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Louve capitoline ou draco ? Politisation du passé antique et matérialisation de l’autochtonie dans la Roumanie du xxie siècle

Capitoline Wolf or Draco? Politicizing the Ancient Past and Materializing the Autochthony in Twenty-First Century Romania
Mathieu Mokhtari

Résumés

Cet article propose d’analyser l’instrumentalisation politique du passé antique en Roumanie à travers deux cas d’étude distincts mais complémentaires. Le premier porte sur les fouilles archéologiques s’étant déroulées sur la place principale de la ville de Cluj-Napoca. Mises en œuvre à l’instigation du maire d’extrême droite, leur but avoué était de mettre au jour des vestiges de l’époque romaine. S’en est suivi un véritable bras de fer entre le maire et des membres de la minorité hongroise de la ville pour qui ce lieu revêt un fort caractère symbolique. Ce chantier a ainsi subi de nombreuses interruptions en raison des vicissitudes politiques et la contestation s’est poursuivie jusqu’à la fin des années 2000. Le deuxième cas s’intéresse aux circonstances politiques qui ont mené à la construction, dans la petite ville transylvaine d’Orăștie au début de ce siècle, de plusieurs monuments ayant pour sujet commun le passé préromain de la région. Notre travail consiste à étudier les prises de position des parties en présence afin de mettre en évidence l’usage politique de l’histoire ancienne qui cherche, dans le premier cas, à relier ces vestiges romains aux Roumains actuels et donc affirmer l’antériorité de leur présence en Transylvanie face aux Hongrois et, dans le second, à soutenir l’importance de l’élément dace dans l’identité roumaine.

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Roumanie

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Citons par exemple Niculescu 2004-2005 et 2023 ; Babeș 2008-2009 ; Dragoman et Oanță-Marghitu 2013 (...)
  • 2 L’énumération de tous les ouvrages traitant des rapports entre archéologie et politique(s) ne sera (...)
  • 3 Voir à cet égard Díaz-Andreu 2007.

1Dire que l’archéologie est une science qui prête le flanc aux instrumentalisations politiques de tout poil relève du truisme et constater que cela est particulièrement prégnant en Roumanie l’est davantage encore. En effet, dans cet espace1 comme dans tant d’autres2, cette discipline a largement été utilisée pour (voire a sciemment contribué à) attester, affirmer, façonner, revendiquer un territoire, une origine, une identité, une nation ou encore un peuple, et ce spécialement à partir du xixe siècle3. La Roumanie ne fait pas exception à la règle et c’est également lors de ce siècle que les vestiges archéologiques ont fait l’objet d’une attention soutenue et ont été mobilisés d’une part afin de retracer l’ascendance des Roumains (dont l’identité sera fluctuante au cours du temps) et, d’autre part, de définir et d’occuper une aire géographique où ces derniers sont censés être établis continûment depuis la plus haute Antiquité.

2Cette situation n’a guère changé en ce début de xxisiècle puisque, comme nous allons le voir, les discussions sur ces deux sujets restent effervescentes et les différends entre les parties prenantes sont loin d’être soldés. Pour illustrer ceci, nous avons choisi deux cas de figure : le premier traitera des fouilles archéologiques entreprises dans la municipalité de Cluj-Napoca qui mettent aux prises le maire et la communauté hongroise locale et le second se penchera, dans la ville d’Orăștie, sur l’édification de plusieurs sculptures publiques se rapportant au passé préromain de la région. Ainsi, nous analyserons les actions des diverses entités et personnes concernées afin de mettre en lumière les usages politiques du passé antique à l’œuvre dans cette zone de la Roumanie, plurielle sous bien des aspects.

Quand élites roumaines et hongroises se déchirent autour de fouilles archéologiques

3Notre premier cas d’étude prend place au nord-ouest de la Roumanie, dans la ville de Cluj-Napoca et se déroule sur plusieurs années avant de connaître son dénouement à la fin de la première décennie du xxisiècle.

  • 4 Maire durant trois mandats entre 1992 et 2004 et sénateur du département de Cluj entre 2004 et 200 (...)
  • 5 L’inventaire à la Prévert de ces objets et une analyse sur leur symbolique se trouvent dans Frunză (...)
  • 6 Piața Unirii en roumain. Cette place a connu plusieurs dénominations au cours de son histo (...)
  • 7 Segaud 2010, p. 72.
  • 8 Segaud 2010,, p. 95.
  • 9 Pour un examen détaillé du contexte politique et idéologique de la construction de ces ensembles m (...)

4Tout commence à partir de février 1992 et l’élection de Gheorghe Funar4 comme maire. Dans un contexte encore marqué par le souvenir des sanglants affrontements entre Roumains et Hongrois s’étant produits dans la ville voisine de Târgu Mureș en mars 1990, celui‑ci a, tout au long de ses mandats, fait preuve d’une grande constance dans sa volonté d’ethniciser l’espace public pour en exclure les membres de l’importante minorité hongroise de la ville (voir encadré). Cela s’est traduit par plusieurs mesures dont certaines, à première vue purement figuratives, charrient pourtant un imaginaire qui est loin d’être anecdotique. C’est notamment le cas lorsque la municipalité décide de repeindre la ville aux couleurs bleu, jaune et rouge du drapeau roumain : poteaux, bollards, bancs publics, toboggans des aires de jeux, certains trottoirs et même les ballons de football des établissements scolaires, tous arborent ces trois couleurs5. De même, Funar a fait installer des centaines de ces drapeaux tricolores à travers toute la ville et en particulier sur la place de l’Union6, place revêtue d’une dimension ethnonationale très forte pour les Hongrois. Cette initiative du maire s’inscrit dans une volonté d’appropriation de l’espace public afin d’exercer sur ce dernier une maîtrise, un contrôle pour montrer aux autres que cet espace est le sien7. Cette appropriation se manifeste par un ensemble de pratiques destinées à attribuer une signification à un lieu, et ce à différents niveaux, sémantique et symbolique en particulier8. Le maire ne s’est toutefois pas borné à peinturlurer les poubelles et accrocher des guirlandes colorées, puisqu’il a également fait ériger plusieurs monuments qui participent du même esprit que ses dispositions précédentes9.

Cluj

Capitale de la Transylvanie à partir de 1791, Cluj (Kolozsvár en hongrois) est, de la deuxième moitié du xve siècle jusqu’au milieu du xxe siècle, une ville à majorité hongroise dans une région à prédominance roumaine. C’est dans la première moitié du xixe siècle que l’esprit public hongrois local y émerge avec notamment la fondation du premier théâtre de Hongrie ainsi que la création de plusieurs journaux et revues magyarophones puis, après le Compromis de 1867 et jusqu’à l’éclatement de la Grande Guerre, on y note une accélération du développement économique et éducatif, un accroissement de la population, une modernisation des infrastructures et la mise en œuvre d’un substantiel programme édilitaire (Pölöskei 2001, p. 192‑196 et Gaal 2001, p. 327‑342). Du point de vue démographique (Brubaker et al. 2006, p. 93), le nombre de Hongrois est allé grandissant tant que la Transylvanie appartenait au royaume de Hongrie (selon le recensement de 1910, près de 83 % des habitants de Kolozsvár se déclaraient Hongrois, contre 12 % qui se déclaraient Roumains) avant de décroître lentement jusqu’à nos jours : ce chiffre tombe à 54 % contre 35 % dès 1930, 50 % contre 48 % en 1956 (dernier recensement lors duquel les Hongrois étaient encore majoritaires), 23 % contre 76 % en 1992 et 12 % contre 71 % en 2021. Ces chiffres ne sont pas sans importance, puisque si une minorité dépasse 20 % de la population totale, la loi stipule que la minorité en question peut communiquer avec les administrations publiques et disposer de formulaires officiels dans sa langue. De même, les autorités locales ont alors l’obligation d’afficher en version bilingue les messages d’intérêt général ainsi que les autres indications présentes dans l’espace public (panneaux de signalisation routière et d’entrée de ville notamment). Cette question a engendré des frictions entre élites politiques hongroises et roumaines lors du recensement de 2002 et de nouveau entre 2014 et 2017 lorsqu’une ONG a poursuivi la mairie pour son refus de placer des panneaux trilingues (roumain, hongrois, allemand) aux entrées de la municipalité alors qu’elle avait l’obligation de le faire (et ce, même si le nombre de Hongrois était inférieur à 20 % de la population). Se sont alors succédé deux procès (l’action ayant été déboutée lors du premier jugement), suivis d’un appel fait par le maire Emil Boc auquel il a finalement renoncé avant de se résoudre à installer lesdits panneaux. Voir à ce sujet Kiss et al. 2018, p. 146‑153.

  • 10 Ce monument commémore le centenaire du procès et de l’emprisonnement en 1894 des quinze membres du (...)
  • 11 Collectif 1995, p. 24.

5Nous n’en évoquons qu’un seul ici, car il concerne directement le sujet qui nous occupe : il s’agit du monument des Pétitionnaires10 (Monumentul Memorandiștilor) situé sur le boulevard des Héros qui croise la place de l’Union en son sud-est (fig. 1) et pensé comme un pied de nez à la statue de Matthias Corvin sise une centaine de mètres plus loin. En effet, préalablement à l’édification de cet ouvrage, des fouilles préventives avaient été effectuées entre le 5 janvier et le 25 mai 1994 lors desquelles avaient été mis au jour les restes ligneux d’un atelier de bronzier datant de la première moitié du iie siècle de notre ère comprenant notamment trois fours de fusion, 6 000 fragments de moules en argile, 70 creusets et 20 fibules à différents stades de fabrication11. Cependant, en raison de l’emprise des vestiges qui continuaient sous la route et les bâtiments historiques (dont celui de la mairie) attenants, les fouilles n’ont pas pu se poursuivre à cet endroit et l’on a alors décidé de procéder à d’autres fouilles, mais sur la place de l’Union cette fois‑ci.

Figure 1 : Monument des Pétitionnaires, Cluj-Napoca

Figure 1 : Monument des Pétitionnaires, Cluj-Napoca

Crédit : M. Mokhtari

  • 12 Adevărul de Cluj, 28‑30 mai 1994, p. 5 (toutes les traductions contenues dans ce travail n (...)
  • 13 Adevărul de Cluj, 28‑30 mai 1994, p. 5.
  • 14 Brubaker et al. 2006, p. 143-144.
  • 15 À ce propos, notons que c’est depuis un décret du 16 octobre 1974 pris par Nicolae Ceaușescu que l (...)
  • 16 Adevărul de Cluj, 23 juin 1994, p. 5.
  • 17 Szabadság, 23 juin 1994, p. 3.

6Ainsi, le jour même de la clôture des fouilles du boulevard, Liviu Medrea, sous-préfet du département de Cluj, annonce que des fouilles sur cette place vont être organisées à l’automne, qu’un musée en plein air sera bâti à cet endroit et donc que la statue de Matthias Corvin va devoir être déplacée, car : « Parmi les vestiges romains qui rappellent le passé historique de notre ville, la statue du roi hongrois détonne12. » Il ajoute qu’il est certain que des restes de constructions romaines vont y être découverts et que la statue, en raison de sa position et de ses dimensions, va gêner les fouilles : « Évidemment qu’elle ne va pas pouvoir rester ici et qu’elle devra être déplacée13. » La réaction des Hongrois ne s’est pas fait attendre, puisque trois rassemblements réunissant quelques milliers de personnes sur cette place se sont tenus au cours du mois de juin14. Gheorghe Funar a alors assuré que la statue ne serait pas déplacée, mais a maintenu les fouilles, bénéficiant en ce sens de l’appui du musée national d’histoire de la Transylvanie, en charge de ces dernières. D’ailleurs, Gheorghe Lazarovici et Dorin Alicu, respectivement directeur et directeur adjoint du musée, garantissent que ces fouilles sont d’une importance capitale pour la science et qu’elles représentent une occasion unique de mettre au jour les vestiges du municipe romain de Napoca15, fouilles qui pourraient selon eux durer près de dix ans16. Ils expliquent aussi que l’indifférence à l’égard des vestiges antiques s’explique par l’ignorance des habitants qui ne sont pas suffisamment informés – voire même désinformés par les journalistes – et que l’on ne peut pas passer sous silence la présence des Roumains ici depuis des milliers d’années17. Ces déclarations attestent le plein soutien que les archéologues du musée – à tout le moins ses dirigeants – témoignent au projet de fouilles porté par le maire, lequel peut ainsi se prévaloir de cette caution scientifique pour mener à bien cette entreprise.

  • 18 Romániai Magyar Demokrata Szövetség (RMDSZ) en hongrois. Créé le 25 décembre 1989, ce par (...)
  • 19 Szabadság, 23 juin 1994, p. 1.
  • 20 Feischmidt 2003, p. 58-59.
  • 21 Adevărul de Cluj, 3 août 1994, p. 7.

7En réaction à ces propos, les patrons de l’Union démocrate des Magyars de Roumanie (UDMR)18 et les responsables locaux des églises protestantes et catholiques ont publié dans le quotidien clujois Szabadság un appel invitant les citoyens à un rassemblement de protestation sur la place de l’Union le 24 juin19. Outre cela, les Hongrois sont appelés à surveiller la place et à faire retentir les cloches des églises en guise d’alarme dès qu’ils apercevront les archéologues s’y rendant. C’est ce qui se produit le 7 juin : alors que le directeur du musée et ses collègues arrivent sur la place pour installer des clôtures destinées à protéger les fouilles, les cloches de l’église Saint-Michel, rapidement suivies par celles d’autres églises, sonnent et bientôt de nombreuses personnes accourent et s’assoient aux endroits où devaient être réalisées les fouilles. La situation était tendue, mais il n’y a pas eu d’affrontement général, seulement quelques incidents isolés. Ce mouvement de blocage a duré pendant plusieurs semaines avant son essoufflement progressif20. Finalement, les fouilles ont débuté le 3 août – sous la protection d’un important déploiement policier – à la suite d’un accord entre la mairie (qui a réduit l’étendue du chantier) et l’UDMR, cette dernière considérant toujours ces fouilles comme illégales, fondées sur des critères politiques antimagyars et non pas scientifiques, mais ne s’opposant plus à leur réalisation et mettant donc fin aux actions de protestation sur la place21.

8Ces fouilles vont néanmoins connaître encore de nombreux aléas au cours des quatorze années de leur déroulement : plusieurs longues interruptions dues à des décisions de justice ou des imbroglios administratifs, tensions subsistantes de part et d’autre ainsi qu’un manque de fonds chronique. Les dernières péripéties qui ont affecté ce chantier ont eu lieu en 2005, un an après les élections municipales qui ont vu la défaite de Funar contre son concurrent Emil Boc du Parti démocrate. Ce dernier avait conclu en 2004 un accord électoral avec l’UDMR et le Parti national-libéral qui prévoyait notamment l’arrêt des fouilles et le recouvrement du chantier. Ainsi, en avril 2005, l’un des deux secteurs restants avait déjà été remblayé et le second bénéficiait d’une prorogation jusqu’au 30 septembre assortie d’une enveloppe de 100 millions de lei accordée en août par le ministère de la Culture pour achever les recherches, cette subvention ayant d’ailleurs suscité l’ire de la branche régionale de l’UDMR qui considérait que le gouvernement n’avait pas à se mêler des affaires locales et avait appelé à la démission du ministre Răzvan Theodorescu22. Quelques jours après l’échéance du 30 septembre 2005, le premier adjoint au maire, János Boros, ordonne alors de recouvrir le dernier secteur par du sable et de la terre, mais il est arrêté in extremis par un appel téléphonique du maire Emil Boc qui se trouvait alors en déplacement aux États-Unis. Le président de la commission nationale d’archéologie, Mihai Bărbulescu, qui se trouvait sur place, déplore l’initiative de l’adjoint et déclare que l’arrêt du chantier ne peut se faire qu’avec l’aval de la commission et après la remise d’un rapport de fouille23. Finalement, après plusieurs consultations, il est décidé que les fouilles prendront fin après les dernières opérations d’enregistrement des données archéologiques, que l’on comblera la partie du secteur la moins intéressante scientifiquement et que l’autre section – consistant, en l’occurrence, en une portion d’une habitation romaine avec cour, portique et fontaine datant des iie et iiie siècles – sera restaurée et exposée sous une verrière24 (fig. 2 et 3).

Figure 2 : Vue de la place de l’Union de Cluj-Napoca. Au premier plan le panneau vitré couvrant le site de fouille, à l’arrière-plan la statue équestre de Matthias Corvin et l’église catholique Saint-Michel

Figure 2 : Vue de la place de l’Union de Cluj-Napoca. Au premier plan le panneau vitré couvrant le site de fouille, à l’arrière-plan la statue équestre de Matthias Corvin et l’église catholique Saint-Michel

Crédit : M. Mokhtari

Figure 3 : Détail de la verrière abritant les vestiges archéologiques de la place de l’Union, Cluj-Napoca

Figure 3 : Détail de la verrière abritant les vestiges archéologiques de la place de l’Union, Cluj-Napoca

Crédit : M. Mokhtari

9Cette opération va encore durer quelques années, puisque l’inauguration de cet aménagement – et le retour de la statue de la Louve capitoline25 (fig. 4) – n’aura lieu qu’à la fin du mois de novembre 2008 au cours de laquelle le maire Emil Boc tient un discours où il déclare qu’à présent que ce chantier a pris fin : « nous ouvrons la page de la tolérance, du vivre-ensemble, la page du Cluj européen où est définitivement oublié le passé controversé et tendu lié à ce site archéologique26 ». Pourtant, dans le même temps, il affirme que : « Ce site archéologique est le témoin de l’histoire millénaire de Cluj, il acquiert aujourd’hui une valeur nationale et européenne […]. Nous avons ici la preuve que nous descendons de Décébale et de Trajan27. » Ainsi, en ce début de xxie siècle et même après presque quinze ans d’un conflit plus ou moins larvé entre instances communautaires, les messages identitaires demeurent vivaces. Même si la récente intégration de la Roumanie au sein de l’Union européenne a entraîné une évolution discursive, la continuité et l’autochtonie semblent rester des repères indépassables28 et ces vestiges dûment patrimonialisés constituent maintenant un lieu de mémoire29 pour les Roumains. Aussi, cette obsession des origines passe ici par une transformation du paysage urbain matérialisée30 par des monuments fortement connotés.

Figure 4 : Réplique de la Louve capitoline, Cluj-Napoca

Figure 4 : Réplique de la Louve capitoline, Cluj-Napoca

Crédit : M. Mokhtari

  • 31 Pour un point sur la question de la performativité de la mémoire dans l’Europe du Sud-Est, voir Bo (...)
  • 32 Brubaker et al. 2006, p. 16.
  • 33 Brubaker et al. 2006, p. 208.
  • 34 Botea 2008, p. 344.

10De fait, dans ce cas d’étude, une concurrence mémorielle est à l’œuvre entre Roumains et Hongrois, laquelle s’est pleinement manifestée lors de ces fouilles, entre les premiers qui y voyaient la possibilité de revendiquer une présence pluriséculaire sur ce territoire et les seconds qui considéraient celles‑ci comme une destruction de leur patrimoine et attentatoires à leur mémoire historique. Par ailleurs, la dimension performative de la mémoire se fait jour à travers les discours officiels – médiatiques et scientifiques – des deux parties où s’expriment tant un rapport au passé et au présent pris individuellement qu’une relation entre les deux ainsi qu’une manière de penser l’avenir au sein de cette organisation supranationale qu’est l’UE31. Il faut également souligner que ces fouilles ont largement été instrumentalisées par les entrepreneurs ethnopolitiques32 car, au niveau des simples citoyens et hormis lors des moments d’ethnicité contextuelle33, ce chantier archéologique a souvent été tourné en dérision34.

De la sculpture publique au logo institutionnel, la politisation de l’âge du Fer

  • 35 Henț 2018, p. 87-105.
  • 36 Des photographies de l’inauguration de cette statue où sont présentes les autorités politiques, ec (...)
  • 37 Cette structure fondée et présidée par le médecin roumano-américain Napoleon Săvescu fait la part (...)
  • 38 https://www.dacia.org/dacia-rev/html/dacia_revival_international_so.html [consulté en sept (...)
  • 39 Un exposé détaillé sur le dacisme roumain postcommuniste se trouve dans Grancea 2007, p. 95‑115.
  • 40 À ce sujet, Iosif Veniamin Blaga, le maire d’alors ensuite élu député entre 2008 et 2012, est lui (...)

11Notre deuxième cas de figure a pour cadre Orăștie, bourg transylvain de quelque 21 000 âmes situé dans le département de Hunedoara à 150 km au sud de Cluj-Napoca. Il est également question de politisation du passé antique, mais, à la différence de l’étude précédente, c’est le passé préromain qui est ici au centre de l’attention. Se trouvant dans une région où ont été découvertes plusieurs forteresses daces, cœur du royaume conquis par Trajan en 106, il est somme toute assez logique que soit mobilisé à cet endroit cet aspect précis de l’histoire roumaine, d’autant plus qu’il a été amplement convoqué lorsque Nicolae Ceaușescu était au pouvoir35. Ainsi, dans cette ville, c’est à travers trois sculptures publiques que se concrétise cette préoccupation. La première d’entre elles est une statue censée figurer le chef dace Burebista (fig. 5), réalisée par Ion Bolborea, dévoilée en août 200136 et financée par la Dacia Revival International Society37, association fondée à New York en 1999 qui se donne pour but de « rétablir dans ses droits la véritable histoire du peuple daco-roumain38 », mais qui n’est rien d’autre qu’une organisation rassemblant notamment des généraux à la retraite, des plumitifs, des médecins ou encore des ingénieurs, tous adeptes d’ésotérisme, de pseudoscience, d’« histoire interdite » et de théories du complot39. Comme l’indiquent les plaques apposées sur le socle de ce monument, la construction de celui‑ci a été « sponsorisée [sic] » par des membres de cette association et a également bénéficié du concours du conseil départemental de Hunedoara et de la mairie d’Orăștie, preuve en est une nouvelle fois que les politiques ne sont jamais loin dans ce genre d’affaires40.

Figure 5 : Statue de Burebista, Orăștie

Figure 5 : Statue de Burebista, Orăștie

Crédit : M. Mokhtari

  • 41 Une vidéo tournée par Săvescu lui-même lors de cette journée peut être visionnée à cette adresse : (...)
  • 42 Cette falx de bronze et de laiton mesure 3,5 m de haut et repose sur un socle de 2,5 m de haut en (...)
  • 43 https://evz.ro/falxul-care-ameninta-roma-903971.html [consulté en septembre 2023].
  • 44 Henț et Cioată 2021, p. 5-18.

12À ce propos, le 1er juillet 2006 a eu lieu ici la commémoration des 1 900 ans de la mort du roi dace Décébale, cérémonie qui a réuni outre plusieurs membres de cette organisation (dont son président fondateur Napoleon Săvescu), le maire d’Orăștie, le président du conseil départemental de Hunedoara ainsi que le préfet et, à cette occasion, une gigantesque colivă (préparation à base de blé bouilli, de sucre, de noix et d’épices partagée et consommée lors de rituels funéraires) de 9 m de long et pesant plus de 3 tonnes a été préparée en mémoire de Décébale et bénie par des prêtres orthodoxes41. C’est également en l’honneur de Décébale que la sculpture de Nicolae Adam intitulée Semn dacic (fig. 6) a été érigée en 2007 le long de la route nationale 7, à l’entrée d’Orăștie et qui figure une falx (arme à la lame incurvée et tranchante dans sa courbure intérieure) géante42. Cette œuvre a été conçue comme un avertissement : « ici commence le cœur de la Dacie et quiconque le foulera passera au fil de la falx43 ». C’est aussi une allusion à une arme qui est censée représenter le guerrier dace par excellence, conception encore bien présente dans les travaux archéologiques roumains actuels44.

Figure 6 : Monument Semn dacic, Orăștie

Figure 6 : Monument Semn dacic, Orăștie

Crédit : M. Mokhtari

  • 45 Pour une discussion sur cette enseigne et ses potentielles significations, voir Dana 2000, p. 153- (...)
  • 46 Plusieurs hypothèses ont été proposées, voir à ce sujet Mihailescu-Bîrliba 2009, p. 147-149.

13Le dernier monument de cette série, Izvorul de Aur al Dacilor (fig. 7), également exécuté par Nicolae Adam et inauguré en octobre 2002, reproduit un draco (enseigne militaire) d’une longueur totale de près de 7 m, juché sur un haut socle. Tout comme dans l’exemple précédent, il s’agit là de convoquer un symbole – militaire, voire religieux – ancré dans la conscience collective roumaine comme étant caractéristique des Daces45, même si son origine reste obscure46.

Figure 7 : Monument Izvorul de Aur al Dacilor, Orăștie

Figure 7 : Monument Izvorul de Aur al Dacilor, Orăștie

Crédit : M. Mokhtari

  • 47 En effet, le Parti social-démocrate (héritier du Front de salut national fondé par d’anciens appar (...)

14Enfin, mentionnons qu’un draco stylisé a aussi été utilisé comme logo de la présidence roumaine du Conseil de l’Union européenne assurée entre le 1er janvier et le 30 juin 2019 (fig. 8), ce qui démontre une fois encore un fort attachement des Roumains à cette période et à cette population. Cela traduit un désir de se différencier des autres pays de l’Europe et d’invoquer une identité spécifique fondée sur une ascendance considérée comme glorieuse, et ce même si un tel symbole guerrier – et tout l’imaginaire auquel il renvoie – va à l’encontre des valeurs affichées par l’Union européenne et à un moment où les relations entre celle‑ci et le gouvernement roumain étaient tendues47.

Figure 8 : Logo de la présidence roumaine du Conseil de l’Union européenne en 2019 représentant un draco stylisé

Figure 8 : Logo de la présidence roumaine du Conseil de l’Union européenne en 2019 représentant un draco stylisé

Crédit : Wikimedia commons, domaine public

Conclusion

  • 48 L’Antiquité n’a pas l’exclusivité de cette instrumentalisation, car le Moyen Âge n’est pas en rest (...)
  • 49 Pour une étude approfondie sur la politisation du passé et les pratiques patrimoniales des pouvoir (...)
  • 50 Assmann 2018.
  • 51 Citons à titre d’exemples la commémoration en 1980 du 2050e anniversaire de la « création du premi (...)

15Après avoir examiné quelques exemples éloquents de politisation du passé dans la Roumanie contemporaine, nous remarquons que c’est l’Antiquité qui est ici mise à contribution48 afin d’imposer l’idée selon laquelle il y a, d’une part, identité entre les populations antiques qui vivaient sur le territoire correspondant à la Roumanie actuelle et les Roumains d’aujourd’hui et, d’autre part et en conséquence, une continuité ininterrompue de ceux‑ci dans cet espace depuis des millénaires. Dans le cas de Cluj-Napoca, il s’agit de revendiquer une antériorité des ancêtres des Roumains face aux Magyars en Transylvanie et, dans celui d’Orăștie, cette antériorité devient une primauté, puisque ce sont les Daces qui sont mis à l’honneur. Les monuments qui y font référence saturent l’espace public de cette ville, car, en dehors de ceux que nous avons cités dans ce travail, il existe aussi un buste censé représenter Décébale érigé en 1974 (fig. 9) et une mosaïque réalisée en 1988 occupant l’intégralité de la façade d’un immeuble figurant Burebista entouré de ses sujets, le tout dans une mise en scène fantaisiste typique du national-communisme (fig. 10). Tous ces monuments sont placés à des endroits stratégiques (un à l’entrée de la ville, un autre à la sortie et le reste dans le centre historique) et contribuent à la mise en place d’une certaine idée du patrimoine portée par les élites politiques49 ainsi qu’à la construction et à la matérialisation d’une mémoire culturelle50 distinctive. Ici, l’accent est sans conteste mis sur les Daces – et en particulier sur les figures de Burebista et Décébale dont Nicolae Ceaușescu se voyait le continuateur –, poursuivant en cela le discours dominant lors de la fin des années 1970 et surtout pendant les années 1980 faisant de la composante dace l’élément prépondérant (si ce n’est exclusif) de l’identité roumaine. C’est d’ailleurs lors de cette décennie qu’ont eu lieu plusieurs célébrations relevant d’une interprétation fantasmée du passé préromain et destinées à légitimer le régime en place en dressant des parallèles entre les deux époques51. Force est de constater qu’en cette aube de xxisiècle, les vieux réflexes se perpétuent et que ce filon daciste – voire protochroniste – est toujours exploité, notamment par le tout nouveau parti politique Alliance pour l’Unité des Roumains (AUR), lequel flirte avec les idéologies les plus nauséabondes.

Figure 9 : Buste de Décébale, Orăștie

Figure 9 : Buste de Décébale, Orăștie

Crédit : M. Mokhtari

Figure 10 : Mosaïque figurant Burebista entouré de ses sujets, Orăștie

Figure 10 : Mosaïque figurant Burebista entouré de ses sujets, Orăștie

Crédit : M. Mokhtari

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Bibliographie

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Notes

1 Citons par exemple Niculescu 2004-2005 et 2023 ; Babeș 2008-2009 ; Dragoman et Oanță-Marghitu 2013 ; Popa 2015.

2 L’énumération de tous les ouvrages traitant des rapports entre archéologie et politique(s) ne serait pas possible dans l’économie de cet article, aussi nous limitons-nous à ne mentionner que quelques titres récents parmi lesquels Kohl et al. 2007 ; Boytner et al. 2010 ; Lydon et Rizvi 2010 ; Ó Ríagáin et Popa 2012 ; Brooks et Mehler 2017 ; Lozny 2017 ; Greenberg et Hamilakis 2022.

3 Voir à cet égard Díaz-Andreu 2007.

4 Maire durant trois mandats entre 1992 et 2004 et sénateur du département de Cluj entre 2004 et 2008, d’abord sous la bannière du Parti de l’unité de la nation roumaine puis, à partir de 1998, sous celle du Parti de la grande Roumanie, Gheorghe Funar s’est signalé – outre son antimagyarisme féroce que nous allons constater dans ces lignes – par son ultranationalisme, sa xénophobie, son homophobie, son racisme, son protochronisme, son antisémitisme et, dernièrement, son complotisme à l’occasion de la pandémie de Covid-19 lorsqu’il a qualifié de « génocide contre le peuple roumain » le confinement ainsi que l’état d’urgence sanitaire décrétés par l’État roumain et de « modificateurs génétiques » les vaccins à ARN messager.

5 L’inventaire à la Prévert de ces objets et une analyse sur leur symbolique se trouvent dans Frunză 2002, p. 150‑163.

6 Piața Unirii en roumain. Cette place a connu plusieurs dénominations au cours de son histoire récente : elle s’appelait place du roi Matthias (Mátyas Király tér en hongrois) au début du xxe siècle avant d’être renommée place de l’Union en 1923, puis place de la Liberté à l’époque communiste avant de retrouver son nom de place de l’Union en 1999. Ce n’est évidemment pas un hasard si le corps municipal dirigé par Funar a décidé de revenir à cette dénomination, puisque l’« union » en question fait référence au rattachement de la Transylvanie au royaume de Roumanie en décembre 1918 (la Bucovine, la Bessarabie et la Dobroudja du Sud avaient aussi intégré cet ensemble), la cession de la Transylvanie étant entérinée par le traité de Trianon de 1920, sujet de crispation encore à l’heure actuelle pour de nombreux Hongrois. Notons que les Hongrois de Cluj appellent cet endroit simplement Fő tér (place Centrale), sur celle-ci se trouvent la statue équestre du roi de Hongrie Matthias Corvin (qui régna de 1458 à 1490) et l’église catholique Saint-Michel, hauts lieux de l’identité magyare locale.

7 Segaud 2010, p. 72.

8 Segaud 2010,, p. 95.

9 Pour un examen détaillé du contexte politique et idéologique de la construction de ces ensembles monumentaux, voir Stirton 2012, p. 41-66.

10 Ce monument commémore le centenaire du procès et de l’emprisonnement en 1894 des quinze membres du Parti national roumain signataires d’un mémorandum remis en 1892 à l’empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph Ier et réclamant le retour de l’autonomie de la Transylvanie perdue à la suite du compromis de 1867 ainsi que l’égalité des droits entre Roumains et Hongrois, notamment en matière d’éducation, de vote, de presse et de politique agraire.

11 Collectif 1995, p. 24.

12 Adevărul de Cluj, 28‑30 mai 1994, p. 5 (toutes les traductions contenues dans ce travail nous appartiennent).

13 Adevărul de Cluj, 28‑30 mai 1994, p. 5.

14 Brubaker et al. 2006, p. 143-144.

15 À ce propos, notons que c’est depuis un décret du 16 octobre 1974 pris par Nicolae Ceaușescu que la ville de Cluj devient officiellement Cluj-Napoca par l’ajout du nom de la cité romaine qui s’élevait sur l’emplacement du centre historique de la ville actuelle, et ce en guise de « témoignage de l’ancienneté et de la continuité du peuple roumain sur ces terres », voir Buletinul Oficial al Republicii Socialiste România, 1974, p. 1. Le choix de cette date symbolique n’est pas un hasard, car le régime commémore alors les 1850 ans de l’élévation de Napoca au rang de municipe et capitale de la Dacia Porolissensis en 124, sous l’empereur Hadrien.

16 Adevărul de Cluj, 23 juin 1994, p. 5.

17 Szabadság, 23 juin 1994, p. 3.

18 Romániai Magyar Demokrata Szövetség (RMDSZ) en hongrois. Créé le 25 décembre 1989, ce parti politique de centre-droit se donne pour objectif de représenter et de défendre les intérêts de la communauté hongroise de Roumanie.

19 Szabadság, 23 juin 1994, p. 1.

20 Feischmidt 2003, p. 58-59.

21 Adevărul de Cluj, 3 août 1994, p. 7.

22 https://ng.24.hu/kultura/2003/09/12/politikai_vita_a_kolozsvari_fo_teren_folyo_romai_kori_asatasok_miatt/ [consulté en septembre 2023].

23 https://www.curentul.info/social/tensiune-maxima-in-razboiul-interetnic-de-la-cluj/ [consulté en septembre 2023].

24 Adevărul de Cluj, 24 octobre 2005.

25 Ce monument comportant une réplique de la célèbre statue romaine et un bas-relief figurant Trajan a été donné par la ville de Rome à celle de Cluj (ainsi qu’à plusieurs autres villes roumaines) en 1921 afin de symboliser l’unité des Roumains à travers leur latinité. Elle était initialement située devant la statue de Matthias Corvin avant d’y être enlevée en 1940 pour la mettre à l’abri après le second arbitrage de Vienne. Elle a ensuite été placée à de nombreux endroits différents et trône à présent sur le boulevard des Héros, non loin du monument des Pétitionnaires. Signalons que Gheorghe Funar avait envisagé de la remettre sur la place de l’Union aux côtés d’un musée archéologique en plein air, le tout accompagné d’une copie grandeur nature de la colonne Trajane, mais ce projet a été abandonné après sa défaite aux élections.

26 https://ziarullumina.ro/educatie-si-cultura/monumentul-latinitatii-de-la-cluj-a-fost-refacut-si-inaugurat-50587.html [consulté en septembre 2023].

27 https://ziarullumina.ro/educatie-si-cultura/monumentul-latinitatii-de-la-cluj-a-fost-refacut-si-inaugurat-50587.html [consulté en septembre 2023].

28 Botea 2008, p. 333-349.

29 Nora 1984-1992 et en particulier son article « Entre Mémoire et Histoire », p. xv-xlii du premier tome.

30 Par « matérialisation », nous entendons ici le processus consistant à rendre concrètes, visibles, tangibles des notions comme l’identité et la mémoire. Cela se traduit notamment, dans les exemples présentés dans ce travail, par l’édification de monuments (artistiques ou historiques) et la mise au jour (et sous cloche) de vestiges archéologiques par des individus ou un groupe social particuliers. Ce faisant, ces agents projettent leur identité collective et leur mémoire culturelle sur un objet, un espace – voire une période – précis afin d’en prendre possession, de le (re)modeler à leur guise afin de le confisquer et donc d’en exclure l’autre. Il s’agit ainsi d’un discours, d’un récit qui prend forme et s’incarne matériellement dans le paysage urbain.

31 Pour un point sur la question de la performativité de la mémoire dans l’Europe du Sud-Est, voir Botea et Mihăilescu 2020.

32 Brubaker et al. 2006, p. 16.

33 Brubaker et al. 2006, p. 208.

34 Botea 2008, p. 344.

35 Henț 2018, p. 87-105.

36 Des photographies de l’inauguration de cette statue où sont présentes les autorités politiques, ecclésiastiques et militaires sont visibles à l’adresse suivante : https://www.dacia.org/burepix/burepix.html [consulté en septembre 2023].

37 Cette structure fondée et présidée par le médecin roumano-américain Napoleon Săvescu fait la part belle au protochronisme roumain, à savoir affirmer que les Roumains d’aujourd’hui descendent uniquement et en ligne directe des Daces, eux-mêmes successeurs des Pélasges, peuple primordial préhistorique censé avoir été très évolué technologiquement et s’être étendu de la Scandinavie au Sahara et de l’océan Atlantique à l’Asie centrale. Ces idées farfelues et d’autres du même acabit sont propagées par deux canaux principaux : d’une part à travers le mensuel Dacia magazin dont le premier numéro est paru en janvier 2003 (sa publication semble avoir cessé en 2015) et, d’autre part, lors du « Congrès international de dacologie » dont la première édition a eu lieu en août 2000. Cette manifestation annuelle est à présent organisée depuis 2016 (la dernière édition en date a eu lieu en 2019) par la fondation Origini Carpatice et a été renommée en « Congrès de culture et de civilisation daco-roumaines », lequel obtient un soutien financier du conseil départemental de Buzău et l’appui de la mairie de Buzău, ville où se tient désormais le congrès, et du musée départemental. Une édifiante présentation des thèmes et des participants à cette conférence est visible ici : https://www.youtube.com/watch?v=XXYt_XUdUqc. La Dacia Revival International Society est beaucoup moins active depuis le mitan des années 2010, mais le flambeau a été repris par plusieurs individus dont le plus influent est sans nul doute Daniel Roxin qui allie à merveille relai de thèses protochronistes (généralement sous forme d’entretiens filmés, de capsules vidéo ou de webdocumentaires) mâtinées de spiritualité New Age et vente de livres, vêtements et accessoires ayant pour thème les « Géto-Daces ». Pour un panorama sur les racines et les acteurs de ce mouvement ainsi que sur son développement contemporain, voir Zavatti 2014, p. 41-54.

38 https://www.dacia.org/dacia-rev/html/dacia_revival_international_so.html [consulté en septembre 2023].

39 Un exposé détaillé sur le dacisme roumain postcommuniste se trouve dans Grancea 2007, p. 95‑115.

40 À ce sujet, Iosif Veniamin Blaga, le maire d’alors ensuite élu député entre 2008 et 2012, est lui aussi empreint de ce topos de Daces foncièrement religieux lorsqu’il déclare lors de la séance parlementaire du 8 septembre 2009 que « pour les Daces, l’âme du défunt monte au ciel sous la forme d’un oiseau, mais pour nous, ceux d’aujourd’hui, quelle importance ? Ces forteresses sont le témoignage de l’existence d’un peuple qui a pu penser d’une façon si belle, si extraordinaire » : https://www.cdep.ro/pls/steno/steno.stenograma?ids=6681 [consulté en septembre 2023].

41 Une vidéo tournée par Săvescu lui-même lors de cette journée peut être visionnée à cette adresse : https://www.dacia.org/dacianew/video/178-decebal-1900-de-ani-de-la-moartea-lui [consulté en septembre 2023].

42 Cette falx de bronze et de laiton mesure 3,5 m de haut et repose sur un socle de 2,5 m de haut en béton armé. Le tout a coûté environ 80 000 lei provenant essentiellement de fonds privés, dixit le nouveau maire Alexandru Munteanu : https://evz.ro/falxul-care-ameninta-roma-903971.html [consulté en septembre 2023].

43 https://evz.ro/falxul-care-ameninta-roma-903971.html [consulté en septembre 2023].

44 Henț et Cioată 2021, p. 5-18.

45 Pour une discussion sur cette enseigne et ses potentielles significations, voir Dana 2000, p. 153-174.

46 Plusieurs hypothèses ont été proposées, voir à ce sujet Mihailescu-Bîrliba 2009, p. 147-149.

47 En effet, le Parti social-démocrate (héritier du Front de salut national fondé par d’anciens apparatchiks du Parti communiste roumain) alors au pouvoir faisait l’objet de critiques de la part de plusieurs hauts responsables européens – Jean-Claude Juncker et Frans Timmermans notamment – concernant une réforme de la justice, en particulier les ordonnances visant à amnistier les auteurs de certains délits assimilables à de la corruption et à dépénaliser l’abus de pouvoir. Les officiels européens dénonçaient ces mesures comme une menace envers l’État de droit et l’indépendance du système judiciaire. En retour, le gouvernement roumain haussait le ton contre la Commission et l’accusait de s’immiscer dans la politique intérieure de la Roumanie en adoptant une rhétorique nationaliste et eurosceptique. Parallèlement aux dissensions entre ces deux institutions, de nombreuses manifestations contre la corruption et demandant l’abrogation de ces dispositions, la démission du gouvernement ainsi que la tenue d’élections anticipées eurent lieu à travers le pays entre janvier 2017 et février 2019.

48 L’Antiquité n’a pas l’exclusivité de cette instrumentalisation, car le Moyen Âge n’est pas en reste. Par exemple, les Hongrois de Cluj-Napoca font appel à lui à travers la statue du roi Matthias Corvin. Quant aux Roumains, c’est en invoquant le souvenir de leurs voïvodes médiévaux et de leurs hauts faits qu’ils récupèrent cette période de l’histoire.

49 Pour une étude approfondie sur la politisation du passé et les pratiques patrimoniales des pouvoirs publics d’une autre ville balkanique, en l’espèce Skopje, capitale de la Macédoine du Nord, voir Nikolovska 2017, p. 116-142.

50 Assmann 2018.

51 Citons à titre d’exemples la commémoration en 1980 du 2050e anniversaire de la « création du premier État dace centralisé et indépendant », en 1986 du 2500e anniversaire des « premiers combats du peuple géto-dace pour leur liberté et leur indépendance » et, en 1987, du 1900e anniversaire de « l’accession du roi Décébale au trône de Dacie ».

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Monument des Pétitionnaires, Cluj-Napoca
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Titre Figure 2 : Vue de la place de l’Union de Cluj-Napoca. Au premier plan le panneau vitré couvrant le site de fouille, à l’arrière-plan la statue équestre de Matthias Corvin et l’église catholique Saint-Michel
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Titre Figure 3 : Détail de la verrière abritant les vestiges archéologiques de la place de l’Union, Cluj-Napoca
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Titre Figure 4 : Réplique de la Louve capitoline, Cluj-Napoca
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Titre Figure 5 : Statue de Burebista, Orăștie
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Titre Figure 6 : Monument Semn dacic, Orăștie
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Titre Figure 7 : Monument Izvorul de Aur al Dacilor, Orăștie
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Titre Figure 8 : Logo de la présidence roumaine du Conseil de l’Union européenne en 2019 représentant un draco stylisé
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Titre Figure 9 : Buste de Décébale, Orăștie
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Titre Figure 10 : Mosaïque figurant Burebista entouré de ses sujets, Orăștie
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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathieu Mokhtari, « Louve capitoline ou draco ? Politisation du passé antique et matérialisation de l’autochtonie dans la Roumanie du xxie siècle »Frontière·s [En ligne], 9 | 2023, mis en ligne le 20 décembre 2023, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/frontieres/1833 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.35562/frontieres.1833

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Mathieu Mokhtari

Doctorant, Université Jean Moulin Lyon 3, Inalco

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