À la croisée des possibles : métatextualité et métafictionnalité dans le roman contemporain pour adolescents
Résumé
Phénomène de société représentatif de l’imaginaire collectif des jeunes générations, le roman contemporain pour adolescents installe la problématique de l’évasion au cœur même du récit : fascination pour les jeux vidéo et univers persistants, intérêt pour les pérégrinations entre les univers, attractivité des rêves ou encore séduction pour les mises en abyme romanesques. Ce type de scénario récurrent est intéressant à deux égards : d’abord parce que le corpus constitue un éclairage psychologique des processus à travers lesquels le sujet ado, être en puissance écartelé entre l’enfance et l’âge adulte, s’efforce de faire vivre ses potentialités par voie de projection ; ensuite parce que cette typologie des formes de la virtualité (ludique, onirique, métaphysique ou métafictive) est aussi une théorie où le personnage commente son propre itinéraire. Le corpus met ainsi en scène une réflexion spéculaire sur les enjeux de l’immersion virtuelle corrélée à une méditation sur les pouvoirs de la fiction.
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Jean-Michel Payet, Aerkaos, tome 3 : Les Faiseurs de mondes, Paris, Éditions du Panama, 2007-2009 (...)
- Et le monde B est un monde de fiction…
- Pas du tout. Tous les mondes ont la même réalité. Tous. Qui nous permet d’affirmer que le monde dont nous sommes issus n’est pas né d’un conte, d’une légende, d’un rêve ou d’un cauchemar ayant pris forme dans un autre monde dont nous ignorons jusqu’à l’existence ?1
L’imagination au pouvoir, ou l’adolescence en construction
1Il pourrait sembler paradoxal d’aborder une notion exigeante sémantiquement, d’une grande richesse polysémique et épistémologiquement complexe comme celle de virtualité (selon qu’on l’envisage par exemple dans l’acception la plus communément répandue, dans le domaine des technologies numériques, mais aussi et tout autant du point de vue de la philosophie, de la psychologie ou encore de la physique quantique) à partir d’un corpus qui passe volontiers auprès de nombreux prescripteurs éducatifs pour conjuguer facilité, schématisme et simplicité (pour ne pas dire simplisme) — à savoir le roman contemporain pour adolescents. Notre présupposé à l’égard d’une telle position, dont force est de reconnaître qu’elle reste globalement dominante au sein de la communauté scientifique, sera précisément de considérer que les littératures de l’imaginaire dédiées aux jeunes générations constituent tout au contraire l’un des lieux privilégiés pour penser le virtuel sous toutes ses formes, et notamment dans les rapports ambigus que celui-ci entretiendrait avec la fiction.
2Au point de départ d’un tel argumentaire, il faudra commencer par rappeler la place prépondérante que la littérature romanesque destinée aux publics adolescents occupe dans le monde d’aujourd’hui, en termes de production éditoriale aussi bien que de pratiques de consommation culturelle. De fait, longtemps minoré voire marginalisé parmi les productions culturelles, le roman pour “ado” a explosé dans les dernières décennies au point de devenir un phénomène éditorial, économique et sociologique à l’échelle planétaire. Pour mémoire, le nombre de titres publiés chaque année équivaut peu ou prou aux titres en littérature générale, et la quantité de volumes vendus dans le monde pour certains best-sellers excède très largement la grande majorité des titres en littérature pour adultes. Cette présence croissante dans les pratiques de lecture constitue d’ailleurs un formidable révélateur des attentes de tels publics ; c’est pourquoi l’on peut considérer que les productions contemporaines déploient des corpus représentatifs non seulement de tendances de société, mais aussi de l’imaginaire de la jeunesse d’aujourd’hui autant que des auteurs (eux-mêmes de plus en plus jeunes) qui y contribuent.
3Aussi est-il intéressant de se pencher sur les œuvres les plus plébiscitées par les jeunes générations, dans la mesure où l’intérêt qu’elles y portent pourra légitimement être lu à l’aune de leurs propres représentations et/ou interrogations. On entend souvent que le pourcentage du temps dédié à la lecture par les adolescents baisse au profit des activités ludiques liées aux univers virtuels (jeu vidéo et jeux en ligne) ; les enquêtes sur les pratiques de consommation culturelle montrent en fait que les jeunes continuent de lire de façon significative, la différence avec leurs aînés étant l’évolution sensible de leurs choix au cours des années récentes – à savoir d’une littérature patrimoniale à dominante réaliste à un ensemble de récits très contemporains dévolus à l’exploration de l’imaginaire sous toutes ses modalités (fantasy, dystopies, etc.). De fait un examen attentif de textes dont le succès éditorial témoigne de la représentativité permet de mettre en évidence une récurrence des plus significatives ; on trouve ainsi, parmi les grandes réussites des vingt dernières années, un nombre considérable d’œuvres qui font de la fuite dans l’imaginaire non seulement la finalité mais aussi le sujet, voire la problématique de leur narration. Il ne s’agit donc pas seulement d’exploiter la propension à l’ailleurs d’un lectorat éminemment sensible au divertissement, mais aussi et surtout d’installer au cœur même du récit la problématique de l’évasion dans un ailleurs au statut ambigu ; autrement dit, de faire de l’immersion fictionnelle la matière même de l’univers romanesque, qu’il s’agisse de mettre en scène la fascination des ados pour les jeux vidéo et les univers persistants, leur intérêt non moindre pour les pérégrinations entre les univers, la puissante attractivité des rêves ou encore la séduction des mises en abyme romanesques.
4Ce type de scénario récurrent, de même que les tentatives des héros pour interpréter les situations dans lesquelles ils sont plongés, est intéressant à plusieurs égards :
5d’abord parce que le corpus, dans sa diversité, constitue un éclairage psychologique des processus à travers lesquels le sujet adolescent, être en puissance structurellement écartelé entre deux temporalités (la nostalgie de l’enfance et l’attraction de l’âge adulte), s’efforce de faire vivre ses potentialités par voie de projection ;
6ensuite parce qu’il met en évidence ce qui pourrait passer pour un dénominateur commun aux nouvelles générations, à savoir une fascination appuyée pour le virtuel sous toutes ses formes (donc pas seulement dans l’ordre des technologies numériques) ;
7enfin parce que ce panorama des évasions possibles prend l’allure d’un panorama des modalités de l’immersion dans l’imaginaire (ludologie, oniromancie, métaphysique des mondes possibles ou encore métafiction des univers livresques) et que, à ce titre, il propose une manière de typologie des avatars de la virtualité.
8De telles œuvres ne sauraient dès lors être abordées par le seul prisme de leur aventure narrative, mais exigent d’être appréhendées aussi bien à l’aune de leur pouvoir de conceptualisation ; il ne s’agit pas seulement pour le personnage de vivre une actualisation spécifique de l’évasion mais aussi de la comprendre et même de la commenter, si bien qu’on assiste, dans la grande majorité des œuvres, à une réflexion spéculaire sur les enjeux de l’immersion virtuelle corrélée à une méditation sur les pouvoirs de la fiction. Tout se passe ainsi comme si ce type de romans fonctionnait à la façon d’un laboratoire d’expérimentation philosophique où diégèse et intrigue seraient mises au service de scénarios intellectuels chargés de cristalliser quelques-unes des facettes à travers lesquelles le virtuel se donne à la perception du sujet moderne. Reflets des interrogations que des créateurs ont cherché à figurer sous la forme de la fiction et/ou miroirs des préoccupations que le lectorat adolescent y projette en leur accordant son adhésion, de tels récits déclinent le champ couvert par la notion de virtualité en en explorant les modalités au gré d’un jeu d’analogies dont les combinaisons multiples permettraient de mieux prendre la mesure, dans ses enjeux comme dans ses paradoxes.
Le jeu comme un des beaux-arts, ou le virtuel dans la fiction
- 2 Entre autres : Christian Lehmann, No pasarán, Paris, L’École des Loisirs, 1994 ; Jean-Marc Ligny, (...)
9La première façon d’évoquer l’appétence des adolescents pour l’évasion se fera tout naturellement par le biais des univers ludiques, devenus en quelques décennies la première activité sociale et/ou culturelle à laquelle se consacrent les jeunes générations. Cette prédominance des jeux (vidéo et/ou en ligne) est telle qu’on pourrait presque parler d’un divertissement vécu comme pulsion, le sujet adolescent tendant à utiliser sa console ou son écran comme un refuge contre les vicissitudes du principe de réalité. Rien d’étonnant alors qu’une part significative de la production contemporaine2 mette en scène des ados accros du jeu au point d’y passer autant de temps que leurs “modèles” de la “vraie vie” ; on ne compte plus les romans dont le héros ou l’héroïne y consacre tellement d’heures qu’il ou elle finit par basculer dans l’univers ludique sans qu’on puisse toujours décider s’il s’agit au premier chef d’un procédé caractéristique du fantastique (le basculement entre les ordres de réalité) ou d’une allégorie de la dérive psychique qui conduit à l’addiction voire à l’aliénation (les deux n’étant pas incompatibles, tout au contraire).
10Le scénario est presque toujours le même : un personnage arpente à ce point les coins et recoins de son jeu favori qu’il se retrouve happé par ce dernier, prisonnier de l’avatar qu’il s’est créé au sein de l’univers ludique et dont il doit épouser les comportements et les façons d’être. L’intérêt d’une telle configuration est d’amener le héros concerné à s’interroger sur les phénomènes en cause : tentant de comprendre ce qui lui arrive, puis de déchiffrer les règles du jeu qui structurent son nouvel environnement, le personnage en vient à se poser des questions d’ordre philosophique sur son degré de conscience, ses capacités à déchiffrer le réel ou encore la nature du monde à l’intérieur duquel il se meut. C’est le cas par exemple de Theodora, la jeune héroïne des Cavaliers des lumières d’Aubert et Cavali ; ayant basculé dans l’univers de son jeu favori, l’adolescente hésite entre les états de conscience lui permettant d’expliquer son aventure et en vient à accepter son propre dérèglement mental du moment qu’il constitue un modèle recevable d’interprétation :
- 3 Brigitte Aubert, Gisèle Cavali, Les Cavaliers des lumières, op. cit., p. 57.
Comment réagir à ce qui se passait ? Devait-elle admettre que tout était normal et que c’était sa perception des choses qui était modifiée, déformant le réel, faisait apparaître des monstres là où tout était ordinaire ? À force de vouloir se réfugier dans un monde virtuel et s’être coupée de la vie de tous les jours, avait-elle fini par franchir une frontière invisible, celle qui sépare les gens normaux des fous ?3
11On voit ici que la folie constitue une des extrémités du spectre entre lesquelles se débattent les héros adolescents, l’autre étant au contraire l’acceptation du surnaturel à l’œuvre ; ainsi dans cet extrait de Golem des Murail où le héros adhère sans restriction au monde merveilleux d’une guerrière virtuelle avec lequel il est prêt à s’unir :
- 4 Elvire, Lorris et Marie-Aude Murail, Golem, op. cit., p. 505.
Natacha le serra à son tour. Il eut alors le sentiment que, comme deux machines connectées entre elles, ils étaient en train de partager leurs ressources. Le réel et le virtuel, le joueur et la guerrière, l’amour et la puissance.4
12Le cas le plus intéressant se situe bien sûr à mi-chemin de ces deux extrémités, soit au moment où l’indécision entre les grilles de lecture est totale si bien que le sujet est contraint d’amorcer une démarche d’introspection qui le conduit à théoriser le statut de ce qui est en train de se produire. Cette ambivalence, qui est précisément ce qui caractérise toute plongée dans les univers virtuels, se retrouve exemplifiée dans le remarquable Attrape-Mondes de Jean Molla, variation vertigineuse sur l’ambiguïté constitutive des degrés de réalité. Une adolescente, Nina, se retrouve happée dans un jeu vidéo aux côtés d’un jeune héros qui lui apprend qu’elle n’est en fait qu’un avatar, lui-même étant le véritable acteur aux manettes du scénario. Sidérée (au double sens anthropologique, de rituel initiatique, et psychanalytique, de fascination psychique), la jeune fille vit l’aventure en adjuvant de son mentor, qui n’a de cesse de la rappeler à sa condition virtuelle ; avec lui elle franchit les différents paliers du jeu et, ensemble, ils parviennent à la victoire finale pour découvrir l’inversion de leur posture ludique : c’était bien elle l’humaine qui jouait et lui le clone qui l’accompagnait.
- 5 Jean Molla, L’Attrape-mondes, op. cit., p. 159 ; dorénavant AM.
13Ce renversement très baroque s’accompagne d’une ambiguïté des positions narratives, illustrée dans la diégèse par l’hésitation des personnages à décider à quel niveau de réalité ils appartiennent : “nous étions le rêve l’un de l’autre”5, déclare fréquemment Nina ; mais “de nous deux je ne savais plus qui était le rêve, qui était l’illusion” (AM 221). L’univers diégétique se dilate aux dimensions d’une cosmologie dont les mondes seraient imbriqués les uns dans les autres à la façon des niveaux d’un jeu vidéo : “la terre où nous vivions n’était que l’ombre portée d’une autre, qui nous échapperait toujours, jusqu’à la fin des temps” (AM 160). Il en résulte un jeu subtil entre les degrés de fictionnalité qui fait littéralement perdre pied à Nina, prise au piège de ses propres fascinations ; l’illusion n’est jamais là où on l’attend et pas davantage le principe de réalité :
Ecoute, Nina, dans ce niveau comme dans le tien, nous existons autant l’un que l’autre. Qu’importe que tu sois une illusion ! Est-ce que je n’en suis pas une à ma façon ? Et qui me dit que ma propre réalité n’est pas un jeu auquel s’amuse quelqu’un dont je ne soupçonne pas une seconde l’existence. Qui me dit que je suis vraiment réel ? (AM 148)
14On peut bien sûr voir dans cette variation spectaculaire sur le doute hyperbolique une parabole du pouvoir de sidération des métavers, ainsi qu’une exemplification didactique des mécanismes d’accoutumance sinon de dépendance aux chatoyants mirages tendus par les jeux vidéo. Le même propos sous-tend d’ailleurs la quasi-totalité des textes du corpus. Mais il y a plus, et la portée de telles œuvres dépasse le constat sociologique comme la mise en garde éducative. Chez Molla en effet, le recours à la cybernétique permet de revivifier tout un système théologico-philosophique chargé de formaliser les phénomènes en jeu ; l’un des personnages de L’Attrape-mondes a d’ailleurs précisément pour nom Leibnid (AM 162), en référence au philosophe de la Théodicée. Le roman pour la jeunesse ne se contente donc pas d’exploiter la vogue des technologies numériques et l’industrie des jeux qui s’y adosse ; mais il en assume les enjeux conceptuels et n’hésite pas à les intégrer à sa matière narrative. En témoigne cet extrait de L’Attrape-mondes où le clin d’œil humoristique affiche avec éclat la portée résolument métatextuelle d’un récit multipliant allégrement les niveaux de lecture :
Certains chercheurs pensent qu’à partir du moment où nous créons les Univers Virtuels Autonomes, ils accèdent d’office à l’existence. D’autres affirment que les clones des mondes fictifs existent vraiment. Ajoute à cela que, dans certains mondes fictifs, les clones ont également créé des univers fictifs… C’est le barouf, d’autant que les associations des droits de l’homme et les autorités religieuses s’en mêlent… Récemment il y a eu à Valladolid, en Espagne, un congrès d’informaticiens, de philosophes, de théologiens pour essayer de démêler cet écheveau. (AM 64-65)
Le paradis des possibles, ou la fiction comme virtuel
- 6 Cf. Saul Kripke, "Semantical Considerations on Modal Logic", Acta Philosophica Fennica, no 16, 19 (...)
- 7 Cf. Emmanuelle Garcia et Frédéric Nef (éds), Métaphysique contemporaine : Propriétés, mondes poss (...)
- 8 Cf. David Armstrong, Universals: An Opinionated Introduction, Boulder, Westview Press, 1989.
- 9 Cf. Daniel Lewis, De la pluralité des mondes, 1986, trad. Paris, Éditions de l’Éclat, 2007.
- 10 Cf. Thomas Pavel, Univers de la fiction, 1986, trad. Paris, Seuil, 1988, <Poétique> ; Ludomir Dolezel, (...)
15On voit avec le dernier exemple que la réflexion menée à partir de l’expérience des jeux (soit cette reconstruction mentale d’une réalité dite virtuelle qui conduit le sujet à s’immerger par la pensée dans un univers postulé comme suffisamment crédible pour tenir lieu d’ancrage psychique provisoire) a simultanément partie liée avec une interrogation sur la problématique du possible, dans son acception philosophique. Empruntant au courant théorique initié par Leibniz, celle-ci irrigue une part importante de la pensée contemporaine, telles la sémantique des possibles qui traverse la logique modale de Kripke6, la philosophie analytique de Nef ou Marconi7, ou encore le réalisme immanent développé par la métaphysique d’un Armstrong8 ou d’un Lewis9 qui accorde aux mondes possibles un statut existentiel de plein droit. Cette métaphysique des mondes possibles a également eu un impact notoire sur la critique littéraire des vingt dernières années, avec l’essor d’un important courant théorique en exploitant les acquis pour tenter d’éclairer les paradoxes de la fiction10. Dans ce type d’approche le propos n’est pas tant d’analyser les récits qui mettent en scène la thématique des univers parallèles (devenu topos dans le fantastique, la science-fiction ou l’heroïc fantasy) que de s’appuyer sur les acquis de la pensée formelle et/ou analytique pour relire toute fiction quelle qu’elle soit à l’aune d’une réflexion sur la fictionnalité des œuvres littéraires.
- 11 Entre autres : Philip Pullman, À la croisée des mondes I : Les Royaumes du Nord, 1995, trad. Pari (...)
- 12 “Probabilitas est gradus possibilitatis” (la probabilité est degré de possibilité) : Leibniz, De in (...)
16À l’inverse, la spécificité de la littérature de jeunesse contemporaine est précisément de proposer des mises en fiction du motif, devenu non seulement le prétexte mais aussi le sujet de la narration. Le paradigme de référence sera cette fois le motif millénaire des univers parallèles, issu de l’Antiquité avant de parcourir les siècles (avec une reviviscence appuyée à l’âge baroque) pour exploser littéralement au XXIème siècle où il connaît un regain de popularité sans précédent. De fait, le thème de la pérégrination entre les univers fait l’objet d’une vogue éditoriale particulièrement développée dans la littérature romanesque pour adolescents11, où fleurissent les récits mettant en scène des héros capables de se mouvoir entre les mondes grâce au pouvoir d’un couteau, d’un sas de transition ou encore plus simplement de leur imagination. Dans ce nouveau cas de figure, le transfert de statut qui fait passer du réel à l’univers dit virtuel est de nature spatiale, le présupposé étant que la pluralité des possibles (au sens philosophique du terme) est actualisée par la juxtaposition des plans de réalité. Le point de départ consiste à organiser la diégèse autour du principe leibnizien de probabilité12 :
- 13 Philip Pullman, Les Royaumes du Nord, op. cit., pp. 456-457.
Car ce monde, comme tous les autres univers, est né du résultat des probabilités. Prenons l’exemple du jeu de pile ou face : […] on ne sait pas à l’avance de quel côté [la pièce] va tomber. Si c’est sur face, ça veut dire que la possibilité qu’elle tombe sur pile a échoué. Mais juste avant qu’on la lance, les deux probabilités ont la même chance. […] En vérité, ces échecs de probabilité se produisent au niveau des particules élémentaires, mais ça se passe de la même façon : à un moment donné plusieurs choses sont possibles et l’instant suivant, une seule se produit et le reste n’existe pas. Sauf que d’autres mondes sont nés, dans lesquels ces autres choses se sont produites.13
17Il suffit en somme qu’une chose ait pu être, autrement dit que sa possibilité ait été conçue ne serait-ce qu’en esprit, pour qu’elle existe quelque part. Ce postulat est d’autant plus intéressant qu’il va devenir le présupposé narratif constituant de ce type de diégèse. Car l’espace n’est pas ici un simple décor, prétexte d’une aventure qui se déroulerait sur fond de lieux chargés de mettre en valeur les personnages ; au contraire c’est l’espace, ou plus exactement la capacité à se mouvoir entre les espaces qui constitue le sujet même du récit. On y trouvera bien sûr aussi des aventures, incidents et accidents qui constituent le matériau classique d’une histoire ; mais sa spécificité tient davantage ici à sa topologie, puisque c’est l’exploration des mondes qui tient lieu de fil conducteur à la narration. L’espace n’est donc jamais un arrière-plan sur lequel viendraient s’inscrire les coordonnées de la deixis, mais le lieu même qui constitue la matière de l’intrigue. Tout commence dans notre monde, avec force détails et effets de réel à la fonction d’ancrage mimétique ; mais l’événement déclencheur, la péripétie aristotélicienne, c’est justement le changement de lieu et la découverte que le cadre rassurant de la pseudo-réalité est susceptible de s’entrouvrir soudain sur des perspectives inattendues. Dans La Tour des anges de Pullman, un jeune garçon découvre un trou dans l’air, petite parcelle de vide qui fissure l’unité du réel ; il s’introduit dans cette brèche et pénètre dans un autre monde où il découvrira un poignard capable d’ouvrir des passages entre les univers. Dans La Quête d’Ewilan, l’héroïne bascule dans un autre monde où elle apprendra le pouvoir de se transporter au gré de son imagination. Le même principe régit l’ensemble des romans du corpus, organisés autour d’une narration itinérante promenant les héros dans un espace multidimensionnel où l’on peut circuler sans fin d’un plan de réalité à un autre : du réel au virtuel, il n’y a au fond – diraient les héros de Bottero – qu’un “pas sur le côté”.
18À mi-chemin du merveilleux, du fantastique et de la fantasy, de tels ouvrages installent ainsi une relation originale à la question de la virtualité dans la mesure où la clôture qui caractérise la spatialité classique vole en éclats pour céder le pas à une vision ouverte tributaire des acquis de l’astrophysique quantique où les univers diégétiques semblent sans limites et les possibles sans fin. Cette remise en question de l’épistémè classique est aussi innovante qu’en son temps la révolution copernicienne, comme le souligne le roman de Pullman avec la même ironie que celui de Molla :
- 14 Ibid., p. 456.
- Quel est cet autre univers ?
- Un des milliards de mondes parallèles. […] Les premiers théologiens qui réussirent à prouver leur existence, mathématiquement, ont tous été excommuniés...14
- 15 Éric Tasset, Thomas Passe-Mondes, op. cit.
- 16 Linard Bardill, Ro und die Waschmaschine, 2001, trad. La clé des sources, Paris, Éditions Nord-Su (...)
19De tels clins d’œil, beaucoup plus fréquents qu’on aurait pu le penser pour une littérature volontiers taxée de futilité, montrent que ces récits, parallèlement à leur intrigue, mettent en scène une réflexion au second degré, contemporaine de la mutation de paradigme qui caractérise le changement de millénaire avec, dans l’ordre des phénomènes physiques, le passage à une physique des possibles et, dans le domaine des pratiques culturelles, d’une civilisation de l’écrit à une civilisation de l’écran. Pour ce faire les romans déploient une stratégie d’exemplification : d’abord en représentant le vertige de la conscience contemporaine devant l’expansion infinie des mondes, puis en tentant de gérer ce vertige en se le réappropriant sous la forme d’une lucidité maîtrisée. Emblématique à cet égard le patronyme d’un des héros, justement nommé Thomas Passe-mondes15 : faire de tous ces adolescents des voyageurs interspatiaux se construisant précisément par le passage entre les mondes, c’est redonner au vieux schéma initiatique du Bildungsroman une portée actualisée en prise directe avec les enjeux de notre temps. C’est pourquoi dans tous ces récits, le moment du changement d’univers est systématiquement traité sur le mode de l’initiation : le passage est une porte dérobée, un tunnel étranglé ou un corridor étroit dans lequel il faut jouer des coudes, résister à ses peurs ancestrales et imposer la force de sa volonté ou le pouvoir de son imagination16.
20Un tel scénario, dont la dimension psychanalytique évidente rappelle opportunément qu’il est ici question de maturation psychique, possède aussi une dimension phénoménologique dans la mesure où le traitement ici proposé des espaces virtuels est systématiquement tributaire d’une question de point de vue. Pour le dire autrement : il n’y a pas d’espace en dehors du discours que nous tenons sur lui et c’est pourquoi, du modèle perspectiviste installé par la Renaissance jusqu’à la topologie mentale déployée par les fictions contemporaines, la question dominante reste de savoir qui voit quoi et ce qu’il en dit. Cette interrogation est centrale dans les romans analysés. Alors que le postulat de l’infinité des mondes aurait pu donner lieu à une revalorisation de la position cavalière du sujet transcendantal (par exemple en adoptant une focalisation zéro permettant de prendre de haut la multiplicité des situations rencontrées), on assiste au contraire à une réduction phénoménologique qui restreint le rendu de l’espace à la perception qu’en a le héros. On prendra pour exemple cet extrait d’Aerkaos :
Depuis qu’il avait glissé dans le trou de cet appartement reliant les deux mondes, Ferdinand n’avait eu que des sensations étranges. […] il s’était retrouvé privé de tout repère, du moindre contact avec les murs. Plus aucun son, plus aucune notion de l’espace. Rien que le noir. Un sentiment de vide et de solitude absolue.
Pour finir, ses pieds avaient enfin repris contact avec le sol. Malgré le silence, il percevait l’existence de choses, de murs autour de lui […]. Un monde se reconstituait.
C’était presque imperceptible, mais très progressivement, les choses qui les entouraient commençaient à apparaître et, sous les yeux de Ferdinand, la silhouette d’Oona se dessinait, toute en finesse, de plus en plus précisément. (FM 9-10)
21La profondeur de champ est ici une véritable projection de la subjectivité instituant la réalité au gré de ses capteurs sensoriels. On songe au phénomène des jeux informatiques où le monde virtuel se révèle à petites touches successives au fur et à mesure que le joueur en prend connaissance ; on songe aussi aux acquis de la psychologie constructiviste montrant que tout espace est immédiatement tributaire du champ perceptif. Il y a donc, dans tous ces romans, une prise en compte et même une illustration des sciences cognitives ; il y a aussi, et surtout, une mise en scène spéculaire exploitant cette problématique de la perception et de la représentation pour rejouer en abyme les paradoxes de la fiction.
Rêves d’imaginaire, ou les fictions du virtuel
- 17 Entre autres : Pierre Bordage, Ceux qui sauront, Paris, Flammarion, 2008, <Ukronie> ; Johan Heliot, (...)
22Ce tour d’horizon des modalités d’actualisation de la virtualité dans le paysage romanesque contemporain pour adolescents ne serait pas complet s’il ne prenait en compte tout un ensemble d’œuvres abordant la question du virtuel non plus seulement dans ses dimensions numérique (l’univers des jeux) et philosophique (les mondes possibles), mais cette fois en tant que “matière de rêves”, selon l’expression de Michel Butor17, autrement dit en tant qu’imaginaire en acte donnant lieu à diverses modalités d’existence.
- 18 Michel Butor, Matière de rêve, Paris, Gallimard, 1975-1985.
23Le premier exemple en serait le genre des uchronies, devenues très en vogue dans les littératures de l’imaginaire pour adultes mais connaissant aussi un succès certain dans le paysage des fictions pour adolescents18. Organisés autour de la revisitation de l’Histoire à partir de ce qu’elle aurait pu être, de tels récits sont donc eux aussi des modes d’être du possible – cette fois par exclusion et non par contiguïté, puisque le choix du scénario alternatif envisagé désincarne par principe toute autre actualisation possible. Leur exploitation est donc d’autant plus intéressante qu’elle livre à la conscience du jeune lecteur un cas de figure extrême où le virtuel n’est plus présenté sur le mode d’un passage provisoire dont il est possible de s’abstraire in fine pour rejoindre notre communauté d’appartenance, mais bien comme une réalité rêvée, autrement dit un schéma d’alternance qui aurait pu constituer un autre réel de référence que celui auquel nous avons l’habitude d’être indexés. De telles fictions installent ainsi une sorte de contre-pouvoir au principe de réalité et, par le jeu d’interactions qu’ils induisent entre leurs lecteurs, une façon de communauté d’appartenance virtuelle dont le dénominateur commun serait à trouver du côté de l’imaginaire.
- 19 Entre autres : Catherine Webb, La Guerre des rêves, 2002, trad. Paris, Gallimard Jeunesse, 2002, (...)
- 20 Inception (film de Christopher Nolan, Etats-Unis, 2010), Project Zero 3 (jeu vidéo pour console P (...)
24Une seconde illustration peut être donnée par une série de récits organisés en hommage à la puissante attractivité des rêves19, l’oniromancie tenant lieu cette fois de miroir grossissant pour mettre en évidence une autre caractéristique commune à la virtualité et à la fiction, à savoir les phénomènes d’enchevêtrement entre les niveaux de réalité qui régissent les univers oniriques comme les films ou encore les jeux vidéo (Inception, Project zéro 3 …20). Dans cette configuration les mondes sont insérés les uns dans les autres, selon le principe narratif du rêveur rêvé : c’est le cas par exemple dans Mirror Games de Catherine Webb, qui présente un consortium d’univers imbriqués où se croisent des destinées et des genres en fonction de l’appétence des différents rêveurs. Les rebondissements de l’intrigue et l’ambiguïté des points de vue énonciatifs installent alors une sorte de vertige diégétique ; très vite on ne parvient plus à savoir quel songe est enchâssé dans quel autre, de sorte que l’ensemble du récit se voit assigner un statut ambigu où il devient éminemment délicat de trancher entre le réel de référence et la fiction qui en pervertit les codes de fonctionnement. Un phénomène similaire se retrouve dans La Couleur des cauchemars de Malorie Blackman ou encore Dans tes rêves de Johan Heliot, dont les héros se meuvent dans les cauchemars de leurs pairs dont ils absorbent la matière psychique au risque d’y perdre leur propre ipséité. À cette aune le virtuel devient cette étoffe de songes entremêlés dont serait tissé l’humain, soit le lieu même d’un hypothétique réservoir d’imaginaire collectif où nous viendrions puiser nos projections mentales en nous identifiant au creuset des fictions partagées.
- 21 Entre autres : Michael Ende, L’Histoire sans fin, 1979, trad. Paris, Stock, 1984 ; Gudule, La Bib (...)
- 22 Cet emboîtement est observé sous un autre angle, celui des genres littéraires, dans l’article de (...)
25C’est également le cas du Livre des choses perdues, de John Connolly, où un jeune garçon explore un univers fantasmatique peuplé de ses terreurs d’enfant ; mais le jeu avec les songes s’y redouble d’un jeu avec les œuvres dans la mesure où les angoisses de l’adolescent coïncident avec des réminiscences de lecture puisant au patrimoine des contes de fées. À l’emboîtement des rêves répond alors l’enchâssement des récits, si bien que la virtualité du monde diégétique au sein duquel se meut le héros se renforce des glissements intertextuels le faisant subrepticement passer d’un référent culturel à un autre. Cette dimension métatextuelle est d’autant plus forte qu’elle rejoint une tendance appuyée du roman contemporain pour adolescents à multiplier les mises en abyme romanesques21. Le principe organisationnel de la fiction dans la fiction structure par exemple Aerkaos, de Jean-Michel Payet, dont l’originalité tient à ce que le récit présente l’emboîtement des mondes de deux façons complémentaires22. La première emprunte à la science une figuration qui s’inspire à la fois des topographies de l’hyper-espace riemannien et du modèle astrophysique des trous de ver :
J’ai toujours imaginé ça comme un tas de feuilles de papier superposées. Chacune d’elles constituerait un monde. En perçant la feuille sur laquelle on se place, on passe à la strate inférieure. On est à peu près au même endroit au même moment, et pourtant, on est dans un autre monde ... (FM 227)
26Cette topologie de l’espace narratif s’adosse simultanément à une réflexion conceptuelle sur les phénomènes d’intertextualité présentés comme fondement structurant de la genèse des univers fictionnels. Le roman installe en abyme le principe qui régit toute représentation :
- Lorsque quelqu’un, quelque part, imagine une histoire, un poème, un chant, lorsqu’il crée un personnage, qu’il conçoit un décor, noue une intrigue, déjà, il enclenche le processus. C’est à ce moment précis qu’un monde se crée. Un monde nouveau, avec ses règles, ses lois, ses possibilités et ses interdits. Et ce monde existe et croît selon sa logique propre.
- Vous voulez dire que dès lors que quelqu’un écrit un roman, cela crée un monde ?
- Oui. (FM 225-226)
27Dans ces conditions toute diégèse est susceptible d’en contenir une autre, dans un jeu d’emboîtements spéculaires qui engage tout autant notre propre réalité :
Qui nous permet d’affirmer que le monde dont nous sommes issus n’est pas né d’un conte, d’une légende, d’un rêve ou d’un cauchemar ayant pris forme dans un autre monde dont nous ignorons jusqu’à l’existence ? (FM 229)
28On ne saurait mieux dire la valeur performative de toute fiction : raconter (ou écouter) une histoire de mondes imaginaires, c’est recréer par sa propre imagination un agencement d’univers en prise directe avec notre monde tout en étant structurellement distincts de lui. C’est ce que découvre, à son corps défendant, le héros de la trilogie de Payet : c’est parce qu’il a accordé crédit au récit que lui faisait une jeune fille venue d’ailleurs qu’il a été capable d’amorcer un périple entre les univers ; mais c’est aussi pour cette raison même qu’il prendra conscience de la dimension aporétique de sa quête, découvrant au terme du roman que l’héroïne dont il est tombé amoureux est une créature imaginaire construite par son propre désir.
29Ce modèle narratif préférentiel constitue ainsi ce que pourrait être une actualisation du virtuel, conçue comme ce no man’s land autotélique à mi-chemin entre illusion référentielle et autarcie textuelle. Le point d’intersection de cette tension est au fond la prise en compte du sujet comme principe structurant de toute immersion fictionnelle : la leçon du voyage entre les mondes, c’est qu’entrer dans une histoire veut dire à la fois la faire sienne tout en acceptant de la reconnaître comme telle ; ce qui revient à s’ouvrir au fonds millénaire de récits sur lequel elle s’enlève tout en prenant sa place dans la construction de l’imaginaire collectif. La vieille question métaphysique du statut ontologique de la représentation et celle, corrélative, du personnage de fiction se trouvent ainsi rafraîchies au prisme de la phénoménologie intentionnelle : c’est parce qu’un lecteur construit l’univers mental de sa lecture par projection de potentialités de sens qu’il peut si volontiers identifier ses anticipations aux réalisations que lui en permet l’œuvre. Entrer en littérature, ce n’est donc ni renouer avec son réel de référence ni s’ancrer dans l’idiosyncrasie d’une hypothétique textualité ; c’est plutôt faire l’expérience de la décentration hors de soi-même à l’instar du pseudo-héros de L’Attrape-mondes :
Je suis en quelque sorte déconnecté du réel […], dans l’univers virtuel de mon choix. […] En fait j’y suis sans y être. Je suis dedans et je suis ici en même temps. Peut-être ne suis-je nulle part. Dis-toi que c’est comme quand tu lis un bon bouquin… (AM 67)
30Autrement dit ce n’est pas tant la fonction mimétique qui emporte notre adhésion à l’univers virtuel proposé par la diégèse que l’interaction performative induite par l’acte de lecture ; l’identité d’un sujet lecteur se constitue par contamination entre une imagination (c’est-à-dire un virtuel en recherche d’actualisation) et un imaginaire (c’est-à-dire un ensemble de possibles actualisés). Dès lors c’est bien parce qu’il y a autant de mondes possibles que de lectures potentielles que des communautés d’appartenance peuvent s’instaurer ici et là ; il suffit pour cela que soit posée, voire négociée, une même structure d’horizon. Ce phénomène, qui explique notamment qu’on puisse partager avec autrui une perception similaire d’Emma Bovary alors même qu’on échange sur la personnalité d’un être de papier, marque une translation du cadre de référence :
Où est le monde dans lequel tu t’immerges ? Pas dans la tête de son créateur, parfois disparu depuis longtemps. Alors, dans les mots, dans ton esprit ? Ailleurs, dans un entre-deux ? (ibid.)
31Pour le dire autrement, la “vérité” du virtuel ne serait pas à chercher dans l’adéquation d’un univers fictif à la réalité, mais dans le transfert d’une figuration sur des représentations. À cette aune la fiction serait donc d’abord et avant tout une question de projection collective :
- 23 Gudule, La Bibliothécaire, op. cit., p. 51.
Gavroche et Cosette, Les trois mousquetaires, Madame Bovary ? C’est dans l’imagination de milliers de lecteurs qu’ils mènent aujourd’hui leur existence propre…23
Dynamiques adolescentes, ou la virtualité en action
32Resterait à comprendre pourquoi cette prolifération de scénarios aussi vertigineux que stimulants aura choisi de se déployer précisément dans l’ordre des romans pour adolescents. Il ne s’agit évidemment pas ici de suggérer que les fictions destinées aux jeunes générations seraient les seules à aborder ce type de problématique, tant il est vrai que les romans contemporains pour adultes abordent eux aussi – encore que par d’autres biais – des questions similaires. En revanche il n’est pas interdit de penser que l’adolescence entretient avec le virtuel une relation spécifique, sinon privilégiée, qui tiendrait à sa nature propre – du moins est-ce l’hypothèse que nous essaierons à présent de développer. Une première piste de réflexion à cet égard tiendrait bien sûr à constater la place prépondérante que les outils numériques ont pris dans les pratiques de consommation culturelle et ludique des jeunes d’aujourd’hui, exposés de façon quasi-permanente aux innombrables avatars de la virtualité technologique : jeux en ligne, univers persistants, communication médiatisée, etc. Mais une telle observation, incontestable dans sa réalité et indubitablement révélatrice en termes d’investigation sociologique, ne saurait constituer une réponse en tant que telle dans la mesure où elle met le doigt sur un effet plutôt que sur une cause, si bien qu’on pourrait purement et simplement inverser la chaîne de causalité en posant que c’est précisément une appétence structurelle à la problématique de la virtualité qui conduit les jeunes générations à s’adonner aux formes contemporaines du virtuel numérique.
- 24 Aristote, Métaphysique, Livre 5, 12, 1019a 15-23.
- 25 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.
33Cela revient à considérer que l’adolescence, conçue en tant que période spécifique de développement psycho-cognitif, entretient une relation intrinsèque (même si non exclusive) avec les voies et les mirages du virtuel. Cela vaut d’abord dans une perspective philosophique s’intéressant à ces derniers en tant que sujets en train de construire leurs schèmes d’interaction avec le monde. De fait, adulte en puissance, l’adolescent est stricto sensu cette combinaison de capacité et de projection par laquelle Aristote esquisse l’un des premiers la notion de virtualité24 ; à la fois dynamis et dynaton, il est par excellence cette force en mouvement appelée à réaliser (c’est-à-dire aussi bien “réelliser”) le principe dont il est dépositaire. Lue dans cette perspective, l’adolescence – dont la doxa se plaît à dire qu’elle est l’âge de tous les possibles – serait donc très exactement l’un des lieux privilégiés où saisir, sinon penser, cette interaction entre réel, virtuel et actuel qui traverse l’histoire de la philosophie (ainsi et entre autres, de la scolastique thomiste à la relecture qu’en propose Gilles Deleuze25).
- 26 Cf. notamment les contributions réunies dans le numéro “Fantasmes et réalités du virtuel”, Adoles (...)
34Mais cela vaut aussi dans l’ordre psychologique, dans la mesure où cette dialectique qui structure le sujet entre identification et projection se prolonge dans l’ordre des représentations, mais aussi des perceptions et même des sensations. À la différence en effet de l’enfant, que caractérise une profonde homogénéité entre l’ensemble des positions qu’il occupe et autour desquelles il se constitue par glissement affectif, l’adolescent se donne par nature comme sujet intrinsèquement écartelé entre la tentation de perpétuer cette symbiose des états qui caractérise l’enfance et la tentative pour devancer le processus d’individuation par voie de distinction qui structure l’adulte. De plus, déchiré entre les projections d’une psychè qui l’irrigue et le dévaste et les limites d’un corps qui lui échappe tout en le contraignant, l’adolescent est en recherche permanente d’un référentiel de survie à l’intérieur duquel il pourra combiner l’ensemble des rêves, désirs et appétences dont il se sent porteur et qu’il refuse à ce stade de rejeter dans le non-être des espérances déçues. Rien d’étonnant alors qu’il trouve dans le virtuel une scène privilégiée où déployer le théâtre de ses envies : un ailleurs inclassable où les repères perceptifs s’ajustent en direct avec ses propres schémas émotionnels, un espace littéralement u-topique permettant de résorber dans une atemporalité salvatrice les tensions et les déchirures provoquées par le principe de réalité26.
35On mesure ainsi combien le roman pour adolescents offre à son lectorat bien plus qu’une simple évasion dans les royaumes de l’imaginaire ; originaux et exigeants, de tels récits témoignent en effet d’une maîtrise narrative qui excède l’effet de mode et en fait des lieux privilégiés d’une méditation sur les phénomènes d’adhésion aux mondes virtuels et, plus généralement, sur les effets de la fiction. En multipliant les scénarios alternatifs qu’elles érigent en principe narratif constituant, ces œuvres proposent du virtuel une série d’analogies par translation spatiale, substitution temporelle ou emboîtement métatextuel ; elles offrent ce faisant aux lecteurs du troisième millénaire un ensemble de formes de substitution faisant office de clés de lecture pour appréhender la nature et les modalités d’existence de la virtualité.
36Par quoi tous ces romans ont une vertu pédagogique décisive puisque le principe d’évasion participe ici intrinsèquement de la fonction d’éducation. Car en faisant le pari d’installer le paradigme de la virtualité dans l’ensemble de ses acceptions au cœur de sa narration, le livre déploie les pouvoirs de l’imagination dans le même temps qu’il en explicite les mécanismes, exposant ainsi à la compréhension du jeune lecteur les phénomènes qui instituent une fiction, entre création et réception comme entre perception et projection. Il est remarquable à cet égard de constater que nombre de ces récits font l’objet de réappropriations créatives (fan fictions, pastiches, réécritures transgénériques…) par les publics qui en ont été les destinataires – preuve s’il en était besoin que les jeunes générations trouvent dans ces fictions non pas seulement un divertissement consommé au premier degré, mais aussi un medium leur permettant de conscientiser la relation qu’ils entretiennent avec les fictions. À la fois lecteurs et auteurs, ils se réapproprient leurs œuvres favorites en les réinsérant dans un nouvel environnement qui leur sert à la fois de faire-valoir et de commentaire ; ou, à l’inverse, transposent dans de nouvelles formes textuelles des figures emblématiques qu’ils se réapproprient dans le cadre d’une création réécrite à leur main. Ils sont donc bien moins dupes qu’on ne le prétend parfois, mettant en œuvre une posture ludique dépositaire de la lucidité post-moderne :
- 27 Nicolas Auray, “Les jeunes et la culture numérique : des audiences actives aux parcours créatifs” (...)
Les frontières entre lecture et écriture se brouillent et Internet est un lieu de visibilité inédit pour une multiplicité d’écritures transitoires : billets, commentaires sur des forums, annotation sous des musiques ou des vidéos, qui rappellent la culture de la glose. […] On passe des “audiences spectatorielles” d’autrefois, passives et sérielles, à des “publics” remixeurs, ironiques et transformateurs.27
37Véritable introduction propédeutique aux enjeux de l’immersion fictionnelle comme de la feintise ludique, ces romans rappellent en somme aux publics saturés d’avatars et d’univers virtuels combien la fiction réfléchie peut jouer un triple rôle : dans le processus de connaissance constitutif du développement de soi, dans la relation au monde et à l’altérité des points de vue, enfin dans la perception de l’écart qui sépare l’œuvre d’art du réel et, corrélativement, les objets de consommation des objets de culture. Montrer que la prégnance d’un univers virtuel sur l’imaginaire (individuel autant que collectif) se construit sur un système d’interactions dialectiques aux enjeux existentiels mais aussi politiques (en ce qu’ils déterminent pour partie la vie de la Cité) est peut-être alors la condition pour transformer leurs communautés d’appartenance (pour ne pas dire de dépendance) en communautés d’interprétation (donc de liberté) : ce n’est probablement pas inutile à l’heure de l’addiction au cyberespace, de la domination de la blogosphère et de la banalisation du prêt-à-penser.
Notes
1 Jean-Michel Payet, Aerkaos, tome 3 : Les Faiseurs de mondes, Paris, Éditions du Panama, 2007-2009, p. 229 ; dorénavant FM.
2 Entre autres : Christian Lehmann, No pasarán, Paris, L’École des Loisirs, 1994 ; Jean-Marc Ligny, Slum city, Paris, Hachette Jeunesse, 1996 ; François Sautereau, Terminal Park, Paris, Flammarion, 1999, <Castor poche> ; Jeanne-A. Debats, L’Envol du dragon, Paris, Bayard, 2000 ; Elvire, Lorris et Marie-Aude Murail, Golem, Pocket Jeunesse, 2002 ; Jean Molla, L’Attrape-mondes, Paris, Gallimard Jeunesse, 2003 ; Jean Molla, Cyber@, Paris, Lito, 2003 ; Conor Kostik, Epic, 2004, trad. Paris, Bayard Jeunesse, 2011 ; Gudule, Crime City, Paris, Degliame Jeunesse, 2004 ; Christian Lehmann, Andreas, le retour, Paris, L’École des Loisirs, 2005 ; Christian Grenier, L’Ordinatueur et @ssassins.net, Paris, Rageot, 2007 ; Rune Michaels, Genesis Alpha, 2007, trad. Paris, Milan Jeunesse, 2008 ; Brigitte Aubert, Gisèle Cavali, Les Cavaliers des lumières, Paris, Plon, 2008 ; Karim Ressouni-Demigneux, La Cité, Paris, Rue du monde, 2011-2013 ; Vincent Villeminot, Réseaux, Paris, Nathan, 2013 ; Laurent Queyssi, Dans l’œil de lynx, Paris, Rageot, 2013.
3 Brigitte Aubert, Gisèle Cavali, Les Cavaliers des lumières, op. cit., p. 57.
4 Elvire, Lorris et Marie-Aude Murail, Golem, op. cit., p. 505.
5 Jean Molla, L’Attrape-mondes, op. cit., p. 159 ; dorénavant AM.
6 Cf. Saul Kripke, "Semantical Considerations on Modal Logic", Acta Philosophica Fennica, no 16, 1963, pp. 83–94.
7 Cf. Emmanuelle Garcia et Frédéric Nef (éds), Métaphysique contemporaine : Propriétés, mondes possibles et personnes, Paris, Vrin, 2007 ; Diego Marconi, “La sémantique des mondes possibles et le programme de Montague”, 1995, in La philosophie du langage au XXème siècle, trad. Paris, Éditions de l’Éclat, 1997.
8 Cf. David Armstrong, Universals: An Opinionated Introduction, Boulder, Westview Press, 1989.
9 Cf. Daniel Lewis, De la pluralité des mondes, 1986, trad. Paris, Éditions de l’Éclat, 2007.
10 Cf. Thomas Pavel, Univers de la fiction, 1986, trad. Paris, Seuil, 1988, <Poétique> ; Ludomir Dolezel, Heterocosmica, Baltimore et Londres, Johns Hopkins University Press, 1998 ; Umberto Eco, Lector in fabula, 1979, trad. Paris, Grasset-Fasquelle, 1985 ; Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press, 1992 ; Françoise Lavocat, La Théorie des mondes possibles et l’analyse littéraire, Paris, Éditions du CNRS, 2010.
11 Entre autres : Philip Pullman, À la croisée des mondes I : Les Royaumes du Nord, 1995, trad. Paris, Gallimard Jeunesse, 1998 ; Érik L’Homme, Le Livre des étoiles, Paris, Gallimard, 2001-2003 ; Pierre Bottero, D’un monde à l’autre, Paris, Rageot Éditeur, 2003 ; Jean-Michel Payet, Aerkaos, Paris, Éditions du Panama, 2007-2009 ; Éric Tasset, Thomas Passe-Mondes, Paris, Alice Jeunesse, 2007-2013 ; Neil Gaiman, Entremondes, 2007, trad. Paris, Au diable vauvert, 2010.
12 “Probabilitas est gradus possibilitatis” (la probabilité est degré de possibilité) : Leibniz, De incerti aestimatione, 1678, Paris, Vrin, 1995.
13 Philip Pullman, Les Royaumes du Nord, op. cit., pp. 456-457.
14 Ibid., p. 456.
15 Éric Tasset, Thomas Passe-Mondes, op. cit.
16 Linard Bardill, Ro und die Waschmaschine, 2001, trad. La clé des sources, Paris, Éditions Nord-Sud, 2003 ; John Connolly, Le livre des choses perdues, 2006, trad. Paris, L’Archipel, 2009 …
17 Entre autres : Pierre Bordage, Ceux qui sauront, Paris, Flammarion, 2008, <Ukronie> ; Johan Heliot, Les Fils de l’air, Paris, Flammarion, 2009, <Ukronie> ; Xavier Mauméjean, La Reine des lumières, Paris, Flammarion, 2009, <Ukronie> ; Alain Grousset et Danièle Martinigol, Sens interdit, Paris, Flammarion, 2010, <Ukronie> ; Alain Grousset dir., Divergence 001, Paris, Flammarion, 2008, <Ukronie> …
18 Michel Butor, Matière de rêve, Paris, Gallimard, 1975-1985.
19 Entre autres : Catherine Webb, La Guerre des rêves, 2002, trad. Paris, Gallimard Jeunesse, 2002, <Scripto> ; Fabrice Colin, Cyberpan, Paris, Mango, 2003 ; C. Léourier, Mauvais rêves, Paris, Éditions Mango, 2006, <Autres mondes> ; Malorie Blackman, La Couleur des cauchemars, 2007, trad. Paris, Milan, 2008 ; John Connolly, Le Livre des choses perdues, op. cit. ; Marin Ledun, Interception, Paris, Rageot, 2013 ; Johan Heliot, Dans tes rêves, Paris, Rageot, 2013.
20 Inception (film de Christopher Nolan, Etats-Unis, 2010), Project Zero 3 (jeu vidéo pour console PS2, Japon, Tecmo, 2005).
21 Entre autres : Michael Ende, L’Histoire sans fin, 1979, trad. Paris, Stock, 1984 ; Gudule, La Bibliothécaire, Paris, Le Livre de poche Jeunesse, 1995 ; Cornelia Funke, Cœur d’encre, 2003, trad. Paris, Gallimard Jeunesse, 2009; Linard Bardill, Ro und die Waschmaschine, op. cit.
22 Cet emboîtement est observé sous un autre angle, celui des genres littéraires, dans l’article de Laurent Bazin, « Pluralité des mondes, porosité des genres ? Poétique des possibles dans le roman contemporain », in Poétiques du merveilleux. Science-fiction, fantasy, fantastique, Arras, Artois Presses Université, à paraitre (janvier 2015).
23 Gudule, La Bibliothécaire, op. cit., p. 51.
24 Aristote, Métaphysique, Livre 5, 12, 1019a 15-23.
25 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.
26 Cf. notamment les contributions réunies dans le numéro “Fantasmes et réalités du virtuel”, Adolescence, n° 79, 2012/1.
27 Nicolas Auray, “Les jeunes et la culture numérique : des audiences actives aux parcours créatifs”, Lecture Jeunesse, n° 133, mars 2010.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Laurent Bazin, « À la croisée des possibles : métatextualité et métafictionnalité dans le roman contemporain pour adolescents », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 9 | 2014, mis en ligne le 15 décembre 2014, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/9699 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.9699
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page