Entretien avec Yannick Haenel
Texte intégral
Émilie Brière
Je vais commencer en vous posant une question peut-être un peu naïve : j’ai eu l’impression en préparant l’entretien que Jan Karski est en quelque sorte un hapax dans votre œuvre, qu’il a une place à part, à la fois dans les moyens de narration que vous employez et dans le rapport à la parole que vous décrivez. En écrivant Jan Karski, avez-vous ressenti qu’il s’agissait d’une autre démarche d’écriture que celle que vous avez mise en œuvre dans vos romans antérieurs et dans vos textes subséquents ?
Yannick Haenel
C’est vrai, l’écriture de Jan Karski a été comme une interruption d’un certain débordement d’écriture dont Cercle était l’un des moments. Il fallait que je me rende disponible à ce personnage en coupant mes moyens, c’est-à-dire en inventant une forme d’écriture sobre, une écriture où je serais présent le moins possible, où – en un sens –, je ferais le moins de phrases possible, afin d’essayer de cerner cette chaise vide qui est là au début du livre et que l’on voit dans l’entretien avec Claude Lanzmann, à cet instant où Karski s’absente. Ce qui m’intéressait, c’était de savoir si quelqu’un peut habiter cette place vide, c’est-à-dire se mettre non pas à la place de Jan Karski, mais à la place de ce vide. À un moment, il quitte son fauteuil, et c’est comme si c’était ce fauteuil qui continuait à nous parler. Je me disais : il faut trouver les phrases pour dire cette place vide. Et pour que ce soit vraiment Jan Karski qui parle, pour que je puisse me permettre d’écrire son nom, son vrai nom, sur la couverture – puisqu’il y a deux noms, en fait (le sien et le mien) –, il fallait que je cesse d’écrire comme j’écrivais avant. C’est la première fois que je tente de trouver un dispositif d’écriture. J’ai arrêté le flux qui était le mien, qui me semblait comme une allure naturelle. Cercle faisait deux mille pages (j’ai coupé énormément pour la publication), et j’ai continué à écrire comme cela après, ce qui était problématique pour moi, parce que ça ne s’arrêtait plus, il y avait un côté kerouaquien, si je puis dire. Tout était susceptible d’entrer dans le torrent. Jan Karski m’a obligé à trouver une forme pour oser parler de quelqu’un qui n’était pas moi, et qui n’était même pas une projection de moi-même.
Alexandre Gefen
Justement, vous traitez des politiques de la littérature. Le thème est un peu le même, quand même. Est-ce le thème d’un silence qu’il faudrait combler ? Pourquoi s’emparer de cette place-là ? Et qu’est-ce qu’on fait à cette place-là ? Est-ce qu’il s’agit de dire le scandale, de dire le néant que ce scandale signifie, ou est-ce qu’il s’agit de le compenser, de le réparer ?
Y. H. : L’idée de réparation était très présente. L’idée juive du tikkoun. Racheter une âme : idée catholique, mais juive aussi. Au départ, il s’agissait moins d’un geste politique que d’un geste spirituel. Essayer d’imaginer le silence de cet homme-là, précisément, de cet homme qui avait eu cette expérience politique, essayer de trouver une voix pour son silence, tout cela était en rapport avec une forme de prière. Ce qui s’est mis à briller, à clignoter tout de suite dans le texte que j’essayais d’écrire, ça a été évidemment le point par lequel il s’échappe : son point d’achoppement, le scandale – skandalon, ce qui résiste –, à savoir la confrontation avec Roosevelt. Ce qui m’a tout de suite intéressé avec Jan Karski, c’est qu’il s’agit moins de l’histoire de quelqu’un qui a vu une chose qu’il n’arrive pas à transmettre (“transmettre l’intransmissible”, disait Blanchot), que de l’expérience d’un homme qui rencontre sans cesse l’obstacle. Dans son cas, c’est après avoir échappé aux nazis et aux soviétiques, après la descente aux enfers, au moment où la lueur apparaît, que la bête jaillit : pas dans le tunnel, mais à la sortie. Et cette bête a les habits du sauveur, le Président du monde – Mister Roosevelt en personne – qui, Karski là-dessus est formel, ne l’a pas écouté. Je me disais que là Karski avait forcément fait une expérience terrible, qui n’est pas comparable à sa traversée du ghetto, ni même au fait qu’il se soit introduit dans un camp d’extermination et qu’il en soit sorti comme par miracle : une expérience, je dirais antipolitique. J’ai longtemps considéré ce livre comme antipolitique, avant d’admettre qu’il était aussi un livre politique. Parce qu’au bout du compte, c’est la même chose. Ce qui m’intéressait, c’était l’expérience politique de cet homme-là, Karski, se rendant compte que ce qui importe, ce n’est peut-être même pas la possibilité du témoignage, mais le fait que l’action politique elle-même, dans certains cas, ne peut pas exister, ou qu’elle n’est qu’une ruse, que les discours ne sont que des masquages – c’est-à-dire que le parti du bien n’existe pas. J’ai essayé de me mettre à la place de quelqu’un qui évolue dans ce cauchemar-là.
É. B. : En vous mettant à la place de Karski et en essayant d’imaginer ce que cela a pu être, vous avez produit pour vous-même un texte et ce texte essaie d’agir d’une certaine façon aujourd’hui, soixante ans après. Ou considérez-vous au contraire qu’il permet de relater une expérience, sans forcément que cette relation ait une incidence aujourd’hui ? Votre texte, qui est différent du témoignage de Jan Karski et qui est une fiction – à juste titre, je pense que vous serez d’accord –, a-t-il une valeur d’intervention aujourd’hui, ou est-ce plutôt une réflexion sans nécessité d’une incidence dans le monde d’aujourd’hui ?
A. G. : Est-il totalement nihiliste, ou est-ce une manière de dire : “écoutez, ouvrez les oreilles”, ou encore : “on ne peut pas ouvrir les oreilles” ? Parce que c’est un texte assez ambigu de ce point de vue-là.
Y. H. : Cette ambiguïté, je la reconnais, je l’assume, et même je pense que, dans la pliure du texte, c’est aussi le sujet du livre. Mais il est évident que ce livre a valeur d’intervention aujourd’hui. Je me fous absolument des reconstitutions historiques. C’est aussi pour cela que j’ai créé ce dispositif où la fiction est une manière non pas d’annuler la réalité, mais d’essayer, comme avec une chandelle dans la nuit, d’éclairer des zones obscures que le simple récit de faits avérés ne peut que rater. C’est déjà un premier geste politique que de donner à la fiction une possibilité de vérité, dans un lieu qui a priori l’interdit. D’autre part, à travers la figure de Karski, il s’agit effectivement d’intervenir, comme vous le dites, sur quelque chose qui relève de la refondation de l’Europe, du monde tel qu’il se refonde en 1945 – pour employer l’expression de Jean-Claude Milner, “les penchants criminels de l’Europe démocratique”. C’est cela qui me travaillait à travers Karski. Il me plaisait pour toutes sortes de raisons, il s’ajustait à mes préoccupations ; mais je pense que c’est un livre avant tout sur le dévoilement d’un pacte démoniaque qui est au cœur de l’Histoire occidentale : non pas pendant la Seconde Guerre mondiale mais après, quelque chose qui vient du Pacte germano-soviétique et qui se poursuit en s’enroulant de manière ambiguë, à partir de 1945, avec un tiers qui est l’Amérique. Il s’agit dans mon esprit d’une réflexion sur les accommodements de l’Histoire. Mon idée n’était pas de dénoncer ce dont tout le monde est au courant, à savoir que les Alliés ne sont pas venus au secours des Juifs. Tout le monde sait que le sauvetage n’a pas existé. Qu’ils n’aient pas pu ou pas vraiment voulu, ça n’a pas eu lieu. Je ne voulais pas remettre en avant cette question insoluble, qui a suscité depuis longtemps énormément de polémiques, je ne voulais pas seulement manifester les ambiguïtés quant au sort des Juifs et de ce que leur extermination a éclairé sur ce qu’est Europe, mais pointer le fait qu’à la fois une parole est impuissante, et que d’autre part, depuis cette impuissance, une parole doit exister. C’est la raison pour laquelle la troisième partie, pour moi, cette parole qui brille dans les ténèbres – je faisais tout à l’heure allusion à la mystique juive –, relève pour moi d’une définition de la littérature elle-même. En fait, je dirais que métaphoriquement, les conditions de possibilité de la littérature sont très proches de l’histoire de Karski.
A. G. : N’y a-t-il pas là un biais ou quelque chose qu’on a pu reprocher aussi aux blanchotiens, une sorte de mystique, une théologie négative de la Shoah, quelque chose qui n’est pas du tout évident et qui personnellement me gêne beaucoup : faire de la Shoah une sorte de cœur absent de l’identité européenne, de l’identité humaine même. Faut-il absolument ontologiser la Shoah ? N’est-ce pas aussi, en la déshistoricisant, un geste très troublant ? On retrouve aussi dans Cercle quelque chose comme la découverte de ce point nodal, central. Cela ne va-t-il pas interdire de voir ensuite le cours de l’Histoire et d’autres génocides ? Est-ce que vous assumez cette ontologisation, par rapport à toute une série de discours qui ont pu être posés ?
Y. H. : Je ne vois pas en quoi le fait de s’intéresser à l’extermination des Juifs d’Europe interdit de s’intéresser à d’autres génocides ; au contraire, il ouvre à la compréhension des phénomènes de radicalisation du mal. Il reste qu’en effet, dans l’histoire du mal, l’extermination des Juifs d’Europe est unique ; elle ne peut se comparer. Alors est-ce que je participe de cette tendance à “ontologiser la Shoah” ? Franchement, je n’en sais rien. Oui, sans doute. J’en fais un événement, c’est vrai. De là à la fétichiser, je ne crois pas. Vous savez, je ne passe pas mon temps à penser à la Shoah… Ontologiser la Shoah, en faire un paradigme, ne relève pas nécessairement du fétichisme.
A. G. : C’est un peu le biais…
É. B. : ... le danger…
Y. H. : En ce qui concerne Jan Karski, il s’agit moins d’un livre sur la Shoah que d’un livre sur quelqu’un qui porte une parole qui n’est pas reçue, qui n’est pas entendue, et qui finalement va vivre dans la parole, va devenir parole.
É. B. : Il me semble qu’il y a quand même différents régimes dans Karski et dans le reste de votre œuvre, et c’est la raison pour laquelle j’ai l’impression que votre œuvre peut éclairer notre réflexion sur la question de la littérature et du politique, dans la mesure où dans Karski, on a au départ une parole de messager, qui se trouve en quelque sorte freinée par avarie du récepteur, et cette parole de messager va devoir se transformer, au prix d’une période de mutisme, de silence, en une parole de témoin. Il y a donc un passage entre ce régime de parole de messager, qui implique un système de transmission, de communication, et ensuite une parole de témoin, sous-entendu qu’un témoignage ne peut jamais vraiment être entendu : le témoignage crée du témoin, le témoin se définit par son témoignage, et la transmission parfaite de celui-ci n’est jamais complète, jamais terminée. Ce sont donc les deux régimes de parole qu’on trouve, il me semble, dans Jan Karski, et, peut-être me démentirez-vous, mais j’ai l’impression qu’on les trouve beaucoup moins dans vos autres textes : on a plutôt une parole qui est faite de fulgurances hors de la société, hors du politique, ce n’est ni une parole de messager ni une parole de témoin. Comment décririez-vous cette autre parole qu’on trouve dans Le Sens du calme, par exemple, ou dans Cercle, où les phrases (qu’elles soient celles du narrateur ou qu’elles soient tirées du panthéon de la littérature) éclairent certains moments sans participer forcément d’une transmission, que ce soit celle du messager ou celle du témoin ?
A. G. : Comme chez Sebald ?
Y. H. : Je dirais que cela relève peut-être d’une politique de l’extase. Dans Cercle ou, effectivement, dans Le Sens du calme, il s’agit d’aller chercher l’histoire, d’aller peut-être s’inscrire dans l’Histoire. En tout cas, Cercle est moins l’histoire d’un type qui s’arrête de travailler et veut jouir de la vie que de quelqu’un qui, d’un coup, part à la découverte de l’Histoire, qui est travaillé par l’idée que peut-être il ne vit pas parce qu’il n’est pas dans l’Histoire. Dans Karski, l’Histoire était là. C’est en cela que, pour en revenir à votre première question, c’est pour moi une interruption complète, quelque chose qui a vraiment métamorphosé mon rapport avec les phrases. Karski est effectivement un îlot, une île, hors les territoires qui sont plus directement les miens, j’ai l’impression que c’est une installation artistique, un dispositif. Je parle d’installation au sens où mettre trois régimes de parole, faire ce montage, en essayant de trouver ce qu’il y a dans les jointures, c’était comme faire une sculpture. Je me suis beaucoup inspiré de certaines techniques de l’art contemporain.
A. G. : Vous savez qu’il y a une œuvre très célèbre, qui a beaucoup fait parler d’elle, qui a lancé toute une série de débats en philosophie esthétique, qui est une représentation en Lego d’Auschwitz. Une sorte d’installation à vertu d’interrogation éthique, avec un côté dispositif qui est très impressionnant. Dans Karski, je sens un peu Agamben, un peu cette mystique. Et en même temps c’est un peu comme s’il y avait deux régimes, comme le disait Émilie. Il y a un régime modianesque, un régime de celui qui doit rédimer en étant là, et en même temps un autre discours qui se superpose en disant juste : “vous n’y arriverez pas”, “nous sommes autour de ce tombeau”…, qui est le régime sebaldien, d’intériorisation du tragique sans espoir de rédemption.
Y. H. : L’espoir est là, dans la nervure même de la parole. À la fin, j’ai inventé un rabbin qui dit à Jan Karski qu’il n’a pas vécu dans l’échec, qu’il n’a pas vécu un échec, qu’en fait il habite la lueur assombrie de cet échec…
A. G. : … qui pour le coup est un thème juif.
Y. H. : Oui, absolument. Pour le dire de manière un peu emphatique, je dirais que ce qui sort l’histoire de Jan Karski du nihilisme, de cette programmation du tombeau permanent, c’est la résurrection, le fait que Karski renaisse à la fin du livre : pour lui, ce qui importe, dans le fait de porter une parole, d’essayer de la transmettre, même si elle n’est pas entendue, c’est que la parole existe. Pour moi, ce n’est pas un livre nihiliste en ce sens-là, c’est un livre qui énonce un diagnostic sans appel sur la fin du politique.
A. G. : On l’a aussi accusé d’être très antiaméricain.
Y. H. : En effet, ça n’a pas manqué d’arriver…
A. G. : Donc fin du politique, mais en même temps prise de position contre une bien-pensance.
Y. H. : La troisième partie de ce livre est effectivement un réquisitoire, c’est évident. Le problème étant que Jan Karski n’a jamais tenu explicitement ce réquisitoire-là. Mais ce réquisitoire pour moi est moins dirigé contre les
États-Unis, les Alliés, que contre ce qui précisément, dans les démocraties occidentales, relève justement du consensus qui empêche. Et la colère quasi mythologique qui anime Karski porte sur ce blocage des sociétés occidentales, sur le fait que peut-être la décision, l’idée même de décision politique, n’existe plus. Il va buter sur cela, sur le fait qu’à travers la rencontre avec Roosevelt, il se rend compte qu’un homme, un pays, une nation n’a plus le pouvoir d’agir.
É. B. : Il est agi.
Y. H. : Il est agi par un processus.
A. G. : Ce qui est un point éminemment discuté historiquement.
Y. H. : Absolument.
A. G. : Toute une série de contre-arguments est au cœur de tout ça.
Y. H. : Vous voulez dire concernant la passivité de Roosevelt ?
A. G. : Oui.
Y. H. : Oui, bien sûr.
A. G. : Les nouveaux historiens en Israël ont même critiqué le non-engagement d’un certain nombre de Juifs américains, et le non-accueil, le rejet. En Israël, il y a tout un discours très dur : c’est très bien, ils n’avaient qu’à émigrer, laissons-les se faire anéantir. Ce sont des points tellement délicats et tellement…
Y. H. : Je sais.
É. B. : Mais à travers eux, c’est vraiment la question de la parole qui est posée, plus que la question de la vérité historique, dans votre texte.
Y. H. : Absolument. C’est la raison pour laquelle la troisième partie est explicitement une fiction. J’avais mis une note liminaire. Mon éditeur ne voulait…
A. G. : C’était Richard Millet, votre éditeur ?
Y. H. : Non.
A. G. : Enfin, pas de celui-là.
Y. H. : Millet, c’était l’éditeur de mon premier livre, à la Table Ronde, en 1995 : Les Petits Soldats. Puis les livres suivants ont été publiés chez Gallimard, par Philippe Sollers.
A. G. : Ah, oui, c’est vrai que c’est “L’Infini”, je n’avais pas réalisé.
É. B. : Dans vos textes un peu plus personnels, je pense notamment au Sens du calme – mais, là encore, il y a peut-être des distances entre l’auteur et le narrateur que je n’ai pas soupçonnées –, dans cet autre régime de parole, dans cette écriture d’extase, y a-t-il quelque chose de politique, ou d’apolitique, ou d’antipolitique ?
Y. H. : C’est une question que je me pose de plus en plus. Je suis en train d’écrire un roman où il est explicitement question de politique. C’est un livre qui est consacré au politique, aujourd’hui, à Paris, et qui s’appelle Les Renards pâles. Je pense que Le Sens du calme, par exemple, qui est un livre que j’ai volontairement écrit sans aucune contextualisation historique ou sociologique, porte sur l’idée qu’une expérience poétique peut coïncider avec une vie, que l’expérience poétique peut devenir la consistance même d’une vie. Et donc j’essaie de repérer dans une vie, la mienne en l’occurrence, ces moments où cette expérience poétique se révèle. Je me disais qu’à travers ce portrait d’une silhouette qui se voue, à travers sa vie, à une expérience qui est strictement poétique, il y avait quelque chose qui relève moins d’un désengagement que d’un dégagement par rapport au politique, et que c’était une attitude politique, finalement, que de considérer que la seule expérience est poétique. Mais il se trouve que ce que je suis en train d’écrire est exactement le contraire, si je puis dire. J’essaie de trouver une synthèse, et c’est ce qui me travaille depuis plusieurs années – d’où aussi le fait que je n’aie pas publié de livre depuis Karski, qui remonte quand même à quatre, cinq ans –, une synthèse possible entre, justement, expérience poétique et expérience politique. Je pense tout le temps à cette phrase de Kafka, dans son Journal, où il évoque ce qu’il appelle une “terre de frontière entre solitude et communauté.” Je dirais que dans Le Sens du calme, on est éminemment du côté de la solitude.
É. B. : Mais l’expérience poétique est décrite très explicitement comme une expérience de retrait du monde, de solitude extrême, de retrait à soi, qui rend difficile la pensée du politique, sinon comme apolitique ou comme antipolitique, par la négative.
Y. H. : Je pense même que l’expérience politique est vécue comme un cauchemar : dans Cercle notamment, pendant le passage à Berlin, la communauté est perçue par le narrateur comme une menace, parce que la communauté, c’est aussi la mémoire des massacres. Toute la mémoire européenne lui retombe dessus. Donc, effectivement, il y a sans doute l’idée que la seule politique, c’est la solitude. Évidemment, c’est une position qui est tout à fait intenable, et monstrueuse en un sens. Le narrateur de Cercle est un monstre, aussi.
A. G. : Ce n’est pas tout à fait Les Bienveillantes, mais effectivement c’est un drôle de personnage.
Je me demandais si dans Introduction à la mort française, il y avait vraiment un discours contre un certain consensus démocratique, contre une certaine élite littéraire ; j’ai même relevé cette phrase où la démocratie était définie comme une partouze de clones.
Y. H. : Je crois que j’étais très fou quand j’ai écrit ce livre.
A. G. : C’est un livre un peu chtarbé, oui.
Y. H. : Mais “partouze de clones”, c’est bien…
A. G. : [Rires] Page 122. Est-ce que vous avez le discours d’une sorte d’aristocratie des esprits, […] une position à la Millet, profondément antidémocratique, très française ?
É. B. : Ou alors qui coïnciderait avec la dénonciation d’une certaine démocratie américaine, en 1945 dans Jan Karski, qui n’est que discours superflus et pas suivis d’actes conséquents ?
Y. H. : Non, ce n’est pas du tout le point que j’habite, ce n’est pas depuis ce point, que je trouve totalement périmé, que les choses se passent pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire du crime, c’est la généalogie du crime. Je suis en train de travailler sur la Commune pour ce roman politique, Les Renards pâles. Faire ressurgir les fantômes de la Commune du Père-Lachaise. Il s’agit moins de stigmatiser l’éventuelle turpitude ou l’éventuel somnambulisme des modèles démocratiques, en particulier celui de la France ou de l’Amérique, que d’essayer d’entendre – et là je pense à Introduction à la mort française, qui est un livre très viscéral –, dans le tissu du politique en France, dans la République elle-même, ce qui saigne, le sang qui sort de la bouche du Président quand il fait son discours, l’hallucination qu’a le narrateur quand il entend le discours au Panthéon.
A. G. : Le Panthéon avec tous ces flux de sang qui l’envahissent…
Y. H. : Oui, voilà. Ce qui me travaillait – et je peux dire que je suis encore travaillé par ça –, c’est l’idée non pas, à la Burroughs, que le langage serait porteur d’un virus, mais que quelque chose dans la “langue française” (comme diraient les Millet et autres nostalgiques), dans l’écriture en français, est porteur aussi d’une impureté qui est précisément la chose même, qu’il ne s’agit pas d’évacuer, de couper pour retrouver une soi-disant pureté imaginaire de la langue, mais qu’il s’agit d’écouter. Le mal – si je puis me permettre ce grand mot –, le mal est dans le langage. Et c’est ça qui m’intéresse, c’est d’essayer de le mettre à vif, de le capturer dans le fait de parler en français. Dans Introduction à la mort française, il y a cette idée folle, débridée, que tout ce qui s’écrit en français s’écrit depuis un asile psychiatrique, que la France est une sorte d’asile psychiatrique, et que tous les écrivains français – enfin, ce ne sont même pas des écrivains – sont mus, traversés par ce cafouillage–là, dont les crimes d’État ne sont que des moments. Donc ça tourne effectivement de manière un peu hantée et très psychiatrique autour de 1942, autour de la guerre d’Algérie, aussi. Et, pour le coup, cette obsession de ce qui se trame dans le politique en France me passionne, je sens bien que dès que j’écris, c’est de cela qu’il s’agit, au fond. Et encore une fois, il ne s’agit pas pour moi de colmater, de boucher l’entrée des enfers, mais au contraire de l’agrandir au couteau, de faire jaillir le sang.
A. G. : Vous êtes donc assez proche du Pierre Michon des Onze, qui va montrer que l’origine de la démocratie française, c’est la Terreur, et que la Terreur, c’est une sorte d’écrivain. C’est un peu cette idée ?
Y. H. : Je n’y avais pas pensé, mais effectivement…
A. G. : […] Au fond, c’est la culpabilité du langage. C’est encore Blanchot, peut-être, non ?
Y. H. : Là, je vais peut-être faire ce qu’on appelle de la dénégation. Personne ne peut savoir s’il y a dénégation ou pas, nous imaginons tous que nous ne faisons pas de la dénégation, mais voilà, je vous le dis quand même : la culpabilité, je ne vois pas de quoi il s’agit. Je pense que la culpabilité s’intéresse à moi, même si je ne m’intéresse pas à elle. Je ne me sens pas coupable, et je ne conçois rien en ces termes. J’ai même ironisé cette question dans Introduction à la mort française, avec l’invention d’un “Musée de la culpabilité” en France…
A. G. : Mais ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est qu’il y a un discours contre cette culpabilité, où vous dites : “la mort française vous fait un accès à votre propre histoire”, et en même temps, une espèce d’hyper-responsabilisation du langage. Je cherche à comprendre.
Y. H. : Je ne sais pas. Est-ce vraiment un paradoxe ?
A. G. : Non, c’est une question que je m’étais posée. Y a-t-il trop ou pas assez de culpabilité de notre propre histoire ? Je me le suis demandé chaque fois que je vous lisais. Est-on dans une culpabilité qui arrête, qui écrase, qui paralyse, qui muséifie, qui panthéonise, ou dans une culpabilité qu’il faut porter parce qu’il faut ouvrir l’antre des enfers ?
Y. H. : Je pense que ces deux régimes fonctionnent l’un avec l’autre. Pour reprendre l’exemple d’Introduction à la mort française, c’est un livre animé par la sensation que la culpabilité est toujours déjà là, qu’elle précède la faute, que nous sommes étouffés par cela, et que le corps du langage, en France, est travaillé par cela. Donc, en un sens, le narrateur cherche à en sortir. Par ailleurs, le livre lui-même, ou ce que j’écris, est une tentative pour montrer le travail du négatif. Donc peut-être en un sens comme vous le dites, bien que je n’en reprendrais pas les termes, s’agit-il de culpabiliser…
A. G. : … la culpabilité.
Y. H. : Voilà : culpabiliser la culpabilité. Et pour moi quelque chose de ça se joue en France.
É. B. : Oui, ça vous paraît vraiment quelque chose de très, très français parce que vous en faites une caractéristique de la langue française, alors qu’on pourrait imaginer que c’est, disons, occidental.
Mais c’est vrai qu’on pourrait trouver certains aspects de la culpabilité aux États-Unis… Je me demande dans quelle mesure c’est un attribut spécifiquement français ou bien une modification problématique de la sensibilité occidentale.
Y. H. : Pour moi, c’est vraiment lié au destin de la langue française, parce que comme l’ont bien dit Hölderlin, Hegel, tous les philosophes, les poètes allemands qui étaient fascinés par la Révolution française, c’est en français qu’on a tué Dieu, c’est-à-dire son représentant sur terre, c’est en français, en France, que le roi a été exécuté. C’est lié au sacré et à la manière dont s’articulent le sacré et le politique dans ce pays. Il y a eu un événement fondateur, qui ne cesse pour moi d’irriguer le rapport de chacun avec la langue française. Michon est très travaillé par cela, Bataille est obsédé par cela… Il y a un moment dans l’Histoire, pas seulement dans l’histoire politique du pays, mais dans le destin de cette langue, quelque chose qui participe d’un crime commis en commun, comme dirait Freud. Freud dit que toute société est “fondée sur un crime commis en commun”. En France il s’est passé quelque chose de cet ordre qui est absolument destinal. Je ne dis pas que c’est impensé, tout le monde ne pense qu’à ça. Je n’ai pas écrit Introduction à la mort “occidentale”, j’ai vraiment écrit Introduction à la mort française, et pour cette raison-là.
É. B. : La langue française porte-t-elle la marque d’une culpabilité, ou est-elle elle-même coupable ?
Y. H. : Non, je dirais qu’elle est le territoire où se rejoue le sacrifice. Pour peu qu’on l’entende. Pour peu qu’on se rende disponible à cette étrange voix.
É. B. : C’est le rôle de l’écrivain selon vous, en tout cas un rôle qu’un écrivain peut se donner, comme vous le faites, de faire entendre cette culpabilité intrinsèque à la langue française ?
Y. H. : “Rôle”, non, je ne sais pas… Encore une fois, je ne sais pas comment tourner, déplier, replier, le mot culpabilité…
A. G. : C’est plus qu’une responsabilité, parce qu’une responsabilité est positive. Je cherche la généalogie de tout cela. Ce n’est pas Blanchot, est-ce Derrida ? Qu’est-ce qui, dans l’histoire française, est aussi marqué ? Pourquoi Barthes en voulait-il au langage ? C’est une chose très ancienne, les écrivains au xixe siècle ont commencé à ravager la langue qu’ils habitaient.
É. B. : Mais en même temps la langue, à d’autres moments dans vos textes, est chargée d’une valeur très positive, comme un sésame, comme une formule magique. Donc cette langue souillée peut aussi, paradoxalement, être la porte d’une épiphanie ou d’une extase, sans qu’on sente du tout cette culpabilité. Il y a vraiment cette ambivalence, j’ai l’impression, dans votre œuvre.
Y. H. : Oui, je pense que c’est fondé là-dessus. Dans tous les cas c’est comme cela que ça s’articule sans fin pour moi. Si je n’affecte pas le langage d’une valeur positive ou négative, c’est qu’il y a les deux.
A. G. : Il n’y a pas chez vous de sacralisation de la langue et du style, contrairement à Michon, à Millet, etc. Vous êtes au contraire dans la désacralisation, la variation de registres, la désécriture…
Y. H. : Et en même temps, comme vous le disiez bien, je pense que le lieu que je cherche à travers des phrases est aussi un lieu de jouissance où langage et jouissance coïncideraient.
A. G. : C’est votre côté Sollers.
Y. H. : C’est possible. Je ne sais pas s’il faut mettre des noms propres derrière. Je dirais Joyce, plutôt, mais Sollers pour moi est un passeur de Joyce. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il s’inscrit dans une histoire du langage occidental, dont je sens qu’elle est aussi la mienne, qui vient des troubadours, et où la sublimation est plus forte que la perte. Je dirais qu’il y a une histoire de la littérature qui peut se raconter à partir de l’absence, de la perte, et une autre histoire (mais tout cela n’est pas aussi simple), qui serait plutôt dans la joie des troubadours, en passant par Jean Genet ; je pense que Sollers est de ce côté-là. Et en un sens, je sens que j’appartiens à ce déroulement-là, sauf que quelque chose de la poche de sang est là.
É. B. : Il y a une inquiétude…
Y. H. : Voilà. Je bascule aussi dans cette autre histoire. C’est cela, cette intranquillité-là, qui me travaille vraiment. Je n’aime pas trop un de mes livres, À mon seul désir, parce qu’il est très inscrit dans la non-ambiguïté, c’est un livre de pure sublimation du corps féminin à travers la poésie. Et en dépit de son éventuelle beauté ou efficacité, je sens bien qu’il ne touche pas au point d’effervescence où la double modalité dont on parle est en jeu. Là, j’ai basculé, parce que le sujet s’y prêtait, sans doute, dans l’affirmation poétique. Et je ne pense pas que ce soit là que cela se passe réellement.
É. B. : Pour changer juste un tout petit peu de perspective, je me suis posé la question, en lisant vos textes, de la place et du rôle éventuels, ou de l’absence de rôle et de l’absence de place éventuels que vous accordez à votre lecteur. Il y a chez vous des témoignages d’extase ou de pureté, d’intemporalité de l’écriture de la parole, qui laissent finalement assez peu de place au lecteur, dans la mesure où cette chose se passe entre vous et le langage, et le lecteur y assiste. Mais, d’un autre côté, vous avez des moments de narration à la deuxième personne du pluriel, au vous, qui invitent le lecteur à y entrer mais sans qu’il puisse vraiment le faire. Y a-t-il là une invitation, ou au contraire le sentiment que cette expérience vous appartient ou appartient seulement à ce moment, à cet instant d’extase ?
É. B. : Est-ce que la littérature vous exclut du monde ?
Y. H. : J’aimerais être moins seul, comme tout le monde. Je pense que ce qui se passe, quand je parviens à écrire, est de l’ordre d’une plénitude qui s’offre. Cette plénitude, on m’en a souvent fait part, semble écrasante et donne la sensation qu’elle n’appartient qu’à celui qui la vit, que donc elle exclut. Mais je pense effectivement que l’extase ne s’échange pas. Il n’y a pas de valeur d’échange de l’extase, il y a une valeur d’usage. Et surtout, l’extase suppose très rarement la communauté.
A. G. : En même temps, si vous voulez construire une politique du sublime, c’est un appel à une épiphanie qui soit partagée et commune.
Y. H. : Absolument, mais je n’ai pas la sensation d’exclure ou de m’isoler dans un récit, dans une jouissance qui n’appartiendrait qu’à moi. Au contraire, par exemple, Le Sens du calme, où il n’est question que d’instants de foudre, est raconté pour être partagé. Mais comme ce que je raconte relève de la solitude, le lecteur s’imagine qu’il n’y est pas, sauf que…
É. B. : Le raconter ainsi et justement le partager, ne serait-ce que par le dispositif du livre, est-ce à votre avis le moyen de recréer un lien ou une communauté autour de cette extase, ou au contraire de permettre au lecteur de lui aussi s’exclure d’une communauté par cette extase ?
A. G. : Pour vous mettre en série avec d’autres écrivains contemporains, il y a chez beaucoup d’écrivains contemporains (Carrère, Michon, Modiano, etc.) cet appel au lecteur, comme un appel de transformation, et qui peut être fondateur, si ne n’est d’une politique, du moins d’une éthique de la communion, de la parole partagée. Est-ce exclu chez vous ?
Y. H. : Je ne le crois pas. Mais peut-être suis-je le moins bien placé pour répondre à cette question. Encore une fois, j’ai vraiment l’impression que ce qui se joue dans ces livres, pour revenir à la phrase de Kafka, se joue entre solitude et communauté. Donc je sens que ce lieu de tremblement entre les deux termes n’est pas un lieu assignable : il y a de la communauté, il y a de la solitude. J’ai beaucoup de difficultés avec l’idée de la place du lecteur, c’est quelque chose que je n’arrive pas à me figurer. Quand j’écrivais Jan Karski, j’écrivais avec des millions de personnes : il y a une population dans ce livre, et principalement les morts. N’importe quelle page que je me mets à écrire, même si elle parle de solitude, de coupure, d’interruption du lien, est traversée par une population, vibrante, par un peuple, peut-être fantomatique, par une mémoire. Et cette solitude-là est une solitude très peuplée. Si je pouvais mettre toute l’histoire de la littérature et toute l’histoire de ce qui s’est dit et écrit dans chaque phrase, je le ferais. Enfin, c’est ce que j’aimerais faire.
A. G. : Alors pourquoi ne pas laisser les morts tranquilles ? Parce que c’est un point commun à toute une génération d’écrivains, d’après les années 1980, que de ne pas avoir accepté l’histoire.
Y. H. : Oui.
A. G. : Parce que l’histoire, hélas ! ce sont les ravages, c’est le saccage.
Y. H. : Deleuze, vers la fin de sa vie, essayait de typologiser ce qu’il appelait des personnages conceptuels. Il parlait de l’idiot, et il rêvait à l’invention de ce qu’il appelle le “nouvel idiot”. Et le nouvel idiot, pour lui, ne serait plus seulement l’idiot dostoïevskien, mais celui qui voudrait qu’on lui rende compte de toutes les victimes de l’histoire. Pour moi, c’est Jan Karski. C’est, je le dis avec une netteté sans doute excessive, ma position.
A. G. : Tous les noms comptent.
Y. H. : Exactement.
É. B. : Je voudrais revenir sur ce que nous disions sur la place du lecteur. J’ai été frappée par le paradoxe des phrases où le lecteur est explicitement invité à prendre votre place, à la deuxième personne du pluriel, et où le contenu est réel, par exemple : vous êtes seuls. Dans une phrase qui dit : vous êtes seuls, on a à la fois l’invitation et l’exclusion. Il me semble qu’on se sent à la fois invité et rejeté dans une solitude.
Y. H. : C’est ce que j’appelle le lieu. Là, en quatrième de couverture [du Sens du calme], je dis : “Je cherche un lieu. Ce lieu n’existe pas dans l’espace ; il s’ouvre par la parole” ; je pense que c’est ce que vous pointez là.
É. B. : Oui, ces moments où il y a une tension entre être ensemble et être seul.
Y. H. : Et de fait, ce n’est pas spécialement de moi qu’il s’agit, c’est de l’expérience que peut faire le lecteur lui-même, qui est une expérience d’arrachement.
A. G. : “Je ne suis pas Énée”, dit Dante. C’est ça.
Y. H. : Oui.
A. G. : Je ne suis pas Yannick Haenel ?
É. B. : C’est vraiment ce rapport d’inclusion et d’exclusion qui m’intrigue, qui m’interpelle dans votre œuvre, à la fois dans les textes à la première personne, de ce qu’on imagine être votre point de vue, et aussi quand vous pointez la voix de Jan Karski, alors qu’on sait qu’il ne peut pas y avoir de cohésion entre le narrateur et l’auteur. Cette empathie, ce rapprochement et cette distension entre la personne qui parle et la personne qui lit ou la personne qui parle à la place de, tout ce jeu me paraît – mais c’est peut-être une hypothèse abusive – créer une forme de communauté, même si les liens de cette communauté sont assez distendus, compliqués et difficiles. Il me semble qu’il y a quand même quelque chose d’une communauté, malgré ce que vous en dites.
Y. H. : Bien sûr, mais je suis persuadé que là encore, c’est dans cette confrontation incessante, dans ce questionnement incertain entre les deux termes que cela se joue pour moi. Je mets en scène des personnages qui semblent être phobiques, pour qui la communauté se vit comme un danger, alors même qu’ils n’ont de cesse de retisser celle-ci par des phrases, par la parole même. En ce sens, Jan Karski est aussi un porteur de phrases ; Jan Karski est un personnage de Cercle… Je veux dire par là qu’au bout du compte, il porte en lui ce qui fait la littérature elle-même. L’expérience que je lui prête, c’est l’expérience même de l’écrivain, c’est-à-dire ce moment où le porteur de phrases devient phrase. C’est le moment où le messager devient message. J’ai imaginé Karski comme quelqu’un qui, à force de s’imprégner de phrases qu’il aimerait transmettre et dont il n’arrive plus à se débarrasser, découvre finalement à l’intérieur de ces phrases une vérité qu’il ne saurait pas nommer et qui est peut-être leur destination même.
A. G. : Au fond, pourquoi répétez-vous la solitude de Jan Karski ? Pourquoi n’en déduisez-vous pas une position qui serait celle soit d’un engagement direct, soit d’un engagement de témoignage – d’une action par dévoilement, dirais-je –, dans lequel vous seriez Hatzfeld parlant du génocide tutsi, ou Rolin, enfin, un témoin ? Pourquoi ne pas avoir cette action immédiate, maintenant, dans la parole ? Pourquoi intervenir après ?
Y. H. : Le livre que j’écris depuis quatre ans, Les Renards pâles, répond explicitement à la fois à votre question et à l’inquiétude, à la tension qui est la mienne, et dont Jan Karski n’est qu’un premier moment. À savoir : qu’en est-il du politique aujourd’hui ? Je sens bien que Jan Karski est un livre du xxe siècle, que c’est un livre qui revient en arrière, qui tente de régler les dettes de l’Histoire, ou de les exposer, pas de les régler au sens de remettre à jour les dettes non réglées de l’Histoire.
É. B. : Faire les comptes ?
Y. H. : Voilà. Mais de fait c’est un livre sebaldien peut-être en ce sens-là, au sens où il est travaillé par une mélancolie qui est aussi l’achèvement de l’action. En ce sens-là, je suis d’accord sur le fait qu’il signe un verdict qui relève de l’impossibilité de l’agir. Mais il se trouve que pour moi, c’est un livre très européen-occidental, qui boucle quelque chose d’un rapport au passé, d’un rapport avec la mémoire. Ce que je cherche a plus à voir avec une possibilité pour la parole, pour les phrases, pour la littérature, d’agir. Cela ne va évidemment pas de soi, et il n’est pas sûr que la littérature s’y prête.
A. G. : Dans l’acception extrêmement sacralisée que vous donnez à la littérature.
Y. H. : Oui, bien sûr, j’en suis bien conscient.
A. G. : Et que vous l’assumez ? Par exemple, le témoignage vous semble-t-il exclu ? Ou ce degré zéro de la transmission, cette parole de retranscription n’est-elle pas aussi littérature, ne pourrait-elle pas être celle d’un écrivain ?
Y. H. : C’est un peu ce que j’ai fait, je pense, dans la première partie de Jan Karski. C’était un aide-mémoire. Parce que j’en avais assez – à l’époque j’avais des VHS – de regarder tout le temps l’entretien de Karski avec Lanzmann, de me le repasser en boucle, je me suis mis à le retranscrire, à recopier ce que je voyais. Le livre, pour moi, n’était toujours pas commencé. Et un jour mon éditeur, Philippe Sollers, m’a dit : alors vous en êtes où avec ce Karski ? J’ai répondu : je n’en suis nulle part, je ne l’écrirai jamais, c’est impossible, j’ai juste écrit ça. J’avais dans ma poche les treize premières pages, cette retranscription de l’entretien, je les lui ai données, pour le renseigner. Et il m’a dit : mais le livre est commencé, c’est ça. Donc, en fait, ce que je croyais ne pas relever du statut de la “littérature” en était déjà, en un sens. Mais c’en est à partir du moment où cela entre dans un dispositif. Vous voyez, il ne s’agit pas de registre : ce commentaire sec d’une œuvre, en l’occurrence d’un extrait de film, peut devenir de la littérature. Il n’y a pas pour moi de glorification en ce sens. En revanche, il est vrai que le rapport que j’entretiens avec la littérature est un rapport sacré. Je ne peux pas dire de quel sacré il s’agit, je ne suis pas bien sûr de pouvoir l’expliciter comme cela, rapidement, mais pas au sens du haut langage.
A. G. : Pas au sens mallarméen ?
Y. H. : Non, non, absolument pas.
A. G. : Alors que c’est pourtant une tradition très française, très habitée encore.
Y. H. : Oui, notamment via Blanchot. Avec Mallarmé, pour le coup, on est dans la coupure. Le langage poétique ne doit pas se confondre avec l’universel reportage. L’interruption est la poésie elle-même, ou la poésie est l’interruption. C’est impossible de penser cela. On fait de la littérature un lieu de folie. Je ne peux pas m’accommoder simplement de cela. Le langage de la littérature est nécessairement autotélique, parce qu’il relève de la prière, de la louange, donc qu’il s’adresse à l’esprit. Il parle de lui-même, comme les psaumes de David parlent du fait même d’être des psaumes. Mais ce langage nécessairement autotélique est fracassé par le réel, ou se laisse fracasser par le réel, ou fracasse le réel. Là encore, je reviens à cette ambivalence et au fait que la langue est le lieu de la souillure, mais aussi le lieu du salut.
A. G. : Pas de représentation apaisée possible ?
Y. H. : Non. Vous voulez dire dans…
A. G. : L’apaisement de la représentation…
Y. H. : C’est très joliment dit. L’apaisement de la représentation est impossible, c’est vrai. Je pense même que s’il y avait apaisement, il n’y aurait plus de représentation possible. S’il n’y avait plus ce conflit autour duquel on tourne, cette contradiction, cette diction contre, il n’y aurait pas de littérature possible.
A. G. : Dire contre, ce n’est même pas dire contre le corps social, c’est dire contre soi-même, contre son langage…
[…]
Y. H. : J’ai été enseignant, oui. J’ai arrêté.
A. G. : Vous êtes agrégé de lettres.
Y. H. : Oui.
A. G. : Il y a un métadiscours intériorisé totalement.
Y. H. : C’est vrai, je suis rompu à ces questions. Et puis la théorie, pour moi, ce n’est pas péjoratif, ça me passionne. Je pense même – c’est devenu banal de le dire, mais je ne suis pas si sûr que ce soit vécu ainsi par beaucoup d’écrivains – qu’il est impossible aujourd’hui d’écrire des romans, des récits, si l’on n’est pas habité par une pensée de la littérature.
A. G. : La réflexivité n’est pas forcément paralysante, j’ai l’impression.
Y. H. : Non seulement elle ne me paralyse pas, mais elle me stimule.
A. G. : Ah, il y a quand même tout un courant sur l’authenticité, sur la parole originelle, non médiatisée.
Y. H. : Bien sûr. C’est une position réactionnaire – et une très vieille histoire : la Terreur dans les lettres, Paulhan, etc. – de s’imaginer, se faire croire à soi-même que la littérature est une chose qui est en dehors de la pensée, et que la pensée alourdirait.
A. G. : Comme dirait Jean-Benoît Puech, il existe deux types d’écrivain : les écrivains à processus et les écrivains à programme. Il n’y a pas d’écrivain qui soit juste à processus, il y a quand même un programme théorique. Par exemple, on a quand même le sentiment, avec Cercle, de quelque chose de très concerté, il y a un plan derrière cela.
Y. H. : Un plan qui s’est trouvé au fil des choses, mais sous ses airs de roman d’aventures échevelé, c’est un livre très concerté, même très théorique, très autothéorisé.
A. G. : Je pense qu’il fera gloser pas mal d’interprètes, si ce n’est, comme Joyce, travailler les universitaires pour quelques décennies. Il y a sûrement des effets de structure, il y a sûrement des cartographies à faire.
Y. H. : Oui, oui.
A. G. : Je soupçonne qu’il existe un aspect perecquien, aussi.
Y. H. : Absolument, oui. C’est aussi pour ça que j’ai passé cinq ans dessus. Comme pour Karski, j’avais à un moment en tête un dispositif, une forme. Pour Cercle, il ne s’agissait pas de raconter cette histoire d’un type qui se libère : c’est le prétexte. J’avais une forme en tête, à partir d’un manteau dans le vide. Le narrateur de Cercle, au départ, ramasse un manteau en haut de Notre-Dame, le manteau d’un type qui s’est jeté dans le vide, et ce type, on ne le retrouve pas. En un sens, c’est lui, auto-halluciné qui a sauté dans le vide tout en restant en vie : il ne meurt pas, il essaie de trouver le lieu même de la suspension. C’est ce qui se passe entre les prophètes dans le livre des Rois : quand Élie est enlevé sur un char, quand il meurt, il jette son manteau à terre, et quelqu’un le ramasse ; c’est Élisée, qui va devenir le grand prophète d’Israël. Ce livre, en fait, est l’histoire d’un manteau ; et le texte de Cercle est placé au fur et à mesure de son écriture, dans la doublure de ce manteau. C’est l’histoire d’un prophète d’Israël, mais il ne faut pas le dire.
A. G. : Il y a un très beau sonnet de Jean de Sponde : “Mais quoy ? nous n’avons plus ny d’Henoch ny d’Elie.” Élie, comme Énoch, ne meurt pas, il n’y a pas de résurrection ; cela a fasciné toute une poésie mystique de la Renaissance. Ils vont au ciel directement. Cela me fait aussi penser à Apollinaire, etc. Donc cela a réveillé tout cela. Donc, c’est l’histoire d’Élie.
Y. H. : La doublure du manteau d’Élie.
[…]
A. G. : Et ce roman en cours ?
Y. H. : Les Renards pâles ?
A. G. : Les Renards pâles, oui. Vous commencez par le titre.
Y. H. : Toujours. Je savais que Jan Karski devait s’appeler Jan Karski.
A. G. : Il aurait pu s’appeler Theodore Roosevelt.
Y. H. : Par exemple, mais je ne suis pas tellement masochiste… La question du titre, oui : il s’agit de remplir ce qui s’ouvre avec le surgissement d’un titre, de me vouer à ce titre. Et donc, là, c’est Les Renards pâles, parce que le renard pâle, dans la cosmogonie dogon, est le fils du dieu : il va tuer son père, il va proclamer la mort de Dieu sur la terrasse. C’est la divinité anarchiste de la cosmogonie, disons, le mauvais fils, celui qui veut prendre le pouvoir du père, qui le vole. J’essaie de donner vie à une communauté, à Paris, de sans-papiers maliens, mais qui seraient organisés comme des guerriers, comme les nobles qu’ils sont, ils forment un groupe politique révolutionnaire, une société secrète. Les Dogons sont organisés en sociétés secrètes, la “société des masques”, Leiris a écrit là-dessus. C’est un vieux rêve occidental : que les exclus de la société s’organisent politiquement, et là – c’est aussi pour cette raison que c’est très compliqué à mettre en scène, parce qu’il y a aussi une question de vraisemblance – je les dote d’un langage, c’est eux qui parlent.
A. G. : C’est un roman polyphonique ?
Y. H. : Cette fois-ci, c’est un diptyque.
A. G. : On ne conservera pas ça pour l’entretien.
Y. H. : La première partie raconte, à la première personne, les aventures d’un type qui va rencontrer les Renards pâles, et qui va devenir un Renard pâle. Ils sont masqués. Il n’y a pas que des Noirs, en fait. On ne sait plus qui est Blanc, qui est Noir – ça n’a plus d’importance. Et dans la deuxième partie, ce sont les Renards pâles qui parlent, qui disent nous ; ils parlent depuis un savoir que je prête à des sans-papiers maliens, celui de Dogons politisés que j’imagine être les héritiers de la Commune. Ils habitent dans le Père-Lachaise, et Paris devient le lieu d’un rituel vaudou où les fantômes de la Commune viennent habiter l’esprit de ces sans-papiers.
A. G. : Il y a encore un mur des fusillés de la Commune ?
Y. H. : Le mur des Fédérés, oui. J’ai longtemps habité à côté, dans le 20e .
A. G. : Cela vous a hanté ?
Y. H. : Oui, je suis hanté.
A. G. : Vous attrapez tous les fantômes.
Y. H. : Comme vous le savez, les Communards ont été assassinés jusqu’au Père-Lachaise, et la plupart n’ont pas été enterrés, c’était un acte de profanation de leurs cadavres… Quand vous descendez à pied depuis Gambetta jusqu’à Ménilmontant et plus bas, vous marchez sur les Communards. On a mis des cailloux, et l’idée de Thiers était que les Français devaient écraser ceux qui ont osé être révolutionnaires.
A. G. : C’est la damnatio memoriae ? Louis XIV a fait pareil avec Racine.
Y. H. : Absolument.
A. G. : C’est une sorte de dispersion. Sur le chemin Jean-Racine, on marche sur les ossements de Racine…
Y. H. : … et des jansénistes. Ce sont des choses comme cela qui me travaillent, ce que j’ai appelé la généalogie du crime. Le fait que, quand on marche dans Paris, on continue à piétiner les révolutionnaires.
A. G. : Pourquoi, à votre avis, cette littérature de catacombes, ou spectrale, vient-elle maintenant nous hanter ? On a cela aussi dans la mémoire coloniale. Comment vous voyez ça ? Là, vous vous mettez du côté du professeur de lettres. Comment voyez-vous ce geste que vous partagez avec beaucoup d’écrivains qui sont nos contemporains. Pourquoi être hanté ainsi ?
Y. H. : Demandez à Laurent Mauvignier, c’est un de mes grands amis, il est travaillé par cela. On a été ensemble un an à Rome, on ne parlait que de cela.
É. B. : La guerre d’Algérie aussi. C’est vraiment cohérent dans toute son œuvre.
Y. H. : Chez lui il y a un rapport intime avec ça.
A. G. : Est-ce que c’est un moment de contrition culturelle ?
Y. H. : Je ne crois pas, on revient à l’idée de tout à l’heure, de culpabilité…
A. G. : Il y a quelque chose de très troublant, c’est que ça n’est pas la première génération, par exemple, très étonnamment, par rapport avec la mémoire de la Shoah, la première génération n’a pas été…
É. B. : La Shoah comme thème littéraire, ça survient surtout à partir des années 1980.
A. G. : Mon père, qui est passé entre les mailles du filet de très peu, c’était une censure mémorielle totale, reniement de l’individualité aussi au passage. Pourquoi cette génération-là, maintenant ?
Y. H. : Je ne sais pas. On m’a souvent posé la question, après Karski, notamment. Encore une fois, je m’intéresse à quelque chose qui relève du généalogique, de la généalogie d’un crime, parce que je sens que ça m’appelle. Il est possible que depuis vingt ou trente ans, quelque chose se soit ouvert, déchaîné, qui fait que les spectres n’ont pas à être cherchés : ils sont là, les morts parlent, et ce retour coïncide avec la dévastation du politique, je dirais même avec la mort du politique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Émilie Brière, Alexandre Gefen et Yannick Haenel, « Entretien avec Yannick Haenel », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 6 | 2013, mis en ligne le 15 juin 2013, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/8184 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.8184
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