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Recensions

Jean-Pierre Amalric, Geneviève Dreyfus-Armand et Bruno Vargas (dirs.), Huit ans de République en Espagne. Entre réforme, guerre et révolution (1931-1939), Presses universitaires du Midi, 2017, 328 p.

Elodie Das Neves

Texte intégral

1« Apport[er] une vision plurielle sur les huit petites années qui ont changé l’Espagne et sur une République trahie » : tel est l’objectif affiché par les auteurs de Huit ans de République en Espagne. Entre réforme, guerre et révolution – 1931-1939 dans l’avant-propos de l’ouvrage. Dans la lignée des publications annuelles de l’association Présence de Manuel Azaña depuis le premier numéro en 2007, cet ouvrage constitue à n’en pas douter l’un des plus ambitieux. Rassemblant l’ensemble des actes des rencontres des 9èmes et 10èmes journées de colloques organisés pour commémorer l’anniversaire de la mort de Manuel Azaña, cet ouvrage retrace la trajectoire tragique de la Seconde République espagnole sous le prisme de « deux idées maîtresses de la période : la réforme décisive d’un pays resté archaïque et la révolution qui -aux yeux de beaucoup, mais pas forcément de la même manière- aurait permis de remédier de façon décisive aux maux dont souffrait le pays » (p. 3). Les deux textes introductifs proposés sont signés par Jean-Pierre Amalric et Pierre Laborie, et permettent assurément d’aiguiser la curiosité intellectuelle du lecteur et de mesurer l’importance de cette dialectique déterminante tout au long des années 30 en Espagne : la tension permanente entre réforme et révolution, deux concepts dont les contours sémantiques sont ainsi définis dès les premières pages de l’ouvrage. Le volume propose une structuration chronologique et une subdivision thématique autour de quatre chapitres en abordant tour à tour les caractéristiques d’ « une république réformatrice », les « tensions sociales et politiques », « les gouvernements en guerre » et les « forces sociales et politiques » pendant le conflit.

2Dans une première partie, les six contributions proposées permettent d’explorer les différentes caractéristiques de la politique mise en œuvre pendant le dénommé bienio progresista compris entre 1931 et 1933. Tout comme dans les volumes précédents de l’association, les discours et textes de Manuel Azaña sont à l’honneur. En effet, le chapitre s’ouvre tout d’abord sur la traduction de deux allocutions de Manuel Azaña issues de ses Obras Completas et portant sur le Statut de la Catalogne : l’une prononcée devant les Cortès le 27 mai 1932 et une seconde, datée du 26 septembre 1932, prononcée à l’issue de l’adoption du Statut. Apporter une réponse politique aux aspiration autonomistes en « conjug[ant] l’aspiration particulariste ou le sentiment ou la volonté autonomiste de la Catalogne avec les intérêts ou les objectifs généraux et permanents de l’Espagne » (p. 40) : tel était l’objectif de celui qui était alors le chef du gouvernement espagnol. Ces deux textes sont d’une actualité saisissante et permettent au lecteur de mieux cerner la pensée azañiste en matière d’architecture territoriale et de saisir la modernité et la perspicacité de cette grande figure intellectuelle et politique. Les différentes contributions qui s’ensuivent s’intéressent tour à tour à la politique étrangère, militaire, agraire, éducative et de genre. Ángeles Egido explore un aspect relativement méconnu de la politique et de la pensée d’Azaña : la politique étrangère. S’appuyant sur les écrits du dernier Président de la Seconde République, elle y définit une politique reposant sur la coopération, le pacifisme, les valeurs démocratiques, la défense de mécanismes de sécurité collective. La politique militaire de Manuel Azaña et les réflexions idéologiques de ce dernier en la matière sont analysées par Pilar Martínez Vasseur. Longtemps dénigrée, la politique du ministre de la Guerre de 1931 à 1933 présente pourtant à bien des égards de véritables signes de modernité. Tout au long d’un article très dense, elle étudie à la fois sa pensée politique sur l’armée, le contenu des réformes entreprises en la matière et les réactions des officiers face à la politique menée. Pablo Luna revient dans son article sur la question décisive de la réforme agraire et des mouvements paysans pendant la Seconde République. Réforme emblématique de la période, elle fut également le reflet des espoirs déçus face aux aspirations immenses que de nombreux paysans et journaliers avaient vues en elle. L’auteur démontre habilement comment l’aspiration à une transformation socio-économique structurelle s’est heurtée à une mobilisation conservatrice et à des intérêts divergents. La « réforme de la réforme » entreprise pendant le bienio negro s’apparenta à une opération de démantèlement des mesures adoptées. L’auteur rappelle cependant que les critiques à l’égard de la réforme agraire républicaine émanèrent également des organisations anarchistes et que la politique menée dans ce domaine fut accueillie avec une certaine circonspection par le PSOE. La victoire du Front populaire supposa en revanche « un renouveau de la réforme agraire » (p.90) et fut marquée par l’occupation et la redistribution temporaire d’un grand nombre de terres, qui concerna près de 30 % de la surface agricole de la péninsule. Les divergences idéologique et stratégique au sein des différents courants de la gauche entre les partisans d’une transformation sociale radicale fondée sur la remise en cause de la propriété privée et ceux défendant une voie plus modérée basée sur le partage des terres sont à n’en pas douter révélatrices de la dialectique permanente entre réforme et révolution évoquée dès l’introduction. Loin de se limiter à une confrontation théorique, cette divergence s’exprima sur le terrain, notamment par le biais des expériences collectivistes à l’initiative des organisations et des paysans anarchistes. Bruno Vargas s’intéresse quant à lui au contenu des réformes de l’enseignement primaire sous les gouvernements de Manuel Azaña entre 1931 et 1933. Pour cela, il explore les caractéristiques idéologiques d’un projet éducatif on ne peut plus « révolutionnaire dans les consciences » (p. 102) qui fut dessiné par Rodolfo Llopis. Cette politique éducative, dont la pierre angulaire fut incontestablement la laïcité, plaçait le respect et le travail au cœur du projet. La « rénovation de la société » (p. 101) passait alors par des mesures telles que la construction d’écoles, la refonte de la formation des maîtres et de l’Inspection de l’enseignement primaire, la revalorisation salariales, la décentralisation administrative, mais également par l’amplification d’expériences innovantes comme le Musée pédagogique et les missions pédagogiques. La contribution de Mónica Moreno relative à l’ambitieuse politique de genre mise en œuvre pendant la République vient clôturer cette première partie. L’auteure analyse tout particulièrement les réformes progressistes entreprises pendant le bienio réformiste tout en pointant leurs limites et leurs contradictions. L’élargissement de la citoyenneté, la réforme du code pénal, l’incorporation dans le monde du travail, la scolarisation des jeunes filles constituèrent le reflet d’une politique résolument réformatrice, malgré les nombreuses résistances.

3La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude des tensions sociales et politiques avant que n’éclate la guerre civile. Irene Díaz et Rubén Vega livrent deux approches complémentaires de la fameuse révolution des Asturies d’octobre 1934 : alors que la première propose une réflexion sur « la signification et la portée de la révolution » (p.127), le second dresse une typologie des trois types de récits sur la révolution – « la légende noire réactionnaire », la « mythologie de gauche », et « une mythologie asturienne » (p.138) et s’intéresse aux mémoires politiques, aux commémorations et aux lieux de mémoire. Ángel Herrerín retrace quant à lui l’évolution de la CNT pendant les deux premières années de la République, et plus particulièrement les divisions entre les anarcho-syndicalistes contrôlant la CNT, partisans de la lutte syndicale et les anarchistes, partisans de l’insurrection permanente. Il met en exergue les faiblesses de la CNT et propose une étude détaillée des mouvements insurrectionnels de janvier et décembre 1933. Les divisions au sein de la mouvance anarchiste apparaissent tout aussi nettement au sein du socialisme espagnol : l’analyse proposée par José Martínez Cobo révèle en effet que la trajectoire du PSOE pendant la Seconde République fut marquée par un tiraillement constant entre une ambition révolutionnaire et une composante résolument réformiste. Les divergences idéologiques et stratégiques entre les principales figures du Parti, à savoir Julián Besteiro, Indalecio Prieto et Largo Caballero constituent une parfaite illustration de ce tiraillement.

4Le troisième chapitre propose une réflexion sur les gouvernements de la République dans la nouvelle étape qui s’ouvrit au cours de l’été 1936, avec le coup d’État militaire et la guerre civile qui s’ensuivit. Les gouvernements républicains sous la houlette des Présidents du Conseil des Ministres Francisco Largo Caballero entre septembre 1936 et mai 1937 et Juan Negrín de mai 1937 à mars 1939, sont abordés de façon successive par Bruno Vargas et Ricardo Miralles. L’analyse des forces et des faiblesses de la figure de Largo Caballero, « dont le drame fut de ne pas opter entre la réforme et la révolution » (p.232) mérite en effet d’être confrontée à celle de Juan Negrín, dont la gouvernance fut marquée par le renforcement de l’autorité de l’État et le retour à l’ordre constitutionnel et la concentration de pouvoirs. Ce chapitre illustre en cela toute la complexité de la période marquée par la constante tension entre ces deux projets -réformiste et révolutionnaire- difficilement compatibles, dont Largo Caballero constitue un exemple manifeste.

5La trajectoire pendant la guerre civile de la CNT, du Parti communiste d’Espagne et du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) sont étudiées au sein d’un chapitre consacré aux forces sociales et politiques. Deux contributions sont centrées sur la mouvance anarchiste, et plus particulièrement sur les expériences de collectivisation agraire : celles-ci constituent pour Ángel Herrerín « l’expression la plus emblématique du rêve libertaire » et sont qualifiées de « révolutionnaires, transformatrices » (p. 282) selon Pablo Luna. Ce dernier insiste sur la diversité des processus de collectivisation et fournit de nombreux exemples détaillés. Les cartes de la région de Gérone et d’Albacete permettent ainsi de rappeler que si les collectivisations se situèrent à l’origine dans la région d’Estrémadure, elles furent néanmoins présentes, sous des formes diverses et variées, sur une majeure partie du territoire espagnol. L’étude du PCE proposée par Fernando Hernández Sánchez s’intéresse tout particulièrement à l’évolution du nombre d’adhésions au Parti tout au long de la guerre. Pelai Pagès analyse quant à lui minutieusement les multiples manœuvres et machinations déployées par Moscou et le PCE visant à la liquidation pure et simple du POUM, symbolisée par l’assassinat par les services secrets soviétiques de l’une de ses principales figures, Andrés Nin. Cette violence politique constitue sans doute l’un des nombreux exemples de violences commises pendant le conflit fratricide. Si la répression inhérente aux pratiques franquistes est bien connue, Eduardo González Calleja rappelle que les violences dérivées du soulèvement, les persécutions religieuses ou encore les tribunaux populaires furent pratiqués dans la zone républicaine. Enfin, l’étude de la littérature et la culture républicaine pendant le conflit vient clôturer ce chapitre. En analysant notamment la place prépondérante des alliances d’intellectuels pour la défense de la culture (AIDC) de personnalités unies par l’antifascisme, Manuel Aznar Soler révèle ô combien l’attachement à la République était décisif pour un grand nombre d’intellectuels. Victimes de leur engagement, des figures majeures telles que Federico García Lorca, Miguel Hernández et Antonio Machado constituent à cet égard les exemples les plus emblématiques.

6De par la pluralité et la richesse de ses angles d’approche, ainsi que par la qualité de ses contributions menées par des spécialistes de la période, cet ouvrage, à l’image des sept volumes précédents de l’association Présence de Manuel Azaña, propose un brillant état de la recherche sur la Seconde République espagnole. Ces réflexions menées sous le prisme de deux idées récurrentes et structurantes de la période, réforme et révolution, mettent en exergue avec une grande clairvoyance, tout à la fois les projets ambitieux et le destin tragique d’une République tronquée. Des images d’archives viennent compléter l’étude de ces huit années et illustrer au moyen de photographies ou d’affiches les sujets abordés dans les articles. Ainsi y trouve-t-on des portraits des figures emblématiques de la Seconde République ainsi que des photographies officielles des membres du gouvernement. D’autres images issues notamment de la Fondation Francisco Largo Caballero ou de la Fondation Pablo Iglesias apportent un témoignage visuel des forces sociales et politiques en présence au cours de cette étape. Marquée tout à la fois par l’enthousiasme, le désenchantement, le combat ; nourrie de profonds antagonismes et de profondes contradictions, d’importantes rancœurs mais également d’une aspiration à la « paix, à la pitié et au pardon » selon les mots de Manuel Azaña lui-même, cette période historique possède également une extraordinaire résonance dans l’actualité. À cet égard, les mots du dernier Président de la République espagnole, présents en filigrane tout au long de l’ouvrage, rendent hommage à l’action et à la pensée de cette grande figure de l’Histoire de l’Espagne.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Elodie Das Neves, « Jean-Pierre Amalric, Geneviève Dreyfus-Armand et Bruno Vargas (dirs.), Huit ans de République en Espagne. Entre réforme, guerre et révolution (1931-1939), Presses universitaires du Midi, 2017, 328 p.  »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 27 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/framespa/4770 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/framespa.4770

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Elodie Das Neves

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