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Notes de lecture

Pauline Martin, Le Flou et la Photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985)

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 520 pages
Ariane Carmignac
Référence(s) :

Pauline Martin, Le Flou et la Photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 520 pages

Texte intégral

1L’ouvrage Le Flou et la Photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985) est issu de la thèse de doctorat de Pauline Martin soutenue en 2021 ; il est publié en même temps que le riche catalogue Flou. Une histoire photographique (accompagnant l’exposition qui s’est tenue au musée de L’Élysée à Lausanne du 3 mars au 5 mai 2023) dont l’autrice précédemment citée est aussi la commissaire.

2Cette somme considérable, tout en centrant son propos sur le médium photographique (examiné en amont comme en aval de son apparition), prend pour terrains de recherche (et pour points de comparaison respectifs) différents arts visuels (peinture, photographie, film) en France et en propose une très érudite traversée de plusieurs siècles, formant une précieuse mise en perspective de la question. Sa précision et son originalité résident dans la méthode adoptée par Pauline Martin, dans une recherche extrêmement documentée et fournie sur la théorisation du flou en art et dans l’histoire de l’art, sur la question de sa perception et de sa définition (changeante en fonction des siècles, des époques, des contextes, des lieux, des écoles, des artistes et des praticiens) et sur sa réception (multiple, variée, contrastée, parfois même contrariée) : le flou « s’imprègne d’une résonance et d’une identité très souvent différentes selon le contexte où il apparaît ». C’est à l’aune de cet ensemble toujours en mouvement qu’elle analyse, plus ponctuellement, diverses productions et certaines pratiques. La chercheuse ne part donc pas d’un corpus artistique constitué a priori, non plus qu’elle ne propose une succession de descriptions d’œuvres ; cette étude apparaît de fait très économe en illustrations, ce qui peut, sur la question du flou dans les arts visuels, au départ, quelque peu surprendre… mais se justifie par l’approche annoncée, qui est celle d’une enquête au sein des écrits. Pour l’autrice, « se baser sur le terme “flou” plutôt que sur sa forme, c’est en effet s’ouvrir à toute une gamme de découvertes et de surprises que le mot entraîne avec lui ». Pauline Martin déploie, le plus souvent chronologiquement, les multiples enjeux soulevés par l’emploi du flou, en analysant les implications, les révolutions et les changements de paradigme occasionnés. Ainsi, c’est en partant, sans s’en éloigner, des textes critiques et/ou manifestes, et en faisant halte sur le regard (descriptif, prescriptif, normatif…) porté sur des pratiques photographiques (et à l’occasion picturales), que l’auteur relève le pari de tenter de comprendre les enjeux et les motivations d’une démarche, d’une inclination qui fait du flou tour à tour un motif, un but, un sujet, une attitude ou bien encore une mode… et d’en retracer les évolutions. Cette recherche qui s’ancre donc avant tout dans les écrits (de théoriciens, de critiques, d’amateurs éclairés, d’artistes, de praticiens, d’écrivains, de journalistes) donne à penser de façon nouvelle les définitions et les formes variées du flou, en en dépliant avec souci d’exactitude les implications, dans leurs motivations, leurs variations, leurs contradictions et leurs impensés.

3L’autrice fait débuter sa recherche à la fin du xviie siècle ; son étude chronologique de l’évolution d’un terme est encadrée par deux écrits, qu’elle prend comme jalons historiques dans l’évolution de la conception et de la théorisation du flou dans les arts visuels ; le point de départ est constitué par l’apparition du mot « flou » dans l’ouvrage d’André Félibien Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture (1676), et le point (provisoirement ?) final mis à l’étude est un article publié par Jean-Claude Lemagny en 1985 : « Le retour du flou ». Cette forme de bornage théorique permet de délimiter un champ spatial et chronologique ‒ qui s’avère de plus en plus vaste et fécond au fil des siècles et des chapitres, pour aboutir à une étude de plus de cinq cents pages.

4La première partie, intitulée « De la peinture à la photographie (1676-1880) », examine la rencontre de la photographie et du flou en partant des pratiques picturales et analyse le phénomène de la migration d’un terme, de son adaptation (mais aussi de son appropriation et de son retournement) de la peinture à la photographie. Ainsi le flou, d’abord terme et effet de peinture, ne s’oppose absolument pas à la netteté ; il en est même l’auxiliaire. Son application et son adaptation photographiques, dans une sorte de nouveau paragone entre les arts, va progressivement faire dériver ce mot, et cet usage qui est au service d’une « qualité mimétique » vers d’autres acceptions et d’autres formes, comme le relève l’autrice lorsqu’elle étudie avec attention les phénomènes de cette « rencontre » qui est un point de passage décisif entre les arts.

5La deuxième partie, intitulée « Pictorialisme (1890-1910) », développe la question de la conquête du flou par la photographie, et l’impossibilité pour les pictorialistes de s’affranchir véritablement d’un modèle pictural du flou, confrontés à une forme qui ne peut être transposée. Cette analyse du pictorialisme au regard de la question exclusive du flou s’avère extrêmement féconde et stimulante, en en faisant valoir les pleins paradoxes. Au début du xxe siècle, la notion de « flou artistique » apparaît, tandis que les usages et les effets du flou sont observés avec méfiance. L’histoire contrastée de la pratique et de la réception du flou en photographie se donne à comprendre, mais c’est aussi celle de la photographie en tant que pratique et qu’art qui aspire à une forme d’autonomie, de reconnaissance.

6La troisième partie, intitulée « Avant-gardes (1920-1930) », brosse les devenirs du flou notamment dans un mouvement pictorialiste tardif, dans ses apparitions parmi la pratique amateur, dans l’image-mouvement et dans les œuvres avant-gardistes. La photographie « a pour effet de provoquer une scission dans la valeur sociale attribuée au flou », relève l’autrice, analysant alors le flou comme « le catalyseur d’un conflit qui se déplace […] d’un premier souci esthétique à un enjeu majoritairement social » et le passage d’un flou « de distinction » à une forme vulgarisée, et pour autant incessamment remise en question par les praticiens, qui remotivent les enjeux toujours différents de son utilisation.

7La quatrième partie, intitulée « Flou de bougé », explore le regard que portent les deux médiums, peinture et photographie, l’un sur l’autre. Le flou de bougé est la cristallisation révélatrice d’un débat entre la photographie et la peinture ; le plus déconsidéré de tous, il devient peu à peu le moyen d’une émancipation et d’une tentative de définition du médium, hors de toute tutelle ou (pré)caution.

8La cinquième et dernière partie, intitulée « Du reportage au flou subjectif (1950-1985) », revient sur la question, sans cesse reposée, du débat entre les nettistes et les flouistes. L’usage du flou n’est plus indexé sur une référence picturale et, s’en libérant, est pratiqué et compris comme une transcription de la vie qui se déroule devant l’objectif et transcrit les modalités d’un rapport renouvelé au réel. Le flou est ainsi perçu comme l’une des modalités de vision possible, jusqu’à rejoindre l’acceptation d’une « représentation moins nette ». C’est la question d’un « flou ontologique » théorisé par Jean-Claude Lemagny qui est in fine soulevée, où le flou, et l’art photographique, ont « le pouvoir de lier l’objet à son abstraction ».

9À l’issue de cette grande traversée, dense, et d’une lecture très agréable, où le flou est le protagoniste d’une histoire (croisant les études des cas de Demachy, Laure Albin Guillot, Jacques-Henri Lartigue, Man Ray, Henri Cartier-Bresson, Daniel Masclet, Bernard Plossu, etc.), le lecteur serait presque frustré de devoir ainsi rester au milieu des années 1980, lorsque la conclusion (« Face aux flous contemporains ») aborde brièvement, mais avec sagacité quelques pratiques photographiques actuelles, ainsi que les premières esquisses d’une étude du flou numérique qui soulève de nouveaux enjeux : c’est un avenir qui est dès lors tracé par ces pistes de recherche, riches de promesses.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ariane Carmignac, « Pauline Martin, Le Flou et la Photographie. Histoire d’une rencontre (1676-1985) »Focales [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/focales/4102 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11r5q

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