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Texte intégral

  • 1 Laurent Jenny, La fin de l'intériorité, Presses Universitaires de France, 2002, <Perspectives littéraires>, p. 158.

1Avec l’après-guerre, “un chapitre de l’histoire littéraire se clôt, dont la prodigieuse inventivité esthétique se sera déployée avec l’ ‘idée’ de figurer la pensée ‘dans notre espace’ ” note Laurent Jenny dans La fin de l’intériorité1. Parmi les domaines délaissés par les tournants politiques puis formalistes de la seconde moitié du xxe siècle, la capacité du roman à représenter la vie psychique, aptitude dont Dorrit Cohn a fait le propre de la fiction et Eric Auerbach l’horizon du roman occidental, s’est-elle amoindrie ? Fait-elle aujourd’hui rebond ? Est-elle l’objet d’une reprise ou d’une transformation ?

  • 2 Nous renvoyons ici aux travaux bien connus de Dominique Viart (voir Dominique Viart et Bruno Verc (...)
  • 3 Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1997, p. 224. Cette charge contre l’herméneutique se lit (...)

2Le retour de la psychologie a assurément été favorisé par un retour plus général du sujet2 dans un mouvement de balancier remettant au centre du projet littéraire non le langage, mais l’humain, comme une inversion de la prédiction foucaldienne à la fin des Mots et les choses. Un double tournant, épistémologique et philosophique, se négocie avec l’émergence des sciences cognitives et l’inflexion éthique de la pensée contemporaine. Le cognitivisme au sens large (de la philosophie de l’esprit aux neurosciences) a placé au centre de l’agenda intellectuel la compréhension à nouveaux frais des mécanismes psychologiques, supposément objectivés par une science libérée de la métaphysique psychanalytique, que les écrivains soient informés de ces champs (Olivia Rosenthal par exemple) ou au contraire qu’ils se détournent explicitement de toute visée herméneutique (“Il n’y a aucune psychologie à supposer sur cette terre. Devenir individuel, c’est désirer, devenir conflictuel, devenir divisible infiniment, sans répit. Devenir de plus en plus déchiré”, proclame Pascal Quignard, pourtant très marqué par la psychanalyse3).

3Par ailleurs, la vie psychique est placée au centre des éthiques contemporaines de la relation et des philosophies de l’art prêtant attention à la transitivité des œuvres contemporaines, en s’attachant notamment à leurs effets psychiques et à leur charge affective. Le roman français contemporain semble autant lu au xxie siècle pour le plaisir qu’il procure que pour les bénéfices cognitifs qu’il promet : même s’il n’est pas forcément pensé comme psychothérapeutique, il participe selon nombre de ses commentateurs d’une entreprise d’éducation à autrui et d’apprentissage de ce que l’on appelle une “théorie de l’esprit” c’est-à-dire un modèle psychologique permettant de reconnaître chez soi ou chez autrui des états mentaux intentionnels ou de s’approprier des formes de sensibilités inattendues. Dans ces projets littéraires, qui incluent des enquêtes sur les psychés pathologiques de fous et de criminels, le travail de documentation dépasse la sidération initiale. Il appelle une entreprise d’élucidation comportementale dans laquelle la part d’analyse – ou du moins de représentation – de la psyché est centrale et fait fi de l’idée d’indicible comme du dogme psychanalytique ayant décrété inaccessibles les motivations profondes du moi.

  • 4 Voir Michèle Touret (dir.), Histoire de la littérature française du xxe siècle, Presses universit (...)

4Mais ce tournant n’est pas pour autant une restauration. Le roman présent semble faire table rase des déterminismes et enregistre ainsi les soupçons wittgensteiniens à l’égard de tout arrière-monde psychique comme les critiques post-phénoménolo­giques de la profondeur. L’usage massif du présent comme mode narratif confirme cette esthétique de l’à-plat dans bien des secteurs du roman contemporain. L’écrivain semble offrir, dans un geste paradoxal, un paysage aplati, diffracté, curieux, mais qui reste spéculatif : l’on aura du mal à y discerner les frontières de la réalité et de ses représentations (c’est le principe de “l’exofiction” de Philippe Vasset), de l’intime et de l’extime, du moi et de l’autre dans une pensée “transpersonnelle” (Bruno Blanckeman4). Car l’ordre des vérités mêlées et suspendues, usant de l’enquête sur autrui pour se comprendre soi et de l’introspection personnelle pour se projeter empathiquement dans autrui, a précisément pour horizon la réappropriation de vérités et de formes de vie psychique particulières.

  • 5 Nous renvoyons ici évidemment à Michel Raimond, La crise du roman. Des lendemains du naturalisme (...)

5La question de l’intériorité s’en trouve profondément transformée. Elle peut se dire comme celle d’une intériorité sans intériorité selon l’analyse que propose ici Frédéric Martin-Achard, sans horizon métaphysique ou métapsychologique. Elle exige de réinterroger et de décrire autrement les manifestations somatiques, l’apparaître corporel, ou même le régime humoral d’une intériorité projetée au dehors. Cette zone d’échanges où les faits concrets résistent aux modèles moraux ou simplement comportementaux, est l’objet du travail d’écrivains aussi variés qu’Olivier Cadiot, Chloé Delaume, Olivia Rosenthal ou Marie Ndiaye, tentés de jouer la surface contre la profondeur. Que l’intentionnalité et l’unicité du sujet deviennent pour ces écrivains, comme pour d’autres, un problème, comme l’avaient déjà démontré à l’heure de la première crise de rationalité du début du siècle dernier les écrivains ayant contesté le naturalisme explicatif5, ne fait que prouver l’intensité des questionnements contemporains, pour qui la mauvaise foi, les comportements déviants, les logiques désirantes, les impasses cognitives continuent de se donner comme des problèmes méritant l’exploration littéraire. Ainsi des questions que Laurent Mauvignier pose à la conscience entravée de meurtriers de circonstance, de celles que Hélène Lenoir impose aux situations d’aliénation mentale, de la fascination distanciée que Régis Jauffret offre en miroir à la perversion, ou encore des manières de revenir sur la question amoureuse chez Camille Laurens.

6Reste à savoir de quelles modalités littéraires procède une telle curiosité, recherchant souvent délibérément l’étrangeté, l’opacité, la mobilité et la pluralité du moi, lorsque ce n’est pas sa monstruosité. Car l’histoire culturelle laisse supposer qu’il existe une forte corrélation entre les représentations sociales internes du sujet et ses expressions littéraires, sans que l’on sache bien d’ailleurs si les formes esthétiques d’une époque enregistrent la visibilité de nouveaux territoires ou si leur attention littéraire entraîne par artialisation l’individu à se connaître autrement et à rééduquer son vocabulaire expressif. À quoi répondent les formules polyphoniques, post-réalistes, “incultes”, dans lesquelles une intériorité contemporaine projetée à l’extérieur d’elle-même cherche à se dire ? Ces écritures paraissent toutes aussi éloignées de la proposition proustienne de psycho-récit que des frémissements de l’âme classique ou des ressassements intérieurs de Nathalie Sarraute. Elles mettent l’accent sur des questions d’autant plus pressantes que le monde numérique tend à se réapproprier les espaces de contemplation et d’introspection traditionnels et qu’une culture de la victimisation propose d’éviter la ressaisie tourmentée propre à la culpabilité judéo-chrétienne, sur laquelle s’était construit le sujet occidental.

  • 6 Voir le chapitre “Le personnage non conflictuel chez Michel Houellebecq” in La conscience du dése (...)

7Fictions de l’intériorité : nous avons voulu que cette formule soit volontairement ambiguë. Car elle peut s’entendre de deux façons : comment les romans d’aujourd’hui nous donnent-ils à saisir l’intimité, sinon le mystère de l’intériorité d’autrui, selon le mode projectif et empathique de la fiction qui permet, Belinda Cannone le rappelle, à l’écrivain comme au lecteur de se mettre à la place d’un autre ? Mais ce titre peut laisser soupçonner que l’intériorité, sans être un mythe ou une imposture, est aussi bien la fiction que chacun se raconte ou s’invente. Proposer cette double entrée, c’est peut-être reconnaître qu’il n’y a pas à choisir entre l’une et l’autre lecture. La fiction d’aujourd’hui aggrave plutôt ce point de tension, là où l’individu problématique de Lukàcs se défait en un sujet sans opposition réelle avec le monde, un individu non conflictuel selon la belle formule que Michel Biron utilise pour caractériser l’univers des romans de Houellebecq6. Sans revenir au modèle de la profondeur cachée, au contenu latent d’une intériorité luttant avec le langage qui le manifeste autant qu’il le trahit, les romanciers de notre temps exacerbent la scène du discord interne, quand le discours intérieur se fait ratiocination, comme le montre Chloé Brendlé chez Marie NDiaye. Ils cherchent de nouvelles voies de négociation entre le sujet et la collectivité, entre le “je” et le “nous”, ramenant par là la dimension politique de la subjectivité au premier plan. On le vérifie avec l’œuvre de Bernard Noël. L’intériorité se rouvre en théâtre à ciel ouvert, dramatisé par un dialogisme entre voix personnelles et discours social, entre les langues qui se heurtent dans des pratiques de l’hétérolinguisme comme chez Lydie Salvayre.

  • 7 Voir son livre : De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 201 (...)

8Nathalie Heinich a décrit le “régime médiatique” où nous vivons et qui impose son exigence tyrannique de visibilité7. Notre âge du narcissisme et de la surexposition individuelle ne périme pas pour autant la vieille notion d’intériorité mais il en transforme les formes de manifestation. Selon les auteurs et les conceptions de l’écriture, le roman peut retrouver sa vocation fondamentale d’exploration de ce qui est séparé et invisible. Dans le sillage de Kundera, il peut même se revendiquer comme un art de la pudeur. Contre l’autofiction (et peut-être dans son reflux), le romancier rappelle l’antériorité éthique d’autrui, l’essence intersubjective de la relation. Mais le repli intérieur, où se tenait le for caché, semble moins riche, moins murmurant que pour les romanciers du premier vingtième siècle. Les voix y sont plus stéréotypiques, plus clairement déterminées socialement. Le propre s’affirme par le croisement original de ces voix communes et il s’y dit plus volontiers par les signes d’un corps ému, corps dont les bouleversements agissent par contagion physique. Nul retour aujourd’hui du roman psychologique : l’étiquette reste infamante pour la plupart des romanciers français.

  • 8 Voir pour Alain Ehrenberg : La fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998 ; et (...)

9Car c’est sans doute la place ou la fonction du secret qui a changé et bouleverse lentement la donne romanesque. L’intériorité n’est plus exactement le refuge secret et privé de ce qui fait une singularité tenue à exprimer sa différence essentielle. La névrose et son mécanisme de refoulement (qu’il faut lever dans la cure, dans l’enfoncement au cœur des arcanes subjectifs) ne règle plus le jeu dramatique de la représentation intérieure. Dépression et structure psychotique semblent devenues les nouveaux paradigmes des maladies du sujet si l’on en croit, selon deux axes très différents, Alain Ehrenberg ou Charles Melman8. L’intériorité tend alors à se figurer plutôt comme une interface mobile, entre surface et profondeur, entre individualité et comportement de masse, entre psyché et épiderme, entre pensée et action, entre normalité et anomie, entre esprit et conscience de soi. Ce qui est intérieur relève moins de la propriété que de la réappropriation. Sylvie Patron nous rappelle opportunément dans l’état des lieux qu’elle dresse de la narratologie actuelle, et qui conclut ce dossier, combien même la traduction du mot anglais “mind” reste stratégique et peut englober des formes de connaissance. L’appréhension littéraire de l’intériorité peut prendre la voie d’une représentation “externaliste” de la vie de l’esprit incluant humeurs, désirs, émotions, sensations comme les “états mentaux latents” des person­nages, nous explique-t-elle, à partir des travaux d’Alan Palmer, qui conteste que les représentations littéraires à la première personne soient nos seuls modes d’accès à l’intériorité.

10C’est donc les formes doublement inattendues de l’intériorité aujourd’hui que cet ensemble d’études et d’entretiens souhaite mesurer, comme un premier jalon pour une enquête évidemment immense : inattendues par les cas psychologiques choisis, inattendues par les optiques narratives utilisées. L’hypothèse que nous y faisons est que le roman reste bien un instrument cognitif privilégié pour explorer ces espaces du sujet qui vient en retour s’y redéfinir, un révélateur des transformations dont nous ne pouvons dessiner la carte exacte tant elle est mouvante, mais dont nous avons essayé de dessiner collectivement lignes de force et présupposés.

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Notes

1 Laurent Jenny, La fin de l'intériorité, Presses Universitaires de France, 2002, <Perspectives littéraires>, p. 158.

2 Nous renvoyons ici aux travaux bien connus de Dominique Viart (voir Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, 2e éd. augm., Bordas, 2008, p. 16 et sqq.).

3 Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1997, p. 224. Cette charge contre l’herméneutique se lit aussi très clairement dans Critique du jugement, Galilée, 2015.

4 Voir Michèle Touret (dir.), Histoire de la littérature française du xxe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2008, t. II, p. 486.

5 Nous renvoyons ici évidemment à Michel Raimond, La crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, José Corti, 1966.

6 Voir le chapitre “Le personnage non conflictuel chez Michel Houellebecq” in La conscience du désert, Boréal, 2010, <Papiers collés>.

7 Voir son livre : De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012, <Bibliothèque des Sciences Humaines>.

8 Voir pour Alain Ehrenberg : La fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998 ; et pour Charles Melman : L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, entretien avec Jean-Pierre Lebrun, Denoël, 2002.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandre Gefen et Dominique Rabaté, « Introduction »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 13 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/6619 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.6619

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Alexandre Gefen

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