la communauté des morts », analyse les liens entre la privation de sépulture et les peines canoniques et ecclésiastiques dans la province de Bordeaux. La privation de sépulture chrétienne apparaît le plus souvent comme une sanction appliquée au mort qui fait suite à l’excommunication du vivant, et prolonge sa mise à l’écart de la communauté chrétienne. Dans les faits, elle restait d’abord une menace, qui devait encourager les vivants à faire amende honorable de leurs crimes et rechercher l’absolution de l’évêque. Mais la privation de sépulture pouvait aussi frapper plus largement une communauté tout entière dans les situations d’interdit : de telles privations de sépulture massive pouvaient rapidement soulever une colère populaire très forte, ce qui constituait une arme politique puissante entre les mains du pouvoir ecclésiastique. Un second temps du chapitre s’attache à définir plus précisément les catégories d’individus frappés par la privation de sépulture, que MV sépare en trois groupes : ceux dont les crimes déséquilibrent l’ensemble de la communauté des chrétiens (homicides, voleurs, usuriers et hérétiques) ; ceux qui s’attaquent plus spécifiquement à la communauté des clercs et des religieux (assassins de clercs, détenteurs illégaux de dimes, concubines de prêtres), pour lesquels les sanctions sont souvent plus sévères, enfin ceux dont la mort n’est pas en adéquation avec les préceptes de l’Église (suicidés et cadavres fragmentés), que l’on pourrait aussi désigner comme ceux qui rencontrent une « malemort », selon une expression qui revient souvent dans la littérature sur la privation de sépulture mais qui n’est pas ici employée ni discutée par l’auteur1.
- 2 Le fait que « pour les ecclésiastiques, l’une des caractéristiques de la sépulture chrétienne est l (...)
4Le second chapitre, intitulé « La privation de sépulture : une peine géographique et infamante », commence par une réflexion passionnante sur l’importance de la formalisation du cimetière chrétien et de l’émergence d’une vision très encadrée de la sepultura ecclesiastica pour la délimitation de la communauté ecclésiale à partir du xie siècle. Il s’agit en fait ici d’éléments de définition et de contextualisation fondamentaux, qui auraient sans doute gagné à être exposés plus tôt2. MV montre en effet comment la privation de sépulture émerge comme sanction à l’époque même où le cimetière regroupé autour de l’église se construit comme un espace « communautaire, exclusif et prohibitif », notamment par le biais de la consécration cimétériale – par opposition à l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge où les espaces funéraires étaient beaucoup plus variés. Le cimetière devient alors le lieu d’une mise en scène spatiale de l’inclusion ou de l’exclusion des individus dans la communauté chrétienne, renvoyant à la topographie de l’Au‑delà (l’intérieur du cimetière évoquant le Paradis, ses abords le Purgatoire, et l’extérieur éloigné l’Enfer). MV montre ainsi que l’on s’efforçait souvent d’enterrer les excommuniés au plus près du cimetière, malgré de nombreuses interdictions qui recommandent l’éloignement radical et l’isolement des inhumations pour les excommuniés. De manière générale, MV parle pour cette époque d’une « cléricalisation de la mort » (p. 68), marquée par un contrôle sans cesse accru des autorités ecclésiastiques sur les rites et les pratiques funéraires.
5Il distingue toutefois la « mort normale » et la « mort pénale » des criminels qui tombent sous le coup de la justice temporelle, qu’il étudie dans ce même chapitre. MV montre à cette occasion que les criminels exécutés ou morts en prison étaient souvent non seulement privés de sépulture, mais même d’inhumation, et laissés exposés sur les lieux d’exécution qui devenaient parfois, à terme, lieu d’inhumation pour des raisons essentiellement pratiques. La peine était ici non seulement géographique (mise à l’écart radicale du cimetière) mais aussi infamante puisque l’ambition était d’outrager le mort et sa mémoire dans une perspective d’exemplarité judiciaire. Les autorités publiques, civiles et laïques s’efforcent ainsi d’utiliser le cadavre du condamné comme un moyen de « pédagogie pénale » dans le cadre d’une politique de « gouvernance totale des corps vivants et morts », selon l’expression frappante employée par MV à plusieurs reprises.
6C’est dans ce chapitre que MV propose enfin l’analyse de ce qu’il appelle des « inhumations atypiques » (par leur localisation, leur structure ou le traitement du corps) qui pourraient correspondre à des individus privés de sépulture – ce qui l’amène à rappeler que toute inhumation n’est pas une sépulture, et qu’un traitement mortuaire n’est pas nécessairement funéraire.
7Enfin, le troisième chapitre analyse les moyens d’une possible réintégration des « mauvais morts » dans la communauté : MV souligne en effet que la privation de sépulture, comme l’excommunication, n’était pas une sanction irréversible. Elle pouvait être levée si le coupable, ou ses proches, rachetaient sa faute en remboursant les dommages et en faisant pénitence. Si l’absolution était accordée, même de manière posthume, l’individu pouvait être exhumé et réinhumé au sein du cimetière paroissial. Toutefois, MV souligne que tous les mauvais morts n’étaient pas réintégrés légalement : certains excommuniés tentaient ainsi d’obtenir l’absolution par la force, et il ne manquait pas de proches ou même des prêtres prêts à braver la sanction et à faire inhumer en fraude des « mauvais morts » au sein des cimetières. Or, de telles inhumations étaient considérées par l’Église comme une souillure qui pouvait contaminer le cimetière tout entier et nécessitait, si elles étaient découvertes, l’exhumation du corps et la « réconciliation » du cimetière (sa re‑consécration) aux frais des coupables.
8MV conclut en soulignant que la peine de privation de sépulture était finalement conçue par l’Église de manière moins radicale qu’il ne peut sembler au premier abord, puisqu’elle était plus souvent une menace qu’une sanction, et qu’elle n’était en outre pas irréversible. Différents mécanismes permettaient aux « mauvais morts » de rejoindre la communauté des bons chrétiens, témoignant du souci réel de l’Église de permettre le rachat de l’âme, y compris de ses plus mauvais sujets. MV propose donc de parler d’une peine de désocialisation temporaire plutôt que d’exclusion réelle (au sens fort d’une négation du statut de l’individu), cette dernière caractéristique étant plutôt le fait des privations de sépulture imposées par les autorités laïques.
9L’ouvrage est donc riche et le sujet passionnant. On regrette toutefois que certaines pistes n’aient pas été poussées plus avant, par exemple, justement, celle du rôle de la privation de sépulture dans la constitution d’une nécropolitique qui accompagne la naissance du pouvoir étatique (seulement brièvement évoquée en conclusion), mais aussi la réflexion sur les manifestations archéologiques possibles des situations évoquées, qui ne sont finalement abordées que de manière très succincte. Il est par exemple frappant de penser que la peine de sous‑enterrement du meurtrier (vivant ou exécuté) sous sa victime, évoquée par MV au chapitre 2, aurait toutes les chances d’être interprétée par un archéologue comme une inhumation double traduisant une certaine proximité affective entre les deux défunts (amis, amants ou membres d’une même famille). La concision de l’ouvrage est sans doute en cause, et il ne reste plus qu’à attendre d’autres publications de l’auteur pour tirer ces fils qui peuvent, sans aucun doute, mener très loin.
Notes
1 Dans le titre de la partie qui leur est consacrée, MV parle de « mauvais morts », mais il s’agit là d’un terme très générique qu’il emploie d’ailleurs lui-même à de nombreuses reprises dans l’ouvrage pour désigner l’ensemble des individus considérés comme de mauvais morts par les pouvoirs ecclésiastiques et laïques, soit les trois catégories qu’il identifie. Or, la spécificité de cette dernière catégorie est de réunir des individus qui ont pu vivre en parfaite adéquation avec les préceptes de l’Église et en respectant la communauté, mais dont la mort comme événement (le trépas) est considérée comme mauvaise, bien plus que le mort (le défunt) lui-même.
2 Le fait que « pour les ecclésiastiques, l’une des caractéristiques de la sépulture chrétienne est l’intégrité du corps qu’elle doit contenir » (p. 69) est par exemple une donnée cruciale pour comprendre pourquoi les individus dont les corps ont été morcelés sont mentionnés au chapitre 1 parmi les personnes frappées par la privation de sepultura ecclesiastica.
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Référence électronique
Reine‑Marie Bérard, « Mathieu Vivas, « Ni larmes ni sépulture ». Privation de sépulture et inhumation infamante dans la province ecclésiastique de Bordeaux (fin xie‑xive s.) », Frontière·s [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 31 juillet 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/frontieres/2732 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1277t
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