- 1 Voir par exemple Teyssier et Lopez 2005 ; Teyssier 2009 ; Dunbabin 2016.
1La recherche sur les spectacles romains s’est longtemps appuyée essentiellement sur les sources littéraires. Cependant, ces dernières ont rarement pour objet de décrire les spectacles pour eux-mêmes. C’est pourquoi l’iconographie permet de combler de nombreuses lacunes dans notre connaissance des realia de ces spectacles. Par exemple, c’est avant tout par l’examen de l’immense documentation iconographique sur le sujet que nous connaissons de façon précise l’équipement des différents types de gladiateurs1.
2Mais l’iconographie représente bien plus pour la recherche qu’un apport, même essentiel, sur les realia des spectacles. Elle peut parfois contribuer à révéler l’importance de certains types de spectacles très peu évoqués par les textes, et leur popularité dans l’imaginaire collectif.
- 2 Coleman 1990.
- 3 Slater 1993, p. 200 ; Ceccarelli 1998, p. 225‑227.
- 4 Berlan‑Bajard 2019, p. 23‑34.
3C’est le cas notamment pour des spectacles d’amphithéâtre longtemps laissés de côté par la recherche en raison de la rareté de leur apparition dans les textes, appelés « fatal charades » par Kathleen M. Coleman dans un article pionnier sur le sujet2, mais qui à l’époque romaine semblent avoir porté le nom de pyrrichae. Ce terme vient du grec, où il en était venu à désigner une sorte de danse narrative de thème mythologique3. La pyrrhique romaine, quant à elle, était une mise en scène reconstituant le mythe avec tout le réalisme que permettaient les spectacles de l’arène4.
4Si l’on en croit l’historien Suétone (Vie de Néron, XII, 2-5), les premières de ces pyrrhiques furent données pour l’inauguration de l’amphithéâtre de bois réalisé par le dernier des Julio-Claudiens en 57 n.è. :
- 5 Munus est un terme souvent utilisé en latin pour désigner les spectacles de l’arène.
- 6 D’après le mythe, la reine Pasiphaé, tombée amoureuse d’un taureau en raison d’une malédiction div (...)
- 7 (Nous traduisons) Munere, quod in amphitheatro ligneo regione Martii campi intra anni spatium fabr (...)
Lors du munus5 qu’il donna dans un amphithéâtre de bois confectionné en moins d’un an dans la région du champ de Mars, il ne fit tuer personne, même parmi les criminels […] Il fit aussi représenter des pyrrhiques par un grand nombre d’éphèbes, et une fois leur exhibition achevée, il leur offrit à chacun le brevet de citoyen romain. Parmi ces sujets de pyrrhiques, un taureau saillit une génisse en bois où Pasiphaé était cachée, d’après ce que crurent beaucoup de spectateurs6 ; Icare, dès son premier essai, tomba près de la loge de l’empereur, qui fut lui-même éclaboussé de sang7.
- 8 Tacite, Annales, XV, 44.
- 9 Clément de Rome, Lettres aux Corinthiens, 6, 2.
- 10 Jaubert (éd.) 2000, p.109 ; Coleman 1990, p. 65‑66 ; Berlan‑Bajard 2019, p. 131‑133.
- 11 Anthologie Palatine, XI, 184 ; Robert 1968 ; Berlan‑Bajard 2019, p. 21‑22.
- 12 Martial, Livre des spectacles, 6 (Pasiphaé) ; 10 (Dédale et Icare) ; 24 (Orphée) ; 9 (Prométhée), (...)
- 13 Sous Titus et au début du règne de Domitien l’arène de l’amphithéâtre flavien pouvait être inondée (...)
- 14 Stace, Silves, I, 6, 53‑64.
- 15 Berlan‑Bajard 2011.
- 16 Apulée, Métamorphoses, X, 30‑32.
5On assista donc, grâce à une vache en bois et à un véritable taureau, à une reconstitution du mythe de Pasiphaé, qu’une femme jouant ce rôle ait été ou non cachée à l’intérieur. Ensuite, un acrobate, ou un condamné compte tenu du danger encouru, exécuta un numéro de voltige muni d’une paire d’ailes afin d’évoquer Icare. On sait aussi par l’historien Tacite8 que lors des munera donnés pour distraire le peuple après le grand incendie de Rome en 64 n.è., des chrétiens furent affublés de peaux de bêtes pour être déchirés par des chiens, rééditant ainsi très probablement le mythe d’Actéon. Si l’on en croit l’évêque Clément de Rome9, d’autres martyrs, toujours sous Néron, subirent le même supplice que Dircé, qui selon le mythe avait été attachée à un taureau par les héros Amphion et Zéthos10. Une épigramme anonyme11, également d’époque néronienne, évoque quant à elle une mise en scène de la mort d’Hercule sur le bûcher. Des spectacles analogues sont ensuite attestés dans les munera impériaux d’époque flavienne grâce aux épigrammes du Livre des spectacles de Martial12. Deux thèmes mythologiques déjà exploités, les amours de Pasiphaé et le vol d’Icare et Dédale, furent notamment repris. On vit aussi une représentation d’Orphée charmant les animaux. Dans les deux derniers cas, une bête féroce fut lâchée sur le malheureux protagoniste du tableau, faisant clairement de l’épisode une exécution mise en scène. Deux autres épigrammes semblent suggérer que la mort de Prométhée et l’apothéose d’Hercule pouvaient aussi être représentées. D’autres pièces encore évoquent des spectacles mythologiques reprenant des épisodes moins sanglants, donnés dans l’arène inondée du Colisée13 : la traversée de l’Hellespont par Léandre, héros d’une légende d’Asie Mineure, et un ballet aquatique représentant un chœur de néréides. Le poète Stace évoque quant à lui14 un munus exceptionnel organisé par Domitien où l’on vit combattre des nains, puis des femmes, censés évoquer respectivement des Pygmées et des Amazones15. Au-delà de l’époque flavienne, on peut encore relever la description dans les Métamorphoses d’Apulée16 d’un spectacle reconstituant le jugement de Pâris dans le théâtre de Corinthe, présenté juste avant celui de l’exécution d’une criminelle. Dans un de ses Discours, (XLVI, 14), Libanius évoque lui aussi, de manière très allusive, des spectacles de thèmes mythologiques donnés à Antioche pour divertir les soldats cantonnés sur place :
- 17 (Nous traduisons) ἀγείρουσι δὲ οὐχ οἱ μάχιμοι μόνον, ἀλλὰ καὶ οἷς ὁ βίος ἐν ἐκείνοις γελωτοποιεῖν. (...)
Ce sont non seulement les soldats qui mendient, mais ceux qui gagnent leur vie en les divertissant. Il suffit, pour amoindrir les ressources des misérables, d’un lion apprivoisé, d’un ours, d’une panthère ou d’un chien remarquable par sa taille ou ne serait-ce que d’un singe. Et voici un aulète réclamant de l’argent, à sa suite c’est un joueur de syrinx qui se présente, un autre qui joue le rôle de Pan, un autre de Silène, un autre encore de Bacchus17.
6Comme ce passage mentionne à la fois des artistes incarnant des personnages mythologiques et des exhibitions d’animaux dressés, il est possible que Libanius fasse ici référence à des chasses et à des pyrrhiques données dans le cadre de munera. L’insistance sur le poids financier représenté pour la population par ces artistes permet en tout cas d’exclure qu’il s’agisse de simples spectacles de rue. Tel est, ou peu s’en faut, la liste de nos sources littéraires sur la question des pyrrhiques.
- 18 Berlan‑Bajard 2019, p. 106‑307.
- 19 Voir par exemple Meyboom 1995 ; Boissel 2007 ; Berlan‑Bajard 2019, p. 227.
- 20 Panyagua 1973, p. 83‑135 et 396‑416 ; Stern 1980; Jesnick 1997 ; Berlan‑Bajard 2019, p. 172‑179.
7Les thèmes mythologiques ainsi mis en scène évoquaient le châtiment de l’hybris par les dieux ou la maîtrise de la nature. Ils étaient donc particulièrement propres à exalter en même temps la puissance de l’empereur et sa justice. Mais surtout, compte tenu du caractère exclusivement visuel des spectacles de l’arène, il fallait que les sujets choisis soient déjà très populaires dans le public pour pouvoir être immédiatement reconnus, ce qu’une étude de leur présence dans l’iconographie romaine antérieure aux premières pyrrhiques permet de confirmer18. Par exemple, la mort d’Actéon et la chute d’Icare font partie des quatre sujets représentés sur les deux tiers des paysages mythologiques relevant du troisième style pompéien, qui commence sous le règne d’Auguste et s’achève sous celui de Claude, le prédécesseur de Néron. Un thème comme celui des Pygmées, lui, était également très courant dans les mosaïques et les reliefs romains dès la fin de la République19. Quant au mythe d’Orphée charmant les animaux, presque absent de l’art grec, il est déjà bien représenté dans l’art romain du ier siècle av. n.è.20, et ne cessera plus d’y jouer un rôle majeur.
8Textes et iconographie permettent donc d’établir que, à partir de la seconde moitié du ier siècle n.è., des thèmes mythologiques déjà très présents dans l’imaginaire visuel des Romains et susceptibles de se mettre au service de l’idéologie impériale furent mis en scène dans une série de spectacles de la métropole. Deux de nos sources, les extraits d’Apulée et ceux de Libanius, suggèrent en outre qu’ils se diffusèrent dans les provinces. Mais le premier de ces textes est un roman, ce qui en altère la fiabilité. Quant à Libanius, il ne mentionne pas clairement l’arène comme cadre des spectacles mythologiques qu’il évoque, et ces derniers pourraient aussi avoir eu lieu lors de jeux scéniques. Par conséquent, il y aurait peu de choses à ajouter sur les pyrrhiques si d’autres documents n’étaient pas susceptibles de suggérer une diffusion et une longévité de ces spectacles bien plus importantes qu’à première vue. Il s’agit tout d’abord de deux autres textes, dont un passage des Moralia de Plutarque (554b) :
- 21 (Nous traduisons) ἀλλ᾽ οὐδὲν ἔνιοι διαφέρουσι παιδαρίων, ἃ τοὺς κακούργους ἐν τοῖς θεάτροις θεώμεν (...)
Mais certains ne diffèrent en rien des jeunes enfants, qui souvent, lorsqu’ils regardent au théâtre des malfaiteurs en train de jouer une pyrrhique et portant des tuniques brodées d’or, des manteaux de pourpre et des couronnes, sont frappés d’admiration et les croient heureux. Mais vient le moment où ils les voient frappés par l’aiguillon et par le fouet, et où leurs magnifiques vêtements brodés sont consumés par le feu21.
- 22 Digeste, XLVIII, 19, 8, 11.
- 23 Sabbatini Tumolesi 1988, p. 102.
- 24 Berlan‑Bajard 2019, p. 27.
9Ces prestataires de spectacle somptueusement vêtus, mais voués à une mort violente, sont certainement des condamnés jouant le rôle d’un personnage mythologique dans une pyrrhique. Pour illustrer son propos, l’auteur prend visiblement un exemple tiré de l’expérience courante de ses lecteurs, ce qui suggère que ces spectacles, de son temps, n’étaient plus seulement ajoutés à titre exceptionnel à quelques munera impériaux. Ce point trouve confirmation grâce à un document plus important encore, qui n’est plus cette fois une œuvre littéraire. Il s’agit d’un passage d’Ulpien22, juriste du début du iiie siècle n.è., qui nous apprend que de son temps les plus jeunes des condamnés aux jeux de l’arène se voyaient attribuer les fonctions de bestiaires ou de danseurs de pyrrhique. Cette information est d’ailleurs cohérente avec le texte de Suétone qui semblait lier les pyrrhiques à la présence de condamnés parmi les prestataires du spectacle de Néron. L’intégration des pyrrhiques dans le programme courant des munera alla donc jusqu’à leur inscription dans les textes de loi, ce qui suggère que le peu de sources littéraires disponibles sur ces spectacles ne doit pas nous faire conclure trop vite à leur rareté. À l’appui de ces documents importants, on peut enfin citer un texte épigraphique23, un fragment d’inscription peinte de Pompéi annonçant le programme d’un munus. On peut y lire le mot pyrricharii ou pyrricha, à la place habituellement réservée à la mention d’éléments susceptibles d’attirer le public, mais non présents systématiquement, comme les protections contre le soleil, les distributions de cadeaux et les exécutions capitales. Or, dans la mesure où les pyrrhiques impliquaient souvent des condamnés, il faut sans doute les placer parmi les meridiani, spectacles destinés à occuper le public à l’heure du déjeuner, dont parle Sénèque dans une de ses Lettre à Lucilius (I, 7). De fait, les meridiani pouvaient, au gré de l’organisateur, comporter aussi bien des exécutions que des divertissements moins sanglants, qualifiés par le philosophe de lusus et sales, « divertissements et facéties »24. Cette inscription de Pompéi, nécessairement antérieure à la catastrophe de 79 n.è., suggère donc qu’après leur première apparition lors des spectacles de Néron, la diffusion des pyrrhiques hors de Rome se fit très rapidement.
10De telles hypothèses resteraient cependant très incertaines si elles devaient s’appuyer uniquement sur cette inscription de lecture assez difficile, et sur un texte juridique prévu pour couvrir toutes les possibilités laissées par la loi – en l’occurrence tous les types de spectacles auxquels on pouvait affecter les condamnés aux jeux.
11C’est ici qu’intervient l’étude d’un certain nombre de documents iconographiques prouvant que les pyrrhiques étaient certainement bien plus fréquentes qu’on ne pourrait le penser, et qu’elles s’étaient aussi diffusées dans les provinces.
- 25 Il s’agit des corridors d’accès aux gradins.
- 26 Tuck 2007, p. 255‑272.
- 27 Tertullien, Apologétique, XV, 2 ; Augustin, Cité de Dieu, XVIII, 10.
12Les plus importants de ces documents sont des reliefs à thèmes mythologiques qui ornaient les balustrades des uomitoria25 de l’amphithéâtre de Capoue. Le bord supérieur de chacun des panneaux latéraux de ces balustrades était orné de reliefs représentant des animaux exotiques, en une claire allusion aux chasses données dans l’édifice. Sur le panneau central, disposé au-dessus du passage, étaient figurés des épisodes mythologiques. Or, sur l’un d’eux, représentant la chasse du sanglier de Calydon par le héros Méléagre, on remarque dans un angle un pilier de voûte parfaitement semblable à ceux de l’amphithéâtre de Capoue lui-même (fig. 1). Comme cet épisode mythologique a pour cadre habituel une forêt, la présence du pilier est certainement destinée à souligner que ce n’est pas seulement le mythe qui est représenté, mais un spectacle qui le reconstituait, ainsi que l’a fait observer Steven L. Tuck26 dans une étude globale de l’ensemble de ces reliefs. Sur un autre de ces derniers, on remarque une femme couronnée de tours représentant très certainement la cité de Capoue, assise en spectatrice devant la lutte opposant Hercule et Antée (fig. 2), ce qui vient confirmer l’hypothèse de S.L. Tuck. Or, il est intéressant de noter que plusieurs autres reliefs reprennent des thèmes déjà rencontrés dans les sources littéraires à propos des spectacles de Rome : l’histoire d’Icare, Diane et Actéon (fig. 3), divers travaux et aventures d’Hercule (fig. 2), le supplice de Prométhée, un combat d’Amazones. Seuls trois nouveaux sujets font leur apparition : la chasse au sanglier de Calydon, le supplice du satyre Marsyas après sa défaite dans un concours musical contre Apollon (fig. 4), et la rencontre de Mars et Rhéa Sylvia. Outre ces reliefs, on peut aussi évoquer ceux qui ornaient le pulpitum du théâtre de Sabratha (fig. 5) où, à côté de scènes de comédie et de tragédie montrant des acteurs masqués, apparaît une représentation du jugement de Pâris. Celle-ci renvoie donc très certainement à un mime sur le sujet, dont Tertullien et Augustin nous confirment par ailleurs l’existence27. Il est donc probable que le jugement de Pâris pouvait être mis en scène indifféremment dans le cadre d’un spectacle de l’arène, comme on le voit chez Apulée, ou lors de jeux scéniques.
Figure 1 : La chasse au sanglier de Calydon se déroulant près d’un pilier de l’amphithéâtre de Capoue, iie siècle n.è.
Provenance : uomitoria de l’amphithéâtre de Capoue (Italie). Lieu de conservation : Capoue (Italie), Museo dei gladiatori
Avec l'aimable autorisation de V. Torrisi
Figure 2 : La cité de Capoue spectatrice de la lutte d’Hercule et d’Antée, iie siècle n.è.
Provenance : uomitoria de l’amphithéâtre de Capoue (Italie). Lieu de conservation : Capoue (Italie), Museo dei gladiatori
Avec l'aimable autorisation de V. Torrisi
Figure 3 : Diane et Actéon, iie siècle n.è.
Provenance : uomitoria de l’amphithéâtre de Capoue (Italie). Lieu de conservation : Capoue (Italie), Museo dei gladiatori
Avec l'aimable autorisation de V. Torrisi
Figure 4 : Le supplice de Marsyas, iie siècle n.è.
Provenance : uomitoria de l’amphithéâtre de Capoue (Italie). Lieu de conservation : Capoue (Italie), Museo dei gladiatori
Avec l'aimable autorisation de V. Torrisi
Figure 5 : Relief représentant le jugement de Pâris, iiie siècle n.è.
Provenance : Sabratha (Lybie), frons pulpiti du théâtre
Crédit : Nigel Hoult, CC BY SA 2.0
- 28 Il s’agit de vases portant un décor moulé sur des médaillons de terre cuite.
13En dehors de ces témoignages apportés par des bâtiments publics, les spectacles mythologiques d’amphithéâtre apparaissent aussi sur des supports iconographiques relevant cette fois du décor domestique. Par exemple, sur un vase de céramique sigillée d’époque flavienne conservé au musée de Reims, un personnage – identifié comme Hercule par une inscription – réalise ses divers travaux. Il est équipé de la manica, sorte de protection du bras que portaient certains gladiateurs, et d’armes empruntées aux combats de l’arène, en lieu et place de la traditionnelle massue (fig. 6). Cela laisse supposer qu’ici encore, c’est un spectacle qui est représenté. De même, sur un vase à médaillons d’applique28 daté de l’époque des Antonins et découvert à Lezoux, on reconnaît la rencontre entre Mars et Rhéa Silvia, aussi appelée Ilia (fig. 7). Là encore, le dieu porte la manica et le subligaculum, le pagne du gladiateur, ce qui explique sans doute que des inscriptions aident à l’identification des personnages mythiques. Ces vases produits en série suggèrent une diffusion rapide en Gaule des spectacles mythologiques d’amphithéâtre, puisque les premières sources écrites attestant l’existence de ces derniers, nous l’avons vu, concernent l’époque de Néron.
Figure 6 : Bestiaire incarnant Hercule, dernier quart du ier siècle n.è.
Dessin reproduisant un vase de céramique sigillée conservé au musée Saint Rémi de Reims
Source : Grenier 1940, p. 639, fig. 1
Figure 7 : Gladiateur incarnant Mars, époque des Antonins
Dessin reproduisant un médaillon d’applique trouvé à Lezoux et conservé au musée Lugdunum de Lyon
D’après Wuilleumier et Audin 1952, p. 30, no 14
- 29 Iliade, III, 3‑7.
- 30 Daviault et al. 1987, p. 7‑78 ; Caballer Gonzalez 2001.
- 31 Berlan‑Bajard 2019, p. 49‑50 et 239‑240.
14On peut aussi s’intéresser à une mosaïque du ive siècle n.è. trouvée à Santisteban del Puerto en Espagne (fig. 8). Elle représente le supplice de Marsyas, mais la représentation réaliste du sang s’écoulant du corps du satyre, et la présence en haut à droite de l’image d’un muret semblable à un podium dont dépassent les têtes de spectateurs, indiquent qu’il s’agit sans doute d’un spectacle de l’arène. Enfin, il faut signaler aussi deux mosaïques, l’une du iiie siècle n.è., trouvée à Amphissa en Grèce, et l’autre du ive siècle n.è., découverte à Puente Genil en Espagne (fig. 9). On y voit dans les deux cas un combat burlesque entre une famille de Pygmées et des grues, adversaires traditionnels de ce petit peuple mythique depuis Homère29. La scène est accompagnée d’inscriptions transcrivant des éléments de dialogue qui sont très probablement des répliques de théâtre30. Cependant, il semble aussi possible de faire un parallèle avec le spectacle de combats de nains donné par Domitien, puisque celui-ci avait été suivi par un lâcher de grues, afin précisément de renforcer encore l’évocation sous-jacente des Pygmées31.
Figure 8 : Mosaïque représentant un spectacle sur le thème du supplice de Marsyas, ive siècle n.è.
Provenance : Santisteban del Puerto (Espagne). Lieu de conservation : Jaén (Espagne), Museo Provincial
Crédit : A. Berlan-Gallant, CC BY-NC-SA 4.0
Figure 9 : Combats de Pygmées et de grues accompagnés d’un dialogue théâtral, ive siècle n.è.
Provenance : Villa de Fuente Alamo près de Puente Genil (Espagne)
Crédit : Wikimedia commons (Wildbear, CC BY-SA 4.0)
15L’étude de ces documents iconographiques très divers confirme ce que suggéraient notamment les textes de Plutarque, et surtout d’Ulpien : lors des spectacles de l’arène, les pyrrhiques faisaient bien plus souvent partie du programme que les sources littéraires ne permettent de le supposer, et ce aussi bien dans les provinces qu’à Rome même.
16De plus, en confrontant représentations figurées et sources littéraires sur les pyrrhiques, on ne peut manquer de remarquer qu’on y retrouve à plusieurs reprises les mêmes thèmes mythologiques, en dépit de leur petit nombre (tabl. 1). Cette constatation, d’autant plus surprenante que le corpus global lui-même comprend un nombre de documents très restreint, suggère que les pyrrhiques d’amphithéâtre ont reproduit le plus souvent ces mêmes thèmes, quelle qu’ait été l’époque ou la région de l’empire concernée.
Tableau 1 : Les sujets de pyrrhiques d’amphithéâtre, d’après les sources textuelles et iconographiques disponibles
|
Œuvres de Martial |
Autres sources |
Reliefs |
Céramique gauloise |
Mosaïques |
Hercule |
X |
X |
X |
X |
|
Méléagre |
|
|
X |
|
|
Orphée |
X |
|
|
|
|
Prométhée |
X |
|
X |
|
|
Marsyas |
|
|
X |
|
X |
Pasiphaé |
X |
X |
|
|
|
Actéon |
|
X |
X |
|
|
Icare & dédale |
X |
X |
X |
|
|
Dircé |
|
X |
|
|
|
Jugement de Pâris |
|
X |
X |
|
|
Thiase marin |
X |
X |
|
|
|
Léandre & Héro |
X |
|
|
|
|
Mars & Rhéa Silvia |
|
|
X |
X |
|
Pygmées |
|
X |
|
|
X X |
Amazonomachie |
|
X |
X |
|
|
17Or, il est possible que cette observation se trouve encore corroborée, au-delà de notre corpus de sources directes sur les pyrrhiques, par un certain nombre d’autres documents iconographiques. Telle est l’hypothèse que suscite notamment l’association sur certaines mosaïques de représentations de combats de gladiateurs ou de chasses, avec une ou plusieurs scènes mythologiques qui reprennent souvent les thèmes qui nous occupent. Plusieurs exemples de ce phénomène ont été notamment recensés par Christine Kondoleon32. Par exemple, sur une mosaïque de Cos de la fin du iie siècle n.è., une bordure montrant une chasse – dont les protagonistes sont nommés – entoure un tableau central représentant le jugement de Pâris (fig. 10). Une œuvre de la même époque, trouvée dans le triclinium d’une maison romaine de Milet, associe une frise de quatre chasseurs ailés à un panneau montrant Orphée charmant les animaux. De même, sur une mosaïque à peu près contemporaine du triclinium de la maison de l’Arsenal à Sousse, une bordure représentant des animaux sauvages encadre une représentation du rapt de Ganymède par Zeus sous la forme d’un aigle (fig. 11). Une autre mosaïque encore, présente sur la maison de la Fortuna Annonaria à Ostie, comporte des médaillons octogonaux représentant respectivement le supplice de Prométhée, Actéon assailli par ses chiens, Ganymède et Jupiter sous la forme d’un aigle, et un centaure caracolant (fig. 12). Entre eux s’intercalent des cadres rectangulaires montrant des animaux, notamment des fauves, ainsi qu’une autre scène mythologique : la louve et les jumeaux. C. Kondoleon suggère de voir dans toutes ces mosaïques des références à des spectacles de l’arène qui avaient comporté des pyrrhiques. Sur la mosaïque de Cos notamment, le fait que les bestiaires soient identifiés par leur nom incite à aller dans ce sens.
Figure 10 : Mosaïque représentant le Jugement de Paris entouré d’une frise représentant des venationes, fin iie – début iiie siècle n.è.
Provenance : Cos (Grèce), à proximité des thermes romains de l’ouest
Crédit : Wikimedia commons (JD554, CC BY-SA 3.0)
Figure 11 : Mosaïque représentant Ganymède enlevé par l’aigle, début iiie siècle n.è.
Provenance : maison de l’Arsenal, Sousse (Tunisie). Lieu de conservation : Sousse (Tunisie), musée archéologique
Crédit : Wikimedia commons (Ad Meskens, CC BY-SA 3.0)
Figure 12 : Mosaïque représentant les bêtes sauvages et divers thèmes mythologiques, première partie du iiie siècle n.è.
Provenance : maison de la Fortuna Annonaria, Ostie (Italie)
Crédit : Jamie Heath, CC BY-SA 2.0
- 33 Papini 2004, p. 93‑108.
- 34 Dunbabin 2016, p. 196.
18L’examen de ces mosaïques associant thèmes mythologiques et spectacles de l’arène a été repris par Massimiliano Papini33, qui en a relevé de nombreux autres exemples. Ainsi deux pavements, l’un découvert à Rottweil en Allemagne et l’autre à Cos, associent tous les deux une bordure sur le thème des munera à un panneau central montrant Orphée charmant les animaux. Sur la mosaïque de Cos, les gladiateurs de la bordure (fig. 13) sont une fois encore identifiés par leurs noms et par la mention de leur victoire (NEI) ou de leur mort (θ). Il existe encore à Cos une troisième mosaïque34 suivant les mêmes principes, qui associe trois panneaux où apparaissent respectivement des gladiateurs identifiés par leurs noms, Silène monté sur un âne, et Méléagre affrontant le sanglier de Calydon. De plus, on peut aussi ajouter au dossier une mosaïque d'une villa d’Orthosia en Carie (iie– iiie siècle n.è.), où des panneaux représentant Léda et le cygne, Triton et Amphitrite, Pan et une nymphe, sont entourés d’une bordure montrant des chasses et des gladiateurs, mais aussi le combat entre Hercule et les oiseaux de Stymphale. Sur d’autres pavements encore, ce sont des thèmes marins, ou le Nil et ses Pygmées, qui se trouvent associés aux combats de l’arène. Or, eux aussi étaient présents dans les pyrrhiques, comme nous l’avons vu.
Figure 13 : Bordure d’une mosaïque de Cos avec une frise de gladiateurs accompagnés de leur nom, iie-iiie siècle n.è.
Provenance : Cos (Grèce). Lieu de conservation : musée archéologique d’Istanbul
Crédit : A. Berlan-Gallant, CC BY-NC-SA 4.0
- 35 Papini 2004, p. 104‑111.
19En dépit des nombreux nouveaux exemples qu’il relève, M. Papini s’oppose à l’hypothèse de C. Kondoleon et nie l’existence d’un lien direct entre les thèmes mythologiques choisis et les spectacles de l’arène35. Il fait observer que le rapt de Ganymède, par exemple, n’est pas attesté comme sujet de pyrrhique. Ganymède étant l’échanson des dieux, le choix de ce mythe aurait pu être simplement dicté par son caractère particulièrement approprié pour orner un triclinium. Cette observation vaudrait aussi, selon lui, pour Silène et son âne, tandis que le mythe d’Orphée pourrait évoquer simplement l’abondance et la félicité, thèmes eux aussi couramment présents dans un décor de triclinium et dans d’autres pièces de représentation. Ces mosaïques ne représenteraient donc qu’une juxtaposition de thèmes associant les centres d’intérêt majeurs des commanditaires : la culture classique et les spectacles.
20Il est certes impossible de démontrer que ces scènes mythologiques renvoyaient toutes à un spectacle réellement donné lors d’une occasion précise. Cependant, on pourrait faire observer que le texte déjà cité de Libanius, par exemple, suggère que Silène était bel et bien susceptible d’apparaître dans une pyrrhique, contrairement à ce qu’avançait M. Papini, et qu’il pourrait en avoir été de même de Ganymède, dont le mythe se prêtait bien à un numéro de voltige analogue à celui que suscita l’histoire d’Icare. Surtout, il convient d’être attentif à la mise en parallèle déjà évoquée entre textes et images et de remarquer la très large correspondance entre les épisodes mythologiques associés aux combats de l’arène sur les mosaïques, et les thèmes de pyrrhiques attestés par les documents directs que nous possédons sur ces spectacles (tabl. 2).
Tableau 2 : Les sujets connus de pyrrhiques d’amphithéâtre et les sujets mythologiques associés aux spectacles de l’arène sur des mosaïques
Sujets de pyrrichae connus par les sources écrites et iconographiques |
Sujets mythologiques associés aux spectacles de l’arène dans la mosaïque romaine |
Travaux et mort d’Hercule |
Travaux d’Hercule |
Méléagre |
Méléagre |
Orphée |
Orphée |
Prométhée |
Prométhée |
Actéon |
Actéon |
Jugement de Paris |
Jugement de Paris |
Thiase Marin |
Thiase Marin, Triton & Amphitrite |
Pygmées |
Scènes nilotiques |
Centauromachie |
Centaure |
Pan |
Pan |
Silène |
Silène |
Dédale & Icare |
Ganymède |
Pasiphaé |
Léda & le cygne |
Dircé |
Lycurgue & ambrosie |
Marsyas |
|
Héro & Léandre |
|
Mars & Rhéa Silvia |
|
Amazonomachie |
|
- 36 Voir notamment Wuilleumier et Audin 1952, ainsi que Desbat et Savay‑Guerraz 2011. Pour justifier c (...)
- 37 Liste établie d’après les thèmes relevés par Déchelette 1904, Audin et Vertet 1972, ainsi que Sava (...)
- 38 Blaskiewicz et al. 1990, p. 172.
21En outre, cette association récurrente de certains sujets mythologiques aux spectacles de l’arène se retrouve sur le décor d’objets fabriqués en série : la vaisselle en céramique sigillée, et les vases à médaillons d’applique produits en Gaule entre le ier et le iiie siècle n.è. Tout d’abord, concernant les vases à médaillons d’applique, on peut rappeler qu’en dehors de scènes érotiques, ils représentent surtout soit des sujets religieux ou mythologiques, soit des spectacles, et que leur production est généralement considérée comme liée à la commémoration de fêtes célébrant le régime impérial36. Or, là encore, bon nombre des thèmes mythologiques figurant sur ces vases sont ceux dont la présence dans le répertoire des pyrrhiques est attestée (tabl. 3)37. En outre, on relève aussi dans cette liste plusieurs autres mythes figurant sur les mosaïques étudiées plus haut, comme le rapt de Ganymède ou Léda et le cygne. Ce dernier sujet se trouve d’ailleurs associé au supplice de Marsyas sur un vase bien conservé découvert à Lisieux38. Le cycle de Troie, auquel appartient le jugement de Pâris, est également bien représenté, de même que le cycle crétois, dont relève aussi, il faut le rappeler, la chute d’Icare et les amours de Pasiphaé. Il est donc très probable qu’il existait un lien entre les sujets mythologiques présents sur ces vases et ceux que les spectacles de la même époque diffusaient le plus. Cette constatation confirme la même hypothèse pour les mosaïques considérées plus haut : comme le suggérait C. Kondoleon, les thèmes mythologiques qui y figurent n’ont pas été choisis par hasard pour accompagner des représentations de gladiateurs ou de chasses. Ils se trouvaient bel et bien associés de manière privilégiée aux spectacles de l’arène dans l’imaginaire collectif.
- 39 Liste établie par Bémont 1981.
- 40 Bémont 1981, p. 39 et fig. 4.
22Si on examine à présent les thèmes mythologiques présents sur la céramique sigillée, d’une diffusion beaucoup plus vaste que les vases à médaillons d’applique, on constate qu’ils évoquent un plus grand nombre de sujets. Cependant, le thème des munera y est aussi très fréquent, et dans la liste des thèmes mythologiques que l’on y trouve (tabl. 3) apparaissent encore bon nombre de ceux qui furent mis en scène dans l’arène39. Plus intéressant encore, on retrouve sur quelques vases bien conservés de l’époque de Trajan la juxtaposition de certains des thèmes qui nous occupent, et qui n’ont d’autre point commun que d’avoir été représentés dans l’arène. La mort d’Actéon se trouve ainsi associée une fois au jugement de Pâris, et deux fois au supplice de Prométhée40. Sur la céramique sigillée, les scènes mythologiques, tout comme les représentations de combats de gladiateurs ou de chasses, sont souvent très stéréotypées et répétitives. Il ne s’agit donc pas de références à un spectacle précis, comme cela peut être le cas sur certaines mosaïques, mais ces vases représentent malgré tout, une fois encore, un témoignage très clair de l’influence de l’arène sur les mythes les plus populaires auprès de l’ensemble de la population.
Tableau 3 : Les sujets mythologiques représentés dans la céramique gauloise
Sujets mythologiques des vases à médaillons d’applique |
Sujets mythologiques de la céramique sigillée |
Les travaux d’Hercule (8) |
Les travaux d’Hercule |
Hercule et Prométhée |
Prométhée enchaîné |
Le supplice de Marsyas (3) |
Le supplice de Marsyas |
Le jugement de Pâris (2) |
Le jugement de Pâris |
Ganymède & l’aigle (2) |
Ganymède |
Léda & le cygne |
Léda & le cygne |
Cycle troyen |
Cycle troyen |
Enfance d’Achille |
Enfance d’Achille |
Les fils de Laocoon |
Les fils de Laocoon |
Thèmes bachiques |
Thèmes bacchiques |
Mythe de Persée |
Mythe de Persée |
Jason |
Médée |
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Orphée charmant les animaux |
Actéon |
Mars & Ilia |
La Louve romaine |
Fuite d’Enée |
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Mythe d’Ariane (4) ; combat de Thésée et d’Hippolyte ; Minos & Scylla ; Atalante et Hippomène ; mythe d’Io. |
Enlèvement d’Europe ; enlèvement des filles de Leucippe ; Pero & Micon |
23C’est donc bien l’iconographie qui nous permet d’en savoir beaucoup plus sur les pyrrhiques d’amphithéâtre et d’établir fermement un certain nombre de points. Tout d’abord, cette iconographie conforte ce que suggéraient seulement quelques textes, notamment ceux de Plutarque et d’Ulpien : les pyrrhiques ne sont pas restées exceptionnelles ni limitées à la métropole, comme le prouve leur présence sur divers décors ou objets produits en province, relevant parfois de productions en série. Le petit nombre de sources littéraires existant sur le sujet s’explique dès lors non par la rareté des pyrrhiques, mais au contraire par leur entrée dans le programme courant des spectacles de l’arène, ainsi que par leur statut d’intermèdes par rapport aux chasses et aux combats de gladiateurs. La confrontation entre textes et iconographie nous apprend en outre que ces pyrrhiques, tout au long de leur histoire et dans toutes les régions de l’empire où l’on en trouve trace, continuèrent à reprendre un nombre très limité de thèmes choisis à l’origine par le pouvoir pour les spectacles de Rome. L’impact des spectacles impériaux a donc joué un rôle essentiel dans la diffusion des pyrrhiques dans les provinces. Le succès de ces mises en scène a également contribué à renforcer la popularité, dans les arts plastiques, des épisodes mythologiques considérés. Il a même ajouté de nouveaux aspects à leur symbolique, notamment une forte association aux spectacles de l’arène que l’on peut relever sur différents supports et dans plusieurs régions du monde romain. Les pyrrhiques d’amphithéâtre sont donc un exemple particulièrement représentatif du phénomène de constante influence réciproque entre iconographie et spectacles dans le monde romain.