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2024

Lesbiantiquity. Une anthologie inédite sur l’amour entre femmes dans l’Antiquité grecque et romaine

Georgina Baker et Sandra Boehringer

Lesbiantiquity est une publication scientifique anglophone qui rassemble la quasi-totalité des textes antiques sur l’amour entre femmes dans l’Antiquité grecque et romaine, du viie siècle av. n.è. jusqu’au ve siècle de n.è. Elle se présente sous forme de publication numérique, un « zine » publié chaque mois et dont l’ensemble est accessible en ligne à l’adresse https://lesbiantiquity.lgbt/.

Présentation de l’anthologie, par Georgina Barker (créatrice et éditrice du projet)

Le concept de Lesbiantiquity est simple : il s’agit de rassembler, de traduire et de présenter l’ensemble des textes grecs et latins qui nous sont parvenus au sujet de l’amour et de la sexualité entre femmes.

L’anthologie Lesbiantiquity comprend 72 textes (des textes complets ou des extraits), écrits ou composés par une trentaine d’auteur·rice·s (entre 29 et 35). Les textes sont traduits selon une méthode nouvelle, la traduction « Racines et Branches ». Celle-ci propose une traduction la plus littérale possible et offre des choix multiples pour certains termes clés. Elle prête une grande attention aux racines des mots et se ramifie pour permettre des lectures alternatives. Nous avons utilisé cette méthode afin de permettre à l’ensemble des collaboratrices du projet l’exploration la plus complète des potentialités queer du corpus.

Figure 1 : La méthode « Racines et branches » appliquée aux Parthénées d’Alcman (1, v. 70–80, éd. Campbell) par Kathryn Stutz et Rioghnach Sachs dans le numéro 2 du zine

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Le projet de cette anthologie est né dans le contexte de mon travail de recherche sur la censure de l’homosexualité féminine dans les traductions russes du xxe siècle des textes antiques. J’ai alors conçu cette méthode de traduction nouvelle, « Racines et Branches », pour pouvoir analyser le processus de traduction à l’œuvre et mettre au jour le travail de censure qui opère dans la sélection de telle ou telle signification pour traduire un mot. Pour ce faire, j’ai traduit en anglais le document antique, d’une part et la traduction en russe de l’autre (pour chacune des traductions russes de ce document que j’avais rassemblées) selon cette méthode qui rend visibles les différentes traductions possibles. Cela m’a permis de mettre au jour le choix qui a été fait par le traducteur et d’étayer mon argumentation.

  • 1 Le collectif Lesbiantiquity est constitué de Meryl Altman, Georgina Barker, Abby Blackburn, Sandra (...)

C’est au cours de la rédaction de cette étude sur la censure (interrompue en raison des événements mondiaux de 2020 à 2024) que j’ai pu constater combien les lectrices et les lecteurs russophones étaient privés de traductions claires et explicites des textes antiques – même ceux parmi les plus connus – évoquant l’amour entre femmes. Il n’existait alors pas non plus, en anglais, d’anthologie spécifiquement consacrée à l’homosexualité féminine dans l’Antiquité. J’ai par conséquent conçu le projet d’une anthologie la plus vaste possible, et j’ai souhaité mener cette entreprise dans le cadre d’une collaboration avec des collègues spécialistes de l’Antiquité, lesbiennes et queer1.

Pour mon plus grand bonheur, Sandra Boehringer, spécialiste reconnue de l’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, a accepté de préfacer cette anthologie. Comme elle l’a compris, mon souhait, pour Lesbiantiquity, est que cette publication suscite de nouvelles lectures, des avancées dans la compréhension de ses textes et des créations nouvelles, inspirées par ces textes et leurs traductions. Mon espoir est que cette publication donne naissance à des traductions dans d’autres langues que l’anglais : avec ma collègue Diana Molkova, je traduis actuellement cette anthologie en russe, selon le même procédé de « Racines et Branches ». Elle paraîtra sous le titre ЛЕСБИАНТИЧНОСТЬ. À quand une anthologie Lesbiantiquité ?

Un chœur moderne de femmes : une anthologie comme acte politique (trad. de la préface à l’anthologie), par Sandra Boehringer (Université de Strasbourg)

L’année 2024 restera comme une date importante dans l’histoire de l’homosexualité féminine antique, mais aussi dans l’histoire de la sexualité ainsi que dans l’histoire des femmes en général. Pour la première fois se trouve rassemblés et traduits en une seule œuvre, la quasi-totalité des documents textuels portant sur les relations amoureuses et sexuelles entre femmes dans le monde gréco-romain.

  • 2 Il faut citer le vaste ouvrage de Thomas Hubbard, paru en 2003 : Homosexuality in Greece and Rome: (...)
  • 3 Pour la question des guillemets autour de terme « homosexualité » et sur le caractère anachronique (...)
  • 4 On peut cependant mentionner l’existence d’un « parcours de lecture » spécifique sur les relations (...)

Lesbiantiquity est une aventure collective, amicale et politique dont il s’agit de souligner le caractère pionnier. Certes, des anthologies ont déjà paru dans le passé2, mais elles portaient généralement sur les relations « homosexuelles3 » en général, sans porter une attention spécifique aux relations entre femmes4. De même, ces anthologies, dans la mesure où elles souhaitaient s’adresser à un public de non-spécialistes, ne proposaient pas une version bilingue, avec un texte original pris en compte dans son histoire éditoriale et ses difficultés.

Ainsi, Lesbiantiquity a cette double qualité, à savoir qu’elle s’adresse à un large public par son accès gratuit, en ligne, avec une forme visuelle belle et esthétisée, une présentation des documents antiques dans leur contexte et une traduction anglaise accessible et agréable, tout en étant, à la fois, une œuvre académique, qui tient compte de l’histoire du document, des strates de discours scientifiques produits sur lui, et qui offre le texte latin ou grec avec une traduction et un apparat critique. C’est l’œuvre de chercheuses expertes, mais c’est un ouvrage destiné à la fois aux chercheur·es et à celles et ceux qui ne le sont pas : une œuvre inclusive, donc.

Figure 2. “The Thera Couple” par Georgina Barker (d’après une coupe polychrome de Théra, ca. 620 av. n.è., conservée au musée archéologique de Santorin), tel qu’utilisé pour la couverture du premier zine

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Il faut souligner également le fait que le sujet des relations érotiques entre femmes dans l’Antiquité est récent : ce n’est qu’à la toute fin des années 1990, puis au début des années 2000, que des ouvrages développés sont consacrés spécifiquement à ce thème de façon plus large et développée qu’un article sur un document ou un auteur précis, et de façon plus fine que les développements réduits que les ouvrages généraux sur l’érotisme et la sexualité, voire l’homosexualité, consacraient à ce sujet, parfois présenté comme « annexe ». Longtemps en effet circulait l’idée qu’il n’y avait pas assez de sources pour traiter la question de l’homosexualité féminine antique dans une étude en soi, alors même que l’on sait qu’en sciences historiques, c’est la question posée et le travail de recherche spécifique qui permet de découvrir des documents. La question heuristique ne fait certes pas tout, mais c’est un préalable nécessaire à accomplir avant d’émettre de fausses affirmations – portées souvent par une dévalorisation inconsciente de la place des femmes dans l’histoire.

Cette publication constitue ainsi un acte scientifique fort, qui vient prouver que l’homosexualité féminine dans le monde gréco-romain mérite d’être traitée pour elle-même, d’une part, et, de l’autre, que ce thème peut éclairer – de façon générale et nécessaire – notre connaissance des sociétés grecques et romaines, dans la subtilité des rapports de genre et dans les modalités complexes de la « sexualité » antique, dans ses implications sociales, éthiques, politiques, esthétiques. Une histoire excluante n’est pas une histoire qui répond aux exigences scientifiques d’une discipline désormais sensible aux points aveugles et aux discriminations, qu’elles soient passées ou modernes.

Lesbiantiquity est aussi une entreprise généreuse, car elle offre à la communauté scientifique le moyen d’entreprendre ou de poursuivre des travaux sur les sociétés antiques en mettant à disposition ces documents et une riche bibliographie de recherche. Mais elle offre aussi à toutes ses lectrices et lecteurs une capacité d’agir (agency) propre : nouvelles créations, textes, films, poèmes, vidéo, peuvent émerger de ces connaissances mises généreusement à la disposition d’un large public. Ce sont autant d’artistes et d’auteur·es qui pourront se saisir de ces travaux, et enfin élaborer une nouvelle mythologie LGBTQI+ qui ne soit pas fondée sur des raccourcis ou des visions schématisées des femmes dans les sociétés antiques. L’innovation majeure de cet opus repose aussi sur un travail de traduction en « branche » permettant à chacun·e d’expérimenter une lecture singulière de ces textes, et de saisir la richesse de la polysémie des mots, qu’une traduction traditionnelle gomme, inévitablement.

Dans les années 1950, aux États-Unis, un groupe de femmes militant pour les droits des lesbiennes avait créé le groupe Daughters of Bilitis en référence à la figure inventée, sur le modèle de Sappho, par l’écrivain français Pierre Louÿs en 1894. Bilitis est une poétesse fictive de l’époque grecque archaïque qui, comme Sappho, compose des poèmes et aime les femmes. En choisissant ce nom pour un mouvement politique, l’idée était de faire de toutes les militantes des sœurs. C’est également cette sororité que veut mettre en avant le téléfilm Daughters of Club Bilitis, réalisée en Corée par Han Joon-Seo, en 2011, et qui met en scène la vie d’une communauté de femmes lesbiennes dans un contexte social souvent difficile. La sororité entre les femmes et une « filiation » avec Bilitis, donc.

Ce sont bien ici des daughters of Sappho qui créent, en toute sororité, cette œuvre, mais c’est une autre image que je voudrais retenir, ici, pour cette anthologie. En choisissant, dans un geste politique fort, des collaboratrices passionnées et engagées, s’identifiant aujourd’hui – parmi d’autres identifications qui font leur singularité – comme lesbiennes, Georgina Barker a créé… un chœur.

Le choix de cette image chorale, plutôt que celle d’une filiation dans la famille occidentale, m’est inspiré par le travail majeur de Claude Calame, Les Chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque (1977) qui fut l’un des premiers à parler, dans le champ académique, de l’homoérotisme qui unit les jeunes femmes mises en scène dans les chants d’Alcman et de Sappho, un lien qui confère à ces chœurs une fonction sociale et une place dans la cité.

Lesbiantiquity est un chœur, avec ses choreutes qui, main dans la main, savent l’importance de leur accord, de leur harmonie et de leur entente pour faire voir et entendre cette partition moderne d’une vie antique.

Notes

1 Le collectif Lesbiantiquity est constitué de Meryl Altman, Georgina Barker, Abby Blackburn, Sandra Boehringer, Stella Fritzell, Rachel Hart, Jennifer Ingleheart, Miriam Kamil, Amanda Kubic, Cat Lambert, Kristin Mann, Simona Martorana, Sophie Mills, Diana Molkova, Ruby Ostrow, Amy Pistone, Rioghnach Sachs, Em Setzer, Nicole Speth, Kathryn Stutz, Nick Winters.

2 Il faut citer le vaste ouvrage de Thomas Hubbard, paru en 2003 : Homosexuality in Greece and Rome: A Sourcebook of Basic Documents.

3 Pour la question des guillemets autour de terme « homosexualité » et sur le caractère anachronique de cette notion, qu’il faut entendre « bien avant les identités contemporaines » comme une question heuristique, voir Halperin 1989 et la note brève mais importante de Georgina Barker, dans l’introduction de cette anthologie.

4 On peut cependant mentionner l’existence d’un « parcours de lecture » spécifique sur les relations entre femmes indiqué dans mon anthologie publiée avec Louis-Georges Tin (Homosexualité. Aimer en Grèce et à Rome, Les Belles Lettres, 2010), mais cela n’a aucune mesure avec l’entreprise bilingue ici présente.

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