1Les 28 et 29 octobre 2022 se déroulait, à l’Institut national d’histoire de l’art (Paris), le colloque intitulé Regards croisés : iconographie, vestiges et pratiques socioculturelles des sociétés humaines du passé. Cette rencontre proposait d’explorer la thématique de l’imagerie produite par les sociétés humaines du passé, afin d’analyser les rapports entre les représentations iconographiques, les vestiges archéologiques et les pratiques socioculturelles, tout en mettant en lumière les possibilités et les perspectives qu’offre l’iconographie. Seize interventions s’inscrivaient ainsi dans un questionnement sur l’utilisation de l’iconographie, seule ou en relation avec les vestiges archéologiques, pour éclairer la compréhension des pratiques socioculturelles représentées par les images. La polysémie de la notion de « frontière » développée par la revue Frontière·s se retrouve dans la thématique du colloque, qui proposait de « croiser » des sources de natures différentes et donc des disciplines distinctes pour mettre en lumière les nouvelles données que ces « interfaces » pouvaient livrer. La frontière entre les images et les vestiges est-elle perméable ou franchissable ? Quels gains de connaissances et de compréhension sur les pratiques socioculturelles ce franchissement permet‑il ? Ces interrogations représentent le fil conducteur du présent supplément de la revue Frontière·s. qui constitue la publication partielle des actes de ce colloque, avec l’édition de sept articles.
- 1 Duby et Nora 1996, p. 181.
2Depuis le Paléolithique supérieur, la production et l’utilisation d’images ont accompagné les individus organisés en groupes. Les images produites ont la fonction de représenter des éléments d’une réalité qui doivent être identifiables par ceux qui reçoivent l’image. Se pose alors la question de savoir ce que l’on représente avec les images ou ce que l’on souhaite véhiculer grâce au support qu’est l’image. Toutefois, il ne s’agit pas tant de comprendre l’image face à un référentiel d’autres images similaires, mais de la réintroduire dans le moule socioculturel dans lequel et pour lequel elle a été produite en la confrontant aux vestiges archéologiques et aux pratiques sociales pouvant lui être associés. Cette opération vise à mettre en lumière l’existence ou non d’une articulation entre les images et les contextes dans lesquels elles se sont développées. Alors que les analyses iconographiques s’en tiennent majoritairement aux pratiques religieuses, rituelles et politiques, l’emploi de « pratiques socioculturelles » permet d’embrasser un spectre plus étendu. La notion de pratique fait référence à l’application d’une activité particulière par des individus au sein d’un univers social déterminé ; le terme sous-entend qu’il existe une application codifiée et encadrée de l’activité donnée. Une pratique, quel que soit son domaine d’exécution, est par nature fugace. Pour les sociétés du passé avec de l’écriture alphabétique, des textes peuvent parfois décrire certains types de pratiques, toutefois d’autres ne sont jamais évoqués. L’imagerie devient alors un point d’accès à ces réalités socioculturelles, comme l’énonçait Georges Duby en parlant des images médiévales : « […] L’art est l’expression d’une organisation sociale, de la société dans son ensemble, de ses croyances, de l’image qu’elle se fait d’elle-même et du monde1. »
3L’interrogation sur le sens, la valeur et l’impact des images n’est pas nouvelle, elle a à la fois intéressé les historiens, les historiens de l’art, les archéologues et les anthropologues. Cet intérêt, aussi vaste que les images et les sociétés qui les créent le sont, a trait à la question de savoir ce que l’on représente avec une image, ce que dit cette image de la société qui la produit, quel est le texte non écrit qu’elle délivre et quels sont les sous-textes qu’elle peut transmettre.
Aucun système figuratif ne se constitue comme une simple illustration du discours, oral ou écrit, ni comme la pure reproduction photographique du réel. L’imagerie est une construction, non un décalque ; c’est une œuvre de culture, la création d’un langage qui, comme tout autre langage, comporte un élément essentiel d’arbitraire2.
4Cette citation de Jean-Pierre Vernant, extraite de la préface de l’ouvrage La cité des images. Religion et société en Grèce antique, paru en 1984, résume les problématiques inhérentes aux questions iconographiques, à savoir les rapports que l’image entretient avec le discours, ce qu’elle transmet du réel, ce qu’elle transforme du réel, et la manière dont elle doit être lue pour être comprise dans sa pluralité de niveaux de lecture.
- 3 Voir Lash 1996.
- 4 Belting 2014.
5L’idée d’une pluralité de niveaux de lecture fait justement référence aux multiples informations que transmet l’image, à la fois directement (ce qui est représenté, comment cela est représenté, quels éléments sont mis en exergue, etc.) et indirectement (ce que les codes iconographiques choisis disent de la société qui les produit). Dès les années 1930‑1940, Aby Warburg et Erwin Panofsky3 prônaient d’ailleurs la réinsertion des images dans leur contexte pour pouvoir pleinement les comprendre. Plus récemment, Hans Belting4, en inscrivant ses recherches dans la continuité des travaux de Jean‑Pierre Vernant, théorise ce qu’il appelle une « analyse anthropologique des images », dont l’objectif est de mettre en contexte les images pour les faire parler de la société à laquelle elles appartiennent, et ainsi de mettre en évidence les informations qu’elles peuvent transmettre sur une société donnée, et sur les pratiques socioculturelles qui façonnent et ordonnent cette société.
6En 2015, le colloque intitulé Rituels en image – Images de rituel. Iconographie – histoire des religions – archéologie (université de Genève) était organisé par Anne‑Françoise Jaccottet et adressait, entre autres, la question du statut documentaire de l’image pour la compréhension des pratiques religieuses et rituelles5. Dans l’introduction des actes, elle posait la question suivante :
- 6 Jaccottet 2021, p. 8-9.
Comment se construit l’image de rituel, comment fige-t-on en une image statique et ponctuelle un rituel qui par définition se déploie dans le temps et l’espace, dans une chaîne de gestes, de paroles, de postures ? Quelle sélection opère l’image, quels montages sont à l’œuvre dans la construction de l’image6 ?
7Cette interrogation cruciale, nous avons souhaité l’étendre à toutes les pratiques socioculturelles. En effet, quoique la démarche et les apports d’Anne‑Françoise Jaccottet et des auteurs qui collaborèrent à la publication des actes du colloque en 2021 soient d’une immense richesse, le parti pris était de se concentrer sur les questions religieuses, rituelles et mythologiques. Nous avons, quant à nous, cherché à élargir l’angle d’approche à toutes les pratiques socioculturelles, afin d’essayer de comprendre ce qu’une image représentant une activité particulière, nous apprend réellement sur cette activité, sur son insertion dans la vie sociale d’un groupe humain et sur la société elle‑même.
8Les sept contributions présentées dans ce numéro, reprises des communications du colloque, ont été réparties suivant trois axes d’analyse : le premier analyse l’iconographie comme marqueur culturel, le deuxième met en lumière et interroge les décalages entre les sources textuelles et les sources imagées, et le troisième se concentre sur les fonctions sociales et symboliques de l’iconographie. Pour répondre à ces thématiques et afin d’offrir des réflexions croisées, nous avons opté pour une approche transculturelle. Ainsi, les sept articles couvrent un spectre géographique balayant à la fois l’Europe, l’Arabie du Sud et l’Amérique, et chronologique large. Cette hétérogénéité insiste sur l’importance qu’ont eu les images à travers le temps et les cultures, mais souligne également le fait qu’une image n’est pas neutre et que la compréhension de ses objectifs et visées nécessite une connaissance approfondie du moule culturel qui l’a produite et lui a donné un sens particulier.
9Le premier axe, qui considère l’iconographie comme un marqueur culturel, regroupe des contributions qui lient des types d’images particuliers à un groupe culturel défini : il peut s’agir d’un groupe social en soi, ou d’un sous-groupe délimité au sein d’une société. Les images peuvent alors être comprises comme des témoignages de présence, de contact, d’appropriation culturelle ou encore comme des moyens d’expression permettant à une minorité de laisser une trace de son existence. Alors que cet axe considère les images comme des vecteurs et des supports d’affirmation culturelle, le dernier axe, sur les fonctions sociales et symboliques de l’iconographie, étudie les images en ce qu’elles représentent les acteurs et les fragments d’une société donnée.
10Jean‑François Breton mène une enquête iconographique sur l’implantation et la présence de populations palmyréniennes et chaldéennes en Arabie du Sud (pourtour de la mer Rouge). Si leur présence est connue pour des raisons commerciales, rien ne laissait à penser, jusqu’aux découvertes de reliefs avec une iconographie palmyrénienne, qu’ils y étaient implantés et y disposaient possiblement de lieux de culte. En effet, aucun vestige archéologique immobilier ne semblait l’indiquer. Toutefois, l’analyse des bas-reliefs représentant des attelages déployés avec des divinités nimbées démontre leur présence fixe. Alors que les vestiges archéologiques et les textes restaient très évasifs, voire inexistants, sur les modalités de la présence syrienne en mer Rouge, ce sont les images qui rendent compte de cette réalité culturelle.
11Les recherches d’Aymeric Gaubert et celles d’Audrey Ségard traitent toutes deux des graffitis médiévaux en contexte carcéral. Les graffitis sont analysés par les auteurs comme des témoignages documentaires sur les individus emprisonnés à Loches (A. Gaubert) et à Cambrai (A. Ségard). Mis à part les mentions de quelques prisonniers importants, les textes n’indiquent que très peu de choses sur la vie et l’identité des prisonniers. Les images que ces derniers se sont employés à inscrire sur les murs des prisons représentent donc les rares sources d’informations qui nous soient parvenues pour étudier cette catégorie sociale, mis au ban de la société.
12L’analyse détaillée du vaste corpus de graffitis de la forteresse de Loches permet à Aymeric Gaubert de considérer le graffiti comme une fenêtre sur l’individualité, la psychologie et les modes de représentation de son scripteur, même anonyme, mais aussi sur la culture visuelle de son époque. Ce dialogue collectif-singulier recoupe l’interaction entre l’imaginaire – réalité collective faite de récits, de fictions, d’images, de représentations – et l’imagination qui renvoie à la réalité psychologique individuelle justement nourrie par les images collectives et extérieures.
13Audrey Ségard, quant à elle, s’intéresse au corpus de graffitis du château de Selles à Cambrai, qui était la prison de l’officialité de Cambrai au cours du Moyen Âge. Les prisonniers, très majoritairement des membres du clergé, ont utilisé les murs de la prison pour s’y représenter, s’approprier l’espace carcéral, et y inscrire leur dévotion. Leur étude offre ainsi la possibilité de comprendre qui étaient ces prisonniers et d’évaluer les références iconographiques dans lesquelles ils puisaient pour inscrire les murs du château de Selles.
14Le deuxième axe reprend quant à lui une thématique courante mais qui n’en demeure pas moins fondamentale, à savoir celle des rapports entre les sources littéraires et textuelles, et les sources iconographiques. De ce fait, cet axe n’aborde que des sociétés pour lesquelles l’utilisation de l’écriture alphabétique est présente et relativement développée. Il a été choisi de mettre en évidence les décalages qui existent entre les textes et les images, ce que les textes taisent et que les images montrent, afin de comprendre le sens de ces décalages. Cet axe permettra ainsi d’identifier divers rapports entre les sources (textuelles ou iconographiques) et la pratique socioculturelle qu’elles décrivent ou représentent : Pourquoi certains textes éludent des activités sociales ou des groupes individus, dont la seule représentativité nous est donc parvenue par le biais des images ? Pourquoi dans la description d’une activité particulière les textes font ressortir un aspect particulier, et les images un autre ? Quelles correspondances peuvent être identifiées entre les sources textuelles ou iconographiques et les vestiges archéologiques connus ?
15Juliana Gendron, par l’étude des récits et des images décrivant des cérémonies de consécrations d’empereurs romains, invite à questionner le rapport que les sources, qu’elles soient textuelles ou iconographiques, entretiennent avec la réalité des cérémonies. En effet, la description de l’envol de l’aigle depuis le bûcher crématoire de l’empereur, détaillé dans les écrits de Cassius Dion et de Hérodien, ne semble pas trouver de correspondance dans la réalité des faits. Si les textes ne prennent pas leur inspiration dans le déroulé de la cérémonie, il semblerait qu’ils la trouvent dans l’imagerie des cérémonies de consécration, où un aigle est représenté s’envolant du bûcher pour symboliser métaphoriquement la divinisation de l’empereur décédé. Le récit des auteurs est alors influencé, ou « contaminé » pour reprendre le terme de l’autrice, par les images qui représentent la scène qu’ils décrivent. Les textes et l’iconographie s’affranchissent alors tous deux du réel qu’ils sont supposés décrire ; ils dépassent ainsi le stade descriptif pour devenir des hommages aux empereurs divinisés.
16Les recherches d’Anne Berlan-Gallant et celles de Francesca Romana Stasolla et Sara Nardi Combescure, traitent quant à elles des éléments de quotidienneté éludés par les textes, et pour lesquels nous ne disposons d’informations que grâce aux images.
17Dans le cas des pyrrhiques romaines, analysé par Anne Berlan-Gallant, l’iconographie permet d’attester du caractère récurent de cette pratique sociale et de sa diffusion sur le territoire romain. La richesse du répertoire iconographique représentant des scènes de pyrrhiques contraste avec le nombre très restreint des sources littéraires qui existent sur le sujet. Comme le démontre l’autrice, le peu d’intérêt que les textes portent aux pyrrhiques, ne s’explique pas par leur rareté ou leur importance mais au contraire par leur caractère ordinaire et omniprésent dans l’univers de l’arène. Alors que les textes se concentrent sur les évènements importants de l’empire et laissent donc majoritairement la vie quotidienne de côté, les images donnent accès à certaines facettes de la quotidienneté de la population romaine.
- 7 Alexandre-Bidon et Closson 1983.
18De même, les recherches menées par Francesca Romana Stasolla et Sara Nardi Combescure à Cencelle (Italie) soulignent l’importance de l’iconographie pour comprendre la vie quotidienne et les activités quotidiennes d’une ville au Moyen Âge. Leur méthode s’inscrit dans une démarche d’archéo-iconographie, telle que proposée par Alexandre-Bidon et Closson7, afin de donner une place à la compréhension de la vie quotidienne dans les études archéologiques et historiques. En effet, en croisant les vestiges archéologiques avec des images qui leur sont contemporaines, il est possible de reconstituer en partie la ville, son organisation et son animation, et la vie quotidienne de ses habitants. Ces données séculières et journalières ne sont que très peu mentionnées dans les textes, laissant ainsi inconnu un vaste pan de la vie sociale. L’utilisation de l’iconographie pour éclairer les vestiges archéologiques permet ainsi de retisser le maillage social qui animait les espaces urbains de la ville de Cencelle au Moyen Âge.
19Le dernier axe traite la problématique des fonctions sociales et symboliques de l’iconographie. Il s’attache à mettre en avant des figures ou des pratiques sociales représentées en image, afin d’essayer de les réinsérer dans l’univers social qui était le leur et de comprendre les caractéristiques sociales ou symboliques qui ont été soulignées par l’image produite. Ce troisième axe aborde ainsi la représentation des acteurs d’une société donnée et/ou de pratiques particulières, en présupposant que l’analyse des images, possiblement croisée avec des vestiges archéologiques de type mobilier ou immobilier, offre un éclaircissement sur les fonctions des individus et des activités au sein d’une société.
20Pour cela, Mélanie Ferras et Alexia Moretti proposent une étude des pratiques musicales chez les Recuay (100‑800 n.è., Pérou). Celle‑ci se concentre sur les figures de flûtistes représentées sur les céramiques cérémonielles. En l’absence de données issues de contextes archéologiques précis, les divers éléments iconographiques constitutifs des pièces céramiques sont analysés pour permettre de mieux appréhender le contexte social dans lequel intervient l’évènement musical. Il en résulte que la présence (ou l’absence) de motifs et de figures, leur positionnement, leur forme et leur relation relève d’un acte intentionnel de représentation, d’un langage codifié qui livre de nombreuses informations sur les contextes d’utilisation des pratiques musicales et sonores, sur les instrumentistes, sur la manière dont les instruments étaient joués et sur le rôle social qu’ils occupaient.