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Entretien

“Un tout non hégémonique”

Entretien avec Tristan Garcia
Cédric Chauvin, Arnaud Despax et Tristan Garcia

Notes de la rédaction

Né en 1981, normalien, docteur en philosophie, Tristan Garcia est romancier (La meilleure part des hommes, Gallimard, 2008 ; Mémoires de la Jungle, Gallimard, 2010 ; Les cordelettes de Browser, Denoël, 2012 ; Faber. Le destructeur, Gallimard, 2013), nouvelliste (En l’absence de classement final, Gallimard, 2012) et auteur d’ouvrages théoriques (L’Image, Atlande, 2007 ; Nous, animaux et humains, François Bourin Éditeur, 2010 ; Forme et objet. Un traité des choses, PUF, 2011).

Texte intégral

Cédric Chauvin & Arnaud Despax

  • 1 “Philosophies de l’Histoire et Histoires du futur”, communication présentée lors de la journée d’ (...)

Commençons, en remontant votre temps biographique, par parler de science-fiction. Dans une communication non publiée1, vous montrez comment les “histoires du futur” du XXe siècle sont imprégnées des philosophies de l’Histoire des XVIIIe et XIXe siècles, qui les auraient rendues possibles : plus précisément, la science-fiction se définirait, en réponse à la double fermeture du passé par les philosophies de l’Histoire et de la Terre par son exploration, comme projection par l’homme de ses possibles à partir du réel – dans l’Espace, et surtout l’avenir. Comment pour vous la forme occi­dentale du récit a-t-elle, à l’éclosion de la science-fiction comme genre, pu accueillir une telle ambition et de telles conceptions d’ordre philosophique ? Autrement dit, qu’est-ce qui a selon vous permis et éventuellement rendu nécessaire l’apparition de la science-fiction telle que vous la définissez, mais cette fois sur le plan de l’histoire des formes littéraires ?

Tristan Garcia

Ce qui m’a intéressé tout d’abord, ça a été la forme de la science-fiction, la condition de possibilité de ses représentations : il n’y a pas toujours eu de la science-fiction dans les cultures humaines, et je défends l’idée que son apparition tient moins à une alliance moderne entre la science et la fiction, comme son nom le laisse penser, qu’à une certaine conception du temps historique, à l’invention de l’avenir et à son ouver­ture comme lieu projectif pour le possible. De ce point de vue, j’essaie de ne pas me limiter au seul récit, et de comprendre sous quelle condition toutes les représentations science-fictionnelles, donc aussi les illustrations, les dessins, les gravures, éventuelle­ment la musique, et plus tard le cinéma, ont pu émerger.

L’hypothèse que j’essaie d’exprimer est double. Premier point : les Lumières, le rationalisme et surtout les philosophies de l’Histoire (Ferguson et l’école écossaise notamment, mais aussi Iselin ou Condorcet) ont achevé d’arracher la conception du temps humain aux mythes et aux prophéties. L’avenir a été laïcisé, il est devenu cette continuation du passé et du présent qui leur confère leur direction et leur sens. On a rompu en philosophie avec l’idée d’une origine anhistorique, qui à la fois fondait l’histoire et en représentait l’envers, le négatif. Désormais, tout est historique : l’origine, le passé, le présent et l’avenir aussi. Donc on peut tout mettre en histoires. Et comme ce n’est plus le mythe originaire qui oriente toute l’histoire depuis l’empen­nage de sa flèche, c’est maintenant l’avenir, à la pointe de la flèche, qui est chargé de montrer où ça va.

Second point : les représentations du possible humain (une autre organisation sociale, par exemple) qui ont longtemps été projetées dans l’espace, dans un lieu encore inconnu de la planète, trouvent de moins en moins leur place à mesure que les grandes explorations, puis les conquêtes et la colonisation achèvent de baliser la Terre, et d’en éliminer les espaces vierges, d’en noircir les blancs sur les cartes. La Panchaïe d’Évhémère de Messine était encore située dans l’Océan Indien ; Guevara disposait son Horloge des Princes en Inde, au nord des monts Riphées, la Caplar Salama d’Andreae était très au sud, dans l’Océan Pacifique… La Cité du soleil de Campanella se trouvait à Ceylan, la Bensalem de Bacon dans le Pacifique nord. L’île d’Abraxa qui abrite l’Utopie de More ? On ne sait pas. Elle est protégée par un stratagème littéraire, puisqu’un personnage qui tousse empêche d’entendre la description exacte de sa localisation. Il devient de plus en plus ardu de situer le non-lieu utopique, puisque la découverte de la réalité mondiale par les grands voyageurs du XVIIIe siècle chasse le possible au profit de la réalité ethnologique : tout ailleurs pour nous se révèle être l’ici pour d’autres.

L’utopie fuit donc dans des zones reculées : Veiras parle des Terres Australes, Foigny de l’Australie et Poe et Lovecraft, aux origines de la science-fiction moderne, chantent la fin du “blanc”, du trou sur la carte, comme lieu de pure possibilité, à la fin d’Arthur Gordon Pym et dans Les Montagnes hallucinées. Désormais, l’espace du possible humain, refermé par la mondialisation, s’ouvre au-delà, dans le Système solaire, dans la galaxie et plus loin. Je devine donc la rencontre de deux processus : l’invention de l’avenir comme une partie de l’histoire comme les autres, mais qui reçoit la charge d’orienter le passé et le présent, et la clôture de l’espace planétaire. La rencontre de ces deux processus aboutit à la conception d’une nouvelle forme de représentation pour l’imaginaire humain. Il n’y a plus de place sur Terre et à l’origine, mais il y en a désormais dans l’Espace et dans l’avenir.

À cela s’ajoute l’imaginaire scientifique moderne, la technique et la technologie, et sa puissance de fascination sur les littératures anglaise et française à partir du XIXe siècle. Mais avant même l’alliance entre science et fiction, la forme de la science-fiction me paraît avoir été ouverte dans le temps et dans l’Espace d’une part grâce aux philosophies de l’Histoire, d’autre part grâce aux grandes découvertes et à la carto­graphie. Science et fiction me paraissent donc des moyens d’une forme dont la fin est la représentation du possible humain et sa projection moderne dans l’avenir et au-delà de la planète. Bien sûr, la science-fiction se manifeste essentiellement sous une forme narrative. Mais elle appartient aussi à l’histoire des idées et à l’histoire des images : la science-fiction, ce n’est pas seulement Verne et Wells, c’est aussi Robida ; ce n’est pas seulement Burroughs, c’est aussi Frazetta ; ce n’est pas que Delany ou Farmer, c’est Moebius. Et puis Le Voyage dans la Lune, Aelita, Metropolis et Planète interdite. C’est une forme souple, qui se glisse parmi d’autres, s’y mêle sans se confondre tout à fait ni avec le pictural, ni avec le littéraire, ni avec le cinématographique (ni le jeu vidéo). Mais il est vrai qu’elle s’exprime particulièrement dans le récit, sans doute parce qu’elle est un effet de transformation de l’histoire : en localisant le possible dans un avenir laïcisé, qui n’est rien d’autre que la prolongation du passé, les philosophies de l’Histoire modernes ont livré je crois ce futur au récit, et le futur est devenu littérature. La philosophie n’étant pas messianique ni prophétique (à l’exception de quelques textes de Comte, de Marx ou de Nietzsche), elle a conçu la possibilité d’un avenir historique, qu’elle a laissé le soin à la littérature d’imaginer, de décrire, de mettre en récit, de Louis-Sébastien Mercier à Stapledon.

C.C. & A.D. : Certains craignent précisément pour l’avenir de la littérature de science-fiction, après des décennies au moins de critique des philosophies de l’Histoire, face aux hypothèses d’un mur dans l’avenir que constitueraient les singularités de Vinge et de Kurzweil, face aussi à un possible affaiblissement de l’imaginaire spatial… Où sont passés les possibles, “où est passé l’avenir” pour reprendre Marc Augé, et que devient l’art de science-fiction, que vous dites d’ailleurs dans votre communication de 2006 “fondamentalement moderne” ?

T.G. : Qu’il existe une crise de la science-fiction est hélas devenu un lieu commun. C’est, je crois, vrai. J’y vois encore une fois la combinaison d’au moins deux facteurs : d’abord, la méfiance postmoderne à l’égard du méta-récit des philosophies de l’His­toire et le relatif abandon de l’avenir comme lieu projectif du possible (“nous entrons dans l’avenir à reculons”, écrivait déjà Valéry) ; ensuite, le désintérêt populaire pour l’Espace et le renoncement à la conquête spatiale, à la fin du programme Apollo. À quoi on peut ajouter deux autres phénomènes : d’abord le souci de protection de la planète, la deep ecology, la focalisation du concept d’environnement sur la Terre, l’Hypothèse Gaïa ; ensuite le triomphe de la fantasy, comme projection du possible dans l’archaïque, le médiéval et le païen.

En tant que lecteur de science-fiction, je ne peux que constater le tassement de mon enthousiasme : passé le cyberpunk (et je crains que les œuvres que j’adorais de Gibson, Sterling, Jeter n’aient beaucoup vieilli, paradoxalement à cause de leur trop grande proximité avec ce qui s’est réellement passé : l’interface homme-machine, la connexion universelle, le monde virtuel…), je peine à trouver de grandes choses. Il y a eu les nouvelles de Greg Egan (et plus récemment de Ted Chiang), il y a eu aussi un semblant d’excitation pour la restauration néo-classique du space opera (Hamilton, Schroeder, Stross, voire certains Wilson), et puis des œuvres isolées sensibles et splendides, comme celles de Christopher Priest, de Ian MacLeod, mais à faible teneur science-fictionnelle… La dernière œuvre qui rendait compte de l’avenir possible, et qui le mettait en fiction, c’était le Cycle de la Culture de Banks, qui disait de manière inquiète, ironique, baroque, la postmodernité, le monde libéral, la domination par la tolérance, les ruses d’un Empire pacificateur, relativiste et hégémonique à la fois. Il me semble que la série Battlestar Galactica parvenait aussi à inventer un nouveau paradigme d’avenir, à partir de son articulation de plus en plus fine des rapports inextricables entre les Cylons et les humains.

Pour le reste, on est souvent déçu. Il est assez remarquable de constater que l’inven­teur du terme même de “Singularité”, Vernor Vinge, ait été un auteur de science-fiction, et un auteur assez médiocre à mon goût, même s’il a obtenu plusieurs Prix Hugo. La science-fiction a fini par influencer les pensées philosophiques de l’histoire (en l’occurrence : le transhumanisme), mais elle ne parvient plus à produire d’images saisissantes de ces idées-là : elle recycle souvent un imaginarium qui commence à dater. Parmi les meilleures œuvres d’anticipation du XXIe siècle au cinéma, on trouve des reprises d’imagerie dickienne ou cyberpunk (Matrix, Passé virtuel, Minority report, Avalon…), de bons space opera au second degré (Firefly, Riddick, voire Sun­shine), beaucoup de post-apocalyptique, de l’anticipation sociale des seventies revue à la caméra numérique (District 9, Cloverfield, Monsters)… Il y a WALL-E, tout de même, qui a réussi à inventer une vraie image : le robot qui joue avec innocence au chiffonnier dans les poubelles de l’histoire humaine, tout droit sorti de l’œuvre de Walter Benjamin ! À cette exception près, je crains de constater la victoire presque totale dans l’imaginaire contemporain de la fantasy, de Robin Hobb, de J. K. Rowling, de Susanna Clarke, de George R. R. Martin, y compris sous des semblants de dystopie futuriste, comme c’est le cas dans Hunger Games. Que le plus grand succès de cinéma de la décennie soit Avatar n’est pas un hasard : ça commence comme de la science-fiction, ça se poursuit comme un planet opera, mais c’est en réalité de la fantasy avec la victoire du peuple attaché à la planète, au sol, contre l’Empire colonisateur hors-sol, le triomphe de l’animisme contre le rationalisme qui se juge maître et possesseur de la Nature, l’éloge du bond et de l’empathie contre la technologie, de la communauté contre la société, etc.

À votre question : “où est passé le possible ?”, je répondrai très simplement : “eh bien, il est dans le passé !” Les philosophies de l’Histoire ont produit un résidu : leurs pou­belles, donc, qui contiennent les formes d’organisation sociale devenues archaïques, les croyances auxquelles on ne croit plus, les us et coutumes qui ont perdu leur sens, les techniques caduques, les armes, les vêtements, les mots oubliés… Au terme de la rationalisation de l’histoire, chez Kant et Hegel, mais aussi dans les grands tableaux de Toynbee, Spengler, Gibbon, il reste cette vaste déchetterie du progrès. C’est un espace nouveau paradoxalement ouvert par la modernité, par les Lumières puis par la Révolution industrielle. La fantasy, à partir des récits pour enfants victoriens, en intégrant le goût romantique, est devenue la forme qui projette le possible dans cet espace du dépassé, du caduc, du prix à payer pour le progrès : la magie abandonnée au profit de l’industrie, les castes, les corporations au profit de la division rationalisée du travail, les créatures magiques et les bêtes au profit de l’humanité, l’animisme au profit des sciences physiques, le paganisme au profit d’un monothéisme, etc.

C’est ainsi que je me figure le mouvement actuel de la forme science-fictionnelle : en se structurant grâce à la conception d’une histoire homogène, orientée par l’avenir, elle a permis de projeter le possible dans cet avenir ; mais, ce faisant, elle a ouvert dans son dos une véritable déchetterie du réel. Bientôt, à la fois méfiant vis-à-vis de l’avenir et désireux de sauver le dépassé qui s’accumule, l’esprit humain a préféré se raconter des histoires, produire des effets de variation infinie avec ce qui se trouve derrière lui plutôt qu’avec ce qui se trouve devant. Il me semble qu’il y a là une logique de compensation à l’œuvre. Mais la roue tourne. Sans doute que lorsque la fiction sera saturée par la mise en possible du dépassé et de l’archaïque, elle reviendra vers l’avenir.

C.C. & A.D. : Plus largement, à propos de notre rapport au temps, vous écrivez dans votre ouvrage de métaphysique de 2011, Forme et objet. Un traité des choses, que le présent est la feuille du dessus d’un tas de feuilles infini, dont chacune est un moment du passé, et que le sol sur lequel repose le tas est le futur. Qu’implique pour l’anticipa­tion littéraire, voire pour la forme du récit en général, le fait de penser le futur comme ce dont le présent s’éloigne sans cesse, plutôt que ce dont il se rapproche ?

T.G. : C’est un peu technique. Le temps qui m’intéresse est celui des horloges, pas celui de la conscience : le temps objectif plutôt que subjectif. La position que je défends tient à l’analyse d’une double impasse parmi les théoriciens modernes du temps cosmologique : grossièrement, on trouve des présentistes, qui considèrent que tout ce qui existe, existe au présent (donc que les traces du passé n’existent qu’en tant que traces actuelles, et que ce qui devient passé bascule de l’être dans le non-être), et des éternalistes, qui jugent que tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera existe également, et que le sentiment que “le temps passe” ne tient qu’aux limites de notre subjectivité (c’est l’idée classique que pour un Dieu le temps entier apparaîtrait comme un espace, qu’il pourrait contempler d’un seul tenant). Or ni l’une ni l’autre de ces positions ne permet de prendre en considération tous les aspects du temps, puisqu’on considère qu’il faut attribuer de la réalité à certaines modalités du temps au détriment d’autres. Au fond, pour un éternaliste, le passé, le présent et l’avenir sont également réels, mais le présent n’est plus particulièrement présent (puisqu’en fait tout est présent). Pour un présentiste, le présent retrouve bien sa présence et son statut d’exception, mais le passé et l’avenir ne sont plus vraiment réels. Chaque fois, quelque chose du temps est manqué.

M’appuyant en partie sur une conception contemporaine qu’on qualifie de “GBUT” (Growing-Block Universe Theory), je soutiens l’idée qu’on ne peut sortir de ce dilemme qu’à la condition de ne plus considérer les parties du temps comme des parties, de sorte que chaque partie est ou n’est pas, mais comme des intensités, de sorte que chaque instant est plus ou moins. Pour cette raison, je propose de reconce­voir de manière très hétérodoxe l’ordre du temps : ce qui vient en premier, c’est le présent, qui est la présence maximale des choses ; puis vient le passé, qui est l’ordre d’amoindrissement de la présence des choses. Ainsi, ce qui est passé existe bien encore en quelque manière, mais de moins en moins, comme une photographie qui jaunit, comme l’image au fond de notre rétine qui se trouve sans cesse éclipsée par la lumière nouvelle qui lui vient du dehors. Le passé perd en présence à mesure que progresse un présent de plus en plus présent. Rien de ce qui est passé ne disparaît absolument : bien sûr, ce qui a été vivant meurt, ce qui a été construit peut être détruit, ce qui a été organique peut se décomposer. Mais au fil du temps tout ce qui a été conserve une forme de présence, qui diminue relativement à du présent nouveau, et de plus en plus présent. Si le présent est le maximum de présence (et le minimum d’absence), si le passé est l’amoindrissement de la présence et l’augmentation de l’absence, il faut en conclure que l’avenir est le maximum d’absence (et le minimum de présence). Ainsi, on ne se représente plus un avenir qui serait devant le présent, comme si les événe­ments étaient à venir avant d’être présents : avant d’être présent, un événement n’existe pas, et le présent est la venue à l’existence. Le présent est le “front” de l’être, pour parler à la façon d’Ernst Bloch : il n’y a rien au-devant.

Une des conséquences de ce modèle c’est que toute chose, dans le temps, s’éloigne de l’avenir. Elle ne s’en rapproche pas. L’idée est plus intuitive qu’il y paraît : à ma naissance, j’avais plus d’avenir qu’aujourd’hui et que je n’en aurai à ma mort en ce sens précis que, le temps passant, je suis de plus en plus déterminé (par ce que j’ai été, par ce que j’ai fait). En naissant j’étais un peu moins déterminé, donc plus proche de mon état minimal de détermination. Plus quelque chose dure, plus son passé l’éloigne de son état maximal d’indétermination, c’est-à-dire de son avenir. Je défends donc aussi que l’univers, à mesure qu’il s’étend, conserve son passé et s’éloigne de son avenir. L’avenir est essentiellement négatif : c’est la plus grande indétermination, la plus grande absence qui soit et le fond du temps.

Je vois dans ce modèle non pas une raison de se lamenter, mais d’espérer avec mélan­colie : la présence augmente, n’importe quoi de nouveau peut naître, tout peut arriver. Mais il y a un prix à payer : tout ce qui a commencé d’exister s’éloigne de son avenir, qui ne disparaît jamais, mais s’amenuise à mesure qu’augmente sa quantité d’existence dans le temps. Évidemment, on objectera qu’il semble bien exister des événements qu’on peut prévoir et qui vont arriver. Toute la science-fiction s’écrit ainsi : comme une anticipation de ce qui n’est pas encore présent mais pourrait bien le devenir dans un an, dans une décennie ou un siècle. Cet avenir qu’on pourrait qualifier de “calendaire” repose sur la projection à partir du présent de certaines structures du passé : le cycle des saisons et des années, le cours de l’histoire, les tendances de l’Évolution ou les lois de la Nature jusqu’à aujourd’hui... En réalité, toute phrase écrite à propos du soleil qui se lèvera demain matin ne relève pas de l’avenir mais de l’ “à passer”, c’est-à-dire d’événements qui sont destinés à devenir passés. Il me semble donc que la science-fiction consiste non pas à décrire l’avenir (puisque l’avenir est essentiellement négatif, c’est le maximum d’absence sur fond duquel le présent progresse), mais à inventer du passé qui n’existe pas encore. La science-fiction, au contraire des prophéties, n’essaie pas de raconter le monde au futur, mais prend le pari d’être la littérature et le récit au passé de ce qui n’existe pas encore, depuis un point projeté encore plus loin dans le temps. La science-fiction ne cesse donc d’emprunter des structures narratives à l’histoire, pour les copier-coller au-delà de notre présent, où pourtant il n’y a rien. On sait tout ce que Fondation d’Asimov doit à l’histoire de l’Empire romain par Gibbon, ou ce que l’Histoire du futur d’Heinlein doit à Toynbee, et Les Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith à l’histoire ancienne chinoise.

Ce que je chéris par-dessus tout dans la science-fiction, c’est cette laïcisation de l’avenir, qui n’est plus le territoire de la prophétie et du messianisme, mais un miroir du passé au-delà de l’avenir, et qui raconte comment ce qui ne s’est pas passé passera aussi. Ainsi elle mêle indissociablement l’espérance à la mélancolie. À mes yeux, le récit d’un passé qui n’a plus d’avenir, c’est la pure mélancolie, mais le récit d’un avenir qui ne peut pas passer, c’est la pure foi (religieuse ou politique). À l’adolescence, j’ai passionnément aimé la science-fiction parce qu’elle pénétrait de foi (en la science, en le changement, en la transformation de l’homme, en l’exploration de l’Espace) le spleen ou le sentiment saturnien, parce qu’elle bleutait aussi la croyance en l’avenir de teintes mélancoliques.

C.C. & A.D. : Toujours dans Forme et objet, vous consacrez une première partie, “Formellement”, à l’élaboration d’une ontologie plate où chaque chose, dans sa soli­tude, est l’égale d’une autre – ainsi, de ce point de vue formel, vous montrez que le présent et le passé sont égaux ; dans la seconde partie, “Objectivement”, ces choses, vues cette fois comme objets, entrent en relation dans le monde pour constituer un univers, et se trouvent alors prises dans des jeux d’intensité, d’extension et de hiérar­chi­sation – le passage du temps est alors manifeste. Le roman Les cordelettes de Browser (2012) a-t-il été pensé selon une structure comparable ? Une première moitié y décrit en effet la solitude d’êtres ayant trouvé l’éternité et hantés par des images du passé, alors que la seconde moitié voit s’instaurer des groupes, se développer des conflits pour aboutir à une fin de l’éternité et à un retour de la temporalité, et de l’histoire. De façon comparable, il est possible de ressentir une certaine froideur de ton au début de Mémoires de la Jungle (2010), pris en charge, comme la fin, par Janet, ainsi qu’au début de Faber. Le destructeur (2013), dont Madeleine est la narra­trice : cette froideur joue-t-elle un rôle de mise à plat préliminaire avant que les récits ne déroulent rencontres, passions et tensions ?

T.G. : Ce que j’écris ressemble souvent à une petite machine qui travaille contre elle-même, tout en cherchant à avancer et à inventer quelque chose de nouveau ; beaucoup de mes livres reposent donc sur des dispositifs de compensation, par lesquels une partie joue contre l’autre, non pas pour l’anéantir, mais pour l’empêcher d’être absolue.

Forme et objet propose un système d’apparence dualiste qui propose d’abord de mener à son terme un procès d’abstraction, pour parvenir à un modèle ontologique du quel­que chose, de la chose seule, exclusive et égale (un “monde plat”), avant de se livrer, en seconde partie, à la reconstruction d’un univers en relief où les entités sont ensemble, incluses les unes dans les autres, varient en intensités et sont découpées en espèces, en genres, en classes… Mais c’est un dualisme de façade : en réalité, l’ontologie “plate” de la première partie correspond à une désintensification de la métaphysique des déterminations et des relations de la seconde partie, et la seconde partie est une intensification de l’ontologie abstraite du début.

Dans un sens comme dans l’autre, mon entreprise est jusqu’au-boutiste : j’essaie d’aller au terme d’une ontologie qui minimalise ce que les choses sont et leurs relations, pour définir ce que c’est que “la chose nue” ; mais je ne veux pas absolutiser cette ontologie, en faire un principe ou un fondement absolu. Ce n’est jamais que ce que je peux penser de plus abstrait possible et de moins déterminé. Puis j’essaie de repenser dans l’autre sens de quelle façon retrouver la variété presque baroque des choses, leur profusion, leur caractère concret, leur découpage et leur classification, qui n’est pas non plus une fin, mais le maximum de différence que je peux concevoir. Il y a donc une sorte de “refroidissement” de tout, y compris du temps, qui aboutit à la concep­tion de l’existence égale et plate de tous les moments passés et du moment présent, par exemple, et puis un “réchauffement” de l’ensemble qui aboutit à la profusion, aux différences, à la possibilité à la fois d’un ordre et d’un chaos.

De façon comparable, beaucoup de mes romans sont des éventails ouverts entre deux extrêmes : la langue humaine “froide” en effet, plate et scientifique, de Janet et la langue de singe de Doogie, chaude, facétieuse, bariolée, avec des hauts et des bas ; l’ennui et l’engluement dans l’éternel et le ressassement, au début des Cordelettes de Browser, et l’accélération jusqu’à la révolution, la saturation narrative en événements à la fin du texte, avec le retour du temps ; l’ordinaire de la vie de province, l’aurea mediocritas de Basile et l’extraordinaire, le démoniaque, la gloire ou la déchéance de Faber… À la fois ce sont des contradictions, dans mes textes, et ce sont les extrémités d’une échelle de variations intermédiaires : entre la langue classique, adulte et humaine et la langue baroque, enfantine et animale, il y a mille stades, et l’écriture évolue beaucoup entre le début et la fin de Mémoires de la Jungle, par exemple. Le souci, c’est que mes livres travaillent beaucoup contre eux-mêmes, aux yeux de certains lecteurs. Ainsi, alors que Les Cordelettes de Browser pourrait s’installer dans la contemplation froide, pure et minimale, il lui oppose le retour de l’histoire “chaude” et du récit feuilletonnesque ; alors que Faber pourrait être une chronique réaliste plate, il s’oppose une sorte de fable fantastique et hallucinée (et inversement). Je ne sais absolument pas à quel point cette tension irrésolue dans ce que je fais est une qualité, et à partir de quel point cela devient un défaut – comme si dans tous mes romans quelque chose les empêchait de l’intérieur de s’accomplir tout à fait littérairement. Paradoxalement, c’est ce que je préfère en eux.

C.C. & A.D. : Reprenons-en quelques-uns dans l’ordre, en commençant par La meilleure part des hommes, publié en 2008. Willie y apparaît comme le personnage principal, du moins celui qui focalise autant la fascination que la répulsion ; le fait qu’il soit le seul à tâcher d’incarner dans le roman une posture littéraire y est sans doute pas pour quelque chose. Pour poser la question crûment : élaborez-vous une relation entre bareback et autofiction, autour d’un ethos d’irresponsabilité égotiste ? Autrement dit, un des enjeux de votre roman était-il de réfléchir de façon critique à certaines queues de comète de la tradition littéraire française ?

T.G. : Il est certain que, très énervé à l’époque par ce qui me semblait (à tort) la victoire contemporaine de l’autofiction contre un roman exploratoire du monde, La Meilleure part des hommes fait de Willie une parodie d’artiste de soi, à la fois ridicule et attachant dans son acharnement à n’être rien d’autre que lui-même, contre tous les autres. On le devinait aussi dans la défense égoïste et presque absurde de la sexualité non protégée par William. Même si La meilleure part des hommes est un roman d’apparence réaliste, c’est une sorte de fable sur la résistance forcenée de quelqu’un qui se contrefiche du réel, jusque dans la mort. Il insulte la logique, la morale, le beau, le vrai et le bien, l’utile et l’agréable, il va contre son propre intérêt, parce qu’il ne veut en aucun cas devenir un réaliste ; même s’il incarnait en apparence tout ce que je déteste dans la littérature, il finissait par être en profondeur ce à quoi je crois, et qui m’a toujours plu en littérature : la résistance au réel, celle de Don Quichotte, d’Emma Bovary, du brave Soldat Chvéïk, d’Ignatius Reilly…

Il me semble que les différents livres que j’ai écrits se situent à divers degrés sur une échelle d’intensités variables du réel et du possible. Lorsque le réel faiblit, le possible se renforce : à cette extrémité de l’échelle, il y aurait sans doute Les Cordelettes de Browser, le roman qui se rapproche le plus des littératures de l’imaginaire. Lorsque le possible faiblit, le réel se durcit : apparaît alors un récit contemporain comme La meilleure part des hommes, qui a même pu sembler à certains un roman sociologique. Or, chaque fois, quelque chose résiste à l’absolutisation soit du possible, soit du réel. Dans Les Cordelettes de Browser ou dans Mémoires de la Jungle, qui sont des œuvres d’anticipation un peu folles et qui reposent chaque fois sur une pure hypothèse, le réel revient sous la forme du tragique. Même lorsque tout devient possible, quelque chose retient et rattrape l’imagination. Il y a un prix à payer. Doogie est une créature géniale qui échappe à l’alternative entre l’humanité et l’animalité, mais à un prix : la solitude de l’être qui restera toujours à mi-chemin. David Browser découvre l’éternité, mais à un prix : c’est l’ennui, la nostalgie du temps, le regret de la finitude.

Inversement, dans mes œuvres les plus réalistes, comme La meilleure part des hommes, le réel est miné par quelque chose, ou par quelqu’un, qui refuse de s’y plier. Chaque fois, il résiste au nom de cette vérité simple : ce n’est pas parce que le réel existe que je devrais y croire ou prendre son parti – la réalité est justement ce qui n’a pas besoin de moi, puisque la réalité existe, que j’y croie ou pas. Alors peu importe. Faber et Willie sont des personnages qui refusent obstinément le réel ; chez Willie, cela passe par la mauvaise foi, la mise en déroute du raisonnement, de la logique
la plus élémentaire, le rejet permanent de la morale. Il distingue le bien du mal, mais
il ne voit pas de raison de considérer qu’il est bon de faire ce qui est bon. Enragé, il préfère encore être bête, être un salaud, faire le mal, plutôt que de répondre à l’injonction du réel. Ce faisant, il se perd, et il est, tout comme Faber, un personnage tragique. Sans lui, le roman serait compact, étouffant : une représentation ordinaire de l’ordinaire, une représentation juste de ce qui est juste, ou vraie de ce qui est vrai. Il est la protestation incarnée contre une littérature pleine d’elle-même et satisfaite d’elle-même. Mais, à l’autre extrémité du spectre, mes romans protestent également contre de l’imaginaire pur, contre une fiction qui ferait triompher la spéculation et le possible. À vrai dire, plus j’essaie d’écrire contre la réalité, plus je vois surgir dans le récit la résistance de quelque chose que je n’arrive pas bien à cerner, mais qui doit être le réel, et qui fait échouer le livre absolu. Et plus je tente d’écrire pour la réalité, de l’embrasser, de la toucher, d’en rendre compte, de me mettre à son service, plus je vois naître dans mon écriture quelque chose qui n’en veut pas, qui n’en voit pas le besoin. Je m’arrange donc pour écrire entre les deux.

C.C. & A.D. : La relation du réel au tragique que vous évoquez à propos de Mémoi­res de la Jungle y semble également illustrée par Donald, le fils handicapé de Gardner Evans devenu leader des révoltes animales, qui peint et décore les animaux du zoo. Recréant ainsi la nature de façon précaire, il semble fidèle, en mode mineur et après la catastrophe, au projet raté de son père : offrir (sur le modèle de Demain les chiens de Simak) le monde à des bêtes artificiellement évoluées. S’agit-il pour Donald de maquiller la nature, faute de la produire ?

T.G. : Simak était en effet l’un des grands modèles de Mémoires de la Jungle. Dans Demain les chiens, j’ai trouvé extrêmement émouvante l’idée que les animaux (les chiens) soient élevés au rang de l’humanité par l’homme, puis qu’ils se trouvent condamnés à regretter l’homme, à ressentir la nostalgie du maître, parce que l’homme en leur donnant son humanité l’a aussi perdue et est devenu un Dieu, qui vit mainte­nant loin d’eux. Mémoires de la Jungle est donc hanté par l’échelle des êtres : Doogie, le petit chimpanzé, comprend qui il est en se situant entre le chien qui devait être son animal domestique et Janet, qui a été son éducatrice, sa maîtresse. Il saisit par effet d’analogie que ce que le chien est pour lui, Doogie l’est pour Janet, donc pour l’humanité. Et, pris de vertige, il imagine que ce que le singe représente pour l’homme, l’homme doit le représenter pour un autre : un Dieu, peut-être.

J’avais été marqué, adolescent, par la lecture d’Élévation de David Brin, qui contenait en germe cette idée. Il me semblait que si l’homme parvenait à hisser à son niveau d’évolution une autre espèce animale (en l’occurrence, les chimpanzés, même si Brin s’attardait beaucoup sur les dauphins), alors l’homme monterait du même coup d’un cran. Je voyais donc dans les expériences éthologiques destinées à humaniser d’autres grands singes, un geste d’humilité qui cachait mal son hubris : surhumaniser l’hom­me, le diviniser, en faire l’ingénieur de l’évolution. Mémoires de la Jungle reprend donc le schéma de ces grandes expériences folles, celles des Gardner, des Premack, qui ont adopté un bébé singe pour l’éduquer comme un petit homme, et parfois en compagnie d’un petit frère humain. J’étais fasciné par la possibilité d’un couple Abel et Caïn transspécifique. Alors que dans la réalité les expériences ont le plus souvent été arrêtées au moment où le petit homme prenait l’ascendant sur son frère simiesque, j’ai introduit cette variation par l’imagination : en fait, c’est le chimpanzé qui l’a emporté, et qui a écrasé et humilié son frère humain, Donald. Après avoir tué leur père, Donald a pris possession de l’ancien zoo, où il a été éduqué avec Doogie, et il prône dans le roman la “renaturation”, qu’il déforme en “la rnature” (qui s’entend aussi bien sûr comme “l’art-nature”) : inversant le projet du père, il ne veut plus humaniser les autres animaux, mais les libérer de l’éducation, de la civilisation et de la condescendance humaine. Le paradoxe, c’est qu’en ayant affaire à des animaux trans­formés ou au moins domestiqués par l’homme, qui ont été arrachés à leur milieu naturel, il leur fait du mal et les détruit : les bêtes du zoo errent, étiques, perdues sans flair. Donald les peint, les maquille en vrais animaux, comme il imagine que devraient être de vrais animaux naturels : le perroquet gris du Gabon peut à peine voler, encombré par la peinture multicolore sur ses ailes, qui est censée le faire ressembler à un mille-couleurs… Donald essaie désespérément de retrouver une Nature qui n’existe plus, et Doogie, en errant dans la jungle jusqu’aux ruines du zoo, découvre que la culture de son enfance n’existe plus non plus : l’apparence d’animaux sauvages n’est qu’un vernis, de la peinture… Doogie est une créature drôle et tragique qui existe au croisement du double échec d’éducation de la Nature et de renaturation de la civilisa­tion, entre la construction et la déconstruction.

C.C. & A.D. : Si, comme son nom l’indique, Faber fabrique et crée, il sème tout autant la destruction – en tant, comme vous l’avez dit par ailleurs, que figure des promesses non tenues de la modernité. Une telle liaison entre création et destruction a-t-elle à voir avec votre conception de la modernité, comme si faire (notamment de la littérature) impliquait dans ce contexte de détruire ou de faire disparaître son objet (et notamment le monde) ? À l’inverse, vous attribuiez récemment une fonction d’ordre presque religieux au roman, où l’auteur sauverait les âmes de ses personnages. Réciproquement, quand dans Faber le personnage éponyme finit par se sacrifier au profit du “Tristan” de la diégèse, qui n’est pas sans vous évoquer vous-même, on peut être tenté de considérer que c’est le héros qui sauve une image de l’auteur. Que conservez-vous des théories d’ascendance romantique de la mise en forme et en continuité de la réalité, voire du sujet, par la littérature, en réponse à toutes les fragmentations de l’existence ? On songe aux revendications d’un Novalis, d’un Pound, d’élaboration du paradis par la poésie, autant qu’au Nerval de “Sylvie” qui compose sa nouvelle sur les désillusions vécues…

T.G. : Faber est un résidu, un produit de décomposition du romantisme. Il est une promesse incarnée : celle de l’absolu, au sens ancien – ce qui est détaché, séparé, qui n’a aucune attache et n’obéit à aucun principe. C’est une intelligence sans limites, “sans sol ni plafond”, ce qui fait sa beauté, mais aussi sa malédiction. Sans aucun lien, ne reconnaissant aucune autorité, il est orphelin et semble condamné à tuer tous ses parents adoptifs. Pourtant il n’est pas question d’un génie du Mal. C’est un petit diable, incarné dans l’ordinaire – et il n’est pas un diable parce qu’il est malfaisant, mais parce qu’il est destiné à la déchéance. Il n’est pas le diable médiéval (celui de Saint Anselme, par exemple), mais le diable romantique qui naît avec Milton : le fils préféré, à qui la première place est promise, qui veut plus encore et qui chute, et atterrit, blessé, aux confins de la vision même de Dieu, abandonné. Il est le démon du romantisme, mais à la mesure d’une petite ville de province française, et d’une vie contemporaine ordinaire. C’est un mythe pour classes moyennes.

Devenu adulte, ce petit démon est donc déchu. Il a tenté une aventure politique, qui a raté, et on le trouve dans une grange abandonnée d’Ariège. Il est devenu laid, sale et seul. Mais Basile et Madeleine, qui l’ont aimé, adoré et qui l’ont craint, y voient une sorte de puissance dormante de leur jeunesse, qui pourrait se réveiller à tout instant. On ne sait pas très bien s’ils brûlent de désir de redonner à Faber sa gloire et sa puissance destructrice, ou s’ils veulent l’éteindre pour de bon. Il est donc ce type d’idéal qu’on s’impose parfois étant jeune, et qui condamne le restant de notre vie à ressembler à une déception. Avec sincérité mais sans illusion, le livre essaie d’appren­dre à simplement aimer ce qu’on a adoré adolescent et qu’on a haï une fois adulte. Pour cette raison, Faber, mon petit démon romantique, se sacrifie pour me faire vivre, je l’espère, en tant qu’auteur adulte. Et cet auteur adulte que j’espère devenir ou être devenu écrit le livre : la construction d’un destructeur. C’était le but du livre : produire un personnage tout en creux, une incarnation du nihilisme, de l’immaturité, du négatif, mais le produire grâce à une forme pensée, positive, en plein, et le transformer en roman. La construction romanesque ressemble pour moi à un dispositif expéri­mental pour nous sortir de la triple impasse du classicisme, du modernisme et du postmodernisme. Je ne veux pas refaire du roman comme avant, je ne veux pas croire faire progresser le roman, mais je ne veux pas non plus le déconstruire ou arrêter d’en faire. Ce que je veux, c’est croire au romanesque, et le manifester par une architecture soigneuse, à la fois innocente et consciente. Je construis, certes, mais je construis celui qui détruit ; je crois, certes, mais je crois à un personnage qui ne veut croire à rien. À la fin, j’espère me débarrasser de cette contradiction, pour écrire librement. Ce roman était peut-être pour moi un moyen de me défaire de mes doutes, d’exorciser le démon qui en moi ne croit pas à ce que je fais. Le livre le sacrifie, dans l’espoir que je puisse construire autre chose, raconter de nouvelles histoires, sortir de ce tourment très adolescent.

Le risque que je prends, bien sûr, est d’apparaître comme beaucoup trop classique aux yeux d’un moderne (parce que je fais ce que Philippe Forest appellerait du “roman-roman”), ou bien trop contemporain aux yeux d’un classique (parce que je m’empare d’un matériau actuel, que j’utilise des références d’aujourd’hui, destinées à être bientôt périmées : morceaux de musique, marques, tics de langage, etc.). Plus largement, la construction en équilibre que je recherche s’expose au reproche d’être trop naïve, trop simple, trop enfantine pour un goût mûr, adulte et conscient, et trop intellectuelle, trop réflexive, trop tourmentée, pour un goût simple, franc et direct. Faber marque mon déchirement entre mon désir de raconter des histoires, et ma conscience du fait qu’on ne peut pas simplement raconter des histoires, sous peine de raconter toujours les mêmes, ou d’en raconter des fausses. J’essaie de trouver une juste distance, une position d’équilibre entre une sorte de foi de constructeur dans la littérature, et une conscience destructrice de sa vanité, de son échec.

Comme sans doute tout écrivain, je souhaite raconter des histoires pour le plaisir d’être écouté, mais aussi et surtout pour essayer de sauver des souvenirs, et les trans­former en quelque chose qui ne dépend plus de moi, des aléas de ma mémoire ; ce sont des personnes adorées, aimées, ou bien des moments volés, ou des sentiments intenses, des perceptions, des idées aussi. Or il est impossible de sauver ces bribes en les exprimant directement – il faut les déformer, les transformer, leur trouver une forme. À la fin, quand le roman est achevé, il me semble bien que quelque chose est sauvé, qui ne dépend plus de l’écrivain, qui lui survivra un peu. Mais le paradoxe, c’est que ce n’est jamais ce que l’écrivain voulait sauver qui l’est : ce n’est pas la personne réelle dont il se souvenait, qu’il aimait ; c’est la personne inventée, c’est-à-dire le personnage. Il me semble donc que je conserve le souci romantique de sauver quelque chose grâce à la littérature, mais que j’ai la conscience moderne qu’à la fin rien n’a été magiquement transmuté par le langage : ce qui demeure ce sont des mots, de la fiction. C’est une image, et non ce de quoi ce devait être l’image.

Par analogie avec le religieux, je soutiendrais donc que le romancier est bien comme une sorte de Dieu : il crée, il juge, il sauve. Mais aucun dieu ne peut sauver ce qu’il n’a pas créé. Donc l’écrivain ne sauve que ce qu’il a inventé, ce qu’il a fabriqué : quand le livre est réussi, il arrache au temps et à la mort quelque chose ; mais qui n’est pas ce que le romancier voulait représenter, seulement la représentation qu’il en a donnée. Je conserve une foi en la littérature, au prix de cette tension : pour vouloir écrire, il faut croire sauver quelque chose de réel, de vrai, en lui donnant une forme fictive ; mais pour ne pas être aveuglé par la littérature, ne pas lui attribuer une puissance religieuse, sacrée, démesurée, un peu ridicule, qui finit par la boursoufler, il faut aussi savoir qu’elle ne sauve jamais rien de réel ou de vrai, qu’elle n’arrache rien ni personne au vieillissement, à la mort, à l’oubli : elle ne sauve que ce qu’elle invente au passage : des histoires, des fictions, que les hommes se répéteront, peut-être, de génération en génération.

C.C. & A.D. : L’écriture peut-elle alors être source de consolation, pour l’auteur, pour le lecteur ? Certains passages de vos romans semblent l’impliquer, comme le chapitre “Consolation” qui clôt Les Cordelettes de Browser en écho au billet d’amour que la jeune femme ainsi prénommée écrit au navigateur, ou encore, dans l’épilogue des Mémoires de la Jungle intitulé “Un être humain a toujours le dernier mot”, le “câlin sans fin” des deux mains de Janet qui caressent Doogie.

T.G. : La fonction de consolation de la littérature demeure à mes yeux essentielle. J’avais été marqué par l’analyse que fait Auerbach, dans Mimésis, du Réconfort de Madame Du Fresne, d’Antoine de la Sale, qui est une consolation classique, suite à la perte d’un enfant. Les textes que j’aime me réjouissent, me font rire, m’enthou­sias­ment, ils me font pleurer également, me glacent ou me désolent, mais ultimement ils ne sont rien s’ils ne me consolent pas de quelque chose. Cela signifie d’abord que l’écriture consiste pour moi à essayer de parvenir au bout de mon intelligence – et j’espère de celle du lecteur ! – pour y trouver autre chose que de l’intelligence : un sentiment physique, archaïque, de consolation qui répète sans cesse le geste de l’homme qui en prend un autre dans ses bras, et se tait, du père ou de la mère qui rassure l’enfant, de l’amoureux qui apaise celui ou celle qu’il aime, de l’ami qui écoute ou prend par l’épaule. C’est, à la fin, ce geste que je recherche en littérature, par une traversée d’idées et d’images.

Mes livres sont toujours des dispositifs tragiques non par goût adolescent ou roman­tique de la contradiction, du déchirement de la “Belle âme”, mais pour autoriser la consolation : on ne console que de ce que l’intelligence ne parvient pas à compren­dre ni à résoudre. Il faut donc une blessure ouverte, quelque chose d’insoluble, dont le conflit entre le possible et le réel est pour moi le modèle, pour que le langage puisse dire comment la pensée se tait ; je voudrais atteindre ce point où la pensée s’est éteinte dans la langue, et où il ne reste plus dans les mots que leur fonction physique, de communiquer à un autre qu’on est comme lui, qu’on sent ce qu’il sent, qu’on est finis l’un et l’autre, mais qu’on peut se prendre dans les bras. C’est ainsi que finissent tous mes livres, par une consolation réelle ou imaginaire, que je voudrais physique et qui reste sans doute encore trop intellectuelle.

C.C. & A.D. : On vous a justement beaucoup interrogé, et parfois critiqué, sur les débuts et les fins en forme de glose de plusieurs de vos romans. Comment concevez-vous le dosage de commentaire didactique et de narration dans vos fictions ? Plus précisément, quel statut l’allégorie a-t-elle dans votre conception de la littérature et du roman contemporains ? Goethe opposait communication indirecte du symbole et communication directe par l’allégorie, au bénéfice du symbole ; inversement, de nom­breux textes modernes, tout aussi légitimes et fameux, fournissent explicitement ce que l’auteur conçoit comme leur propre signification. Comment situez-vous votre écriture entre ces pôles ?

T.G. : Je crois me rappeler que la définition goethéenne vise en partie à disqualifier la poésie de Schiller, considérée comme allégorique, parce qu’elle vise l’universel à travers le particulier, qu’elle utilise comme un simple moyen, alors que le symbole défendu par Goethe et les goethéens devrait être une perception involontaire de l’universel par le particulier. Or il m’a toujours semblé deviner une sorte de mauvaise foi dans cette définition très intellectuelle du symbole, qui suppose que le poète trouve l’universel “malgré lui”, sans y penser, sans le vouloir – comme si la vérité universelle était plus vraie si elle n’était pas intentionnelle. La question que je me pose est au fond la suivante : comment peut-on demander au poète, comme le supposerait la définition de Goethe, de chercher en toute conscience à cesser de chercher en toute conscience l’universel, et donc la leçon de ce qu’il écrit ? Comment vouloir ne pas le vouloir ?

Je suis intellectuel, et je fais de la philosophie : en écrivant des romans, je ne fais pas semblant de ne pas être ce que je suis, je ne cherche pas à arrêter ma conscience, mon intelligence ou ma pensée ; donc je ne peux m’empêcher, en construisant des person­nages et racontant des histoires particulières, de réfléchir à ce qu’elles veulent dire en général. Ce serait de mauvaise foi. Mais j’essaie de parvenir au bout de ma volonté : non pas de m’arrêter volontairement de penser, mais d’aller jusqu’à l’épuise­ment physique de ce que je pense ; et là où je m’arrête, le lecteur peut commencer. Il peut juger le livre, il peut lui donner un sens, ou pas. Je cherche donc à faire des livres en toute conscience, en réfléchissant à ce que je fais – c’est une question de tempéra­ment, je n’écris pas par intuition, mais en faisant l’effort physique d’aller au terme de ce que je pense, de ce que je crois, sans m’arrêter en chemin. Et quand je ne comprends plus ce que j’ai fait, je n’ai plus qu’à espérer qu’un lecteur – comme vous le faites avec vos questions – me dise depuis l’autre côté le sens qui m’a échappé, ce qui a réussi ou ce qui a raté. Pour reprendre la distinction goethéenne que vous rappelez, le symbole ne surgit qu’au point d’épuisement de l’allégorie : tout texte qui a un sens est allégorique, il veut dire de plusieurs choses ce qu’il semble dire d’une seule ; il devient symbolique quand il commence à dire quelque chose qu’il ne voulait pas dire.

J’essaie toujours, dans mes œuvres, d’être honnête, c’est-à-dire de montrer jusqu’à quel point j’ai voulu dire ce qui est dit. À mon sens, les dernières pages de La meilleure part des hommes, le commentaire de Janet dans Mémoires de la Jungle ou les chapitres racontés par le personnage de Tristan dans Faber ne sont pas là pour indiquer la supériorité d’un auteur tout-puissant qui donnerait aux lecteurs la juste interprétation de son propre texte, qui ferait en quelque façon la leçon à son lecteur. Ils terminent le texte à son point d’épuisement, en révélant par souci d’honnêteté jusqu’à quel point ce qui a été raconté a voulu être raconté, et pourquoi.

Rien ne m’agace plus dans le rapport moderne aux textes que l’indistinction du rap­port entre ce qui a voulu être écrit et ce qui peut être lu ; je n’ai aucun goût pour l’herméneutique et ses vertiges. Le sens d’un texte n’appartient pas intégralement à celui qui le lit ; je ne crois pas pour autant qu’il appartienne tout à fait à son auteur. Le sens de ce qu’on lit commence là où finit le sens de ce qu’on a voulu écrire ; presque par politesse, j’aime tracer cette ligne au début ou à la fin de mes romans. C’est un geste assez classique, qu’on a longtemps trouvé dans la littérature, jusqu’au roman moderne du XIXe siècle. Il est présent dans les préfaces des Quatre livres extraordi­naires chinois, dans les épopées, dans les sagas, dans les premiers vers de romans de chevalerie ou dans les apologues du XVIIe siècle. Évidemment, il ne signifie pas que j’interdis au lecteur de lire autre chose que ce que je fais dire au texte de lui-même (ce que Liz dit des trois hommes de sa vie, ou Janet de Doogie, ou Tristan de Faber) ; au contraire, il souligne que le lecteur est absolument libre de lire ce qu’il veut à partir de ce point où je m’arrête de penser, et où il commence.

C.C. & A.D. : En éliminant certains pronoms dans votre prose récente, vous suggé­rez au lecteur que les choses et les êtres sont irréductibles aux mots qui les représen­tent et aux noms qu’ils portent, et témoignez ainsi d’une gêne vis-à-vis de ce qui, dans le langage, apparaît le plus désingularisant ; de façon comparable, quand vous situez l’action de Faber dans la ville de Mornay où l’on entend “mort-née”, le calembour, parmi tant d’autres – car vous aimez les jeux de mots –, semble inviter à se déprendre des illusions de stabilité qu’impose le langage.

T.G. : Il me semble que je pourrais donner deux réponses, une sérieuse et une légère. La réponse sérieuse consisterait à défendre mon goût pour la création des noms propres, et le geste adamique, qui me semble un des moyens pour combattre la généralité, qui empêche de désigner et d’attraper des identités singulières. Je déteste les romans psychologiques français où tout le monde porte des prénoms d’apôtres, pour faire réel : chez Houellebecq, combien de Bruno, Michel ou Daniel… Tout le monde se ressemble et se confond dans la grisaille d’une identité par défaut. Quand je construis un roman, je passe d’abord la majeure partie de mon temps à rêver aux noms à la fois étranges et familiers des personnages et des lieux. Le paradoxe, bien sûr, c’est que pour inventer un nom propre qui dise un lieu ou une personne, il faut jouer avec une homonymie qui permette d’entendre le nom propre aussi comme une sorte de nom commun : Odette de Crécy sonne comme une vulgaire crécelle et comme les glorieux archers de Crécy ; on peut imaginer comme le fait Michel Butor qu’Elstir déforme le nom du grand Whistler, et dit en même temps avec la plus grande trivialité son caractère de mari cocu : “elle se tire”.

Dans Faber, tous les noms propres sont des amalgames. La ville de Mornay est un double de Chartres, et le fleuve qui y coule est l’Hombre, parce que c’est l’Eure qui traverse Chartres. Or il se trouve que dans mon esprit, “l’heure” et “l’ombre” sont liées : ce sont deux termes qui se répondent souvent chez Nerval. Du coup, la rivière réelle de l’Eure est devenue la rivière imaginaire de l’Hombre. Et j’ai ôté un “h” à l’un pour le donner à l’autre. Évidemment, aucun lecteur ne fera ce raisonnement, qui ne vaut que pour moi, je le sais bien ! Mais je ne parviens à nommer les choses, les lieux, les personnes, que si je m’invente des systèmes souvent compliqués et idiots qui rendent les noms nécessaires à mes yeux. C’est un jeu solitaire, dont le lecteur a le résultat, mais pas les règles ; j’espère seulement qu’il puisse en résulter une impres­sion bizarre, amusante, pour celui qui me lit : l’impression que tous les noms naissent d’intentions indéchiffrables, que rien n’est dû au hasard, mais qu’il est impossible, et sans doute sans intérêt, d’essayer d’en deviner les lois.

J’ai envie qu’on sente qu’il y a derrière tout nom une intention qui s’est perdue : il ne reste plus que le son. Je passe donc un temps infini, comme un enfant, à rêver à des noms de villes à la fois très signifiants et dont la signification s’évapore dans un simple effet sonore : “Mornay”, c’est d’abord Duplessis-Mornay, donc Henri IV, et ainsi la France éternelle dont parle Hugo ; c’est ensuite, bien sûr, l’existence atrophiée dès la naissance, qui correspond à la définition de la vie provinciale que donne Basile ; c’est un peu morne, bien sûr, mais c’est aussi d’or (comme les yeux de Faber) ; et ce trop-plein de sens doit tomber dans le gouffre du son, des deux syllabes de “Mornay”. Mornay c’est Mornay, et c’est tout. Il en va de même pour chaque quartier, chaque avenue, chaque rue, mais aussi chaque nom de personnage. Mehdi est nommé comme le douzième imam voilé des duodécimains. Madeleine s’appelle Olsen, comme la Régine de Kierkegaard. Voilà pour la couche de sens. Pourtant, Madeleine, c’est surtout le surnom “Maddie”, qui la rapproche de Mehdi, quand lui refuse de porter ce prénom. Mais, comme dans un glacis, les couches se recouvrent et s’entre-découvrent, par transparence : le sens laisse voir du son, et le son laisse voir du sens. À la fin, Madeleine, c’est Madeleine, rien de plus.

Tout ça peut sembler bien vain et bien prétentieux ! Je devrais donc donner une réponse plus simple et plus légère… Je dois l’avouer : j’adore les jeux de mots, parce que je suis incapable d’en faire à l’oral et que je n’ai pas la vivacité d’amis que j’admire beaucoup, qui parviennent à jongler avec le sens et le son des mots. Du coup, je me venge à l’écrit, et je multiplie les blagues, les calembours, et je fais parfois des clins d’œil tout bêtes : la famille “pavillonnaire” de Basile s’appelle Lamaison, la petite ville trouée de verdure près de Mornay c’est Dorval. Balzac voulait concurrencer l’état civil, je ne serais pas contre l’idée de réécrire le bottin.

  • 2 “À la rencontre de Tristan Garcia, avec François Bégaudeau”, entretien en ligne réalisé pour la r (...)

C.C. & A.D. : À ce propos, dans un entretien récent2, vous dites que la littérature totalisante du XIXe siècle rêvait d’une forme d’hégémonie, où elle prétendrait au bout du compte constituer le seul discours véridique et remplacer tous les autres à terme ; si le XXe siècle a réagi en rejetant, souvent, les formes totalisantes par méfiance vis-à-vis d’une telle ambition d’hégémonie du littéraire, jugée totalitaire, vous revendiquez une écriture visant la totalisation, sans la visée d’hégémonie. Comment définissez-vous la totalisation en littérature, et quelle fonction lui attribuez-vous ? Comment définiriez-vous une spécificité de la littérature qui ne devienne pas prétention d’exception, au sens du “statut d’exception” dont parle Jean Bessière et qui est proche de l’ambition hégémonique dont vous parlez ?

T.G. : Je suis attaché à deux formes de totalité romanesque : d’une part à la possibi­lité d’expérimenter tous les genres, tous les tons, d’autre part à la possibilité de pro­duire une image totale du monde. Je ne m’interdis aucune région du roman : le récit pour la jeunesse, le policier, le fantastique, la science-fiction, la fantasy, l’autofiction, le roman historique, réaliste, sociologique… D’abord par goût, par curiosité, j’ai envie d’écrire comme je lis : de tout, et de le faire avec ce souci esthétique, qui pourrait servir de slogan esthétique à mon travail : également, mais distinctement. Je n’ai de mépris ou d’indifférence pour aucun genre, pour aucune matière, aucun thème, pour aucune ressource de la forme romanesque, de Roberto Bolaño à Stephen King, de Vikram Seth à Rick Riordan, de Joyce Carol Oates à Claude-Louis Combet : pour autant, je me méfie d’une position postmoderniste qui consisterait à mêler, à coller ou à fusionner par jeu toutes ces possibilités jusqu’à les perdre dans l’indistinction des différences de formes et de genres. Je ne suis ni pour l’esthétique de la fusion, ni pour un roman qui serait un montage de sources hétérogènes, répétant inlassablement Ulysse, Les Somnambules, Manhattan Transfer, Une année dans la vie de Gesine Cresspahl ou certaines œuvres actuelles de Mark Danielewski. Je crois à chaque roman comme à une forme unifiée qui exclut les autres, qui peut intégrer plusieurs genres à condition de les intégrer dans une construction, dans un tout ; et d’un roman à l’autre, je fais comme si j’abandonnais un monde mort pour un nouveau monde.

D’autre part, je m’attache à défendre l’ambition d’un roman capable de dire le monde, et de le dire totalement ; j’aime le roman dès qu’il a plusieurs dimensions (parce qu’il est à la fois sensible, moral, politique, amoureux ; parce qu’il est drôle et grave, bête
et intelligent, adulte et enfantin, propre et sale, conscient et inconscient, faible et puissant, purement charnel et purement intellectuel). J’aime un roman dès qu’il devient un objet aux dimensions du monde ; un roman qui ne serait que superficiel sans être profond, ou inversement, un roman qui ne serait que beau sans être laid, un roman qui ne serait que parfait sans être imparfait, ne me semblera jamais à la hauteur du monde.

Pour cette raison, je crois encore très fortement, contre tous les discours épuisés sur la mort de cette forme, à la capacité du roman, comme tout autre art, d’ailleurs, à représenter le monde, c’est-à-dire à tout comprendre, ou du moins à comprendre les opposés, à n’être jamais quelque chose sans être le contraire. Mais je sais aussi, et c’est la leçon de la modernité achevée, que toute construction d’une totalité risque d’avoir des effets de domination : ce qui s’affirme comme tout interdit le reste – c’est le principe de toute hégémonie. Je repousse donc l’idée de toute œuvre d’art totale qui représenterait le monde au point de le remplacer, et qui serait Tout au point d’empê­cher autre chose. Comme toute une part de mon travail philosophique consiste à concevoir un concept de Tout “non compact”, à qui il manque toujours quelque chose, j’aperçois comme une possible porte de sortie de la fragmentation et de la décomposi­tion postmodernistes, qui ne serait pas une issue de secours nous recondui­sant vers les hégémonies modernes, l’élaboration d’un tout non hégémonique. C’est ce à quoi visent aussi mes tentatives littéraires : faire des romans qui disent tout mais qui ne sont que quelque chose, ni plus ni moins qu’autre chose. Produire des œuvres suffisamment immodestes pour se croire aux dimensions du monde, et assez humbles pour ne jamais être absolues ni même requérir un “statut d’exception” littéraire, au sens où vous l’entendez.

C.C. & A.D. : Au fond, que peut la théorie, que peut la fiction ? Vous avez pu dire à plusieurs reprises que vous écrivez une fiction mélancolique, qui aurait affaire à la finitude plus qu’au commencement. Et de fait, déjà, La meilleure part des hommes disait trois échecs – celui d’un certain marxisme et de la conscience communautaire gay, celui de la fausse pensée du contre-pied en philosophie médiatique, celui de l’autofiction. La fiction romanesque est-elle vouée à la critique, seule la théorie pouvant se faire utopique ?

T.G. : Effectivement, je constate, et beaucoup de lecteurs me l’ont dit, que tout ce que j’écris est empreint de mélancolie. Pire pour moi : d’un sentiment de défaite ! C’est étrange, parce que j’ai presque toujours le sentiment de vouloir écrire pour toucher à l’enthousiasme, la volonté, l’espoir, la jeunesse et la victoire… Et ça finit immanqua­blement en élégie. Je ne sais pas pourquoi. Ce n’est pas voulu, c’est comme ça.

Dans mon travail théorique, je ne fais aucune place au réel et je n’ai aucun goût pour les philosophies de la finitude ; je suis au contraire attaché au possible, à l’infini ou à l’émergence – à tout ce qui commence. Je suis alors dans l’en avant. Mais dans la fiction, il me semble être renvoyé sans cesse malgré moi à ce qui finit ; peut-être parce que j’ai choisi le roman, et non la poésie, je ne parviens pas à exprimer en littérature le pur commencement, l’ouverture. Tout m’apparaît toujours dans la fiction du point de vue de sa fin. Ce n’est pas triste pour autant ! C’est drôle aussi. C’est simplement qu’en racontant une histoire, le début se teinte déjà à mes yeux de la fin, la naissance de la mort, l’élan et l’enthousiasme de celui qui embrasse une foi des doutes de celui qui n’y croit plus, les sentiments du jeune amoureux des sentiments du même amoureux qui aurait vieilli… Il me semble que je ne sais pas être poète et qu’en poésie, je devrais parvenir à teinter à l’inverse toutes les fins de la couleur vive des débuts.

J’ai tant de plaisir, souvent, dans mes textes à concevoir des utopies, d’autres mondes, à adopter la perspective de celui qui croit dur comme fer ; mais c’est toujours depuis le point de vue postérieur de ce qui a eu lieu. À vrai dire, dans le roman, tout me semble dès le départ passé. C’est peut-être un tour d’esprit, comme certaines personnes qui ne peuvent profiter d’un instant heureux sans concevoir par avance le souvenir qu’elles s’en feront plus tard, quand ce sera terminé. Peut-être que par trop grande fidélité à cette teinte du passé que suppose le romanesque, qui n’est jamais un manifeste politique, un poème ou un acte, un happening, donc qui n’est jamais du pur présent, mes livres paraissent toujours le récit d’un échec, en tout cas de quelque chose de fini ; du moins voudrais-je parvenir à porter sur cette fin un regard le plus amène, le plus doux et compréhensif possible, qui serait le salut bienveillant de ce qui est à ce qui a été. À mes yeux, je ne sais pas si le roman peut faire mieux ; si j’y parviens un jour, j’en serai très heureux.

C.C. & A.D. : Quel est votre prochain projet littéraire ? Quel est votre prochain projet philosophique ?

T.G. : J’ai été bavard. Je répondrai donc rapidement : à court terme, en fiction, ce sera un cycle de textes fantastiques intitulé Hélicéenne, où j’ai le sentiment de reprendre tout ce dont nous venons de parler et d’y mettre un point final ; à plus long terme, j’aimerais écrire un roman préhistorique, à la façon de La Guerre du feu de Rosny Aîné et Les Héritiers de Golding, en essayant de restituer l’émergence d’une vision humaine du monde, à partir des connaissances actuelles. Pourquoi ? Pas pour raconter le début de l’homme depuis sa fin, j’espère ! À défaut, je me lancerai peut-être dans un roman historique soit sur la conquête du Mexique, soit sur les invasions mongoles, qui sont deux points de départ de la mondialisation actuelle. Je lis ce que je trouve sur ces sujets ; peut-être qu’il n’en sortira rien. C’est très vaste et délicat à entreprendre.

Dans le champ philosophique, il faut que je finisse de reprendre ma thèse, sur la représentation, que je rende un livre d’histoire et de théorie de la bande dessinée, et je passerai les années qui viennent à reprendre les thèses de Forme et objet, sous un aspect plus accessible, discursif, argumentatif. Et, pour revenir à la toute première question de cet entretien – ce qui nous permettra de boucler la boucle – je me remettrai sans doute à un court ouvrage sur l’ordre du temps, les pensées de l’histoire et la science-fiction.

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Notes

1 “Philosophies de l’Histoire et Histoires du futur”, communication présentée lors de la journée d’études intitulée “Science-fiction et métaphysique” (ENS-Ulm, 18 mai 2006).

2 “À la rencontre de Tristan Garcia, avec François Bégaudeau”, entretien en ligne réalisé pour la revue Transfuge, n° 70, août 2013. URL : http://www.dailymotion.com/video/x15fkpe_a-la-rencontre-de-tristan-garcia-avec-francois-begaudeau_creation (consulté le 13 octobre 2014).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cédric Chauvin, Arnaud Despax et Tristan Garcia, « “Un tout non hégémonique”  »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 9 | 2014, mis en ligne le 15 décembre 2014, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/9854 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.9854

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