Héroïsme contrarié et glorieux échecs
Résumé
Les ambiguïtés du retour actuel du personnage s’expliquent en partie par une mauvaise conscience qui suppose une équivalence entre effet-prétexte (V. Jouve), soit la mise en jeu de désirs et d’ambitions, et une dynamique de genre (policier, science-fiction) qui a pour contrainte de valoriser un héroïsme dont la valeur littéraire est pourtant démonétisée. C’est de cette réticence face à l’héroïsme dans la fiction française contemporaine que nous souhaitons prendre la mesure, à partir d’exemples tirés des œuvres de Jean Echenoz, Michel Houellebecq, Pierre Lemaître et Camille Laurens. Il nous semble qu’elle révèle quelque chose de plus positif qu’une simple neutralisation : une manière de jouer sur une dimension complémentaire de l’effet-prétexte, un héroïsme du martyr, qui vise à procurer une jouissance de la souffrance. Elle n’est ni simple Schadenfreude, ni fantasme sadique, mais un pur plaisir des larmes, manière pour les romanciers français contemporains de jouer de nouveau avec toute la gamme des émotions.
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- 1 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, É (...)
- 2 Dominique Rabaté, “Affirmation ou effacement ? Remarques sur le statut du personnage romanesque”, (...)
- 3 L’expression de “littérature blanche” renvoie donc à une classification éditoriale, qui correspon (...)
1Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la représentation de personnages de fiction semble associée à une sorte de mauvaise conscience dans la littérature française. Dans le prolongement des remises en cause ayant entouré la valorisation du Nouveau Roman, mais aussi les expérimentations formelles de l’OULIPO, aborder le personnage sans attirer l’attention sur les limites de l’illusion référentielle semble caractériser une fiction de consommation courante, romance, science-fiction, policier ou encore récit historique. La remise en cause du personnage a ainsi partie liée avec des questions de légitimation littéraire : s’en remettre à la projection empathique, aux mécanismes d’identification, revient à s’inscrire dans une modalité fictionnelle réprouvée par ce qui tient lieu d’avant-garde. Cette distinction se reflète encore dans l’organisation théorique proposée notamment par Vincent Jouve dans L’effet-personnage : aux fictions populaires l’usage libéral d’un “effet-prétexte” associé à l’expression de fantasmes de puissance et sexuels, et aux fictions plus sophistiquées la recherche d’un équilibre les éloignant de cette facilité1. La stratégie à l’œuvre dans le Nouveau Roman a consisté à refouler l’effet-prétexte, à gommer aspirations, ambitions et désirs, en manifestant l’épaisseur textuelle du personnage, en en faisant une “silhouette au nom passe-partout, dans un monde sans profondeur, où la surface oppose cependant une résistance infranchissable”2. Sans aller systématiquement jusqu’à ce niveau d’abstraction, l’une des lignes de différenciation entre littératures de genre et ce que par contraste les milieux de l’édition désignent actuellement comme une littérature “blanche”, publiée “sans étiquette” et renvoyant à des modes de lecture moins manifestement codifiés, est bien un traitement du personnage tendant à le mettre à distance du lecteur3. Même un roman comme La vie mode d’emploi, dans lequel Perec construit pourtant des figures saisissantes au fil de fragments jouant de ressorts romanesques, aboutit à articuler de manière spéculaire son propre mécanisme textuel à l’inanité des aspirations de ses personnages.
- 4 Michel Biron, La conscience du désert, Montréal, Boréal, 2010.
2Les ambiguïtés du retour actuel du personnage s’expliquent en partie par l’équivalence symbolique établie entre effet-prétexte, donc la mise en jeu de désirs et d’ambitions, et dynamique de genre, dont l’une des contraintes serait de mettre en avant un héroïsme dont la valeur littéraire est pourtant démonétisée. Des années 1980 aux années 2000, la réappropriation du personnage s’est faite en neutralisant l’effet-prétexte, en jouant de techniques de mise à distance (le style “impassible” des écrivains de Minuit), les emprunts aux fictions de genre servant à souligner une vacuité délibérée de l’intrigue, la sympathie pour les personnages venant de leur représentation “à contre-emploi”, espions, détectives, escrocs aux actes et ambitions sans conséquence. L’“effacement du personnage” observé chez Michel Houellebecq par Michel Biron, réinterprété plus largement comme un caractère “non-conflictuel”4, traduit encore le paradoxe issu de cette mauvaise conscience : s’il faut bien faire vivre des personnages pour capter l’intérêt du lecteur, c’est en faisant payer cette vie de son écrasement final, ou de son évidement affectif, de telle sorte qu’il devienne difficile de considérer un personnage comme le réceptacle univoque de fantasmes de puissance.
3C’est de cette réticence face à l’héroïsme dans la fiction française contemporaine, qu’il soit simplement contrarié ou qu’il donne lieu à de glorieux échecs, que nous souhaitons prendre la mesure dans cet article. Si cette dynamique peut donner l’impression qu’il s’agit en quelque sorte de jouer sur deux tableaux, en profitant de la puissance d’emportement de l’enthousiasme tout en le ramenant à de plus respectables, et vraisemblables, proportions, il nous semble qu’elle révèle aussi, et peut-être surtout, quelque chose de plus positif qu’une simple neutralisation : une manière de jouer sur une dimension complémentaire de l’effet-prétexte, un héroïsme du martyr, qui vise à procurer une jouissance de la souffrance, ce qu’il ne faut entendre ni comme simple Schadenfreude, ni comme fantasme sadique, mais bien comme un pur plaisir des larmes, manière pour les romanciers français contemporains de jouer de nouveau de toute la gamme des émotions.
Volonté d’impuissance
- 5 Michel Biron, “L’effacement du personnage contemporain : l’exemple de Michel Houellebecq”, Études (...)
4En schématisant quelque peu, et en reprenant la terminologie de Vincent Jouve, nous pourrions décrire la reconquête du personnage par la littérature blanche ainsi : dans les années 1980-1990, l’effet-personne (c’est-à-dire la texture des mécanismes psychologiques) a repris de son lustre, malgré le maintien d’un accent prononcé sur l’effet-personnel (les personnages perçus avant tout par leurs manifestations fonctionnelles). C’est dans ce cadre que sont parus notamment les premiers récits de Jean Echenoz, qui présentent un personnel emprunté à des récits de genre (policier, espionnage), en leur refusant toute réelle capacité d’action – ils n’arrivent à rien de décisif, tournent en rond – mais en contrepartie leur dessinant une profondeur psychologique paradoxale. C’est aussi cette attention à l’effet-personne qui intervient dans les premiers romans de Michel Houellebecq. Le profil “non-conflictuel” du personnage romanesque identifié dans les années 2000 par Michel Biron, réalisé en particulier dans l’œuvre de Houellebecq, correspond, dans la diégèse, à la représentation d’un refus de l’action. “Puisqu’il semble impossible d’entrer dans le monde et de crier à nous deux, Paris, il ne reste plus qu’à en sortir”5. Les premiers romans de Houellebecq, jusqu’à La possibilité d’une île inclus (2005), sont marqués par la présence de personnages passifs, ne résistant qu’en leur for intérieur, leurs actions les plus décisives consistant à chercher le moyen de s’arracher à leur condition humaine, par la folie ou par la transcendance posthumaine. Le premier romanesque d’Echenoz ou Houellebecq se réalise ainsi en mettant à distance les ambitions et les fantasmes des personnages, soit qu’ils soient néantisés par la trajectoire de l’intrigue, soit qu’ils soient désignés dans la diégèse elle-même comme des erreurs et des pièges.
- 6 Dominique Rabaté, “Affirmation ou effacement ?”, art. cit., p. 38.
5Depuis la fin des années 2000, ce “retour” au personnage comme moteur essentiel de la création romanesque inclut quelque chose de plus que la figuration de personnages psychologiquement complexes. À l’effet-personne est venu s’ajouter un usage plus constant de l’effet-prétexte, programmant la possibilité d’un entraînement émotionnel, un retour à une dynamique romanesque centrant le récit sur “une lutte entre une intériorité et un milieu extérieur, entre une volonté ou un désir et des obstacles qui les configurent”6. Néanmoins, la figuration des désirs des personnages se fait sous le signe de la frustration, de l’échec et de l’impuissance. Cette “volonté impuissante” prend la forme d’un héroïsme pour ainsi dire “passif-agressif”, prolongeant l’esthétique du personnage “non-conflictuel”, mais en en prenant le départ. Il y avait déjà dans la passivité apparente des personnages de Michel Houellebecq une certaine ambivalence. Ses premiers récits, saturés par les représentations mentales de ses personnages, montrent au fond une lutte intérieure, une résistance paradoxale : quoique vaincus par un monde extérieur à la mécanique sociale et biologique implacable, les protagonistes houellebecquiens se révèlent aussi les plus sûrs énonciateurs de la vérité de ces mondes. Effacés, frustrés, peinant à s’imposer, ils jouissent pourtant d’une capacité d’action considérable. Leur impuissance même se révèle source d’une force intime.
- 7 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, J’ai Lu, 2012 [2010].
- 8 Michel Houellebecq, Soumission, Paris, J’ai Lu, 2016 [2015] (dorénavant : S).
6Cette faculté contradictoire de triompher dans la défaite s’exprime de manière plus assertive dans La carte et le territoire7 : le talent de Jed, artiste plastique défini par sa capacité à voir ce que les autres ne perçoivent pas, se confond avec sa vision du monde ; il découpe dans le réel des objets signifiants, que ce soit en exhaussant des figures humaines singulières par la peinture ou en faisant ressortir la beauté des cartes Michelin par ses photographies ; en ce sens, il crée moins qu’il ne délimite des espaces du réel à regarder différemment. En outre, malgré l’asthénie qui le rapproche des autres personnages de Michel Houellebecq, sa trajectoire personnelle est marquée par tous les succès : l’amour d’une femme exceptionnelle et intelligente, qui rend hommage à son talent, la richesse et la réputation, il obtient presque sans effort tout ce qui peut combler un ambitieux, alors même qu’il ne semble pas affecté par des passions fortes. La mise en scène, en face de cet artiste plastique, d’une version fictionnelle de l’auteur permet à Houellebecq de découpler la trajectoire du personnage triomphant, mais sans désir ou volonté propre, de celle du personnage souffrant, l’écrivain dévoré par ses passions frustrées et consacré dans sa mort-même. Cette dissociation entre potentiel vierge, sur lequel la projection fantasmatique reste libre – Jed correspondant en somme à une “carte” idéale – et échec pathétique des désirs – le Houellebecq de la fiction renvoyant ici à l’actualisation sordide du “territoire” réel – renvoie malgré tout à une forme de réhabilitation du succès, d’une puissance sur le monde. Jed réussit parce que, comme le protagoniste de Soumission8 après lui, il consent au monde, triomphant dans, et par, la servitude. Le professeur d’université que représente Houellebecq dans le personnage de François cède petit à petit toute prétention à une puissance autonome : ni comme amant, ni comme autorité intellectuelle, ni vraiment comme chercheur, il ne peut imposer sa volonté. Spectateur de sa propre vie, il finit par mettre sa seule force – sa lucidité cynique – au service du nouvel ordre du monde, recueillant de ce fait une puissance qui lui échappait – des épouses à son service, une reconnaissance institutionnelle – en même temps qu’un sentiment d’adéquation au monde : “je n’aurais rien à regretter” (S : 315), conclut le protagoniste.
- 9 Aurélien Bellanger, La théorie de l’information, Paris, Gallimard, 2012.
7Triompher en abdiquant est l’une des configurations par lesquelles sont récupérés l’enthousiasme et l’ambition de l’effet-prétexte dans le roman contemporain. Ce n’est pas tout à fait Rastignac lançant un défi à Paris, mais ce n’est plus non plus la mélancolie ataraxique des personnages non-conflictuels. Les personnages d’Aurélien Bellanger, dont on sait le respect qu’il manifeste pour les procédés de Houellebecq, s’inscrivent dans ce même paradigme : ils sont l’expression de leur époque, les vecteurs d’une puissance de désir qui n’est pas vraiment la leur. Pascal Erlanger, dans La théorie de l’information9, construit un empire de l’information en saisissant dans le Minitel rose les mécanismes des désirs, sympathies, érotisme, amour, qui portent les humains les uns vers les autres ; lui-même est consumé, malgré sa froideur apparente, par l’obsession de ramener le monde et les vies humaines à une pure essence communicationnelle. La trajectoire du personnage inverse le rapport d’adéquation entre Erlanger et le monde humain : après avoir perçu les ressorts secrets animant les relations humaines, il devient capable de les transformer, en inscrivant des lignes de code résumant les vies d’utilisateurs de réseaux sociaux sur l’ADN d’insectes ; la fusion entre nature et technologie marque la disparition physique des êtres humains, et l’absorption du personnage dans son propre paradigme informationnel.
8Là où le recours à l’anticipation servait à assurer comme une voie d’évasion, hors du monde, dans les romans précédents de Michel Houellebecq, un léger décalage dans l’avenir accompagne dans les personnages de ses derniers récits une sorte de retour à une force désirante, qui n’est pas la volonté de puissance des héros sans peur et sans reproche, mais une ouverture vers une résolution possible des apories antérieures : une configuration où les aspirations des personnages trouvent à se satisfaire, même si c’est, paradoxalement, au prix de leur abdication. Cette adéquation retrouvée avec le monde des désirs, qui a des échos dans les romans d’Aurélien Bellanger, mais qu’on pourrait sans doute aussi identifier dans une œuvre plus positive comme celle de Maylis de Kérangal, est ainsi représentée comme coûteuse, suggérant que, pour trouver une place dans la littérature blanche, le versant enthousiaste de l’effet-prétexte doit donner lieu à une compensation symbolique : un prix à payer.
Payer le prix de l’héroïsme
- 10 Rita Felski, Uses of Literature, Malden, MA et Oxford, Blackwell, 2008, p. 34-35.
9De nombreux récits contemporains jouent avec les images et les codes d’un héroïsme de genre, pour en tirer parti tout en les déconstruisant. Susciter, même de manière éphémère et déceptive ce que Rita Felski appelle “l’enchantement”, la capacité à fasciner et emporter le lecteur10, c’est autoriser un plaisir socialement acceptable : faire ressentir, dans le temps de la lecture, la puissance d’évocation du romanesque, avant de lui substituer un “principe de réalité” qui fournit, une sorte de paiement justifiant rétrospectivement le plaisir intuitif de l’enchantement. Avant d’y chercher une éventuelle dimension morale, il faut aussi voir dans cette démarche une puissante motivation narrative et esthétique, qui intensifie en la remotivant une tension narrative déconnectée d’un cadre de genre, tout en construisant à l’échelle du récit des figures de personnages aussi bien romanesques que réalistes.
- 11 Voir Frank Wagner, “D’un retour de flamme pour la fiction romanesque”, Itinéraires, n° 1, 2013, d (...)
- 12 Jean Echenoz, Ravel, Paris, Minuit, 2006 ; Courir, Paris, Minuit, 2008 ; Des éclairs, Paris, Minu (...)
- 13 Jean Echenoz, 14, Paris, Minuit, 2012 (dorénavant : 14) ; Vie De Gérard Fulmard, Paris, Minuit, 2 (...)
10Les premiers romans de Jean Echenoz étaient déjà marqués par une instabilité narrative de ce type11, mobilisant les codes et le personnel du roman noir et d’espionnage, dans le cadre d’une intrigue circulaire, démontrant l’incompétence des personnages. Ses récits entremêlant biographie et fiction ont ensuite substitué à la vacuité d’un héroïsme impossible une sorte d’héroïsme “malgré tout” : les vies de Ravel, Zatopek, Tesla, suggèrent qu’un certain héroïsme est possible, malgré les vicissitudes, les idiosyncrasies, l’humilité finale à laquelle les ramène la mort12. Les romans les plus récents d’Echenoz, 14, ou encore Vie de Gérard Fulmard13, combinent des aspects des deux manières précédentes de l’auteur, promettant des actions significatives tout en dénonçant ce qu’une telle attente a d’illusoire : Echenoz exploite le potentiel romanesque d’un effet-prétexte orienté vers l’espoir d’un triomphe, pour livrer un retour au réel puissant, implacable, que l’usage de l’ironie rend moins douloureux. Nous jouissons ainsi d’instants précieux à la lecture de 14. Au sein d’une guerre dont nous connaissons les horreurs, le récit nous incite à suspendre nos inquiétudes, à profiter librement de moments d’évasion, mais pour nous ramener brutalement sur terre. Ainsi de la première sortie en avion de Charles, au profil de héros un peu arrogant, sans être tout à fait antipathique : au prestige de l’aviation s’ajoute l’idée que ses missions de reconnaissance sont des sinécures ; le narrateur précise, avec un futur rassurant : “Plus tard viendront la chasse et les bombardements [...]. L’heure n’est dans l’immédiat qu’à l’examen” (14 : 54). Le frisson de l’aventure paraît ici payé à peu de frais. Puis la scène se transforme, avec l’arrivée d’un avion ennemi, les précisions sur l’armement de fortune des combattants se multiplient, et un seul coup de feu est tiré, d’une précision spectaculaire, saisissante : “une balle traverse douze mètres d’air à sept cents d’altitude et mille par seconde pour venir s’introduire dans l’œil droit de Noblès” (14 : 57) ; exploit extraordinaire, qui marque surtout la fin de l’aventure pour Charles, dont nous accompagnons la chute inexorable. Nous vivons aussi des moments de grâce, en accompagnant la désertion d’un soldat nommé Arcenel, décrite sur plusieurs pages comme une simple promenade en forêt. Cette séquence, présentée initialement comme une “solution” (14 : 95) trouvée par Arcenel face à la guerre, tient du récit picaresque : le soldat sort du camp pour “pisser”, guette “les signes du printemps” (14 : 98), goûte le silence tressé de petits cris d’oiseaux, observe des animaux sauvages. C’est au moment où la description se fait le plus bucolique que le réel s’impose avec toute sa brutalité :
Passé un tournant, le quatrième chemin s’évasait en clairière herbue, tapissée de lumière fraîche que les herbes en s’entrouvrant filtraient, délicat tableau. Mais dans un coin de ce tapis se tenaient trois hommes à cheval, en uniforme serré bleu clair, torse droit, regard sévère, moustache brossée, braquant sur Arcenel trois exemplaires du revolver 8 mm modèle 1892 (14 : 100).
11Le locus amoenus auquel l’errance du soldat semblait aboutir marque la fin de son aventure, qu’il paie lui aussi de sa vie, fusillé après un simulacre de procès : la “solution” est là encore la mort. Malgré l’invraisemblance d’une évasion, nous serions prêts à accepter une résolution romanesque. Donner à espérer un instant de vie brillant, exceptionnel, nous le fournir de manière brève, nous permettre de le savourer, puis nous le retirer : c’est rendre acceptable ce que ce moment a de romanesque et d’irréaliste, en nous le faisant payer par un retour sur terre.
- 14 Pierre lemaître, Au revoir là-haut, Paris, Le Livre de Poche, 2015 [2013] (dorénavant : AR).
- 15 Émilie Pézard, “Enjeux éthiques d’un modèle paradoxal : les admirables scélérats du romantisme”, (...)
- 16 Son goût des masques, puis des costumes (il meurt en portant des ailes de plumes), peut rappeler (...)
12Le roman historique se prête particulièrement à cette tension entre plusieurs résolutions possibles, car il admet aussi bien des arrangements avec le réel sous la forme d’histoires intimes ou d’histoires secrètes que des variantes réalistes, jusqu’au plus sinistre et au plus sordide. Ce qui se joue dans le recours à l’effet-prétexte pour construire des personnages contemporains prend place dans cette négociation entre écart fictionnel et emprise d’un réel prédéterminé, sans s’y résoudre, dans la mesure où l’élan des désirs des personnages peut tout à fait prendre place au sein d’un récit refusant le romanesque. Néanmoins, l’enthousiasme suscité par l’aspiration d’un personnage dépend fortement de son environnement : selon qu’un héroïsme trouve ou non à se déployer, nous vivons des formes différentes de projection fantasmatique. Pierre Lemaître, prenant lui aussi pour cadre la Grande Guerre et ses suites, centre le récit d’Au revoir là-haut14 sur la mise en perspective même de l’héroïsme. En toile de fond se pose la question du “grand récit” construit autour des soldats massacrés, héros malgré eux d’une société les traitant mal de leur vivant, mais souhaitant après coup donner un sens à leur sacrifice, par des monuments et des cimetières où leur rendre hommage : occasion de manipulations sordides, quoique grandioses par leur ampleur financière et leur audace. Nous pouvons croire à la résurgence de figures d’“admirables scélérats”, tels que les étudie Émilie Pézard pour le XIXe siècle15. Deux figures en particulier manifestent une volonté hors du commun : Édouard Péricourt, “gueule cassée”, défiguré en raison d’un acte d’héroïsme dans les tranchées, refusant de renouer avec sa riche famille et montant un plan d’escroquerie aux monuments aux morts16 ; Pradelle, officier à la belle prestance, Rastignac des temps modernes ayant fait un beau mariage d’argent, séduisant toutes les femmes autour de lui et préparant sa fortune et son pouvoir par une habile concussion fondée sur le rapatriement à moindre coût des corps de soldats tombés sur le champ de bataille. Scélérats, sans doute, mais sans rien d’admirable : les ambitions de Pradelle apparaissent de plus en plus minables, celles d’Édouard expriment un dégoût de soi-même. Pour autant, l’échec de ces aspirations ne tient pas à un principe réaliste, mais au contraire à l’expression d’autres aspirations romanesques, plus discrètes et plus contrariées, quoique paradoxalement triomphantes. Le père d’Édouard, riche banquier qui l’a rejeté de son vivant, a saisi en le croyant mort quelle affection il ressentait : son désir de lui rendre hommage dans un monument apparaît de plus en plus sincère, et lorsque, lors d’un ultime renversement, le père percute son fils dans un accident de voiture, ils se trouvent miraculeusement unis dans leurs souhaits :
Tout le reste de sa vie, il revit le regard d’Édouard, face à lui, à l’instant où la voiture l’envoyait au ciel. Il chercha longuement à le qualifier. S’y lisait de la joie, oui, du soulagement aussi, mais encore autre chose.
Et un jour, le mot lui vint enfin : gratitude (AR : 612).
- 17 Jean-Marie Schaeffer, “La catégorie du romanesque”, dans Gilles Declercq et Michel Murat (dirs), (...)
13Récit d’échecs et de regrets, Au revoir là-haut est malgré tout fondé sur l’expression de volontés et d’ambitions. Quoique le cadre ontologique du roman soit strictement réaliste, ses personnages incarnent une lutte entre ce que Jean-Marie Schaeffer appelle le romanesque noir – celui des scélérats, admirables ou non – et le romanesque blanc17, incarné de manière inattendue par M. Péricourt, et par Joseph Merlin, obscur employé se dressant contre les manœuvres de Pradelle : on le croit finalement circonvenu par le versement de la somme extraordinaire de cent mille francs ; mais c’est cette somme-même qui condamne Pradelle, car son ampleur, qui n’a pas suffi à briser la volonté de Merlin, signe sans équivoque la tentative de corruption. Merlin lui-même n’en tire aucun bénéfice, et c’est dans le respect dû aux morts qu’il trouve sa récompense.
14La réhabilitation des désirs, et la possibilité d’un héroïsme, se font ainsi au prix de la figuration de souffrances intradiégétiques, et au moyen de dispositifs qui donnent à éprouver l’enthousiasme de l’héroïsme tout en en niant apparemment la dynamique. Néanmoins, cette apparente contradiction tient peut-être, avant tout, à une perception trop limitée de ce qui fonde l’effet-prétexte, qui renvoie à une gamme de désirs et de fantasmes plus large que la simple volonté de puissance et d’action, offrant de ce fait une panoplie plus discrète et légitimée de pulsions émotionnelles.
Le plaisir des larmes
15En dépit des différentes tensions repérées jusqu’ici, ces récits mobilisent l’effet-prétexte d’abord au premier degré, puis en tirent des contrastes parfois violents, voire en subvertissent ou en détournent les dynamiques d’attachement, mais leurs ironies ne vont pas jusqu’à rompre l’emportement qu’il suscite. Le surgissement d’un principe de réalité construit un pendant tout aussi fictionnel qui entraîne vers le pathétique : il ne s’agit pas tant de critiquer les fantasmes de puissance qui portent une partie de l’écriture romanesque, mais de créer des effets d’opposition en circulant entre ce nous proposons d’identifier comme les deux pôles de l’effet-prétexte. De fait, la force de ce dernier ne procède pas uniquement de pulsions d’action, de projection dans des personnages ambitieux et dominateurs ; elle est également fondée sur une jouissance de la souffrance, tout aussi fantasmatique et pulsionnelle, mais centrée sur des représentations de passions et de sacrifices. Le continuum formé par ces deux pôles de l’effet-prétexte est rendu plus difficile à percevoir du fait de la très ancienne association entre jouissance de la souffrance et formes légitimées de la littérature, mais la compréhension de la profonde parenté entre volonté de puissance et plaisir des larmes permet de saisir comment les récits contemporains se sont de nouveau emparés de l’effet-prétexte.
- 18 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, <Tel>, p. 166.
16Il ne paraît pas nécessaire de reprendre ici l’historique de la notion de catharsis pour souligner qu’elle est associée à la fois aux formes littéraires les plus valorisées, à commencer par les tragédies antique et classique, et à l’idée d’une maîtrise de soi, de mise à distance de la confusion fictionnelle. La purgation des passions impliquée par la catharsis est censée élever l’âme, ce qui semble la placer à l’opposé de ce qui est impliqué dans l’effet-prétexte, lequel joue sur nos désirs. Cette opposition est bien exprimée dans le système proposé par Hans Robert Jauss, qui rappelle que “l’identification cathartique” doit “dégage[r] le spectateur des complications affectives de sa vie réelle […] pour provoquer […] sa libération intérieure”, à l’opposé des identifications “admirative” et “par sympathie”. Néanmoins, Jauss ajoute immédiatement qu’il existe un revers à cette identification cathartique, qui au lieu de libérer peut entraîner dans “le plaisir que procure le spectacle de la douleur”, nécessitant de mettre en place une “identification ironique”18. En mettant en regard le système de Jouve et celui de Jauss, nous proposons une recomposition de cette dynamique d’identification jouant sur les pulsions, en suggérant de ramener l’échelle des identifications envisagée par Jauss à une simple polarité entre identification héroïque et identification sacrificielle, construisant un effet-prétexte alternant de ce fait entre deux principes de plaisir majeurs, le plaisir de la puissance et le plaisir des larmes. La polarité ainsi conçue peut être modalisée selon un axe de distanciation, depuis l’adhésion pure et simple jusqu’à l’ironie la plus marquée.
17Selon cette perspective, le fantasme de puissance dont nous avons observé le retour dans les romans étudiés plus haut est convoqué pour lui-même, et non spécifiquement pour être subverti. Nous reconnaissons la puissance brute des récits de genre dans cet aspect-là de leurs effets, mais les récits de littérature blanche construisent un effet-prétexte associant un plaisir – illusoire ou temporaire – né de l’enthousiasme et un autre plaisir – présenté comme plus profond – né de la souffrance. Ils se complètent et se renforcent. Par contraste, les échecs, les morts, semblent nécessaires, réalistes : ils ont été compensés d’avance par les enthousiasmes qui les ont précédés. C’est de cet équilibre paradoxal que provient l’impression diffuse de ce que les personnages de Houellebecq triomphent en succombant : “martyrs” modernes, ils témoignent de vérités que leurs souffrances tendent à rendre irréfutables.
- 19 Dominique Rabaté, “L’individu contemporain et la trame narrative d’une vie”, Studi Francesi, n° 1 (...)
- 20 Camille Laurens, Celle que vous croyez, Paris, Gallimard, 2016.
- 21 John Portmann, When Bad Things Happen to other People, New York et Londres, Routledge, 2000.
- 22 Ibid., p. 109 : “Dans la conception sociale de la Schadenfreude selon Nietzsche, apprécier les in (...)
18La quête d’un équilibre entre ces deux principes de plaisir est bien un “retour”, dans la mesure où il s’agit de renouer avec “une ligne majeure du roman occidental”, “explorer les secrets de ce qui fait une vie”19. Les expériences textualistes du Nouveau Roman n’avaient pas seulement tendu à neutraliser l’héroïsme : elles avaient aussi anesthésié les douleurs de personnages réduits à de simples supports d’énonciation. Retrouver la possibilité d’un héroïsme, d’aspirations à la grandeur au sein du roman, c’est du même coup ouvrir à la voie à des sensations et des sentiments tranchés, accentués, violents. C’est justifier à neuf les souffrances du jeune Werther et les larmes de Fantine, les tourments de la femme de trente ans et les affres existentiels de Roquentin. L’exploration complexe des illusions sentimentales à laquelle se livre Camille Laurens dans Celle que vous croyez20 correspond ainsi, plutôt qu’à une dénonciation de stéréotypes issus d’une littérature sentimentale, ou a contrario à une charge dénonçant les injustices faites aux femmes, à un dispositif destiné à faire ressentir l’élan du désir et des frustrations, en jouant sur une forme spectaculaire de Schadenfreude. Le maniement de ce terme est évidemment délicat, comme le montre John Portmann, qui met en évidence les écarts entre de nombreuses tentatives d’interpréter ce sentiment rapproché parfois d’une joie malsaine, voire immorale, ou présenté comme satisfaction devant des infortunes méritées : goûter les malheurs d’autrui nous place du côté des sadiques quand ils ne sont pas justifiés, ou de celui des moralistes quand ils le sont21. Néanmoins, comment désigner l’intérêt qui nous pousse vers des récits représentant les souffrances de personnages fictionnels, sinon comme un plaisir né de malheurs d’autrui ? L’articulation entre la Schadenfreude usuelle et sa variante fictionnelle est sans doute à trouver dans les conceptions de Nietzsche, qui selon Portmann conçoit la Schadenfreude comme une manière de relier les individus, de créer entre eux une sorte de dette, où se répondent les infortunes22.
19L’identification doloriste à laquelle nous sommes invités dans Celle que vous croyez est d’abord introduite par le biais d’une invitation au fantasme positif – s’inventer une vie et une identité plus enviables que les nôtres. Un premier récit expose comment Claire, se construisant une persona de jeune fille sur les réseaux sociaux, séduit Chris, un homme plus jeune qu’elle, conçoit pour lui une passion véritable, et attise tant son amour à lui, qu’en interrompant la relation elle provoque son suicide ; la confession de Claire à son psychiatre se lit comme un récit de passions à la fois vraiment ressenties, et minées par leur imposture, la mort de Chris étant à la fois la marque d’un dur retour au réel – le mensonge “virtuel” a des conséquences concrètes – et d’un point d’orgue tragique – il meurt “par amour”, en dépit du malentendu, un peu comme Roméo se tue d’avoir cru Juliette morte quand elle n’était qu’endormie. Cette première tension entre enthousiasme amoureux et catharsis tragique est ensuite redoublée par un dispositif pseudo-documentaire dont les strates engagent des lectures aporétiques à l’échelle du roman entier, mais toujours en jouant de cet équilibre entre un enjeu romantique emportant l’exaltation et un résultat venant reconfigurer les attentes nourries par cette exaltation : le psychiatre amoureux, emporté par la fièvre de l’interprétation, croit trouver dans la révélation du mensonge imposé à Claire – son amant ne s’est pas suicidé – la clef de sa guérison, mais il empire son état ; Camille, double de l’auteur, livre à son tour un récit rejouant la mascarade par réseau social interposé, qui la voit arrivant à ses fins – fréquenter l’être aimé – pour être abandonnée de manière sordide.
20Afin d’illustrer l’idée que les femmes, même intelligentes et belles, basculent dans l’impuissance du seul fait de leur âge, devenant des “femmes transparentes”, Camille Laurens démultiplie des figures maîtresses d’elles-mêmes et de leurs moyens, dont les ambitions triomphent temporairement, presque contre toute vraisemblance, avant de s’effondrer avec leurs illusions, ne trouvant de repos que dans l’enceinte d’un asile psychiatrique où les apaisent la création romanesque et le jeu théâtral. L’échange des infortunes au cœur du dispositif mis en place par Camille Laurens renvoie l’image de la Schadenfreude suscitée par l’effet-prétexte sacrificiel que le texte mobilise. L’enchâssement de fictions pseudo-documentaires, retranscriptions de séances d’analyse de Claire et lettre-confession de Camille, rapporte des événements qui se font écho et dont les souffrances s’éclairent l’une par l’autre, jusqu’à culminer dans une sorte d’échange cathartique – l’écriture romanesque soulageant Claire, le jeu théâtral libérant Camille. Le plaisir que ces personnages se donnent l’une à l’autre, dans l’expression de leurs souffrances, ne provient pas d’un jugement moral ou d’une joie sadique, mais de l’établissement d’un lien intime, né de la simulation d’une reconnaissance.
21Les écrivains contemporains retrouvent, et nous font retrouver, le plaisir de l’association empathique. Pour autant, comme il apparaît dans la complexité même du dispositif adopté par Camille Laurens, volonté de puissance et plaisir des larmes s’accompagnent malgré tout de procédés de mise à distance qui les rendent acceptables dans la mesure où ils servent aussi une fonction critique. C’est en cela que ces récits peuvent être dits ironiques ; leur ironie ne porte pas vraiment sur des mécanismes stéréotypés, sur la remise en cause de genres littéraires moins légitimes, mais revient à inscrire dans la construction même de leur effet-prétexte des éléments propres à en éclairer la réception. Nous sommes incités à prendre du recul, mais pas trop : juste ce qu’il faut pour concevoir un attachement, en nous offrant la possibilité de le mettre en perspective. Ce double jeu est particulièrement marqué autour de la mort de personnages majeurs. Dans La carte et le territoire, le brutal assassinat de l’homologue de l’écrivain n’est considéré avec une certaine émotion que par Jed, au milieu d’une relative indifférence, manière pour Houellebecq de jouer sur deux tableaux, en suggérant qu’au sein d’une société contemporaine à la cruauté inouïe du fait d’une désensibilisation généralisée, est préservée la possibilité d’un sentiment vrai, pour ceux et celles qui savent s’attacher à ses personnages. De même, la mort du protagoniste de la Vie de Gérard Fulmard est moins grotesque que sa vie. Echenoz prend soin de préparer une double réception en en livrant plusieurs variations. Des décès sont évoqués au fil du récit, à la fois spectaculaires et vains, romanesques et presque immédiatement absorbés par le style impassible d’Echenoz. Ces vies se sont éteintes, dans une indifférence jurant avec le caractère exceptionnel des circonstances de leur mort. Ainsi doit également périr Gérard Fulmard, d’une mort causée par l’extraordinaire enchaînement de circonstances que rapporte le roman : mort décevante dans la mesure où elle marque un nouvel échec du personnage, aussi minable assassin que détective ; mort saisissante car elle nous est donnée à vivre comme une ultime chance pour le personnage d’éprouver la beauté du monde, sous une neige légère, devant le pont Mirabeau, un bateau de plaisance, des goélands et une femme dont il tente de lire le parapluie publicitaire,
mais c’était un peu loin, j’ai renoncé, j’ai fermé les yeux, j’ai senti un flocon se poser sur un de mes sourcils puis il a dû fondre, une goutte d’eau a glissé sur ma tempe. (VGF : 236)
22Le réseau de symboles est aisément perceptible – le personnage renonçant à lire et fermant les yeux au moment où s’achève le récit, le flocon métaphore d’une vie insignifiante s’achevant en même temps – mais cette mort qui coïncide avec l’épuisement du roman, ainsi que la simplicité de ce glissement dans le néant de la page blanche, ont de quoi nous toucher, car nous saisissons à ce moment que le plaisir éprouvé devant les vicissitudes comiques de la Vie de Gérard Fulmard culmine au moment de sa mort, en une insaisissable Schadenfreude.
Un retour au Pharmakos ?
- 23 Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957, p. 42.
23Northrop Frye, s’interrogeant sur la résurgence d’une puissance mythique dans la littérature moderne, postule que, dans l’échelle des modes qu’il élabore, les extrêmes peuvent se rejoindre, dès lors que le personnage ironique et réaliste retrouve les caractéristiques du Pharmakos, bouc-émissaire à la fois innocent et coupable, invitant à une forte implication – dans la mesure où il suscite une forme de scandale moral, ou du moins d’inquiétude axiologique – en même temps qu’il permet une distance soulagée – puisqu’il prend sur lui les souffrances et les peines des autres23. Le retour des personnages dans la littérature blanche contemporaine consiste peut-être simplement à retrouver la puissance émotionnelle et conceptuelle du Pharmakos : un équilibre entre aspirations à la grandeur héroïque et consentement au sacrifice, d’une part, une tension entre l’attachement suscité par l’illusion référentielle et des procédés destinés à maintenir un certain degré de conscience, de l’autre. L’exploration engagée ici demanderait bien sûr à être étendue, à la fois pour en mettre à l’épreuve les conclusions au sein d’un corpus de littérature blanche plus large, et pour la confronter aux procédés mis en œuvre dans les différentes littératures de genre, afin d’établir si les frontières entre ces différents espaces littéraires conservent véritablement leur pertinence : s’il n’est pas envisageable, en un mot, de trouver dans l’étude des littératures de genre de quoi revisiter l’étude de la littérature blanche, comme les écrivains eux-mêmes tendent à revivifier leurs pratiques d’écriture en puisant à une intertextualité plus large ; le personnage constituant peut-être le fil rouge privilégié d’une étude d’ensemble de la littérature contemporaine.
Note de fin
1 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, <Écriture>. L’effet-prétexte (p. 150-168) renvoie aux gratifications libidinales, dont Vincent Jouve estime qu’elles sont nécessairement coupables : il étudie les moyens qu’a la littérature de les innocenter (p. 154), par des “alibis esthétique et culturels” ou par “la structure romanesque”. Il propose trois catégories pour ces désirs, voyeurisme, érotisme/violence, et domination, qui ont en commun de mettre en jeu une forme de puissance acquise par procuration, écartant de ce fait ce que nous appelons plus bas le “plaisir des larmes”.
2 Dominique Rabaté, “Affirmation ou effacement ? Remarques sur le statut du personnage romanesque”, Lendemains, n° 150/151, 2013, p. 37.
3 L’expression de “littérature blanche” renvoie donc à une classification éditoriale, qui correspond à un regard lancé depuis les littératures moins légitimes. L’adjectif “blanc” est employé par contraste avec le “noir” des romans policiers, sans lien avec la notion d’“écriture blanche”.
4 Michel Biron, La conscience du désert, Montréal, Boréal, 2010.
5 Michel Biron, “L’effacement du personnage contemporain : l’exemple de Michel Houellebecq”, Études françaises, vol. 41, n° 1, 2005, p. 41.
6 Dominique Rabaté, “Affirmation ou effacement ?”, art. cit., p. 38.
7 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, J’ai Lu, 2012 [2010].
8 Michel Houellebecq, Soumission, Paris, J’ai Lu, 2016 [2015] (dorénavant : S).
9 Aurélien Bellanger, La théorie de l’information, Paris, Gallimard, 2012.
10 Rita Felski, Uses of Literature, Malden, MA et Oxford, Blackwell, 2008, p. 34-35.
11 Voir Frank Wagner, “D’un retour de flamme pour la fiction romanesque”, Itinéraires, n° 1, 2013, disponible sur <http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/783> (consulté le 01 juin 2021).
12 Jean Echenoz, Ravel, Paris, Minuit, 2006 ; Courir, Paris, Minuit, 2008 ; Des éclairs, Paris, Minuit, 2010.
13 Jean Echenoz, 14, Paris, Minuit, 2012 (dorénavant : 14) ; Vie De Gérard Fulmard, Paris, Minuit, 2020 (dorénavant : VGF).
14 Pierre lemaître, Au revoir là-haut, Paris, Le Livre de Poche, 2015 [2013] (dorénavant : AR).
15 Émilie Pézard, “Enjeux éthiques d’un modèle paradoxal : les admirables scélérats du romantisme”, Fabula / Les colloques, “Le personnage, un modèle à vivre”, 2018, disponible sur <http://www.fabula.org/colloques/document5093.php> (consulté le 01 juin 2021).
16 Son goût des masques, puis des costumes (il meurt en portant des ailes de plumes), peut rappeler le motif du Fantôme de l’Opéra, défiguré et animé d’un esprit de vengeance.
17 Jean-Marie Schaeffer, “La catégorie du romanesque”, dans Gilles Declercq et Michel Murat (dirs), Le romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 291-302.
18 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, <Tel>, p. 166.
19 Dominique Rabaté, “L’individu contemporain et la trame narrative d’une vie”, Studi Francesi, n° 175, 2015, disponible sur <http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/282> (consulté le 17 septembre 2020).
20 Camille Laurens, Celle que vous croyez, Paris, Gallimard, 2016.
21 John Portmann, When Bad Things Happen to other People, New York et Londres, Routledge, 2000.
22 Ibid., p. 109 : “Dans la conception sociale de la Schadenfreude selon Nietzsche, apprécier les infortunes des autres fait de nous leurs débiteurs, puisqu’ils nous ont donné du plaisir. Nous remboursons cette dette en leur offrant nos propres infortunes”. (Notre traduction)
23 Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957, p. 42.
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Référence électronique
Simon Bréan, « Héroïsme contrarié et glorieux échecs », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 23 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/695 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.695
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