Jean-Benoît Puech, Vie du mensonge et vérité du roman
Texte intégral
Jochen Mecke : Merci, cher Jean-Benoît Puech, d’avoir accepté notre invitation à cet entretien dans le cadre de la revue Fixxion. C’est le deuxième entretien que vous accordez à la revue. Le premier, avec Michael Sheringham, portait sur les fictions de soi, tandis que celui-ci sort dans le cadre d’un numéro consacré au mensonge dans la littérature contemporaine. Et quand on regarde l’ensemble de votre œuvre littéraire, on est amené à constater que les histoires de mensonges, de trahisons et d’imposteurs abondent dans vos récits. C’est déjà le cas pour la première œuvre littéraire que vous avez publiée, La bibliothèque d’un amateur, en 1979, chez Gallimard, dans la collection “Le chemin”. Il s’agit d’un recueil de critiques ou plutôt de résumés ou de comptes-rendus de romans fictifs qui auraient été écrits par un lecteur qui s’appelle déjà Jordane et qui aurait vendu une partie de sa bibliothèque dans une vente aux enchères. Dans les comptes rendus, il est souvent question de trahisons, de mensonges, d’impostures ou de plagiats. Mais si ceci est souvent le cas dans la littérature, ce qui est remarquable, c’est que vous placez ces textes mêmes sous le signe du mensonge. Pourquoi cette fascination pour le mensonge ?
Jean-Benoît Puech : Le mensonge dans La bibliothèque d’un amateur ! Mais c’est un sujet de mastère ! Pour ce qui relève du mensonge “intradiégétique”, comme on disait au bon vieux temps de la narratologie, c’est-à-dire le mensonge proféré par un personnage, je m’en tiendrai à une seule nouvelle, “Le second jubilé de la reine Victoria”. Un jeune anglais nommé Francis Mallowan croit qu’on peut créer pour soi seul. Son oncle Sir John, banquier et collectionneur, soutient qu’il n’est d’“œuvre” que publiée. Francis veut lui prouver qu’un grand artiste qui n’expose plus, Peter Waydelin, peint toujours en secret, sans souci de montrer le produit de son art. Il réalise un faux et l’apporte à son oncle en lui disant qu’il l’a volé chez le peintre. Mais l’oncle sait que Waydelin n’a plus d’atelier de longue date et que son neveu ment. Cependant ce double mensonge oral et pictural a permis au jeune homme de créer et d’exposer une œuvre véritable, la sienne. Sir John lui achète sa toile et l’accroche dans son salon. Même pour affirmer qu’il est de l’être sans paraître, Francis a dû payer son dû aux apparences. C’est par un mensonge qu’il a dit sa vérité. Le banquier l’a laissé faire pour mieux l’introduire dans le monde des signes, désigneraient-ils ce qui leur échappe. Je m’en tiendrai à ce raccourci et à cette approximation, ou explication par allusion (point trop illusion d’explication j’espère) car je préfère en venir sans tarder à un autre point de vue qu’on peut dire “pragmatique”.
Chaque chapitre de La bibliothèque se présente comme le résumé d’un roman que j’avais inventé (de nombreux genres son imités, du roman d’aventures au roman psychologique en passant par le roman fantastique). Mais ici je précise que je n’ai jamais voulu faire croire à l’existence réelle de ces livres. On pourrait s’y tromper, car ils sont des imitations très sérieuses de recensions critiques, avec leurs propriétés traditionnelles. Leur style n’est jamais parodique, satirique ou humoristique. Mais je les ai immédiatement désignés comme fictifs par le bandeau de la couverture : “Romans imaginaires”. Il est vrai qu’il est amovible, mais la présence de la fiction initiale, “Ni l’un ni l’autre”, et de la fiction éponyme finale confère à l’ensemble, par contiguïté, un caractère fictionnel. Sans même évoquer le contexte, qui permet lui aussi de vérifier qu’il s’agit bel et bien de fictions (bien qu’à l’époque on n’ait pas encore disposé de Wikipédia). La mystification n’est pas mon propos, qui est une forme du mensonge, même si dans le domaine littéraire on est envers elle d’une indulgence liée à sa valeur esthétique ou ludique, telle que la manifeste bien l’expression “un beau mensonge”. Je chercherais plutôt à démystifier, ou du moins à prévenir contre une croyance qui se fonderait exclusivement sur des caractéristiques formelles. La réalité ne tient pas qu’à une rhétorique ! J’ajoute in extremis que j’avais écrit autrefois, dans La NRF, un long autocommentaire à La bibliothèque d’un amateur, intitulé “Du même auteur”. Presque contemporain de la parution du livre, il a été repris dans Du vivant de l’auteur, chez Champ Vallon. Il voyait surtout dans ces petites paraboles romanesques, si je me souviens bien, la rencontre sans issue d’une vie secrète, souveraine et sereine, sans le moindre souci des signes linguistiques, et du désir lucide de voir le jour, sans lequel l’ombre même perd toute sa fraîcheur. “Sans issue” ? À moins que le livre… Maintenant que j’ai perdu mon goût pour la spéculation, et préfère raconter, je me demande quel songe est le moins mensonger, de la “gloire qui fait être” ou du “devenir imperceptible”.
J.M. : Dans votre deuxième livre, Voyage sentimental (1986), apparaît un passage qui me paraît bien significatif, car il dénonce la description, voire la perception du paysage par le narrateur-personnage comme un cliché ou un stéréotype : “Avant Genève commença la campagne de ma jeunesse. C’était encore une illustration de manuel scolaire. … Tout était en place, bien en évidence, afin d’être nommé, comme s’il s’agissait d’une vieille méthode pour l’apprentissage des langues étrangères : sommets, forêts, prairies, vallées, ravins, lac aménagés … etc.” (p. 70). Est-ce que ces clichés ne constitueraient pas une espèce de “mensonge esthétique”, car la tentative de perception et de description est d’emblée entravée par une expression convenue et stéréotypée qui n’est pas capable de rendre l’impression, qui la falsifie comme une expression mensongère falsifie la véritable opinion de celui qui parle ?
J.-B.P. : J’avais oublié ce passage mais je me souviens d’un autre qui lui ressemble beaucoup, en plus détaillé, dans Jordane revisité, lorsque je raconte qu’au cours d’un séjour au fin fond du Cantal dans la maison de Jordane, après sa mort, je monte en mobylette au restaurant de Mandailles où il avait ses habitudes. Là aussi, le paysage que je traverse, la haute vallée de la rivière dont l’écrivain portait le nom, a l’air d’une illustration de manuel scolaire ou mieux, en trois dimensions, d’un décor pour passionné de maquettisme ferroviaire. Mais je ne crois pas que dans ces deux cas, ou dans beaucoup d’autres, notamment lorsque nous nous retrouvons ma femme et moi sur la terrasse de la maison que nous louons tous les ans, en juin, à Saint-Jacques-des-Blats, avec vue formidable, à nos pieds chaussés pour la randonnée, sur la sœur aînée (ou cadette ?) de la Jordanne, la Cère, et les monts du Cantal, et surtout sur la maquette géante du viaduc où passe chaque jour à 15 h 07, son ressort bien remonté, en coulisse, par un retraité de la SNCF, la micheline rouge et jaune qui va d’Aurillac à Murat, je ne crois pas, dis-je, que mon impression soit celle que vous décrivez avec précision et justesse et qui est fort pénible en effet. Au contraire, j’adore que la réalité ressemble à ces illustrations très naïves et très composées des anciens livres d’école, des recueils de vieilles chansons, des vignettes glissées dans les longues tablettes du chocolat Poulain et que l’on pouvait coller dans des albums géants ! Clichés, chromos, cartes postales colorisées ! Et plus encore, j’adore que la réalité ressemble à ces décors miniatures pour réseau Märklin avec chaumières et châteaux de carton bouilli, tunnels et ponts de fer-blanc ! à ces planches de carton à découper et à monter représentant les Maisons du Monde ! à ces dioramas animés par des machines cachées derrière une toile de fond ou des châssis de coulisse, dans les vitrines des grands magasins, pendant les vacances de Noël ! Tous ces petits paysages à la théâtralité élémentaire ont façonné ma sensibilité (comme disent les biographies), rien ne m’est plus naturel, et c’est la réalité, lorsqu’elle ne leur ressemble pas, lorsqu’elle ne ressemble à rien, la réalité toute nue, obscène, sans le moindre artifice, qui m’a tout l’air d’un décor de film naturaliste, qui me sépare de moi-même, qui altère mes sensations, qui m’accable dans son inauthenticité. Celui qui parle n’a pas de véritable opinion, s’il n’est pas sur la scène d’un castelet de bois coloré, ou de manière plus subtile, dans un théâtre de plein air ! Pas de malentendu. En Suisse, le paysage est le capital par excellence, et il n’est pas de jeu sans enjeu financier. Si je me plaignais, c’est sans doute en ce sens. Mais le fait est que j’oublie ces bassesses lorsque sur les hauteurs je vois des prairies et des vaches à lait qui me semblent peintes sur le flanc d’un tunnel de métal où plongent les rails d’un circuit électrique HO. Ce qui truque le monde, ce ne sont pas les jouets et ce qui les imite dans la réalité, ce sont tout au contraire les slogans quotidiens qui vendent sans répit, dans le plus basique “jargon de l’authentique”, du devenez-vous-même et du moi-renforcé, du refusez-les-marques et du soyez-vrai. Mais vous me direz que je joue moi-même, que je prends ces “clichés” verbaux ou iconiques au second degré et que dans le fond nous restons d’accord pour une critique de la fausse monnaie.
J.M. : Tout à coup, le narrateur interrompt son récit par une métalepse qui rompt avec l’illusion romanesque. Il avoue qu’il n’aime plus ce qu’il avait écrit, principalement parce qu’il considère que le récit a été trop “écrit” et qu’il ne reconnaît plus sa propre voix. Il se reproche également que la contingence initiale de l’aventure avait trop le goût du construit et du “c’était écrit”, du déjà vu et déjà lu. À la suite, le narrateur décide quand-même de poursuivre son récit, mais cette fois-ci à la troisième personne, pour mettre les événements douloureux qu’il raconte à une distance plus grande. Mais il interrompt de nouveau son histoire à la troisième personne pour rompre l’illusion narrative et il avoue qu’il avait menti en ne racontant pas la vraie histoire par peur de devenir trop pathétique ou de ne pas être assez original. Et ici nous lisons la vraie histoire où son amie, qui s’appelle maintenant Dominique, rencontre son père. Et le narrateur se met à raconter la rencontre de manière indirecte, par le biais d’une autre histoire volontairement stéréotypée qui ressemble plutôt à un conte de fées. Le récit se termine sur la fin de la rencontre entre père et fille. Dans un dernier commentaire rajouté à la fin du récit, l’auteur révoque le récit entier tout en avouant qu’il n’a pas pu dire ce qu’il avait voulu exprimer. Est-ce qu’il ne faut pas voir là une recherche de l’authenticité qui s’affirme justement comme telle par la dénonciation de la fausseté et de l’inauthenticité de ce qui précède ? Est-ce que cette propension à la palinodie ne serait pas une manifestation, peut-être malgré elle, de cet impératif catégorique de l’authenticité (Adorno) qui caractérise la modernité littéraire, justement par la négation de celle-ci ?
J.-B.P. : En effet, au milieu du livre, l’auteur ne rejette pas seulement sa fiction pour répondre à une exigence autobiographique (qui l’animait peut-être au départ, mais qui s’était dévoyée), il veut aussi en finir avec une écriture qu’il juge trop écrite, qui manquerait de naturel, qui serait trop chargée de références littéraires, qui serait bel et bien, pour lui, un “mensonge esthétique”. C’est le parti pris de ce que Paulhan nomme la Terreur dans les Lettres. Expérience contre expression, expérience qui ruine l’expression, restitution de la ruine dans la destitution de toute rhétorique. Rêve d’un retour possible à une langue sans littérature, à la voix vive et fraîche d’avant la chute dans les profondeurs de la Bibliothèque, dans l’enfer des intertextes, des métatextes et des médiatextes. Rêve naïf mais tyrannique. Le plus étrange est que l’“auteur”, au cœur de cette troisième partie animée par le désir d’en revenir aux faits dans une langue qui ne ferait pas de phrases, choisit comme adjuvant, dans sa quête de vérité vraie… une nouvelle fiction ! Et qu’elle se révèle on ne peut plus conforme à certains codes narratifs (en deux mots, le roman historique et sentimental). Et qu’elle est infiniment plus conventionnelle que la fiction interrompue un peu plus tôt. Encore un bref pastiche de genre, à moins qu’il ne s’agisse d’un mélancolique ou malicieux autopastiche du livre précédent ! Certes, l’“auteur” cite les originaux de son imitation, évidemment retrouvés dans ses enfantina ; mais il n’en reste pas moins qu’il emprunte encore un chemin de traverse. Je ne me souviens plus si cela lui rappelle que son rêve est un leurre, mais je crois qu’à la fin, et comme délivré par ce dernier détour, il entre ou rentre au port. Il nous met en présence du père de son amie, dans un style peut-être plus sobre que celui de sa prose initiale. La simplicité ne serait pas donnée au départ, mais conquise à l’arrivée. Mais s’agit-il encore de l’“authenticité” qu’il serait trop facile d’atteindre en dénonçant comme fictif ou fictieux, en tout cas fallacieux, un précédent discours ?
J.M. : Est-ce que les deux formes de distanciation que nous rencontrons dans le Voyage, c’est-à-dire la dénonciation volontaire de l’inauthenticité du premier récit par les commentaires du premier narrateur et celui de l’auteur d’une part, et le pastiche affirmatif d’un récit stéréotypé de l’autre, ne seraient pas deux formes différentes d’un même parti pris esthétique qui consiste à dénoncer le mensonge esthétique ? Car tout aussi bien la dénonciation de l’inauthenticité du premier récit et l’utilisation ouverte d’un récit stéréotypé signalent un mensonge esthétique et le suppriment de cette manière en même temps, car tout mensonge qui se signale lui-même n’en est plus un. Est-ce que des réflexions de ce genre ont joué un rôle dans votre palinodie dans Voyage sentimental ?
J.-B.P. : Votre intelligence de ce que j’ai fait est si sensible qu’elle me laisse sans voix ! Mais l’ai-je bien fait ? Bien sûr, des réflexions de ce genre ont joué un rôle pendant ma traversée générique. Mais la présence de Pauline et de Dominique à ma droite et à ma gauche, surtout en descendant du petit car Volkswagen et en avançant, entre les deux, vers l’hippodrome ou vers le Léman aux profonds reflets, ou en gravissant l’escalier de l’Hôtel des Deux Mondes dans une périphérie hallucinée, leur présence réelle (qui n’est pas la présence physique, à moins que le langage soit la chair de nos chairs) m’animait plus sûrement.
J.M. : L’apprentissage du roman (1993) est le premier livre publié au nom de Jordane lui-même, mais de nouveau, il ne s’agit pas d’un texte littéraire au sens propre du terme, d’un roman par exemple, mais d’un journal intime qui porte principalement sur la littérature, principalement sur la relation de Jordane, auteur inventé, avec son modèle, le grand écrivain, également inventé, Delancourt. Le texte remplace donc de nouveau l’œuvre littéraire en tant que telle par une œuvre qui réfléchit sur la littérature, d’un futur écrivain dont nous n’avons encore rien pu lire. Est-ce qu’il ne s’agirait pas là d’un double faux, car ni Jordane ni Delancourt n’existent ?
J.-B.P. : Certains lettrés nous diront que le journal intime, ou plus largement tout texte d’histoire individuelle, n’est pas moins de la littérature qu’un roman, non seulement parce qu’il est écrit par un auteur reconnu par ailleurs, par contiguïté en somme, mais même en fonction de critères internes, qualité du style et portée de la pensée (même remarque pour la correspondance ou les conversations). En ce sens, ce journal est un faux par sa forme, dans la mesure où je n’ai pas seulement changé les noms comme je viens de le dire, mais aussi parce que je l’ai légèrement… toiletté. Vous pointez très justement le fait que les premiers écrits publiés de Jordane ne sont pas constitutivement littéraires, quelle que soit leur qualité (comme chacun sait depuis Fiction et diction de Genette, un sonnet est un objet littéraire, qu’il soit bon ou mauvais) mais seulement littéraires en fonction d’une évaluation qui peut varier selon bien des caractéristiques. Dans ce monde, Jordane n’écrit que de la critique et de la théorie littéraires, dont les spécialistes reconnaissent la valeur, mais il n’est pas encore l’écrivain qu’il deviendra, par exemple l’auteur des nouvelles que Prager publiera par la suite, ou des romans que j’étudierai plus tard. Et ce livre n’est pas seulement un faux parce qu’il donne comme un journal un texte “toiletté”, voire une imitation de journal, même minimale (et l’est-elle quand on pense aussi à la suppression ou à la distribution des répétitions). C’est également un faux parce qu’il a pour objet non plus des personnes réelles, mais des personnages, dont les patronymes ont des connotations différentes de celles des noms authentiques et génèrent même quelques biographèmes imaginaires, et parce que les lieux où ils évoluent ne sont plus les mêmes et exigent parfois des réajustements dans les descriptions. Mais c’est surtout un faux à un autre niveau : parce qu’il imite sérieusement une édition critique dans toutes ses caractéristiques, système de notes, index, etc., et cela jusque dans le paratexte, même la couverture, grâce à la complicité de mon éditeur d’alors, Patrick Beaune de Champ Vallon, sans aucune indication de sa nature fictionnelle. À moins que le nom de Jordane soit déjà devenu un indice, à cause du livre précédent et de son signalement dans celui-ci.
J.M. : Pour Jordane, la communication présuppose de la distance entre les communicants et contient donc la possibilité de mentir. Mais d’autre part, comme il l’explique dans l’entretien suivant à Delancourt, l’œuvre ne saurait exister sans témoin extérieur, c’est-à-dire sans lecteur. C’est pour cette raison que le rêve qu’il caresse d’une écriture pure, autonome et authentique, est paradoxal. Il se trouve dans un dilemme poétologique. Est-ce que ce dilemme est aussi celui de son créateur ? Et est-ce que l’on peut dire que la création de Jordane et de ses écrits en est une tentative de solution dans la mesure où Puech se servirait d’un auteur inconnu (créé par lui), qui ne publie pas, qui ne communique pas, qui reste fidèle à l’authenticité de l’Être sans autre, un diariste “inédiste”, mais que nous découvrons, pourtant, de manière indirecte, grâce à son éditeur ? Jordane éviterait de cette manière le mensonge et l’inauthenticité de ce que Lacan nomme la “poubellication”, mais il existerait malgré tout au grand jour ?
J.-B.P. : Absolument ! Vous avez tout dit ! Je le redis dans l’autre sens. Une pratique très ancienne du journal intime a longtemps entretenu Jordane dans le sentiment d’une proximité naturelle avec sa personne et avec son histoire, qu’il aurait détruite en la partageant. L’écriture quotidienne pour lui seul, à lui seul, en lui-même (le matin de bonne heure), ne se distinguait pas de son monologue intérieur. Les mots n’entamaient pas une présence à soi libre de toute écoute. Il incarnait l’Être sans Autre. Du moins le crut-il longtemps. Nous avons souvent rencontré une telle figure dans les petits romans de sa Bibliothèque, diaristes secrets, enfants silencieux, rêveurs sans récits. L’un de ses avatars est le père de Pauline au fond de son palais camouflé en clinique, ou du moins l’idée que le narrateur du Voyage s’en fait. Et c’est bien sûr Delancourt tel que Jordane l’imagine. Jordane est à l’auteur de L’indiscret (titre antiphrastique), puis à son maître sans maîtrise et qui se passe même d’écrire, ce que son éditeur sera à Jordane.
Pourtant la proximité, l’immédiateté, l’authenticité ne comblent pas notre amateur. L’absence d’interlocuteur s’enfonce parfois si loin dans les profondeurs de la langue qu’il semble disparaître à ses propres yeux. Sa gloire sans témoins s’évanouit peu à peu, pour ainsi dire, avant midi. À quoi bon des vérités invisibles et invérifiables ? L’expression écrite, au crayon de papier, sur des dos d’enveloppes qu’il n’enverra jamais, et qu’il glisse dans la couverture d’un cahier d’écolier dont les pages se sont envolées, ou effacées, ne suffit plus pour que son existence persiste dans son essence (jusqu’à la nuit). L’authentique présence dans l’autonomie, la création imperceptible, l’écriture sans lecteur ne “tiennent” pas sans communication et sans reconnaissance. Sauf que la communication suppose la distance, telle que le référent matériel ou mental de celui qui parle manque à celui qui l’écoute, comme la possibilité d’une vérification immédiate du propos de l’interlocuteur. L’échange vital, ou si l’on veut, le j’ouir de deux parlêtres, ne se fait qu’au prix de l’infidélité, de la trahison, du mensonge introduits par une telle distance. Vous l’avez dit : le dilemme sera dépassé par la création, à côté du Jordane “inédiste”, d’un proche qui le lit et qui nous le fait lire : l’éditeur scientifique qui portera mon nom. Il sacrifie son anonymat pour que Jordane ne mente pas. Bientôt ce dilemme sera dépassé par Jordane lui-même. Nous allons y venir. Jordane lui-même, en réalité, tout comme il sentait depuis longtemps déjà que son journal n’était pas une présence pure privée de ce lecteur venu de l’extérieur que tout langage implique, se sentait fréquemment, face à lui-même, comme un étranger dont il avait du mal à pénétrer les intentions et à comprendre les comportements. La distance était en lui dès qu’il prenait la parole, fut-ce mentalement. Si bien qu’il avait pu se mentir à lui-même. Mais il ira plus loin dans la dénonciation de sa mythologie d’un langage intérieur qui ne ferait pas signe, et il finira, ou il commencera, par la transformation d’un journal “authentique” et privé de public en roman contractuel (imitant un journal).
J.M. : À un moment, Jordane développe, dans une conversation avec Chantal Doublier, une théorie du mensonge littéraire : Tandis que l’autobiographie ou l’histoire se réfèrent à une réalité, et sont donc capables de mentir, le roman en tant que fiction crée sa propre réalité et ne saurait donc mentir. Mais, en même temps, Jordane conçoit l’idée d’un mensonge plus subtil qui serait également possible dans la fiction. Il imagine un romancier qui se réfère par transposition à une réalité concrète d’une manière fausse et pourrait de ce fait également mentir, par transposition d’une réalité inventée. À la lumière de cette théorie, est-ce que nous pourrions considérer l’invention de Jordane comme un mensonge ? Ne pourrions-nous pas dire que la transposition est également susceptible de mentir, car elle prétend rendre compte – de manière indirecte, certes – d’un événement qui s’est déroulé dans la réalité, mais pas exactement de la même manière ?
J.-B.P. : La vérité de la fiction n’est pas vérifiable, comme celle du discours historique, par comparaison avec des référents déterminés, et sa vérité est d’ordre plus général, anthropologique si l’on veut, c’est celle des paraboles. Ou bien elle est de l’ordre de la cohérence, et ne tient qu’à ses échanges internes formels et thématiques, un peu comme un discours scientifique permet d’atteindre le réel par la rigueur de ses concepts et le règlement de leurs relations, plus que par l’observation empirique. En ce sens, l’erreur est possible, mais non point le mensonge. On peut le dire plus simplement : le romancier n’a de comptes à rendre qu’au monde dont il est le créateur. Mais il est des lecteurs qui réduisent le roman à la transposition d’une réalité antérieure, et qui cherchent à ouvrir sur elle, à l’aide d’un trousseau de clés accroché quelque part dans le texte ou le paratexte, les portes de la fiction. Le roman redevient un discours historique, reconstituable au-delà de ses figures, vraies ou fausses. Ils s’empressent de mesurer la part de conformité aux événements qu’ils connaissent, et de s’indigner des infidélités commises par l’auteur, comme s’il s’agissait d’un témoignage. De là les rancœurs et procès que l’on sait. Bien sûr, dès qu’un roman est réduit à n’être qu’une transposition, la réalité revient, et avec elle la possibilité du mensonge. Ce que propose Jordane dans cette conversation, c’est d’imaginer un écrivain qui ne chercherait pas seulement à faire croire à ses personnages, mais aussi à des personnes réelles qui en auraient été les modèles. Il inventerait un monde, mais aussi l’arrière-monde qu’il aurait simplement transposé. À ce niveau, il mentirait en effet, puisqu’il y sortirait de l’espace de la fiction contractuelle. Je trouve cette théorie bien spécieuse, et je ne vois pas en quoi j’aurais procédé de la même manière en créant Jordane. J’ai inventé Jordane, mais je n’ai pas inventé son modèle. À moins que je veuille qu’on m’attribue des caractéristiques de mon personnage qui ne sont pas les miennes en réalité ? Je ne vois pas pourquoi. Cette “théorie” produite dans une conversation avec une Chantal Doublier, me rappelle toutefois un livre qui m’avait épaté. C’est l’histoire d’un jeune écrivain qui table sur le fait que ses lecteurs voient toujours dans un roman une transposition de la vie de l’auteur, pour s’inventer aussi cette vie. Il fait croire, à travers l’existence de son héros, un fils de famille frivole et arrogant, qu’il est le modèle de son personnage, qu’il se cache derrière ce double révélateur, qu’il est lui-même un fils de famille frivole et arrogant. Il s’attribue une psychologie et un statut social imaginaires. Car il n’est en fait qu’un Gatsby littéraire, un déclassé blessé. Dans son roman, il ne ment pas, mais dans l’invention de son auteur, il ment. Il s’agit de Portrait de classe, de Tobias Wolff.
J.M. : Selon une autre théorie évoquée par Jordane dans L’apprentissage, la parole serait mensongère et l’écriture serait désintéressée et donc plus autonome et moins mensongère. Mais ensuite, il renverse la relation et maintenant, la parole serait moins maîtrisée et donc plus authentique, tandis que l’écriture serait plus maîtrisée et donc plus capable de mentir. Qu’en pensez-vous aujourd’hui ? Est-ce que cette problématique joue encore un rôle pour vous et pour votre projet littéraire ?
J.-B.P. : Que de théories chez le jeune Jordane ! Et que de renversements ! L’apprentissage du roman met en effet en scène un renversement (de l’illusion d’une vérité immédiate de l’intimité, notamment du journal, voire de la conversation, à la vérité propre aux fictions contractuelles, objets sociaux ludiques, et pourtant d’une portée… anthropologique), nous l’avons abordé et je suppose que nous allons y revenir. Aujourd’hui encore il me semble juste, alors que celui-ci est très discutable. On dirait que, pour Jordane, le mensonge est lié à l’intérêt et à la maîtrise, et la vérité ou l’“authenticité” à la spontanéité et à l’indépendance (par rapport, je suppose, à l’interlocution, à la vie sociale). On peut mentir pour le seul plaisir, en toute liberté, et dire la vérité par pur intérêt, ou sous la contrainte évidemment. De bons orateurs ont une parfaite maîtrise de l’improvisation et bien des auteurs écrivent sans réfléchir. Et caetera ! Non, je ne comprends pas. Jordane a-t-il jamais été aussi naïf ? Aussi authentiquement naïf ? À moins que cette opposition entre parole et écriture, avec renversement anti-logocentrique, témoigne de l’influence de ses manuel scolaires, le Foucault-Derrida ou le Lagarde-et-Lyotard ?
J.M. : Jordane se rend compte qu’il a projeté ses propres problématiques sur Delancourt. Il pense qu’il s’agissait là d’un mensonge à soi. Il se rend compte qu’il a fait du silence du maître une manifestation littéraire de non-écriture, alors que celui-ci serait dû à un fait de la vie privée qui n’a rien à voir avec la littérature. Est-ce que ce mensonge à soi était nécessaire à Jordane pour écrire ? Est-ce qu’il ne s’agirait pas là d’une espèce de mensonge littéraire qui serait analogue au mensonge vital de Nietzsche ? Si le mensonge vital permet de vivre, le mensonge littéraire permettrait-il d’écrire ?
J.-B.P. : Avant le revirement auquel nous allons revenir, Jordane opposa donc l’écriture du journal intime et celle des œuvres conçues pour la publication et pour le commerce, serait-ce au meilleur sens. Il crut que la première était plus authentique que les secondes, surtout lorsqu’elles prônaient la résistance au Système social (Debord), linguistique (Guyotat), médical ou religieux (Artaud). Mais il opposa même, plus radicalement, le silence littéraire à la réalisation de livres, voire au désir de faire signe, oralement ou par écrit. Ses arguments sont remarquablement développés dans deux essais parus quelques années plus tard : L’adieu à la littérature, de William Marx, et Les écrivains contre l’écriture, de Laurent Nunez. Ils proposent des explications à la dévalorisation de l’art du verbe, sinon de la parole tout entière, dans la première moitié du vingtième siècle. Ce qui nous importe ici, c’est qu’après avoir admiré les chefs-d’œuvre de Pierre-Alain Delancourt, Jordane fut encore plus fasciné par son abandon de toute activité littéraire. Il y vit le passage à l’acte de ce que l’écrivain affirmait dans ses livres : le dégoût du mensonge inhérent au discours, même dans ses plus hautes ambitions. Racine, Rimbaud, Valéry, Genet, mais surtout des mouvements acéphales, plus radicaux bien sûr que le surréalisme, dada et l’agraphisme. Cette interprétation fit l’objet de leurs conversations pendant plus de dix ans, durant lesquels l’écrivain avait cessé d’écrire. Mais Jordane ne voyait pas à quel point il projetait sur son ami ses propres préoccupations. Il faisait de Pierre-Alain un Grand Renonçant (comme disent les bouddhistes, dans de hauts monastères de l’Himalaya, ou dans l’humble retraite d’une banlieue de béton, d’un pavillon de province, d’un manoir berrichon) qui s’était opéré vivant de la poésie comme d’une malédiction. Delancourt se serait libéré du boulet que l’Institution rive à la cheville des forçats du verbe. Il aurait atteint la sagesse sereine qui ne fait pas de phrases. Le grantécrivain n’invalida cette hypothèse que très tardivement, à l’occasion d’une conversation publique, comme si la présence d’auditeurs inconnus l’aidait à échapper à l’interprétation mythomaniaque de son jeune ami. Il lui rappela que son vœu de silence n’avait de cause intime qu’un malheur sans commune mesure avec ses lectures les plus perspicaces, voire les plus sensibles, de ses livres polyphoniques, palinodiques, stéréophoniques, et de ses lèvres closes. Mais le fait est que ce Delancourt fantasmatique avait inspiré de nombreux personnages des fictions de Jordane, de “Vampires dans un miroir” à “Un lecteur averti” en passant par “Cachemire véritable” et “Service secret”. “Mieux vaut une erreur fructueuse qu’une vérité stérile”, disait un érudit qui servit de modèle à Proust pour son Bergotte. Et que serait l’auteur de la Recherche s’il n’avait vu que Anatole France dans Anatole France, ou que Montesquiou dans Montesquiou ? Quant à Don Quichotte, il sait parfaitement qu’il se trompe à propos de sa Dulcinée, et qu’il a besoin de ce mensonge à soi pour devenir une œuvre de Cervantès, de Borges et de chaque lecteur, qu’il soit bon ou mauvais.
J.M. : Est-ce que l’on ne pourrait pas dire que ce mythe du silence cher aux romantiques de l’écriture n’est pas simplement un mythe, mais aussi une mystification ?
J.-B.P. : Bien sûr que c’est un mythe, mais un mythe fructueux ne vaut-il pas mieux qu’une démystification stérile ? Le silence est bien ce “grand subterfuge” dénoncé par Blanchot (qui s’y entendait en fait de romantisme, surtout allemand), mais l’idolâtrie des années structuralistes à l’égard du langage, grand pourvoyeur de conscience et/ou d’inconscient qui nous assigne “à la vie à la mort”, n’est pas moins déraisonnable, et comme telle, également passionnante. Mystification, comme tout ce que l’on veut croire intact du travail de l’engendrement.
J.M. : À la fin de son journal, Jordane récuse l’idée selon laquelle le journal intime écrit par un non-écrivain serait plus vrai, plus authentique et plus autonome car il ne s’agirait pas là de la recherche de la séduction et des effets de style. Faut-il voir là un revirement complet, une révocation des idées que Jordane défendait au début de son contact avec Delancourt ? Quand Jordane affirme vers la fin de L’apprentissage “Plus je pense au public, plus je suis sincère” (p. 238) ne s’agit-il pas là d’un revirement complet ?
J.-B.P. : Voilà le revirement annoncé précédemment. Comme vous avez pu le remarquer, je peine un peu à reprendre contact avec les relations de ma jeunesse, les auteurs et les personnages de La bibliothèque, puis le sauvage et sage supposé Delancourt, serviteur récalcitrant mais toujours stylé à la cour du prince Sébastien du Bottin, puis le chercheur un peu fou auquel j’ai attribué ma thèse, Jean-Charles Mornay, m’inspirant cette fois de Raymond Queneau et de ses Enfants du limon, mèzalorla, ce revirement, je m’en souviens comme si c’était hier ! A dire vrai, je m’en souviens d’autant plus que j’ai relu hier ou avant-hier, dans la correspondance de Jordane éditée par Michel Lhéritier (in Benjamin Jordane, Une vie littéraire, Champ Vallon, 2008), une lettre de notre homme à un certain Laîné. Voici le texte ! Page 286. Il s’agit en fait d’une lettre ouverte que j’avais publiée en revue, adressée à Philippe Lejeune, grand défenseur de l’autobiographique, mais peu importe. Jordane s’en prend sur un ton acéré, je n’ose dire acerbe, à la conception que le théoricien se fait du journal intime et du diariste de base : selon le professeur Laîné, rien ne serait plus authentique, sincère et fiable, que les confidences immédiates du graphomane lambda, aux antipodes des écrits d’un écrivain professionnel, voué à toutes les compromissions de style et de pensée pour surpasser les concurrents impitoyables et séduire le public innocent, ignorant et crédule. Or, écrit Jordane, “Depuis quelques années, j’ai lu moi aussi (allusion perfide à l’essai de Lejeune) quelques journaux intimes : celui d’un adolescent en quête d’un père culturel, celui d’un jeune homme hypocondriaque et ambitieux ; celui d’un veuf coupable mais plus tard séduit et abandonné, devenant celle qu’il a perdue […]. Or ces déballages sont le plus souvent confus, maladroits, ressassants, extrêmement et sereinement insincères, parfois même, j’ose le mot, littéraires au pire sens. Leur intimité est spontanément stéréotypée, dans la forme comme dans le contenu”. Le lecteur a-t-il compris que Jordane décrit ici son journal personnel à différentes périodes de sa vie ? Et qu’il se prépare au revirement qui clôt son apprentissage et l’ouvre à la carrière des Lettres ? Vous voyez que j’ose le mot de “carrière”, honni de la belle âme démagogique, voire populiste, du suppôt des journaleux, le fraternel ennemi, le professeur Laîné ! Jordane oppose alors à ces manuscrits “factices et fastidieux” le travail des écrivains au-delà du métier, qui sacrifient leur vie secrète à la littérature. Eux seuls, paradoxalement, apprennent à éviter ses vrais pièges et ses faux prestiges, “eux seuls n’écrivent pas”. L’éditeur de la lettre y va d’une note en bas de page pour nous mettre sur la voie de la conversion jordanesque à la fiction : “C’est un diariste impénitent qui s’adresse ce prêche pour mieux se détacher de sa propre illusion”. Moins illusoire serait ce que j’ai appelé la fiction contractuelle, grâce à certain colloque de Maxime Decout. Je préfère ce concept à celui de “feintise ludique”, notamment pour l’accent qu’il met sur le contrat. “On entre en littérature, poursuit Jordane, dans la nécessité du commerce, non avec son double imaginaire, mais avec des tiers réels : on entreprend, on négocie, on échange et on change”. On ne sort pas de la culture convenue par la base, mais par les sommets. Il cite de grands noms (et pourtant ni Kafka, ni Green, ni Tolstoï, c’est étrange) : “Les voilà, les modèles pour remanier nos journaux, et peut-être en faire les romans dont ils sont de fabuleux brouillons”. Le Vrai, conclut dans cette pseudo-lettre l’apprenti romancier, n’est pas dans le rapport qui reproduit à l’identique, jour après jour, les mensonges nécessaires à l’être trop humain, il ne se manifeste, à son gré, que dans le devenir d’une fiction partagée. À ce moment, pour Jordane, le revirement consiste à passer de la fabulation immédiate au roman réflexif.
J.M. : Est-ce que la naissance de Jordane ne serait pas le résultat de ses deux idées contradictoires, c’est-à-dire du silence, œuvre encore littéraire, comble de l’art, Verbe en puissance, et de la nécessité de la parole, de la communication et donc de la publication ? Car elle permettrait à Jean-Benoît Puech de garder le silence (en son nom) tout en lui permettant de publier une œuvre au nom de quelqu’un d’autre ?
J.-B.P. : Oui. C’est tout à fait cela. Encore que je ne garde pas tout à fait le silence, j’édite, je commente ! Mais je ne me fais entendre, dans le concert littéraire, que comme le mince filet d’un hautbois, pour accompagner Jordane. À lui le violon, le démon, la fiction. Je ne suis que le gardien du Tombeau toujours futur, comme dirait Valéry témoin de Mallarmé (quelle comparaison ! l’auteur de Monsieur Teste et celui d’Igitur ! mais se comparer aide la modestie à devenir moins fausse).
J.M. : Dans Présence de Jordane (2002), Jean-Benoît Puech révèle qu’il a créé Jordane et qu’il s’agit d’une supposition d’auteur. Néanmoins, il se plaît à écrire une esquisse biographique de celui-ci. En fait, dans L’apprentissage le mensonge romantique de la pureté de l’œuvre non-écrite se trouve remplacé par une vérité romanesque de l’impureté littéraire incontournable. Reste donc la littérature impure, mais vraie ... qui est un faux ?
J.-B.P. : Absolument. Comme dirait Girard. Mais la littérature, qui compose avec la littérature ou la bibliothèque, avec la maison d’édition et même avec les marchands de livres qui ont pris la place de Sainte-Beuve, celle de Du Bos ou celle de Jacques Benner (mais oui, Brenner ! et combien reste-t-il de modestes libraires ?), n’est pas un faux. Ou du moins, la littérature qui m’attirait, du temps de Jordane, n’est un faux que le temps de sa désignation comme tel, ne trompe que pour détromper, pour neutraliser la formidable et fascinante puissance de la simulation et la gravité morale, historique, politique de sa dissimulation. Elle va le plus loin possible dans l’imitation, mais c’est pour construire un original. Elle ne table pas sur le vrai convenu comme le fait le vrai faux. Bref, elle n’est pas un vrai faux !
J.M. Avec Jordane revisité (2004), le cycle Jordane atteint un nouveau stade, car vous recevez la lettre anonyme d’un lecteur qui attire votre attention sur une erreur commise par vous dans votre biographie de Jordane dans le livre précédent. Mais l’information dont vous disposiez provenait pourtant d’une indication de l’intéressé lui-même. Comment vous est venue l’idée de cette recherche biographique ? Est-ce qu’elle vient du hasard d’une incohérence des indications bibliographiques dans des articles précédents sur la biographie de Jordane ou est-ce qu’elle a d’autres origines ? Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de ces mensonges biographiques de Jordane ? Quelle en a été la fonction pour vous ?
J.-B.P. : Je n’ai pas prémédité ce livre. J’ai été comme contraint de l’écrire. Lors d’une séance de débat suivi d’une signature, dans ma librairie préférée d’Orléans, une lectrice m’a effectivement fait remarquer une petite erreur dans ma biographie de Jordane, au sujet de son frère, qui n’était pas son aîné mais son cadet. En tant que psychanalyste, elle devait être particulièrement attentive à ces questions. Personne d’autre ne s’en était aperçu, à commencer par moi. Cette forme de lapsus ou d’acte manqué n’a pas étonné. Mais il me fallait me ressaisir, maîtriser cette erreur, et comment faire autrement qu’en y revenant dans un nouveau livre et en trouvant une explication ? J’ai alors imaginé que j’avais simplement reproduit une information que Jordane lui-même m’avait donnée à son sujet, et qu’il m’avait donc trompé. Puis le soupçon m’est venu qu’il m’avait peut-être fait d’autres mensonges à son propos. Et j’ai décidé d’entreprendre une enquête pour vérifier ses dires, comme un véritable biographe. Il me faudrait aussi, bien sûr, comprendre pourquoi, en marge de ses fictions, leur auteur avait cru bon de s’inventer une vie dont elles se seraient inspirées. Comme nous l’avons déjà dit à propos d’une conversation que j’avais eue avec Chantal Doublier, et que vous aviez relevée, un auteur peut vouloir faire croire, au-delà ou en deçà de ses fictions, à la vie qu’il aurait eue et qui les aurait inspirées. Peut-être même peut-il s’attacher à cette vie imaginaire autant qu’à celle qu’il insuffle à ses créatures ? On connaît des exemples de tels mythomanes ou fabulateurs inoffensifs, inspirant une indulgence amusée, parfois même admirative, plus que la réprobation, dans l’histoire de la littérature, de Cendrars à Gary en passant par Chateaubriand-et-Malraux, pour ne citer que des Français, encore que je ne connaisse pas de cas plus fascinant que celui du génial écrivain populaire allemand, Karl May, le Tartarin de Dresde. Dans ce domaine du roman d’aventures, je ne peux pas non plus ne pas citer l’Italien Emilio Salgari, qui ne s’est pas contenté d’inventer le fameux pirate indonésien Sandokan, mais s’est attribué des exploits aussi rocambolesques.
J.M. : Les mensonges de Jordane font évidemment penser à la fameuse thèse de Platon dans La république selon laquelle les poètes sont des menteurs, mais ici il s’agit tout de même d’un mensonge particulier qui concerne toute une biographie et que Jordane a eu soin de soutenir par des pièces qui servent comme des preuves pour consolider ses inventions biographiques. Ne pourrait-on pas penser que nous sommes confrontés ici à une mise en abyme, car en réalité Jordane ne fait rien d’autre que vous-même qui avez également inventé la biographie d’un auteur supposé ?
J.-B.P. : Je viens de donner quelques exemples d’écrivains mythomanes ou fabulateurs, mais à la réflexion, je me demande en effet s’il ne s’agit pas plutôt de fieffés menteurs, du moins pour ceux d’entre eux qui élaborent très consciemment leurs mensonges dans l’intention de tromper leur lecteur. La frontière est imprécise entre ceux que leurs mensonges manipulent, si l’on peut dire, et qui y croient comme des enfants, qui “s’y croient” dirait-on vulgairement, tel Cendrars selon son ami T’Serstevens, et ceux qui les maîtrisent avec une obstination que l’on peut dans certains cas considérer comme coupable. Maxime Decout nous dirait ce qu’il en est d’un Gary. Je savais que Karl May s’était mis en scène dans la plupart de ses romans d’aventure en Amérique du Nord et au Moyen-Orient, mais lors d’un de mes séjours à Heidelberg j’ai appris qu’il avait développé, c’est le cas de le dire, tout un système de documents photographiques, qui accréditaient son invention d’une vie aventureuse d’explorateur et de grand chasseur, qu’il prononçait des conférences sur ses voyages supposés, et qu’il avait aménagé et décoré sa demeure de Radebeul, dans la banlieue de Dresde, pour donner à son merveilleux mensonge les trois dimensions de la réalité, avec trophées, costumes flambant neuf ou polis par l’usage et carabines Henry. Jordane n’en était pas là dans la création fallacieuse ! Il ne prévoyait pas le formidable commerce de produits dérivés que la propension à la fabulation du créateur de Winnetou allait mettre en place au fil des années, mais j’ai imaginé qu’il avait bel et bien acquis chez des antiquaires de nombreux objets de vitrine qui étaient autant de fausses preuves de ses assertions, lors de nos rencontres, au sujet de la famille qu’il s’était inventées.
Vous voyez très justement une mise en abyme dans mon attribution au Tartarin d’Étampes des petits travaux préliminaires, documentation et repérages, auxquels je m’emploie comme tout romancier, mais je vous rappelle qu’il faut bien distinguer mon “roman de Jordane”, qui comme son nom l’indique, est une feintise ludique ou une fiction contractuelle, par laquelle l’auteur ne cherche qu’à suspendre-sans-la suspendre l’incrédulité du lecteur, son partenaire de jeu, son véritable complice, des inventions de mon personnage, par lesquelles il voulait m’en faire accroire, franchement ou subtilement me tromper, moi son meilleur ami ! J’admets que ses mensonges n’étaient pas bien méchants, ni si nombreux, puisqu’ils ne concernaient que sa position dans sa fratrie, le grade de son père, officier d’artillerie, et le nombre d’hectares de la propriété de ses grands-parents entre Étampes et Méréville (précisément là où Cendrars vécut un temps dans une grange et croisa Cingria à bicyclette).
J.M. : Ou est-ce que votre idée n’était pas justement le contraire, c’est-à-dire d’étayer la réalité de votre auteur en construisant autour de lui une controverse sur sa vie, ce qui augmenterait la ressemblance avec la biographie de vrais auteurs ? Est-ce que la dénonciation de la version jordanienne de la biographie ne serait pas un moyen de présenter le premier mensonge biographique, à savoir, l’invention de Puech, comme une vérité ?
J.-B.P. : Construire une controverse sur la vie du personnage, c’est en effet la rendre paradoxalement plus vraisemblable. On se souvient de l’âpre polémique soulevée par une biographie approximative du cher Georges Perec, qui a finalement augmenté sa vraie vie. Hélas, il n’était plus là pour sourire. En revanche, Nabokov était là pour se plaindre de la biographie d’Andrew Field, et accréditer celle de Brian Boyd. Quant aux biographies d’affabulateurs ou de faussaires de leur propre vie, plus elles sont revues et corrigées, plus elles sont convaincantes. Là comme partout, l’authenticité n’est pas au départ, mais à l’arrivée, à moins qu’elle ne soit dans la course, inépuisable, à la biographie définitive. Mais j’insiste, mon invention n’est pas de l’ordre du vrai faux : la série de mes livres au sujet de Jordane s’inscrit d’entrée de jeu sous le signe du jeu, du roman, du partage de la fiction sans déséquilibre des avantages, des bénéfices ou du profit que seul recherche le mensonge. Il ne faut pas confondre les plaisantes hâbleries du Tartarin de Tarascon, les émouvants arrangements du Gatsby de Long Island, les fanfaronnades tragiques du René Leys de Pékin, les subtiles mais timides retouches du Jordane de votre serviteur, mensonges qui n’abusent que des victimes de papier (d’ailleurs consentantes, si ce n’est provocantes) et qui sont mis en abyme par leurs créateurs dans des cadres romanesques révélateurs mais innocents, avec les forgeries à même la vie du formidable réalisateur Eric von Stroheim à Hollywood, ou de son bouleversant compatriote Joseph Roth. Nous sommes également requis par les coupables et par les non coupables, nous avons nos préférences, mais nous faisons la différence. Jordane est un menteur, mais pas moi!
J.M. : Dans votre rapport de recherche, vous formulez des hypothèses sur les motifs des mensonges de Jordane. Quand on regarde de plus près, on constate qu’ils se rapportent surtout à son père, dont il veut améliorer le statut social (il s’avère que celui-ci n’est pas un officier supérieur de l’armée française, mais un simple employé municipal), mais beaucoup moins à sa propre personne. Mais pour quels motifs a-t-il jugé bon de donner un statut social supérieur à son père ?
J.-B.P. : Oui, les mensonges de Jordane concernent surtout son créateur… biologique. Vous savez bien que ses parents étaient de milieux très différents socialement, qu’il était le produit d’une mésalliance, et que sa famille maternelle, des bourgeois aisés, des parisiens parvenus, aux enfants bien élevés pour lesquels il était “le méchant cousin” à l’intelligence trop critique, méprisait son père qui était de condition plus modeste (comme ils disent) et ne s’en cachait pas forcément, bien qu’il ait maîtrisé souvent mieux que ses maîtres les codes du Social. J’ai dit souvent que pour Jordane, c’était “la lutte des classes à la maison”, ce qui ne vaut que de ce point de vue social, à peine du point de vue culturel, et pas du tout du point de vue religieux, car ses parents étaient l’un comme l’autre des catholiques fervents, qui avaient fait un mariage d’amour. Le capitaine Jordane était sorti de sa condition grâce à l’armée toutefois, qui a toujours été un ascenseur social pour certains milieux, car il avait été effectivement militaire de carrière. Mais son fils Benjamin en faisait un proche du général de Lattre pendant la campagne d’Allemagne, en Forêt Noire puis sur les rives printanières du Bodensee en 1945, à son État-Major de Bad Schachen précisément, puis un haut responsable de la collaboration culturelle franco-allemande à Baden-Baden en 1946-1947, fondateur de l’École de Rote Lache où il aurait même invité Heidegger devant de vigoureux garçons dénazifiés, en culottes de cuir ou en battle dress, ce qui n’avait jamais été le cas que dans son imagination, stimulée par les récits de mon propre paternel, si je puis me permettre cette métalepse avec un lecteur aguerri tel que vous ! Les violences symboliques ne blessent pas seulement les pauvres écoliers des collèges techniques, elles s’exercent aussi aux dépens des petits bourgeois admis dans les Lycées huppés par la République, et même les gosses de riches à l’École des Roches, car on est toujours le prolo ou le plouc d’un minable qui a eu plus de chance, ou plus de capital. Ce qui m’a toujours surpris chez Jordane, c’est qu’il préférait provoquer la révolte en jouant au fils-à-papa frivole et désinvolte, arrogant, dédaigneux, ce qu’il n’était pas, que se révolter sans complexes contre cette peu noble engeance. Encore un effet, je suppose, de sa bâtardise sociale, qui l’empêcha de prendre parti… jusqu’à ce que je lui fasse la leçon, moi qui ne suis pas comme lui.
J.M. : Au cours de vos recherches il apparaît que Jordane est même allé jusqu’à acheter, dans des magasins spécialisés, des “pièces à conviction” pour donner des preuves de son histoire, comme par exemple, ce revolver Lüger qui était, soi-disant, dans la possession de son père, et que tout cela a été inventé. Ne s’agit-il pas d’une mise en abyme anticipatrice de ce que vous ferez vous-même dans Jordane et son temps en produisant des pièces à conviction qui sont également des faux ?
J.-B.P. : Le Lüger est l’arme dont le nom ressemble le plus à Lügner, qui veut dire “menteur” en allemand. Mais soyons sérieux. Pour le reste, cette fois encore, vous avez vu juste. J’anticipais, sans le savoir, l’exposition Jordane et son catalogue. Sauf que tous ces “faux” ne le sont qu’exportés dans le monde de Jordane, alors qu’ils sont vrais dans le mien (à quelques exceptions près : ses actes de naissance et de décès notamment !). Ils ont un très étrange statut ontologique, que je vous laisse le soin de décrire. J’ai attribué à Jordane, outre quelques souvenirs mentaux, tous ces souvenirs matériels de mon enfance et de mon adolescence, que j’ai retrouvés dans la maison de mes parents, à Orléans, lorsque quelques années après le décès de ma mère, nous sommes venus d’Olivet nous y installer, mon épouse et moi. Pour tout vous dire, j’en avais aussi conservé dans ma chambre où je revenais régulièrement.
J.M. : Dans Jordane revisité, vous affirmez que vous faites bien la différence entre fiction et mensonge. Mais cette distinction se fait à l’intérieur d’une fiction sur la vérité de la vie de Jordane qui est un auteur fictif. La fiction n’aurait-elle pas justement besoin de sa différence avec la réalité pour se constituer comme telle ? Mais on peut aussi inverser la relation : la réalité n’aurait-elle pas besoin de la fiction pour s’affirmer comme telle ? Et est-ce que vous ne vous servez pas des mensonges de Jordane pour affirmer la réalité de votre recherche biographique ?
J.-B.P. : C’est dans la réalité que je fais la différence entre le mensonge (qui table sur notre croyance dans cette réalité, qui veut être cru de la même façon que nous croyons en elle, mais qui nous trompe sur elle) et la fiction (qui ne nous demande pas de croire en elle, mais de retrouver éventuellement, grâce à elle, nos quatre vérités au fin fond de nous-mêmes). “Je suis un homme qui croit que le monde extérieur existe !” disait Gautier, maître du travestissement. Et je suis un homme qui croit à la réalité. Mais je crois aussi que la puissance du mensonge est beaucoup plus grande qu’on ne le pense, et qu’il faut le débusquer dans ses retranchements au cœur du vraisemblable le plus convaincant. Bien sûr, plus je fais de Jordane un menteur avéré, plus je me donne les moyens de le démentir, et par là de faire croire plus fortement à sa biographie réelle, telle que j’en rétablirais le contenu par ma recherche — comme de faire croire à cette recherche dans le même mouvement. Cependant je ne me livre jamais à de tels ces renversements dans la vie quotidienne. C’est dans la fiction, ou peut-être plutôt par des fictions (je ne sais comment dire, tout cela se fait instinctivement) que je montre comment les protocoles de production de la réalité et d’établissement de la vérité les plus subtils peuvent s’imiter, et comment s’en méfier. S’en méfier non seulement lorsqu’ils sont simplement rhétoriques, mais même lorsqu’ils produisent des preuves matérielles, tangibles, identifiables, qui peuvent toujours être des faux. Inlassablement, il faut reprendre l’enquête, en se compromettant, en la remaniant, et écrivant d’autres livres et en corrigeant d’autres entretiens.
J.M. : Mais le narrateur se rend compte que les mensonges de Jordane, les histoires empruntées avec lesquelles il racontait sa propre vie et les citations qu’il volait dans des fictions, étaient des sortes de transpositions, des détours pour dire le plus intime. Est-ce que l’esthétique de la transposition ne serait pas ce mensonge qui dit une vérité qui ne pourrait se dire autrement ?
J.-B.P. : Bien sûr. Je vais vous donner un exemple. Je viens grâce à vous de relire une nouvelle de Présence de Jordane, ce qui ne m’était pas arrivé depuis au moins une quinzaine d’années, car je ne suis pas masochiste. Eh bien j’ai été surpris de sa tenue figurez-vous, je le dis avec et sans vanité, et surtout du fait que ce pastiche des romans de Curwood qui ont enchanté mon enfance est aussi une transposition d’un épisode de ma vie d’adulte et de ce qui s’en est suivi dans l’ordre (ou le désordre) sentimental et intellectuel. Sans ce pastiche d’un genre très approprié, il me semble, et sans ce transfert sur les traîneaux à chiens de trappeurs farouches et de squaws infidèles, qui a favorisé des glissements inattendus vers les miroirs scintillants de la Baie James, je n’aurais pas pu dire tout ce que j’ai retrouvé absolument intact sur leurs rives gelées. C’est la même histoire que celle de La préparation du mariage, à des décennies de distance, des milliers de kilomètres plus tard, mais la transposition permet de moins se cacher que dans des confessions, sans être aussi indiscret. Puis revenant à Jordane revisité, je trouve dans son dernier chapitre cette phrase qui va tout à fait dans votre sens : “Je m’efforce toujours de faire de la fiction un moyen au service de l’autobiographie” (p. 153).
J.M. : En fait, vous formulez le soupçon que Jordane, en mentant sur son passé, avait également eu soin de signaler ses mensonges en même temps. Il utiliserait des mensonges grossiers qui se signalent comme des mensonges et se révèleraient comme tels, ce qui fait que le mensonge est supprimé. Est-ce qu’il ne s’agit pas là de la poétique de la fiction au second degré, car elle révèle son propre mensonge pour le supprimer de cette manière en même temps, étant donné que tout mensonge qui s’annonce comme tel, n’en est plus un ?
J.-B.P. : Oui. C’est exactement ça. Peu à peu, je crois qu’il avait senti que je préfèrerais la puissance de son imagination, et qu’il me la révèle, au pouvoir que lui conféraient ses mensonges inavoués. C’était choisir la fiction partagée, généreuse, amusante, contre le couple intéressé mensonge-réalité. C’était comprendre aussi que mon amitié ne s’embarrassait pas des considérations qui l’avaient complexé dans son enfance, à la Haute-Porte, chez ses grands-parents, entre ses cousines et ses cousins au naturel condescendant. Mais ses mensonges n’étaient pas plus grossiers que les indices par lesquels il les désamorçait, ils se devaient au contraire d’être très fins, à peine perceptibles. La fiction ne s’annonçait pas, dans son comportement, par des critères internes, comme c’est le cas dans le récit fantastique, ou dans le pastiche satirique, mais par une sorte de discret paratexte factuel.
J.M. : Dans Jordane revisité, nous sommes confrontés à un autre type de mensonge qui, cette fois-ci concerne l’écriture ou bien la dimension esthétique du texte. En fait, la description des personnages que le narrateur rencontre pour établir la vérité sur Jordane utilise des clichés et des stéréotypes. Prenons Philippe Leveneur comme exemple, un éleveur de chevaux rencontré par Puech, et qui est effectivement habillé comme un éleveur typique et se trouve être doté des traits typiques d’un éleveur (pipe, cheminé, labrador, etc.). Le cliché sert ici de mensonge esthétique, mais un mensonge qui se signale lui-même. Est-ce que le narrateur veut mettre le lecteur en garde contre le convenu de son récit ? Est-ce qu’il veut le mettre en garde contre la suspension volontaire de son incrédulité ?
J.-B.P. : Je désire en effet bien montrer au lecteur que l’essentiel n’est pas dans les personnages, que l’enjeu n’est pas dans le réalisme de leur évocation, qu’ils peuvent aussi bien devenir de petites figurines de carton ou des chromos convenus. D’ailleurs dès la vie même, ne sommes-nous pas souvent de tels stéréotypes ? Mais qui ne signifient pas grand-chose. Ici, l’enjeu réside dans ce que ces représentations représentent. Dans leur emplacement sur la scène du drame. Du rôle qu’elles y jouent comme autant d’éléments dans la représentation. La fiction se signale elle-même pour montrer qu’elle n’est qu’un instrument au service de la vérité. Mais cette vérité n’est pas dans la profondeur des analyses psychologiques, sociales, historiques… elle est dans l’étendue des réseaux signifiants qui se font et se défont au fil de la recherche.
J.M. : Après c’est au tour d’Yves Savigny de livrer une nouvelle version de la biographie de Jordane dans Une biographie autorisée (2010). En fait, Savigny n’écrit-il pas plutôt le roman de la vie de Jordane au lieu d’écrire sa “véritable” biographie, et ne pourrait-on pas dire que cette version romancée de la vie de Jordane correspond au cliché ou au mythe de l’écrivain et serait par conséquent un mensonge esthétique ? Quel a été le motif pour vous, de mettre la biographie deux fois entre guillemets, de marquer doublement son inauthenticité, tout aussi bien quant au contenu qu’à la forme ?
J.-B.P. : Certes, la biographie de Savigny est romancée, mais dans un sens bien particulier. Il ne s’agit pas de lui conférer un statut romanesque en fonction de son contenu, car elle n’invente rien. Sa nature romanesque est purement formelle : elle emprunte au roman certaines techniques de narration qui sont exclues du récit historique, par exemple la focalisation interne, et elle se soucie un peu de son style. C’est tout ! Par ailleurs, je viens de le dire, je n’ai pas vu dans cette biographie une illustration du “mythe de l’écrivain”, tout au plus une accumulation de traits caractéristiques d’une époque —celle des Trente Glorieuses — qui n’est pas propre à la vie d’artiste, à sa trame et à ses drames en kit, costumes, masques et maisons sur mesure, bref, à ses caractéristiques convenues, magnifiées voire mythifiées. Donc si j’y reconnais une intention esthétique, en revanche je n’y perçois pas le moindre mensonge de la part de Savigny. Et s’il signale une ou deux falsifications factuelles de la part de son héros, c’est pour les banaliser. Non, décidément, je ne perçois pas d’inauthenticité dans le recours d’une biographie aux formes du roman. Tout monologue intérieur de Jordane est fondé sur des documents objectifs, journal et correspondance. Qu’il soit mieux tourné que ses propos intimes n’a rien des tours et détours d’un menteur. Ils ont été tenus. Naturellement, à la fin, je révèle une inauthenticité incontestable de cette biographie, en tant qu’elle serait celle de Jordane, puisqu’il n’existe pas. Mais si elle était un essai pour écrire la mienne, le fait qu’elle soit attribuée à un autre, moi qui ai passé toute ma vie à ne pas me résoudre à mon identité, en altèrerait-il l’authenticité ?
J.M. : En fait, la biographie de Savigny n’est pas aussi conventionnelle qu’elle en a l’air, car il commet volontairement quelques infractions au code générique en utilisant par exemple une focalisation interne qui lui permet, comme dans un roman, de présenter les pensées intimes de Jordane. Nous sommes confrontés à un jeu avec les perspectives et les focalisations contradictoires que nous rencontrons également dans le cadre des romans de Jean Echenoz par exemple. Est-ce qu’il s’agit, pour vous, d’une rupture de l’illusion biographique qui révèlerait justement le mensonge de la biographie conventionnelle où l’auteur feint de se tenir strictement à l’extérieur ou bien voyez-vous ce jeu avec les focalisations plutôt comme relevant d’une esthétique ludique ?
J.-B.P. : Le jeu avec les focalisations contradictoires, réactualisé avec un talent admirable par Jean Echenoz, est vieux comme le monde. La biographie positiviste, qui est une forme du discours historique lorsqu’il a prétendu à la scientificité pour s’imposer d’une autre manière que la Tradition, n’est pas plus conventionnelle que la biographie romancée et ses focalisations (ou sa mimésis dialogique, pour prendre un autre exemple d’importation formelle proscrite par les savants). Oui, je ne fais que jouer avec toutes ces formes, mais l’esthétique ludique reste un instrument littéraire dans la poursuite d’une psychanalyse, ou d’une sociologie, et même d’une physiologie qui m’importent autrement, et qui ne sont pas de la littérature. Ma parole ! Quelle dénégation !
J.M. : Avec Le roman d’un lecteur (2013), vous reprenez la conception de la Bibliothèque d’un amateur. Dans votre postface, vous opérez une distinction entre le jeu (de théâtre) et le mensonge, qui selon votre formule, reprend la définition de l’hypocrisie par La Rochefoucauld. “Le mensonge dites-vous, est un hommage que le discours rend à la vérité : ni lui ni elle ne se dénonce en s’énonçant. On ne joue pour de bon qu’au théâtre, ou en mentionnant bien, sur la première page du livre qu’on publie, qu’il s’agit d’un roman.” Or, ne pourrait-on pas penser que la création d’un auteur fictif qui apparaît pour de bon sur la couverture de vrais livres réels relève également d’un mensonge qui rend hommage à la vérité ? Quelle est la différence entre le mensonge et la création d’un auteur fictif, que l’on accompagne de tout un univers avec des livres, des critiques, des sociétés d’amis et des catalogues d’exposition ? Est-ce qu’il s’agit d’une “fiction invisible”, un peu à la manière du “théâtre invisible” d’Agusto Boal ?
J.-B.P. : La création d’un personnage d’auteur n’est un mensonge que s’il n’est pas présenté comme ce qu’il est : une fiction. Certes, je fais en sorte que mon personnage soit le plus vraisemblable possible, donc qu’il apparaisse sérieusement non seulement dans le texte, mais aussi dans le paratexte en deux dimensions : couvertures, photographies, ou en trois : expositions à Paris puis à Dijon. Au théâtre, le personnage a même un corps. Rien n’est plus fascinant que le corps de l’acteur lorsqu’il en incarne un autre. Je prêterai peut-être un corps à Benjamin, un jour ou l’autre. Je lui ai déjà prêté l’image d’un corps, puisque j’ai publié des portraits de lui. Mais l’image n’est pas le corps. Sauf que le corps n’est pas le corps non plus, sur la scène en tout cas. Et dans la vie, Grand Dieu, quel menteur ! Mais je le redis, je tiens à présenter mon personnage comme une fiction. Plus l’imitation est parfaite, plus sa désignation comme telle entraîne la réflexion recherchée. Je cherche l’indice le plus infime et le plus puissant à la fois, qui soit le moindre signe de l’imitation. Le mot “roman” est trop visible. J’ai mis en place divers substituts, internes et externes. Finalement, l’indice est peut-être mon nom propre lui-même, entier ou dispersé dans l’ensemble. Il serait synonyme de fictif. En aucun cas je ne voudrais créer une mystification qui dure au-delà du temps de sa réception. Ce serait un manque de cette politesse qui est l’essence du roman. Ce genre, dont on dit parfois qu’il défie toute règle, fait la police de l’imagination, qui est une menace pour la vie sociale dès qu’elle redevient tromperie, trahison, mensonge originel.
J.M. : Votre postface porte un titre clair dont le lecteur n’appréciera l’ambiguïté que plus tard. Car le titre “Adieu, roman !” peut se référer au Roman d’un lecteur que nous venons de lire et en même temps à la profession de foi poétique du narrateur qui fait ses adieux au roman qu’il se croit, ou du moins qu’il se dit, incapable d’écrire. Pourquoi cette postface, qui relativise voire rabaisse les récits précédents à des manifestations de l’incapacité d’écrire un roman ?
J.-B.P. : Mais ils en sont bel et bien ! Ce n’est pas une coquetterie, c’est une “poétique”, en effet, qui essaie tout de même de montrer que la littérature ne se réduit pas au roman, ou même que l’aveu de l’incapacité d’en poursuivre un sur des milliers de pages peut à sa manière devenir romanesque. J’ai eu d’autres modèles que Les Thibault tant aimés dans mon adolescence ! Les Fictions de Borges et La bibliothèque de Jordane ! Et la déploration est un genre comme un autre, qui peut légèrement rehausser la défaite ! Voir les Grecs.
J.M. : Est-ce qu’il ne s’agit pas là d’une tentative d’obtenir une authenticité esthétique grâce à un autre type de l’écriture transparente ou de la transparence de l’écriture qui révèle les conditions d’écriture, les capacités et les limites de son auteur ? Et cela à un autre niveau narratif que celle que Roland Barthes a relevé chez Camus dans Le degré zéro de l’écriture ?
J.-B.P. : Oui. C’est exactement cela. Vous dites d’une autre façon ce que je viens d’essayer de dire. Cette notion de transparence rend très bien compte de mon intention (car pour une fois, j’en avais une). D’autres ont parlé de “ligne claire”, pourquoi pas ? Pour désigner des choses plus tarabiscotées !
J.M. : Mais tandis que l’écriture de degré zéro existentialiste se rendait transparente pour exposer l’épaisseur de l’existence, chez vous, il s’agit d’exposer une autre épaisseur qui se cache derrière, l’épaisseur d’une existence réelle et individuelle de l’auteur ?
J.-B.P. : Je ne serais pas mécontent que la démarche un peu systématique des premiers livres, qu’elle fût concertée ou non (elle ne l’était pas, mais qui me croira), devienne plus existentielle ! Mais vous voyez, l’existence ne précède pas l’essence, comme disait un fameux mystificateur : elle n’apparaît qu’avec le Temps.
J.M. : En 2017 vous poursuivez l’immersion de Jordane dans la réalité en publiant Jordane et son temps (2017), le catalogue d’une exposition sur Jordane. Ce catalogue fait référence à des objets divers ayant appartenu à Jordane, mêlés à de courts extraits de sa biographie. Il décrit des livres de sa bibliothèque, mais il présente aussi des photographies de sa montre, de ses jouets d’enfant, et même de son petit théâtre portable. Il contient des extraits de lettres et de cartes postales de ses parents et de ses amis. Est-ce que cela représente pour vous un pas plus loin dans l’immersion de Jordane dans la réalité, tout en créant un véritable simulacre qui – à la différence d’une simple représentation – se substitue à la réalité ou bien devient une réalité lui-même ? Contrairement aux mots qui sont, selon la typologie proposée par le sémioticien Charles Sanders Peirce, des signes symboliques, où la relation entre signe et objet est arbitraire, la photographie est un signe iconique où l’objet et le signe se ressemblent. Ceci a des conséquences pour le mensonge, car il est évidemment beaucoup plus facile de mentir avec des mots qu’avec des photographies ou des films. Est-ce que le choix de photographies ne correspond pas, pour vous, à une tentative d’ancrer davantage le personnage de Jordane dans la réalité ? À lui conférer une véritable existence dont les photos sont à la fois la trace, le témoignage fidèle et la preuve ?
J.-B.P. : Dans cet art toujours plus pointu de la vraisemblance, la photographie est un adjuvant précieux. Il m’a servi dès le cahier iconographique de Benjamin Jordane, une vie littéraire. J’ai de la chance que mes éditeurs, Patrick Beaune et Paul-Otchakovsky-Laurens, aient accepté cette intrusion du roman-photo (“vulgaire littérature de consommation” ! dirait le professeur Adorno) dans le Texte d’avant-garde (“littérature de recherche sophistiquée”, dirait le professeur Prager). Je me sers naturellement de cette fameuse propriété de la photographie : témoigner que “cela a été”. D’ailleurs cela a effectivement été. Sauf que j’ai changé les noms. Mais au fond, changer les noms ne change rien, si l’histoire reste la même, et sa morale. Certains objets sont des souvenirs personnels, pas seulement de l’enfance et de l’adolescence, bien qu’elles aient ma préférence parce que la conscience y était plus résistante que dans la jeunesse à tout asservie. D’autres sont des faux, en effet, que j’ai réalisés avec l’aide d’un artiste dans le genre, dont je dois taire le nom ! J’ai tout attribué à mon vicaire, BJ. Faux actes de naissance et de décès, faux manuscrits et entre les deux, faux livres et montages photographiques. Mais ces faux sont dénoncés simultanément, nous allons y revenir, encore une fois, dans un instant.
J.M. : On rencontre des erreurs dans les photographies. Par exemple, une photo montre un texte que Benjamin a écrit à l’école, mais nous voyons clairement la signature de “Jean-Benoît”. Vous procédez même par la production de véritables falsifications de documents, quand vous photographiez l’acte de naissance de Jordane. Est-ce que, par-là, vous vouliez signaler au lecteur qu’il s’agit d’un faux, un peu comme l’avait fait Jordane en signalant ouvertement la falsification de sa biographie ?
J.-B.P. : Les faux documents sont vraiment indécidables. Mais juste à côté d’eux, en effet, et ce n’est pas par erreur, au contraire, j’ai déposé méticuleusement des indices de fictionnalité. Vous en avez repéré un, que je souhaitais plus discret. Il y en a d’autres ! Cherchez bien ! Revoyez par exemple le n° 187. Par là, je voulais signaler au lecteur qu’il s’agissait d’un mensonge, tout à fait comme l’avait fait Jordane en me signalant ouvertement la falsification de sa biographie.
J.M. : En plus, nous assistons à un mélange entre fiction et réalité, car vous attribuez à Jordane des œuvres que Jean-Benoît Puech a publiées en son propre nom. Cependant, tandis que ce procédé peut encore s’expliquer par la nécessité de créer un monde fictif cohérent, ce qui est plus problématique, c’est que Jean-Benoît Puech figure aussi dans les entrées du catalogue sous son vrai nom comme auteur de textes critiques et littéraires et que des auteurs comme Louis-René des Forêts y figurent à leurs vrais noms et en même temps à leurs noms fictifs, comme par exemple, Pierre-Alain Delancourt. Dans vos livres, ceci est le même cas pour Gérard Genette, Roland Barthes ou Michel Foucault. Et il y a même une photo où vous figurez en même temps que Jordane. Pourquoi ce mélange entre noms fictifs et noms réels ?
J.-B.P. : Il est bien naturel que je me trouve sur des photographies à côté de Benjamin puisque dans la fiction, nous sommes censés avoir été amis. La première de ces photos se trouve dans le cahier iconographique de Benjamin Jordane, une vie littéraire, et la deuxième est le n° 265 du cahier de Jordane et son temps. Quant à la présence, dans les index, de Louis-René des Forêts et de Pierre-Alain Delancourt à leurs noms respectifs, elle n’est pas là pour déstabiliser la cohérence. Elle est là pour faire croire que le deuxième n’est pas seulement une transposition du premier, et lui conférer une existence propre, au même niveau diégétique. C’est en effet le cas pour plusieurs autres personnages, notamment Blanchot, presque à côté de Blot. Dans la fiction, il importe que les personnages aient une place de même importance que celle des personnes réelles. Mais dans la réalité, ce ne seraient que d’amusantes métalepses auxquelles à votre place, je n’accorderais aucun crédit. Ou seulement pour rire, le temps de revoir l’aimable Rose pourpre du Caire ou de relire le génial Tlön, Uqbar, Orbis tertius.
J.M. : Vous venez de publier La préparation du mariage (2021). Pourriez-vous nous dire ce que ce roman représente pour vous ? Est-ce qu’il s’agit là du fameux roman réaliste dont vous avez avoué rêver dans le Roman d’un lecteur ?
J.-B.P. : Ce n’est pas un roman, ce sont des souvenirs. C’est la suite d’un petit récit qui me tient particulièrement à cœur, que j’ai publié il y a trois ans à compte d’auteur et hors commerce, Une adolescence en Touraine. Comme son titre l’indique, il raconte mon adolescence à Chinon, près de Tours, où j’étais en pension chez un oncle, de septembre 1962 à juin 1963, l’hiver où la Vienne a été gelée de la source à l’embouchure. La Vienne ! La Source ! La Bouche ! Je raconte des événements dont je me suis souvent inspiré dans mes livres, dès le premier. La préparation du mariage est aussi intime, mais en voyant le volume qu’il prenait, j’ai compris que je ne pourrais pas me charger moi-même de la publication comme je l’avais fait pour L’adolescence. J’ai changé les noms. Dickens m’a conseillé de donner le tout comme “Souvenirs intimes de Clément Coupèges”. Je veux dire de changer aussi le nom de l’auteur. Je l’ai envoyé à POL qui m’a proposé de le publier. Mais en le relisant, j’ai été saisi de scrupules divers et j’ai tout annulé. J’étais très abattu. Puis j’ai censuré plus d’une trentaine de pages, j’ai écrit à l’éditeur une rétractation de ma rétractation et il a accepté cette nouvelle version. À aucun moment je n’ai considéré ce texte comme un roman, comme la construction d’un monde autonome, avec son architecture et son évolution propres, des significations qui ne dépendent que de relations internes, où l’imagination du contenu, et surtout de la forme, l’emportent peu à peu sur le matériau brut. Je n’ai fait que raconter en m’aidant de mon journal intime. Mais cela m’a permis de constater qu’il y avait une sorte de logique, de plan, et même de sens, dès la vie elle-même. Je n’ai fait cette fois que la recopier. En relisant le livre, c’est-à-dire cent ans après la rédaction (puisque le livre est pour son auteur un accélérateur temporel, une mise à distance redoutable mais efficace) il m’est apparu qu’il y avait même une sorte d’équilibre de l’ensemble, ou du moins de rétablissement régulier des fréquents déséquilibres, aussi bien au niveau psychologique que formel ! Évidemment, dans un rapport autobiographique, se pose la question du mensonge possible. Eh bien dans ces 500 pages, si mensonge il y a, en vérité je vous le dis, ce n’est que par omission. Ou plus exactement, par une autocensure dont je me félicite. Que de tergiversations ! Mais tout est bien qui finit bien !
J.M. : Quand vous parlez, dans un chapitre qui se trouve au centre du livre et qui s’intitule “Parenthèse”, de la façon dont le narrateur autobiographique essaie de composer avec des événements pénibles en comparant son histoire avec d’autres personnes qui ont vécu quelque chose de justement comparable, on croit comprendre que l’imagination et l’écriture ont, pour vous, un effet thérapeutique. Est-ce que vous pensez que la littérature peut avoir cette fonction psychologique pour l’auteur et le lecteur ?
J.-B.P. : Oui, je le pense, et c’est bien pourquoi j’ai écrit ces souvenirs. Leurs transpositions antérieures m’avaient déjà apaisé, mais il faut croire que ce n’était pas suffisant puisque cette fois je voulais tout raconter au premier degré, comme j’avais fait dans Une adolescence en Touraine. De plus, plusieurs lecteurs et lectrices de ce petit livre m’en avaient parlé d’une telle façon qu’il me semblait que je devais continuer dans cette voie nouvelle. Oui, pour moi, la lecture a un tel effet thérapeutique. Albertine disparue m’a beaucoup apporté pendant un deuil très pénible. Je n’avais plus d’autre interlocuteur que le Narrateur, au fond. Et tant d’autres romans m’ont aidé, dans des circonstances presque aussi pénibles. Non seulement Kafka, mais des auteurs mineurs ou très inattendus. Et je pourrais citer aussi de nombreux essais qui m’ont soutenu de la même façon, par exemple les livres de Marthe Robert et de Michel de M’Uzan, que j’ai rencontrés plusieurs fois lorsque j’allais chez leurs voisins, les Lambrichs. Sans parler de Freud, de ses idolâtres et de ses détracteurs (Nabokov toujours) ! Je précise que cet effet n’est pas seulement de l’ordre d’un dialogue avec l’auteur, même inconnu mais plus vivant que bien des proches, et dont je sens l’écoute attentive et bienveillante de mes élucubrations à travers les siennes. L’effet est aussi d’un ordre supérieur, qui est, par la lecture, l’entrée dans la communauté des lecteurs de ces livres, une sorte de communion dans l’inconnu. C’est parler avec eux, comme avec vous, qui m’apprend à m’exprimer un peu moins maladroitement. Sans tout ce monde je ne suis que mensonges.
J.M. : Le chapitre où vous expliquez le principe de votre poétique de la transposition suit immédiatement le chapitre qui raconte les déboires du héros à la recherche de la ressemblance. Malgré la critique du narrateur à l’égard de son héros, est-ce que vous ne pensez pas que les deux attitudes se basent sur le même principe de l’équivalence et que le personnage de Clément, dans la vie, ne fait rien d’autre que le narrateur Coupèges dans l’écriture de son roman, ou vous-même dans vos fictions (ou celles attribuées à Jordane), à savoir chercher, grâce à l’imagination, des similitudes entre des personnages et des événements, des lieux et des temps — ces fameux scénarios — pour revivre, dans une autre forme, le vécu ?
J.-B.P. : Le chapitre dont vous parlez n’est pas par hasard le chapitre central d’un livre qui se présente, par ailleurs, comme plus narratif qu’analytique. Mais cette question est la plus difficile de toutes celles que vous m’avez posées dans cet entretien, et je vous demande de me pardonner si je n’y réponds pas tout de suite. Je n’avais pas pensé à cette équivalence, à cette ressemblance-là. Comme dit Sophie à la fin du livre : “Il faut que je réfléchisse”. J’entends d’ici Jordane, Prager, Savigny et les autres qui ricanent dans les coulisses : “Cette fois, il lui a rivé son clou !”. Quels auditeurs impitoyables !
J.M. : L’attribution d’une œuvre à un écrivain fictif ou bien la création d’un livre-hommage et d’un catalogue d’exposition avec des photos etc., ne relèvent-ils pas du mensonge ? Car il ne s’agit plus d’une fiction purement littéraire, mais de l’affirmation d’une existence réelle avec un nom, une œuvre, une biographie et des témoignages.
J.-B.P. : … “que tout revienne à l’Autre”. Il faut un démenti minimal mais puissant pour neutraliser le pouvoir du mensonge. Souvenez-vous de vos leçons de jiu-jib-su (ou jitsu ?) : on apprend autant les passes qu’à ne pas s’en servir. Quant à ne pas se tromper soi-même, cela dépend des entretiens avec cet autre que j’ai dit, et qui n’aide à dire vrai que dans la mesure où il n’est pas un double, un simple semblable. Le public en est un autre avatar.
J.M. : Est-ce que cette création non seulement d’un écrivain fictif mais de tout ce qui fait aujourd’hui partie de la fonction d’écrivain constitue une critique de la notion de l’écrivain, une démonstration du fonctionnement du discours d’écrivain ou même du discours littéraire avec tous ses composants ?
J.-B.P. : C’était mon idée de chercheur au C.N.R.S, mais je vous rappelle que c’étaient aussi, pour le chercheur au J. B. P., des moyens d’expression, de communication, voire de création de sa petite personne dont il doutait trop (et qu’il aimait trop) en dehors des mots.
J.M. : Est-ce que la supposition d’auteur ne serait pas une troisième voie entre “la terreur” d’une théorie qui prône la mort de l’auteur d’une part et la terreur concrète que peut exercer parfois “le retour de l’auteur” d’autre part, par exemple dans une autofiction pratiquant le vol (ou bien parfois même un viol de l’intimité et) de la vie des autres ?
J.-B.P. C’est bien de cela qu’il s’agit. Plus terrifiante encore que la “mort de l’auteur” à la Barthes, qui n’excluait pas le lecteur, même désincarné, et que les “biographèmes” ne tardèrent pas à amender, avec la souplesse papelarde du grand théoricien supposé mais subtil, dont la passion primordiale était “la peur” et qui sentait le vent tourner (je suis injuste, il devenait tout simplement plus courageux), planait dans les hauteurs de l’espace littéraire la théorie blanchotesque et funeste de la disparition de l’auteur, de la disparition du lecteur, et même de la disparition de l’œuvre, et même de la Littérature, de la disparition de tout sauf de ses livres chez Gallimard et de son nom sur leur couverture. Et puis plus terre-à-terre patrouillaient les partisans de la productivité-dite-texte ou du procès-sans-sujet. Bref ! Le spectre blanc et le sceptre rouge. Pour vivre encore heureux, les meilleurs vivaient cachés (pensez à Henri Thomas dans ses îles, à André Dhôtel sur le plateau de Mazagran, à Bruno Gay-Lussac déjà nommé, à tant d’autres exilés des années Tel Quel). À la Libération, dans les années 1970, l’édition pressentit et encouragea le retour du Moi et celui de son monde, sur lequel il allait fondre comme un rapace. “Je t’ai pris ta boue et j’en ai fait de l’or”, répondaient aux plaignants les prédateurs de haut vol (de vie), hors d’atteinte en vertu de l’Indépendance de l’art. Terrifiants tout autant, en effet, peut-être davantage ! Il fallait filer sur une troisième autoroute, pour autant qu’on désire une place au soleil. Mais qui n’en voulait pas ? Qu’il s’avance et qu’il parle ! Il suffit qu’il le dise pour qu’il soit grillé.
J.M. : Ceci nous amène à une dimension de votre œuvre que nous n’avons pas encore évoquée. Cette dimension apparaît peut-être encore davantage quand nous comparons votre approche avec celle de l’autofiction. Dans les deux cas, il s’agit de l’écriture de soi, mais tandis que l’autofiction indique tous les détails de la vie réelle avec tous les personnages “en clair” y compris les noms et les vies des personnes qui entourent l’auteur, vous choisissez un procédé diamétralement opposé, car vous transposez tous les éléments, à savoir, les personnages, les événements, l’époque et les lieux. L’exemple montre que la conception esthétique d’une œuvre comporte également une dimension éthique. Est-ce que vous avez été conscient de cette dimension quand vous avez commencé la création de Jordane et de son monde ?
J.-B.P. : Les textes dans lesquels je me mets en scène comme ami et éditeur de Jordane sont bien des autofictions, mais que je dirai minimales, car j’ai changé tous les autres noms, de personnes et même de lieux, pour attenter le moins possible à la vie privée des modèles éventuels. Pour Jordane revisité, qui est l’une de ces fictions où je joue un rôle, j’ai réécrit un chapitre après qu’une amie impliquée, et peut-être compromise, à qui je l’avais donné à lire, m’en a fait la demande. Pour la première version de mon témoignage sur Louis-René des Forêts, que je lui avais fait lire en manuscrit et qui lui avait déplu, j’ai tout recommencé pour en faire un “roman”, d’où le titre définitif : L’apprentissage du roman. Louis-René des Forêts, roman, en revanche, n’est pas une fiction, j’ai rétabli les noms, mais entre-temps Louis-René n’était plus hostile à la publication sans modifications, je l’ai dit. La préparation du mariage raconte sans les détours habituels mes souvenirs de 1974 à 1994. Mais comme je ne pouvais consulter tous les modèles, j’ai changé les noms et surtout retiré une trentaine de pages qui me semblaient trop intimes, sinon préjudiciables, à trois personnes dont je parle forcément : je l’ai dit aussi.
Lorsque mes autres récits ne sont pas d’imagination pure, mais d’inspiration autobiographique, je prends un grand plaisir à transposer le plus possible, dans l’espace et dans le temps. Dans la plupart des cas, l’imagination reprend peu à peu le dessus et je vois s’animer sous mes yeux un film inattendu, c’est épatant ! Nous voilà projetés chez des réducteurs de tête dans la Forêt vierge de Nouvelle-Calédonie, ou dans une base secrète de néo-nazis sous l’Antarctique, ou chez les vampires de Kaltipa au temps de Dracula ! Pas de procès en perspective. L’idée que des proches, ou même de moins proches, pourraient se reconnaître dans ce que je fais me paralyse. La fiction, je l’ai dit, est pour moi une forme de politesse. Elle est faite pour servir les rapports sociaux, non pour les dégrader. Comme vous voyez, je suis béatifiable, d’autant plus que je connais le Mal !
J.M. : Nous retrouvons la même problématique dans l’interprétation que donne Jordane à la retraite de Pierre-Alain Delancourt. Car Jordane croit que Delancourt a une conception pure de la Littérature qui l’aurait incité à se retirer de la littérature comme communication et comme marché littéraire. Ainsi le silence, la parole muette serait l’expression la plus parfaite, par la négation de la communication, de l’idée d’absolu littéraire. Or, comme Jordane n’a encore rien écrit, il ne pourrait pratiquer l’écriture du silence, car chez lui, ce silence-là ne ferait pas signe. Il conçoit donc l’idée de créer un écrivain. Est-ce que la même chose ne vaudrait pas pour vous ? Entre les deux extrêmes d’une littérature absolue et authentique d’une part et une littérature commerciale et inauthentique de l’autre, entre le silence et le bavardage, la création d’un écrivain à qui on délègue l’écriture ne serait-elle pas une solution qui permettrait à la fois de garder et rompre le silence, une poétique de la déconstruction du silence et du bavardage ?
J.-B.P. : Oui. C’est exactement cela. Mais à la fin de sa vie, au cours d’un séjour à Lisbonne, Jordane inventait encore un écrivain. Voyez le numéro 279 du Catalogue. Vincent Vallières n’aurait publié que des romans populaires, des pavés pour les plages, tachés de crèmes grasses aux odeurs exotiques, des best-sellers aux couvertures coruscantes (bref, cette littérature de consommation que le professeur Adorno, ou notre auteur imaginaire, dans son adolescence mallarméenne, paulvaléryenne et blanchochotienne, destinait au pilon), mais au cœur desquels il aurait dissimulé, à l’aide d’un code secret, les récits les plus purs de la prose du monde. Encore un apologue ! Vallières était sorti par l’intérieur des signes, il avait retourné comme un gant le commerce, et la lettre volée, ou l’Être dévoilé, reposait gentiment au milieu des factures. Si l’on sait déchiffrer un tel code secret, on se moque pas mal du marché littéraire.
J.M. : Quand on regarde votre création du monde de Jordane, elle est complète. Il contient des textes littéraires, des critiques, des correspondances, des sociétés d’amis de l’écrivain, des catalogues d’exposition etc. Cependant il manque une seule chose : Jordane n’a jamais donné d’entretien. Est-ce que nous pouvons considérer que maintenant, c’est fait ?
J.-B.P. : Je vais me contredire et vous répondre OUI !
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Benoît Puech et Jochen Mecke, « Jean-Benoît Puech, Vie du mensonge et vérité du roman », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 15 juin 2021, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/379 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.379
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