Judith Langendorff, Le Nocturne et l’Émergence de la couleur. Cinéma et photographie
Judith Langendorff, Le Nocturne et l’Émergence de la couleur. Cinéma et photographie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Aesthetica », 2021, 404 pages
Full text
1Diplômée de l’École du Louvre, docteure en études cinématographiques et audiovisuelles de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, ‒ université où elle est également chargée de cours après avoir exercé le métier d’acheteuse d’art pour de grands groupes privés, Judith Langendorff réunit les deux domaines de spécialité que sont le cinéma et la photographie dans un ouvrage (issu d’une thèse soutenue en 2018) pour proposer une analyse du nocturne. La nature de cet objet d’étude est relativement bien définie dans certains champs artistiques tels que la musique et la peinture, auxquels il est fait référence tout au long de l’ouvrage, mais il est beaucoup moins clairement établi dans le champ de la photographie et du cinéma. Cette absence de bases ou de références théoriques a conduit l’auteure à convoquer un grand nombre de disciplines (arts, littérature, philosophie, psychanalyse pour ne citer que les sources récurrentes) pour tenter de théoriser cette notion dans les deux domaines concernés.
2À partir de ce croisement de références, l’auteure s’interroge, l’une des visées fondamentales de l’ouvrage étant de définir ce terme en tant que genre, catégorie esthétique, atmosphère, dispositif voire régime… Cette tentative de théorisation se fonde sur l’analyse des œuvres d’une dizaine de photographes (Almond, Blees Luxemburg, Boudinet, Bourcart, Crewdson, Dhervillers, Henson, Hopp, Lebas), nés entre 1960 et 1970, et de quatre cinéastes de la génération précédente (Coppola, Kubrick, Lynch, De Palma) mais dont les films examinés sont sortis à partir de la fin des années 1960. De fait, la couleur ne s’est généralisée dans le cinéma que depuis 1968 et a fait l’objet d’une réhabilitation en photographie à partir des années 1970. L’auteure justifie également le choix des artistes de son corpus par les échos, les résonances voire l’intertextualité qui s’opèrent entre leurs œuvres. Les cinéastes sélectionnés ont certes déjà été beaucoup étudiés, mais ils sont appréhendés ici comme « les précurseurs et fondateurs d’une esthétique de l’image nocturne ».
3Dès l’introduction, l’auteure tient à dissiper quelques idées fausses sur le nocturne, qui ne se résume pas à la simple négation du jour ou à l’envers du diurne et ne doit pas être uniquement associé au noir et à la mort. Il est au contraire le lieu/moment de jaillissement de la couleur et de la vie, selon une revalorisation positive de valeurs dites négatives. Sur la base de ces analyses qui font l’objet d’études détaillées, l’auteure établit la récurrence de trois grands processus ou métamorphoses associés au nocturne – distorsions, sublimation et transfiguration – qui servent de jalons et d’étapes dans son raisonnement, qui va du plus évident/concret au plus latent/spirituel, tout en spécifiant l’effet transversal de théâtralisation/dramatisation produit par ces processus.
4L’étude débute par les distorsions, ces perturbations du nocturne qui affectent la lumière, les couleurs, les décors (naturels ou artificiels), les corps, l’espace et le temps (également le son au cinéma). Elles peuvent se manifester sous des formes diverses : altération, torsion, condensation, contamination, manipulation, négation. Le paradoxe est que ces distorsions, immédiatement visibles, incitent le spectateur à une contemplation/scrutation des scènes nocturnes représentées, en se focalisant sur les détails qui apparaissent alors : « en un sens, l’obscurité nocturne opacifie et révèle simultanément ». Ce processus interroge la perception humaine et apparaît comme un outil de vision approfondie, une vision marginale (expression empruntée à Baldine Saint Girons qui signe la postface de l’ouvrage) plus perceptive et attentive que la vue diurne. À ce titre, le nocturne relève du figural que la figure soit image, forme et/ou matrice selon la théorie élaborée par Jean-François Lyotard.
5La deuxième partie dédiée à la sublimation nocturne fait appel à la philosophie (essentiellement les écrits de Burke et Kant) et à la psychanalyse (Freud) pour montrer comment, en jouant sur les décors et les corps, lumière, couleurs, espace et temps dévoilent les tourments de l’âme, à la manière des œuvres romantiques, et les profondeurs psychiques, abîmes sombres qui peuvent faire suite à un trauma sublimé par la création artistique. Mais ils participent aussi parfois au renouveau d’un sublime contemporain, notamment par le biais de la technologie et la figuration de paysages industriels. La référence à la chimie donne un aspect scientifique au caractère aérien du nocturne que l’auteure aime à décrire comme une atmosphère esthétique et émotionnelle, même si parallèlement il peut aussi se révéler aquatique dans sa dimension plus mortifère. Cette partie est également l’occasion pour l’auteure de tenter de définir la relation entre sublimation et sublime (cause ou effet, concomitance ?). Quoi qu’il en soit, toutes les analyses proposées évoquent une aspiration à l’élévation ou au dépassement de soi propre à la visée sublimatoire, que celle-ci opère sur les personnages, les artistes ou les spectateurs. On note au passage l’importance de la musicalité et des liens entre sons, musiques et nocturne au cinéma, puisque l’auteure souligne à plusieurs reprises la sublimation opérée dans des scènes sans dialogues par le biais de la musique, « catalyseur du regard et des émotions ».
6La question de la transfiguration nocturne parachève l’étude en la plaçant à un niveau plus existentiel, même si le fait religieux ou mystique n’est pas totalement absent. Ce processus, expression de l’irraisonnable et enclin à des excès formels et thématiques, vise le choc esthétique, éprouvant pour les personnages comme pour les spectateurs. Il cherche aussi à faire apparaître un invisible, éphémère et normalement insaisissable. Cette révélation peut être d’ordre spirituel ou philosophique, entre compréhension du monde et recherche de vérité (divine ou pas). Décors et corps, étudiés séparément malgré leurs liens forts, sont transfigurés par les flux de lumière et de couleur sur fond nocturne. Les premiers, même les plus sordides, sont ainsi transcendés par une forme de déréalisation qui vire parfois à l’abstraction ; les seconds sont accompagnés dans des états transitoires, souvent idéalisés, ou dans leurs projections mentales en lien avec la mort, la folie, le surnaturel. L’auteure souligne toutefois combien les moments plus banals de l’existence peuvent également faire l’objet d’une transfiguration nocturne qui, ironiquement, apparaît comme une réinterprétation postmoderne de la peinture classique et religieuse.
7Même si on comprend la volonté de l’auteure de disséquer chaque métamorphose du nocturne pour mieux en expliciter les facettes, la lecture confirme l’enchevêtrement de ces trois processus, ce qui donne parfois un caractère quelque peu circonvolutoire au propos puisque les mêmes sources théoriques, photographies ou scènes peuvent être convoquées dans chaque partie ‒ d’où peut-être la tentative d’organisation différente de l’épilogue où l’extrait d’une série est envisagé sous les trois angles successivement. L’auteure semble consciente de ce phénomène, puisque reviennent les expressions « encore une fois, on note que ». L’absence de renvois dans le texte aux cahiers-couleur nuit également au repérage. On remarque, çà et là, des indications de chapitres manifestement fusionnés qui sont de possibles scories de l’organisation de la thèse d’origine, ces problèmes découlant sans doute de l’envergure du projet.
8Malgré la difficulté de répondre à la question première, à savoir la véritable nature du nocturne, l’auteure semble in fine pencher pour le terme d’atmosphère. Cette atmosphère/stimmung est en lien avec une vision romantique, même si la propension du nocturne à mettre en avant la psyché humaine (mystères et miroir de l’âme) et parfois ses errements (névrose, folie, fantasme, fantastique, songes) n’empêche pas la possibilité pour les artistes de tenir un discours plus social voire politique. L’ethos nocturne est ainsi une manière d’adoucir, une mise à distance ou un détour pour aborder des sujets graves ou difficiles à l’échelle individuelle et collective. Il s’avère que les couleurs principales du nocturne sont le noir qui revalorise toutes les autres teintes et demeure le support de toutes les métamorphoses, le bleu qui singularise la sublimation mais aussi le rouge qui essentiellement transfigure.
9En résumé, cet ouvrage d’une grande ambition et d’une belle richesse aurait mérité une organisation un peu plus resserrée afin de capter davantage l’attention des néophytes, car l’un de ses buts est d’aller à l’encontre des idées reçues. Une des grandes réussites de l’ouvrage est, comme l’avait proposé l’auteure en introduction, d’établir fermement le nocturne en tant que substantif/sujet dans les domaines de la photographie et du cinéma, et donc de faire exister cette figure/image/forme en tant que telle, ouvrant ainsi la possibilité d’une recherche ultérieure, peut-être plus disciplinaire.
References
Electronic reference
Anne-Lise Marin-Lamellet, “Judith Langendorff, Le Nocturne et l’Émergence de la couleur. Cinéma et photographie”, Focales [Online], 6 | 2022, Online since 01 June 2022, connection on 07 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/focales/1489; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/focales.1489
Top of pageCopyright
The text only may be used under licence CC BY-NC 4.0. All other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.
Top of page