Le gai savoir de Mathias Énard
Résumés
Cet article analyse la manière dont Mathias Énard manie l’humour et l’érudition dans Le banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs, une œuvre où le rire se conjugue avec une réflexion profonde sur l’existence et la connaissance. En s’inspirant du concept de “gai savoir” de Nietzsche, l’étude montre comment ce roman d’Énard constitue un hommage contemporain à la sagesse joyeuse.
Texte intégral
- 1 Dominique Viart, Wolfgang Asholt, “L’oeuvre de Mathias Énard, les Incultes et le roman contempora (...)
- 2 Grand entretien avec Mathias Énard lors du Festival Le livre à Metz, 2021. Disponible sur : <http (...)
- 3 Alain Vaillant, La civilisation du rire, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 52.
1Reconnu pour sa grande érudition et pour le choix récurrent qu’il fait du thème de la guerre (La perfection du tir (2003), Zone (2008), Tout sera oublié (2013), Prendre refuge (2018), Déserter (2023)), Mathias Énard n’en manque pas moins de se faire remarquer pour le comique qui caractérise certains de ses écrits : un humour sardonique et grivois donne en effet le ton à son Bréviaire des artificiers (2007), une tendre dérision à l’égard de son personnage anime Rue des voleurs (2012), un regard caricatural est jeté sur la figure de l’universitaire dans Boussole (2015). Or le texte le plus marquant dans ce domaine, celui qui semble placer le rire au centre du projet romanesque, est sans contredit son Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs (2020), qui reprend les formes du rire déjà expérimentées dans ses œuvres précédentes, dans un récit polymorphe dont la prémisse est l’étude ethnologique de la campagne française. Ce roman nous porte à nous demander à quel type de rire spécifique nous convie Mathias Énard. Car certes comique, Le Banquet n’en continue pas moins de travailler les questions de mémoire et d’histoire qui traversent par ailleurs la production littéraire de l’écrivain. Depuis une posture érudite, cette œuvre, à l’instar des autres, “fai[t] l’épreuve du monde”1. Ce sont en fait ces deux aspects — réflexion rigoureuse mais aussi humour — qui, selon Énard lui-même, “fabriquent la littérature”2. Le rire de cette figure majeure du champ littéraire français apparaît ainsi comme “la marque même de l’intelligence et de la libre fantaisie”3. Le présent article soutiendra que, s’inscrivant à la suite de penseurs et d’écrivains tels Érasme, Rabelais, Spinoza et Nietzsche, Mathias Énard offre ni plus ni moins au monde que la forme contemporaine d’un “gai savoir”.
2Cette formule, que l’on associe à Nietzsche depuis son ouvrage de 1882 qui en porte le titre, est empruntée par le philosophe allemand aux troubadours occitans ou provençaux, et renvoie à l’art du poète lyrique. Le concept de “gaya scienza” permet à Nietzsche de fonder un rapport nouveau à la connaissance, et éventuellement à l’existence, rapport qui passe par la gaieté d’esprit (“heiterkeit”) :
- 4 Typhaine Morille, “Glossaire”, dans Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, traduit et édité par Patr (...)
La gaieté d’esprit désigne non pas une simple disposition fugace, mais l’affect qui caractérise la philosophie du gai savoir. En effet, la sphère affective étant inséparable de la sphère théorique, la gaieté est à la fois une manière de sentir et de penser. Elle se manifeste par la légèreté et l’humour, qui dénotent l’aptitude à se mouvoir d’une perspective à une autre sans rester prisonnier des habitudes ni des certitudes (le dogmatisme n’étant que le confort des croyances habituelles considérées comme certaines).4
3Nietzsche conçoit en d’autres mots (immanquablement réducteurs) que la disposition à rire devrait imprégner toute entreprise de compréhension de la réalité, la dérision et l’ironie (pour ne nommer qu’elles) apparaissant comme un contre-pouvoir à la rigidité intellectuelle ou morale qui illusionne les humains quant à ce qui constitue la vérité. Et modeler la réalité par l’art, la “parachever par l’imagination”, est le moyen supérieur, soutient l’auteur du Gai savoir, d’entretenir avec elle un rapport authentique :
- 5 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, dans Œuvres, Tome II, Paris, Gallimard, 2019, p. 1027. Doréna (...)
Il est nécessaire de temps en temps de nous délasser de nous-mêmes à la faveur de l’art qui nous permet de nous considérer à distance et, de haut, de rire de nous-mêmes ou de pleurer sur nous : de déceler le héros et non moins le bouffon qui se cachent dans notre passion de connaître, de jouir de temps en temps de notre folie pour continuer à jouir de notre sagesse ! — Et parce que dans le fond nous sommes précisément des esprits graves, ayant plutôt la gravité du poids que celles des hommes, rien ne saurait nous faire autant de bien que le bonnet de fou : nous en avons besoin comme d’un remède contre nous-mêmes — nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, puéril et serein, pour ne rien perdre de cette liberté par-delà les choses qui attend de nous-mêmes notre idéal.5
- 6 Friedrich Nietzsche, Ecce homo, dans Œuvres, Tome III, Paris, Gallimard, 2023, p. 955.
4Le philosophe idéal nietzschéen use donc de l’art et de l’humour pour se distancier de sa prétention à la connaissance et à la morale et pour constamment remettre en cause les instincts qui l’animent. Nietzsche l’imagine à la fois esprit libre, chevalier et troubadour, unissant dans une œuvre créative les pulsions propres à ce triptyque emblématique de l’idée provençale de “gaya scienza”6. Nous procéderons ici à une lecture du Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs de Mathias Énard à la lumière de ces trois figures, ce qui nous permettra de relever en quoi cet écrivain français contemporain incarne le créateur imaginé par Nietzsche.
L’esprit libre
5“L’esprit libre par excellence” serait selon Nietzsche celui qui “congédierait toute croyance, tout désir de certitude, exercé qu’il serait à se tenir en équilibre sur des possibilités légères comme sur des cordes, et même à danser de surcroît au bord des abîmes” (GS 1135 — fragment 347). L’image du funambule n’est pas un hasard dans l’œuvre de ce philosophe pour qui l’humain ne s’accomplit véritablement qu’à travers une démarche créative et exempte de supports (moraux, éthiques, idéologiques). Chez Mathias Énard, cet esprit libéré des contraintes conventionnelles se matérialise dans 1) un roman qui met en place une structure singulière pour 2) raconter l’histoire de David Mazon, jeune thésard en ethnologie qui abandonne en fin de compte ses études supérieures à Paris pour se consacrer à la vie dans la région française. Ces deux aspects — la structure narrative et l’intrigue romanesque principale — engendrent une série de motifs comiques dont le dénominateur commun est cette remise en question perpétuelle — très nietzschéenne — des aprioris.
6Le roman s’ouvre sur le “journal de terrain” (BA 139) de David Mazon. Il se poursuit avec une narration omnisciente, parfois entrecoupée de courtes nouvelles intitulées “chansons”, puis culmine avec le récit du banquet qui donne son titre au roman (dont il est question plus bas dans la section “Troubadour”). La seconde partie du texte reproduit à peu près symétriquement la première, et se termine donc avec le journal de David Mazon. Ce personnage est l’occasion pour le roman de présenter un esprit s’affranchissant peu à peu de ses illusions par rapport à la vérité, à la connaissance, et à la vie. D’abord doctorant naïf, paresseux et présomptueux, David s’éloigne progressivement de son projet de thèse, envoie balader son superviseur, puis abandonne en fin de compte ses études et quitte définitivement Paris pour s’installer dans le département des Deux-Sèvres, choisi préalablement comme terrain d’investigation. Ce personnage est en soi vecteur de comique : son portrait est l’objet d’une dérision soutenue, autant dans la portion du roman qui constitue son journal que lorsque le narrateur omniscient prend le récit en charge.
- 7 Mathias Énard, Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, Arles, Actes sud, 2020, p. 136-1 (...)
7Bien qu’il rêve sans cesse de gloire — “une chaire au Collège de France, […] quelques doctorats honoris causa (Oxford, Harvard et Chicago, principalement)[,] un prix Nobel amplement mérité, le premier que l’on décernât à un anthropologue, un siège à l’Académie, celui de Lévi-Strauss, bien sûr, seul fauteuil qui sît à l’orgueil de son jeune propriétaire”7 — et qu’il conçoive son travail avec outrecuidance, se décrivant comme “l’ethnologue obstiné dans sa quête de l’Information” (BA 54) (la majuscule d’honneur est dans le texte), David Mazon est présenté comme étant plutôt douillet, ayant “renoncé aux explorations lointaines pour éviter précisément les aléas climatiques et la faune répugnante” (BA 139). “Beurk”, s’exclame-t-il à plusieurs reprises dans son journal alors qu’il est confronté à la réalité de la campagne, du crapaud mort laissé à la porte par son chat, aux bestioles avec qui il partage sa salle de bain, aux spécialités culinaires du coin (pâté de ragondin, soupe d’escargots, pain trempé dans une assiette de lait, etc.). “Puisque personne ne lira ce journal”, écrit Mazon dans une parenthèse, “je peux bien avouer que j’ai trouvé ça assez immonde d’avoir des vers dans la salle de bains et que j’ai hésité un quart d’heure avant de me doucher” (BA 17). En jouant sur le caractère intime du journal non destiné à un public, le roman instaure un comique de complicité avec le lecteur, une forme d’ironie romanesque qui tourne d’autant plus en dérision le protagoniste.
- 8 Alain Vaillant, La civilisation du rire, op. cit., p. 94.
8Si le journal de Mazon donne ainsi accès aux pensées d’un thésard caricatural — mal nourri (pizza surgelée, hachis Parmentier lyophilisé (BA 54)), facilement distrait (“[d]eux jours de glande à regarder la pluie tomber. Deviens champion à Tetris” (BA 87)), essuyant les revers de la recherche académique (“Je viens de recevoir les commentaires du reviewer d’Études et perspectives pour mon article [:] ‘Les résultats de cette brève contribution ariégeoise paraissent d’autant plus maigres que ses objectifs sont démesurés’” (BA 28)), fantasmant, au lieu de se remettre au travail, des réponses à ces revers (“L’insigne comité de rédaction de la revue Études et perspectives anthropologiques est une académie de trous du cul sans talent” (BA 29)) — il permet surtout au roman d’ensuite doubler la perspective du personnage de commentaires narratifs ayant pour effet de renforcer le discours dérisoire à son endroit. “L’art suprême”, affirme Alain Vaillant, “consiste […] à reporter le plus possible sur [le rieur] le repérage du risible, à diminuer au maximum les signaux visibles du message ironique”8, ce qu’effectue de façon particulièrement efficace la séquence narrative mise en place par le roman. La portion narrée du roman, subséquente au journal, se moque ouvertement du protagoniste : “David Mazon l’ethnologue rural” (BA 131) ; “David Mazon et sa perspicacité typique de la recherche de haut niveau” (BA 132) ; “David Mazon l’anthropologue prétentieux” (BA 135) ; “l’intrépide anthropologue” (BA 200) ; etc.
- 9 Spinoza, L’ Éthique, Paris, Gallimard, 1954, p. 310-311.
9Lorsque cette narration omnisciente dit des choses comme ”[u]n observateur à l’œil plus affûté que le jeune anthropologue aurait pu remarquer [ceci ou cela]” (BA 109), elle place indéniablement le lecteur dans une position de supériorité vis-à-vis du personnage, puisqu’il saisit quelque chose que le personnage ignore. Ce comique qui repose sur le décalage entre la perception limitée du personnage et la connaissance plus large du lecteur confirme la fonction de Mazon comme dindon de la farce, comme motif romanesque permettant de repenser certains présupposés. Rappelons que l’épigraphe à la deuxième édition du Gai savoir affirme le rôle fondamental de la dérision chez l’esprit libre : “J’habite ma propre maison / Je n’ai jamais imité personne en rien / Et — je me ris de tout maître / Qui n’a su rire de lui-même” (GS 917). La dérision est selon Nietzsche une manière de montrer la fausseté ou la naïveté d’une interprétation, mais avec une légèreté qui empêche de soi-même tomber dans le dogmatisme. Il s’agit moins de moquerie pure que de raillerie amicale : fidèle en cela à Spinoza, qui distingue la moquerie, associée à des affects négatifs, du rire, forme pure de la joie9, Énard demeure tout du long bienveillant à l’endroit de son personnage, lequel pratique d’ailleurs l’autodérision, et ce de plus en plus à mesure qu’il prend connaissance de sa propre vanité.
10L’ethnologie étant l’étude des cultures et des sociétés humaines, un roman proposant un doctorant dans ce domaine peu perspicace remet par ailleurs en cause la connaissance académique face à la complexité des interactions humaines réelles. On réalise bien vite que la thèse de David n’aura jamais lieu (“Je me rends compte que je passe plus de temps à écrire ce journal qu’à la thèse proprement dite” (BA 50)), le roman en tant que tel faisant finalement plutôt office d’étude ethnologique, projetant le protagoniste dans le rôle d’arroseur arrosé. Son cheminement est intéressant dans cette perspective, en ce qu’il devient symbolique d’un changement radical quant au rapport à la connaissance : le rapport analytique, scientifique, au sujet étudié, c’est-à-dire la volonté de David de “rédiger la vraie monographie rurale qui manquait à l’ethnologie contemporaine, [s]on intuition (appuyée sur une étude exhaustive de la bibliographie) que cette région [des Deux-Sèvres] pouvait être représentative des enjeux actuels de la ruralité” (BA 27), se mue en un rapport personnel, modulé par la vie, thème nietzschéen s’il en est :
un mois après j’étais courbé en deux les pieds dans la paille, en train de semer un rang de petits pois. […]
L’avancée de mes travaux, c’était observer la croissance des légumes.
Lancer sa balle au chien.
Arracher les mauvaises herbes.
Regarder les feuilles des peupliers apparaître sur les branches, écouter le Marais bruisser peu à peu d’oiseaux. (BA 370)
11David en vient d’ailleurs à affirmer, considérant son savoir académique par rapport à celui de sa nouvelle compagne Lucie, moins éduquée mais, maraîchère de profession, lui apprenant tout sur l’agriculture, et dont il finit par adopter le mode de vie : “ma culture ressemblait à un nuage d’insecticide sorti d’un pulvérisateur : inconsistant, toxique et vite disparu. Seul le savoir importe, la vraie connaissance” (BA 418).
- 10 Friedrich Nietzsche, Ecce homo, op. cit., p. 947.
12L’affranchissement des contraintes relatives à la préparation de la thèse se perçoit ainsi graduellement dans le roman (“soyons francs : je n’ai pas touché à la thèse depuis dix jours” (BA 89)), jusqu’à en arriver au terme où David est complètement “mang[é] par [s]a thèse”, “avalé” par son terrain (BA 397). Son directeur de thèse, personnage archétypal quant à cette fonction universitaire, le “célèbre professeur Yves Calvet” (BA 20), “Calvet [dit] l’insondable” (BA 397), qui hante David depuis le début du roman, enjoint son thésard, tenté par exemple de s’engager dans de “nobles combats” pour défendre l’environnement et la campagne française (et, il faut le dire, pour se ranger du côté de sa nouvelle compagne militante !), de se recentrer sur sa thèse : “Reprenez-vous ! Pilotez votre vie ! Ne laissez pas votre sujet vous bouffer !” (BA 397). Outre que ce passage manifeste la tension entre un savoir proprement institutionnalisé et un savoir plus… organique, et qu’il égratigne à travers la figure du directeur de thèse l’université et, de façon plus globale, tout gardien du temple du savoir, il métaphorise l’insistance nietzschéenne sur le geste d’affranchissement, sur la démarche elle-même, de la libération. L’esprit libre ne l’est pas d’emblée, il est le fruit d’un processus. “L’expression ‘esprit libre’ ne veut être comprise qu’en un seul sens : un esprit devenu libre, qui a repris possession de lui-même”10.
13S’étendant du 11 décembre au 24 octobre de l’année suivante, le journal comporte une ellipse de huit mois entre l’entrée du 5 février et celle du 17 octobre. La seconde partie du journal (celle qui reprend le 17 octobre, donc) relate non seulement les événements tels qu’ils se déroulent au jour le jour (comme dans un journal typique), mais raconte ce qui s’est passé dans la vie de Mazon dans l’intervalle entre les deux entrées éloignées, c’est-à-dire, en termes nietzschéens, la libération de son esprit. Cette structure narrative donne à lire un journal éventuellement approfondi d’une perspective autocritique, et témoigne de l’émancipation de David par rapport aux contraintes exposées initialement (la thèse, les attentes du directeur de thèse, les finances précaires d’un étudiant, etc.). “J’ai beau avoir beaucoup d’intuition et fonctionner à l’instinct, la réflexion s’impose, par moments” (BA 368), affirme David dans une sorte de commentaire réflexif sur sa propre démarche. Ce commentaire est empreint d’une forme subtile de ce que Vaillant appelle l’ironie allusive, qui fait soupçonner l’intention railleuse de l’auteur à l’égard de son personnage, tentés sommes-nous en effet de rétorquer à ce dernier qu’il est pas mal, tout de même, de réfléchir, pour un thésard ! Le comique de mots qui apparaît dans la première partie du journal de David se poursuit ici, notamment par les expressions que le personnage emploie mais qui, fidèles à sa nouvelle vie, prennent une teneur décidément campagnarde : “il pleuvait toujours comme vache qui pisse, il y avait deux semaines qu’il pleuvait comme vache qui pisse, depuis qu’on était rentrés de ce week-end maraîchin il pleuvait comme vache qui pisse” (BA 417) ; “Je me sentais triste comme un andain de luzerne” (BA 400) ; etc.
- 11 Pierre Jourde, Empailler le toréador: l’incongru dans la littérature française de Charles Nodier (...)
14Cette portion plus lucide du journal est par ailleurs caractérisée par des jeux sur la forme, significatifs dans la perspective d’une interprétation de l’œuvre comme manifestation d’un esprit qui se libère. Et, bien sûr, le comique sous-tend ces aspects formels originaux. David se met par exemple à produire dans son journal des notes de bas de page, pratique qu’il commente, justement, dans la première note : “Je vais continuer à ajouter des notes de bas de page, ça me manquait” (BA 368). Parodiant la forme du discours académique, ce procédé permet d’intégrer des précisions comiques, ne serait-ce, déjà, que parce qu’hétéroclites. Elles prennent ici la forme d’ouvrages pompeux dont Mazon s’imagine l’auteur (“Mazon, David, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, vol. 2, “Quatrains”, p. 112” (BA 381)), là d’insultes — mais autocensurées — à l’endroit de la chambre d’agriculture locale qui refuse de reconnaître ses équivalences (“Les gros ■■■■■■” (BA 389)), ici encore de menus détails sur le contenu d’un déjeuner, véritablement inutiles dans l’économie du texte (BA 372), parfois des remarques de David qui auraient simplement pu apparaître dans le corps du texte, comme elles le font ailleurs (“J’ai tout de même du mal à y croire” (BA 372)). Pour reprendre les mots de Pierre Jourde, le réalisme de la représentation (de la note de bas de page) et l’impossibilité logique de ce qu’elle apporte produit un “effet général de n’importe quoi”11, en même temps, ajouterons-nous, que la présence de cet objet typique de l’étude scientifique fasse un pied de nez à l’hégémonie de ce type de discours quant à ce qui constitue le vrai savoir.
15L’esprit de dérision à l’endroit du personnage de Mazon s’étend donc à la forme du roman, David lui-même intégrant à l’intérieur de son journal des genres littéraires variés, toujours dans une visée railleuse. Il s’imagine par exemple annoncer l’abandon de sa thèse à son directeur sous la forme d’un pastiche du Testament satirique de François Villon :
Item, au grand Calvet, je laisse,
Qu’il en compose des églogues,
Très bon engrais que l’on délaisse,
Un an du produit de mes gogues. (BA 398)
- 12 Son roman Zone (2008) reproduit par exemple la structure en vingt-quatre chants de l’Illiade; Bré (...)
- 13 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain I, dans Œuvres, Tome II, op. cit., p. 159.
- 14 Alain Vaillant, La civilisation du rire, op. cit., p. 286.
16David choisit par ailleurs de raconter sa première engueulade avec Lucie sous la forme d’un “drame pastoral en un acte” (BA 416). Le genre sied certes au milieu (Mazon, tout de même un peu ethnologue, est bien conscient d’être en campagne), or le comique naît ici du contraste entre le propos de la scène et ce genre théâtral, qui représente habituellement la vie idéalisée et romantique de bergers et de paysans, souvent dans un cadre champêtre idyllique. Le pastiche de formes anciennes est un motif récurrent chez Mathias Énard12 : ici comme ailleurs, il exploite un genre très codifié qu’il plie selon le sens qu’il souhaite donner à son œuvre. Le drame pastoral qu’imagine David Mazon est en effet agrémenté de didascalies insolites par rapport à la tradition de laquelle origine le genre. Les “[r]ires du public” sont plutôt un dispositif qui relèvent du sitcom télévisé américain ; la “Radio Nostalgie®” dont David “monte le volume” instaure une ambiance vieillotte ostensiblement sentimentale mais anachronique ; la mention de David s’assoyant sur le lit, “en tenue d’Ève” (BA 416), introduit une incongruité du fait du détournement d’une expression normalement réservée à la nudité féminine. Ce dernier élément cadre bien sûr avec le portrait risible qui est fait tout du long du personnage de Mazon dans le roman : la nudité totale étant généralement associée à la vulnérabilité, et les attentes sociales quant à la masculinité ayant plutôt à voir avec la force et le contrôle, préciser que le personnage se trouve “en tenue d’Ève” participe à le décrédibiliser. Le reste de la scène révèle d’ailleurs comment la situation a dégénéré en dispute parce que David s’est moqué de Lucie, qui ignorait que la formule “Les amants de Vérone” désignait Roméo et Juliette. Certes la scène est imaginée par David lui-même : elle est une façon pour lui de se mettre à distance, d’observer sa propre fatuité — laquelle ressort clairement, que le personnage en soit conscient ou non, alors qu’il mecsplique à Lucie les paroles d’une chanson d’Henri Salavador, et place la ville tunisienne de Kairouan “[j]e sais pas, pas loin de l’île de Pâques sans doute” (BA 417). Rappelons Nietzsche : “On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne s’y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son état et de sa fonction, ou en raison des opinions régnantes de son temps”13. Énard propose en ce sens une scène créative de contrition qui joue autant sur le comique de la parodie que sur une ironie dramatique qui opère à partir de l’entretien d’un doute quant à la “capacité humoristique latente, [à la] sagesse insciente”14 du personnage, bref une démarche artistique empreinte d’une indéniable gaieté d’esprit à travers laquelle un personnage, homme éduqué “de la capitale”, empli “de superbe et d’orgueil” (BA 403), revient sur la certitude de sa supériorité.
17Outre le personnage de David Mazon, Le Banquet comporte de multiples autres angles sous lesquels aborder les manifestations de l’esprit libre nietzschéen. Nous en traiterons deux derniers, qui sont particulièrement révélateurs du genre d’humour convoqué par Énard dans cette œuvre. Avant d’y arriver il faut cependant expliquer le paradigme bouddhiste qui sous-tend tout le roman, c’est-à-dire celui de la réincarnation des âmes, de la Roue karmique, qui donne sens aux histoires de tous les personnages. Ce motif littéraire est l’occasion de mettre sur une sorte de pied d’égalité tous les êtres, bref de placer l’humain sur le même plan que le reste de la nature. Dans l’esprit de la citation en épigraphe du Banquet attribuée à Thich Nath Hanh (“Dans nos existences antérieures nous avons tous été terre, pierre, rosée, vent, eau, feu, mousse, arbre, insecte, poisson, tortue, oiseau et mammifère”), les portions narrées du roman reviennent constamment aux multiples réincarnations qu’ont connues les êtres mentionnés, l’œuvre prenant le parti d’une conception de l’existence décentrée par rapport aux croyances occidentales traditionnelles.
18L’étude anthropologique que David Mazon se propose donc d’effectuer au début du roman atteint ainsi, certes à l’insu du principal intéressé, une ampleur immensément plus vaste. Le roman prend le relai du projet savant à travers lequel David Mazon ambitionnait de contribuer à la connaissance : en cela, l’œuvre de façon globale modélise une sorte d’affranchissement par rapport aux dogmes scientifiques. “Les esprits libres prennent leurs libertés aussi à l’égard de la science” (GS 1061) soutient Nietzsche dans le fragment 180 du Gai savoir. Et encore ici, cette liberté revendiquée par rapport à la manière de présenter les choses se manifeste par des images cocasses, incongrues dans la perspective d’une vision anthropocentriste lorsqu’il est question de sensibilité et d’intelligence. Le sort imminent des fruits de mer du marché local exemplifie cet usage de l’ironie dramatique adaptée au motif de la métempsycose :
[Des] huîtres bien fermées qui ignoraient encore, aveugles dans leurs coquilles, qu’elles n’avaient plus longtemps à vivre et que bientôt, brûlées par le citron ou le vinaigre à l’échalote, elles finiraient dans le grand tube sombre et acide d’où l’on ne ressort pas. Des centaines, des milliers d’âmes auxquelles personne ne pensait attendaient là, dans les frigos, sur la glace, au creux des paniers, d’être renvoyées vers l’abîme pour renaître, encore et toujours, sous une forme ou une autre, sans que la poissonnière, qui attrapait les crustacés à pleines mains pour les fourrer dans un sac, ou la fermière, qui tirait par les oreilles le lapin vivant de sa cage, n’eût la moindre pensée pour ces bestioles ni pour ce qu’elles avaient été autrefois, hommes, insectes ou oiseaux. (BA 128-129)
19Certes les “personnages” sont entre autres ici des huîtres, mais des mollusques auxquels la narration prête une âme, leur destin méritant ainsi de prendre place dans le récit. Celui-ci demeure bien-sûr léger, convoque un humour de l’absurde, or il ouvre un espace pour questionner notre rationalité et explorer des dimensions négligées de l’existence. Combinant les métaphores euphémiques (finir dans le grand tube sombre et acide) et le champ lexical de la désinvolture (fourrer dans un sac) ce passage émet l’idée qu’au monde observable se superpose un substrat imperceptible mais néanmoins régulateur de cette réalité qui nous est immédiate.
20Sur ce point, Le Banquet réserve enfin à son lecteur une surprise en le personnage d’Arnaud, “dit Nono dit le Benêt” (BA 33), le fou du village. D’emblée, Arnaud est agent de comique par l’effet de mécanisation que produit d’une part son tic nerveux (“il se renifle très fort l’avant-bras, puis se gratte la tête, dans cet ordre, à peu près toutes les trente secondes” (BA 33)), et d’autre part sa capacité phénoménale à réciter une liste infinie d’éphémérides pour n’importe quel jour du calendrier (et l’effet comique se double ici du caractère incongru des événements relevés ainsi que du récit approximatif qu’en fait Mazon — nous soulignons) :
Il suffit de lui donner une date (généralement la date du jour, mais on peut essayer avec n’importe laquelle, je l’ai expérimenté) et il commence une litanie inouïe : 17 décembre, Saint-Judicaël, naissance de Napoléon Bonaparte, de Constantin l’Aréopage et de Michael Jordan, mort de Marie Curie, de Michel Platini et de qui sais-je encore, 17 décembre 1928 Machin devient président du Conseil, 17 décembre 1936 démission de Léon Blum, 17 décembre 1917 2 157 tués dans l’offensive de la cote 227 au Chemin des Dames, 17 décembre 1897 première de Cyrano de Bergerac à Paris, 17 décembre 1532 élection du pape Pie VI, 17 décembre 800 couronnement de Charlemagne, 17 décembre 1987 mort de l’inventeur du matelas à ressorts et de Marguerite Yourcenar, etc., etc., le tout débité à une vitesse hors du commun, dans le plus grand désordre. (BA 33-34)
21Arnaud apparaît donc d’abord dans le roman au moyen du portrait que Mazon dresse de lui dans son journal, puis il revient à maintes reprises dans le récit du narrateur omniscient, lequel a tôt fait de révéler qu’Arnaud a en fait accès à tous les mystères de la Roue ; qu’à travers ses rêves, il voit les multiples transmigrations des âmes qui l’entourent. Tous les comportements risibles d’Arnaud que David a préalablement notés sont en fin de compte expliqués par ce phénomène de clairvoyance : “souvent, lorsqu’il s’éveillait de ses rêves, il ressentait une lourde tristesse dont il devait se défaire en s’ébrouant longuement, comme on se secoue pour se débarrasser d’une volée de cendres. […] Arnaud se gratta, puis se renifla l’avant-bras, façon de reprendre possession de son corps” (BA 311). Énard exploite ainsi le motif du fou lucide, énième façon de suggérer que la vérité peut parfois se trouver là où l’on s’y attend le moins. “La folie, à la campagne, peut prendre des visages extrêmement divers” (BA 311), affirme d’ailleurs un David Mazon lui-même un tant soit peu plus lucide, dans la seconde partie de son journal. Bref, si l’excentricité du personnage d’Arnaud est initialement source de rire en elle-même, la perception que l’on a de lui en tant qu’être irrationnel et qui est mise à l’épreuve lorsque sa vraie nature est révélée est le point où le comique romanesque rejoint la notion nietzschéenne d’esprit libre. Ce retournement de situation, véritable éloge énardien de la folie, est le moment où, avec le sourire, on nous invite à nous réjouir de celle-ci.
Le chevalier
22Des thèmes qui reviennent souvent dans l’œuvre de Nietzsche sont le courage et la bravoure. Le philosophe envisage une “époque qui portera l’héroïsme dans le domaine de la connaissance et qui livrera des guerres pour l’amour de la pensée et de ses conséquences” (GS 1084 — fragment 283). L’image du chevalier errant, qui connote la noblesse, le redressement des torts, la réalisation d’exploits et une exploration perpétuelle, est ainsi à comprendre sur le plan des idées, le combat prenant la forme de la créativité : “Ne luttons pas en combat direct ! — ce à quoi se ramène tout blâme, toute punition, tout désir d’améliorer. Mais élevons-nous nous-mêmes d’autant plus haut ! Rehaussons l’image de notre exemple de couleurs toujours plus lumineuses ! Obscurcissons l’autre par notre lumière !” (GS 1107 — fragment 321).
23Le roman d’Énard peut être conçu comme une telle entreprise chevaleresque en ce qu’il confronte des pans sombres ou méconnus de l’histoire dans un récit qui maintient néanmoins une franche gaieté de ton. La prémisse de l’étude ethnologique contemporaine du département des Deux-Sèvres, en principe assez refermée sur elle-même, donne paradoxalement lieu à une exploration grandiose, souvent historique, des mœurs françaises, et ce grâce au principe d’organisation littéraire de la transmigration des âmes. Le village poitevin imaginé par l’auteur, et autour duquel gravitent les personnages, ou plutôt les âmes mentionnées dans les divers récits qui constituent l’œuvre, s’appelle la “Pierre-Saint-Christophe”. Portant le nom du saint patron des voyageurs, ce petit lieu isolé, un peu inconnu, ce “bled” de “[s]ix cent quarante-neuf habitants” (BA 18-19) est véritablement la pierre angulaire de l’articulation des multiples récits enchâssés. Si fixés géographiquement, ceux-ci voyagent dans le passé et le futur, “car il n’y a point de temps dans le Destin, où tout est lié, immense écheveau aux fils invisibles” (BA 173).
- 15 La formule revient comme un leitmotiv dans le roman, parfois avec quelques variantes, notamment a (...)
24Or tous les fils ne sont pas invisibles dans Le Banquet, Énard en dévidant quelques-uns en particulier pour relier les histoires qu’il nous propose. L’un d’entre eux s’incarne dans un petit suidé, le “sanglier” dit “réceptacle de l’âme du père Largeau” (BA 99, 111, 116), un porcin qui réapparaît tout au long du roman comme s’il tirait lui-même le fil narratif, et ainsi le lecteur, à travers les couches historiques de ce territoire. Le sanglier — motif déjà comique par le caractère répétitif et absurde de la formulation qui l’introduit15 — naît, gambade, chasse, s’accouple, ses déambulations offrant des points d’ancrage pour faire progresser l’intrigue principale, souvent au gré d’une marque de simultanéité : “au moment de la naissance du sanglier réceptacle de l’âme du père Largeau, au moment même où beuglait ce noble animal contre les roses mamelles de sa mère dans un trou entre deux racines, au creux moussu d’un chêne […, Mathilde pleura]” (BA 99 — nous soulignons). Un des récits qui émerge à partir de ce motif est celui, justement, du père Largeau, qui a été le curé du village pendant presque cinquante ans, et dont la vie, mais surtout la souffrance, torturé “depuis le début de son sacerdoce” par “le fer rouge du vœu de chasteté” (BA 123), est racontée. Le caractère saugrenu, parfois gaillard, des descriptions que le roman nous propose du porcin (lui qui est dit, par exemple, connaître “goulûment sa première femelle” (BA 103) pour ensuite la délaisser “pour s’en retourner fouir les feuilles mortes, les soies encore hérissées de plaisir” (BA 105)) effectue un contraste comique avec la vie d’abstinence menée par le prêtre.
- 16 GE.
- 17 Les romans Boussole (2015) et Zone sont sans doute les œuvres dans lesquelles cette articulation (...)
- 18 Friedrich Nietzsche, Aurore, dans Œuvres, Tome II, op. cit., p. 836 – fragment 370.
25De son propre aveu, Énard se plaît à créer la possibilité du souvenir et du recueillement à partir des aspects les moins mémoriels, les plus triviaux, du présent16. Les récits fictionnels comme celle du père Largeau ou des autres villageois de la Pierre Saint-Christophe s’entremêlent ainsi à des bribes d’histoire avérée, même si les personnages de fiction ouvrent bel et bien la voie à des réflexions sérieuses sur l’état du monde — par exemple sur les conséquences regrettables du célibat des prêtres catholiques. Le lecteur a ainsi droit à la version énardienne de la bataille de Vouillé par le biais de Patarin le charcutier, dont les multiples réincarnations sont relevées par le récit, dans un passage à l’extravagance si foisonnante que comique, typique du roman, et dont l’une des renaissances se fait dans “un petit cheval barbare, au large poitrail, à la robe baie” (BA 188), qui devient le cheval de Clovis. La discordance est grande, voire absurde, entre l’existence terre-à-terre de Patarin, un habitué du café et un joueur de cartes invétéré, personnage bien connu de tous les villageois, pour qui il est le “fils de Patarin le charcutier, lui-même fils de Patarin le porcher, tueurs et dépeceurs de père en fils” (BA 187), et la grandeur historique de l’époque mérovingienne. La familiarité du quotidien frôle le caractère épique de l’histoire, un mode narratif récurrent chez Énard17, et qui rejoint l’idée nietzschéenne d’un combat constant contre les acquis de la pensée. “Tu dois chaque jour mener aussi campagne contre toi-même”18 ; ne pas se conforter dans une identité qui semble établie, fouiller des lieux connus pour en éprouver l’épaisseur historique : voilà la pulsion créatrice qui anime Le Banquet.
26Le roman porte donc le lecteur à pousser toujours plus loin son exploration de ce qui lui paraît familier. Plus loin que les connaissances généralement partagées, sans doute, mais surtout plus loin que ce que savent les personnages :
Bien sûr à ce moment précis on aurait pu souffler à Patarin le nom de Zama ou même celui des champs Catalauniques cela n’aurait rien changé — Patarin était un homme simple qui rêvait de cochons, de femmes et de voitures, chez qui le village de Vouillé n’évoquait pas la glorieuse bataille de Clovis en 507 mais une bourgade homonyme située dans les environs de Niort sur la route de Limoges. (BA 192)
- 19 Ce titre est une référence intertextuelle au poème “Waste Land” de T.S. Eliot. Le chapitre ainsi (...)
27La mention réitérée de l’ignorance des personnages quant à ce qui se déroule par ailleurs dans l’univers (narratif) est une énième modalité de l’ironie dramatique avec laquelle s’amuse le récit. Le chapitre III, intitulé “And we shall play a game of cards”19 se concentre ainsi autour d’un jeu de belote, lequel est représenté visuellement, avec des figures qui indiquent le nom des joueurs attablés ainsi que les cartes qui font leur main (BA 183, 186, 205) :
- 20 “je leur ai demandé à quel jeu ils jouaient, histoire d’avoir l’air de m’intéresser à eux, peine (...)
28Ces schémas créent un effet de convergence, réitèrent le principe de fermeture au monde qui caractérise parfois la campagne — cliché que le roman assume par ailleurs avec David qui, étranger, ignore à son arrivée le jeu qui captive tous les clients du café, et en est tenu à l’extérieur20. Or le récit, à partir de ces figures, voyage, la partie de carte et ses joueurs inquiets apparaissant comme métaphores des misères et antagonismes qui ont marqué l’histoire de la région et dont le roman prend la relation en charge. Ce chapitre est par exemple l’occasion de mentionner le passage de Napoléon Bonaparte à l’Auberge de la Boule d’Or de Niort. Encore une fois cependant, ce fait avéré n’est révélé qu’au gré de la longue exposition des cycles de renaissance que connaît l’âme du personnage de Thomas, le patron du café du village. “[S]es mensonges, ses massacres de petit gibier et de poissons” (BA 205) lui valent en effet éventuellement une réincarnation en “punaise de lit femelle, Cimex lectularius”, “hématophage, [qui] cherchait sa nourriture la nuit sur le corps des hôtes de l’auberge”, qui “s’acharna sur les jambes du petit Corse — le sang insulaire et impérial éta[nt] tout aussi nourrissant qu’un autre, si ce n’est plus”, et qui meurt écrasée par “la main impériale” (BA 206-208).
- 21 Pour une explication de ce concept, voir Alain Vaillant, La civilisation du rire, op. cit., p. 11 (...)
29Les associations incongrues effectuées dans de tels passages, mais auxquelles le principe de la métempsycose confère une cohérence, introduit un constant va-et-vient entre absurdité et logique, effet humoristique que Freud expliquerait sans doute par la théorie de la dépense psychique. Le Banquet abonde en de tels épisodes qui exploitent différentes strates historiques autour d’objets ou de lieux conscrits à la région deux-sévrienne et que l’on pourrait croire sans histoire. La fulgurance de certains de ces passages est à mentionner, le caractère condensé de l’information y étant révélée créant un effet accablant, cependant modulé par un mécanisme de subjectivation comique21, en ce que le lecteur perçoit la volonté auctoriale de faire rire :
Autrefois, à l’endroit même où se trouve aujourd’hui la maison du grand-père de Lucie, s’élevait le château des seigneurs du lieu, un robuste manoir de hobereaux crottés dont le blason, de sinople sur champ de gueules, provenait de la croisade et, selon la légende familiale, leur avait été octroyé par Saint Louis soi-même : c’était à peu près toute leur fortune. Ils aimaient se dire apparentés aux Rohan et aux Lusignan ; ils possédaient quelques serfs, un moulin, un four et un petit bois. Certains de leurs ancêtres étaient enterrés dans l’église voisine, les autres éparpillés autour de leur demeure : le creusement inopiné de fosses d’aisances tirait parfois ces dépouilles de leur sommeil funèbre, et le chien de Lucie réceptacle de l’âme de sa grand-mère rongeait souvent des débris d’os respectables, chevaliers et prévôts, baillis et sénéchaux, que l’histoire avait oubliés après la destruction de leur castel, quelque temps avant la Révolution. Celui-ci avait déjà brûlé en partie, deux siècles plus tôt, pendant les guerres de Religion, quand une troupe protestante menée par Louis de Saint-Gelais avait traversé l’endroit pour s’emparer de Niort, mais on s’en était remis — les bouseux excités de 1789 réussirent là où la soldatesque huguenote avait échoué, et la bâtisse flamba entièrement. (BA 111-112)
30La tangibilité des images (le chien qui ronge les os) contraste ici avec le caractère mythique des événements et des personnages historiques mentionnés (les croisades, la Révolution, les guerres de Religion, Saint Louis, les Rohan, les Lusignan…). Un vocabulaire connoté, péjoratif (hobereaux crottés, bouseux excités de 1789, soldatesque huguenote), satirise les attitudes contemporaines ou historiques envers les classes rurales, soulignant les préjugés et les stéréotypes. Euphémismes et métonymies (sommeil funèbre, os respectables) élèvent le registre de langue, donnent un ton docte à une narration qui paraît ainsi assez détachée du sujet pour demeurer légère, et font état de la grandeur passée, qui ne refait surface qu’au gré des besoins prosaïques du présent (le creusement inopiné de fosses d’aisances, qui exhume les os).
- 22 Cette modalité narrative est particulièrement présente dans le roman Zone.
31Lever le voile d’une histoire souvent très sombre à partir d’éléments du paysage contemporain est un mode du dire qu’affectionne particulièrement l’auteur du Banquet22. Dans ce roman, le ton allègre de la narration ou des variations formelles surprenantes détonnent avec la dureté des récits parfois racontés et signale l’ironie du regard porté sur la violence qui marque le passé de la France, même hors des hauts-lieux de l’histoire officielle. Qu’il s’agisse du récit théâtral d’un viol brutal rapporté par Pélagie, une pauvre femme, dans un patois incompréhensible (“LE PROCUREUR : Elle a fini ? / L’AVOCAT : Oui. / LE JUGE : Les jurés ont compris ce que l’accusée a raconté ? / L’ASSESSEUR : Oui. / LE JUGE : Ils ont bien de la chance.” (BA 337)), ou encore des suites inconvenantes du guillotinement d’un criminel notoire (“un des matons […] avait sorti le tuyau d’arrosage et aspergea soudain le macadam à grands flots ; un mélange de sang et d’eau coula dans le sens de la pente vers les chaussures des autorités [procureur, juge, directeur] qui se mirent à sautiller comme des danseuses pour éviter de se dégueulasser les pompes en plus de la conscience” (BA 345-346)), le roman passe au crible les injustices, les lâchetés, l’arbitraire, les scélératesses de ces histoires perdues qui pourtant font l’Histoire. Il porte “un jugement perspicace à l’égard de tout vainqueur et conscient de la part du hasard à toute victoire, à toute gloire” (GS 1084 — fragment 283), et en cela répond à l’injonction niezschéenne : “Vivez en état de guerre avec vos semblables et avec vous-mêmes !” (GS 1084 — fragment 283). Et l’arme de guerre, l’épée du chevalier, est bel et bien la fiction, cet entremêlement 1) de passages poignants qui disent toute la brutalité de ces petites existences et 2) d’un style et d’une forme qui placent les travers humains ou l’invraisemblance de situations à l’avant-plan des drames racontés, pour le plaisir — et la réflexion — d’un lecteur qui ne manque rien de l’absurdité des mœurs relevées.
Le troubadour
32Si Énard est un guerrier nietzschéen, l’idée de courage s’exprime ainsi surtout chez lui dans les sujets graves qu’il ne craint pas d’aborder, et ce dans une langue riche de tonalités qui en elles-mêmes communiquent toutes les subtilités d’une histoire peu souvent racontée. Le Banquet est en effet un inlassable enchevêtrement linguistique, un festin de mots déjà suggéré par le titre. Le texte est un chant d’amour à la langue française, dans ses variations historiques autant que dans ses registres multiples, et en bon troubadour Énard ne manque pas de présenter la chose de façon divertissante. La langue argotique de la Pélagie susmentionnée (“pyit, pyit, pyit !!! que fit, m’a mis sa patoche soul coteillon [il a fait un bruit d’animal, il a mis sa main sous sa jupe]” (BA 336)) y croise la prose érudite de David ou du narrateur omniscient, qui emploient des formules comme “somnolence postprandiale” (BA 50), ou “enthousiasme matutinal” (BA 336). Aux passages évoquant la langue des siècles passés ou celle d’œuvres françaises phares (David Mazon compare le parler local au français de Gargantua (BA 38)), le roman juxtapose la langue du capitalisme (multiples mentions de ® et ™) et celle de la messagerie instantanée, par exemple lorsque Mazon communique graphiquement ses phantasmes à sa compagne : “(.)¡(.) Elle a tout de suite compris ce que ça représentait. (Je suis assez content du réalisme de mes seins informatiques)” (BA 63).
- 23 Patrick Wotling, “Introduction”, dans Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Flammarion, 2020 (...)
33Patrick Wotling parle de jouissance de la création pour désigner la pulsion productrice d’art incarnée par la figure du troubadour telle que la convoque Nietzsche23, est c’est bien ce qui se dégage de l’emploi exaltant qu’Énard fait de la langue dans son roman. Si David Mazon le jeune doctorant en ethnologie a tôt fait de formuler son hypothèse de recherche, selon laquelle “la campagne est aujourd’hui le lieu de la diversité, où se côtoient réellement les modes de vie les plus différents” (BA 38), le roman renvie sur ce-dernier et présente des variantes de la langue française qui se côtoient sur la page, qui s’entendent dans les multiples termes d’argot, de mots familiers ou vieillis ou de régionalismes insérés dans la narration. Ceux-ci donnent une couleur aux portraits de personnages secondaires souvent dressés avec une multitude de détails et qui dessinent des types quasi parodiques.
34Les vieux gendarmes de la Pierre Saint-Christophe sont ainsi dépeints assis au comptoir du café du village, sirotant “un petit noir […] discrètement rallongé de calva”. On les dit “bedonnants, feignants comme des couleuvres et amicalement corrompus [, s’étant] longtemps […] arsouillés uniquement avec les bouteilles de pastis et de whisky offertes en contrepartie de leur indulgence pour les peccadilles routières, [la] distillation clandestine [et le…] braconnage”. “[P]oint des malfrats ou des métèques”, ces “deux cognes” ne sont donc “ni les plus vifs, ni les plus méchants des argousins” (BA 108 — nous soulignons). Ces alcooliques fonctionnels, vestiges d’une génération passée, à la probité élastique et ayant pour principale qualité de ne pas être issus de l’immigration font l’objet d’un portrait ironique des mœurs et de la langue locales (David : “(du poitevin-saintongeais, j’ai du mal à appeler ça comme ça, pourquoi ?) il me semble qu’on ne le parle plus beaucoup” (BA 41)). Leur description rend compte d’une campagne confortablement figée dans le passé, et que la narration prend plaisir à dépeindre comme si elle composait un tableau de genre.
- 24 GE.
35Or l’une des caractéristiques principales du Banquet est de faire varier, justement, les tableaux, d’alterner les modes du dire, de diversifier les univers narratifs depuis lesquels nous est décliné le village de la Pierre-Saint-Christophe. Le troubadour retient ainsi l’attention de son public, le déstabilise constamment jusqu’à ce qu’il ne reste que le texte, objet insolite, sur lequel s’appuyer. Et tel que mentionné plus haut, le récit du banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs est un moment culminant sur ce plan, autant d’un point de vue structural (il apparaît au milieu du roman) que stylistique (la truculence y atteint un paroxysme). Énard admet s’être inspiré pour ce chapitre de soixante-huit pages du genre arabe de la séance, qui mêle poésie, prose rythmée et rimée, récit burlesque et rhétorique, un ton un peu solennel, un peu savant, mais aussi drôle et facile à lire et à entendre24. Ne disposant que du titre (en soi loufoque) du chapitre pour prélude, le lecteur d’Énard est ainsi rapidement projeté dans le banquet lui-même, qui rassemble bel et bien les croque-morts de toute la France autour d’un vertigineux festin.
36Ce chapitre est maintes fois hypertexte. D’une part, l’allocution d’ouverture du banquet par l’hôte mentionnant “les Écritures” (BA 219) et se terminant par l’engloutissement, à la suite des “paroles rituelles”, du “contenu d’un grand calice” (BA 220), établit déjà une relation transtextuelle avec la Cène. Le banquet ayant lieu pendant la fin de semaine de Pâques (BA 384), le parallèle est aisément fait avec l’histoire christique, d’autant plus que pendant les quelques jours que dure l’événement, la Mort offre une pause aux fossoyeurs, réitérant le rapport au triduum pascal, où la vie l’emporte sur la mort. Bien sûr, le discours préambulaire donne en même temps le ton pour l’atmosphère par ailleurs extraordinairement festive du banquet, affirmant ainsi le caractère pastiche de cette scène qui substitue une ambiance de célébration exubérante et de plaisir sensuel au moment de solennité et de spiritualité que constitue le dernier repas du Christ : “laissons nos longues figures pour de gigantesques rires !” (BA 219), s’exclame en effet l’hôte.
37Reprenant d’autre part la structure du Banquet de Platon, le chapitre du banquet de la confrérie des fossoyeurs offre du célèbre texte antique sans doute moins une parodie qu’un hommage, un palimpseste qui augmente le texte d’origine des traditions philosophiques et littéraires des siècles suivants qui s’y rattachent sur les thèmes de la vie, de la mort et du rapport à la langue. Fidèle au modèle platonicien, le chapitre enchaîne les discours, lesquels donnent lieu à des joutes philosophiques. Et comme chez Platon, “les premiers et derniers parlements du Banquet so[nt] réservés à l’amour” (BA 237). Maintes références, toujours cocasses, sont faites aux Anciens, comme lorsqu’il est mentionné que le personnage de Grosmollard, disciple de Sénèque, recopie, pour le bénéfice des familles en deuil qu’il côtoie dans son travail, et “au lieu de thrènes de circonstance et de paraphrases de Victor Hugo”, des extraits de textes stoïciens, du style “Entends-moi bien, papi, du jour où tu es né, c’est à la mort que tu marchais”, puis “se lamen[te], car personne ne les choisi[t] jamais” (BA 251).
38Certes le roman instaure une ironie caricaturale entre les personnages de Platon et ceux d’Énard, des fossoyeurs aux noms de bouffons picoleurs (Grosmollard, Poiraudeau, Bittebière, Sèchepine…) faisant dans le roman office de grands philosophes. De ces figures antiques, les “ténors de la Confrérie” (BA 242) reprennent tout de même le ton pompeux, et théâtral, lequel donne cependant moins lieu à des considérations métaphysiques dignes de Socrate qu’à des discussions pragmatiques relatives à l’évolution de leur métier, telles l’entrée des femmes dans la Confrérie ou l’écologisation des pratiques funéraires. Le jeu des contrastes est ici jubilatoire, le discours environnemental propre à l’ère contemporaine étant livré par des croque-morts enivrés d’une rare éloquence, dans un français soutenu et emphatique, scandé et assonant, et réveillant des échos d’une langue perdue :
Entretemps, amis, confrères, que pouvons-nous faire ? Comment pouvons-nous, depuis notre triste métier, aider la planète ? Être entiers, rester honnêtes ? Tout d’abord arrêter les produits formolés. Quoi ? J’entends d’ici les objections, les cris, les gourmades. Mais oui, mes bons confrères ! Les injections post mortem ! Tout cela pollue ! Le méchant aldéhyde formique, ce poison inique ! Par ruissellement… Tout fuit… À quoi bon momifier ? À quoi bon ces soins chimiques ? Injections farfelues d’un autre temps ! Horrible viatique ! Vidage du sang, formol en remplacement, cinq litres de poison qui finiront dans le sol ! Place à la carboglace, enterrez vite et bien, des bois nobles et sans vernis, du chêne, du sapin ! Le formol c’est l’ami de la leucémie ! (BA 238-239)
39Or cette langue, la suggestion flotte depuis le début de cette étude, est bel et bien une mimésis de la langue rabelaisienne, capturant l’esprit et la vivacité de la prose de ce fameux écrivain de la Renaissance. Si ce géant des lettres françaises se fait sentir partout dans l’œuvre — rappelons Mazon qui, lecteur de Gargantua, qualifie de “rabelaisien” l’accent local (BA 41) —, le discours de Bertheleau est de façon très évidente un pastiche, voire une fanfiction, de la Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel. “Gendarme, une éclipse ! L’ombre la plus noire a surpris nos armées ! — Non, chef, c’est le géant qui cache Phébus ! Son long membre gonflé a la taille d’un bus ! (Les fossoyeurs conquis sourirent à cette évocation hasardeuse”) (BA 231) : non content de simplement reproduire le comique d’exagération de Rabelais, Énard en ajoute ainsi une couche en se moquant, à travers le regard du public que sont les fossoyeurs, du conteur qui force la rime avec des référents anachroniques.
40Le discours de Bertheleau exemplifie donc la gouaille qui caractérise une bonne part du chapitre relatant le banquet. Il marque une sorte de passage où le récit, déjà hautement gaulois, prend un tour décidément grivois : “il va être question […] d’une forme de gigantisme du con, de démesure dans la fissure ainsi que de paille dans la faille” (BA 229). Dans cette grandiloquente victoire du bas sur le haut propre à Rabelais se prolonge le motif qui englobe tout le roman, c’est-à-dire l’idée du triomphe de la vie sur la mort, ou du moins de la célébration de la vie. Dans ce chapitre aux allures de bacchanales, les principes carnavalesques de renversement et d’extravagance se retrouvent au creux même de la langue. “Longue vie à la Mort !” (BA 220) s’exclament ainsi à maintes reprises les “fossoyeux” dans une antithèse qui dit toute l’absurdité et le comique de ce banquet où les principaux bénéficiaires de la mort festoient pour oublier : “Nous serons tous enterrés à notre tour ! C’est la Roue ! Buvons, mes amis, buvons, puisqu’il nous est permis de l’oublier pour nous réjouir, trois jours durant, bas-beurre de baratte à couilles !” (BA 221). Cette dernière expression est typique de la langue du roman, truffée de “sentence[s] sonore[s] et bien sentie[s]” : ce leitmotiv clôt d’ailleurs le chapitre du banquet de la confrérie des fossoyeurs, sous la forme d’une strophe qui prend, opportunément, l’allure d’une épitaphe.
- 25 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes : début 1888 - début janvier 1889 (tome XIV), trad. par (...)
41L’épisode du banquet rejoint ainsi directement la figure du troubadour en ce qu’il est un divertissement — pour les personnages et pour le lecteur —, un moment d’ivresse, une sorte de saturnale qui célèbre, envers et contre tout, la vie. Selon Nietzsche, l’“[é]tat le plus haut qu’un philosophe puisse atteindre [est d’]avoir envers l’existence une attitude dionysiaque”25. Bien sûr Énard joue littéralement avec l’idée d’ivresse, un concept qui chez Nietzsche est plutôt une métaphore de l’affirmation de la vie et de la volonté de puissance. Or cette libération des contraintes morales et sociales, permettant à l’individu de se sentir pleinement vivant et de transcender les limites de la conscience ordinaire, s’exprime drôlement bien par ce rassemblement de croque-morts autour d’un pantagruélique festin. L’ivresse nietzschéenne, associée à la recherche de plaisir, de créativité et de dépassement de soi, est une affirmation radicale de l’existence, incarnée avec brio par les rituels qui ponctuent le banquet, et notamment le dernier. Dans cette ultime communion, les fossoyeurs, un à un, s’envoient un dernier verre après avoir prononcé
un des quatre-vingt-dix-neuf noms de la Mort, passer de vie à trépas, faire le grand voyage ou descendre au tombeau, des plus simples, finir ses jours, avoir vécu, perdre la vie, quitter la vie, aux plus imagés, nager le ventre en l’air, ou galvaudés, exhaler le dernier soupir, tous les fossoyeurs en prononçaient un, et s’envoyaient leur breuvage, l’esprit-de-vin, fermer les paupières, s’endormir du dernier sommeil, se coucher dans les bras du Seigneur, paraître devant Dieu, et les argotiques, avaler sa chique, avaler son bulletin de naissance, boire le bouillon de onze heures, faire la cabriole, faire couic, déposer le bilan, ou même le rare dévisser son billard, le naturel éteindre sa lampe, le simple souffler sa bougie, l’optimiste faire sa valise, le réaliste lâcher la rampe, le militaire passer l’arme à gauche, le pratique ramasser ses outils, l’élégant mettre un costume en sapin, le courant se laisser glisser, le descriptif sortir les pieds devant […] (BA 283-284)
42Cette liste qui se continue sur des lignes et des lignes, et qui fait écho à maintes autres listes qui apparaissent, parfois de façon tout à fait incongrue, dans le roman, suscite le rire par l’excès, par les clins d’œil à la poétique rabelaisienne, à Cyrano ou à Queneau, mais a surtout pour effet de situer l’ivresse dans les mots. L’exultation du troubadour énardien se vit avant tout dans la langue, celle-ci ayant partie liée avec la Mort, le vrai nom de cette dernière, “le centième de la liste, celui qu’aucune bouche humaine n’a jamais prononcé”, demeurant tu, “car ces phonèmes sont le secret de l’humanité, notre secret car nous sommes les seuls à mourir” (BA 284).
* * *
43Dans la préface à la deuxième édition du Gai savoir, Nietzsche introduit son ouvrage comme la réflexion d’un esprit “qui tout d’un coup se voit assailli par l’espérance, par l’espoir de la santé, par l’ivresse de la guérison” (GS 919). Le gai savoir est présenté comme une philosophie du renouveau, dont l’impulsion origine d’une période de maladie, de décadence, à la suite de laquelle l’esprit perçoit la possibilité d’une vie plus en phase avec les conditions de l’existence. Un parallélisme final se dresse ainsi entre l’œuvre nietzschéenne et Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, au sens où le roman traduit, de façon globale, cet esprit de la régénération. On y suit certes l’évolution de David Mazon, l’auteur de la portion du journal qui, de vaniteux doctorant parisien, s’invente exploitant agricole, et qui jouit donc d’une amélioration directe de ses conditions de vie, de sa santé en général : sa diète passe de “pizza surgelée et autres saloperies” (BA 371) à des légumes bios qu’il fait pousser lui-même ; sa relation amoureuse virtuelle en devient une très concrète et décidément charnelle (“je suis certain qu’à la campagne, on baise mieux qu’en ville” (BA 382)), etc.
- 26 Ce terme apparaît trois fois dans le roman, dans des phrases où l’usage aurait plutôt préconisé l (...)
44Or, cette campagne française est vraiment celle sur laquelle le roman pose un regard nouveau, au sujet de laquelle est exercée, en toute gaieté, une recherche du savoir. En bon esprit libre, Énard en suggère des perspectives inédites, y imagine des ficelles déterminantes du destin ; en brave chevalier errant, il en explore des strates historiques méconnues qui font lumière sur le passé et expliquent parfois le présent ; en troubadour, il en célèbre les idiosyncrasies et lui redonne ses lettres de noblesse. La campagne, que notre époque contemporaine a parfois de la difficulté à penser de façon autre que conservatrice, se trouve ainsi devenir l’objet d’une œuvre hautement créative : à travers elle s’effectue une réflexion existentielle, en cette période d’incertitude environnementale, sur le rapport des “hominidés”26 à la nature. Ce motif fait d’ailleurs l’objet d’un fin mot d’esprit dans le roman, alors qu’apparaît sur le ticket de caisse que remet Lucie à David, à qui elle vient de vendre quelques légumes, “un petit message amical, L’EARL Hêtre Étang vous souhaite de Joyeuses Fêtes de fin d’année” (BA 132). La référence à Heidegger (si l’on lit “hêtre étang” comme Être et temps) est ici subtile, or tout le roman interroge en fin de compte la manière dont les êtres humains se rapportent à leur propre existence et à celle des choses qui les entourent.
45Et le moteur de ce nouveau rapport au savoir est bel et bien le comique. Appuyées d’innombrables calembours et autres jeux de mots, l’ironie et la dérision énardiennes nous placent constamment devant nos contradictions, tandis que le mode satirique, de la parodie au pastiche, rend hommage aux modèles en les actualisant. Car la langue d’Énard est vivante. En tissant des liens entre érudition et comédie, cet écrivain rejoint la tradition des penseurs qui ont su allier profondeur de réflexion et légèreté de ton. Par son penchant à renouveler les formes classiques et à injecter une vitalité rieuse dans la littérature, Mathias Énard s’affirme non seulement comme un héritier de Rabelais et de Nietzsche, mais aussi comme un créateur audacieux qui renouvelle notre approche de la littérature et de la vie elle-même. Son roman se révèle être un véritable hymne à la vie, où le rire se fait à la fois réflexion et résistance, confirmant ainsi que, dans l’art comme dans la vie, la joie peut être une forme suprême de la connaissance.
Note de fin
1 Dominique Viart, Wolfgang Asholt, “L’oeuvre de Mathias Énard, les Incultes et le roman contemporain français : regards croisés”, dans Markus Messling et al. (dir.), Mathias Énard et l’érudition du roman, Leiden/Boston, Brill Rodopi, 2020, <Faux titre>, p. 4‑30.
2 Grand entretien avec Mathias Énard lors du Festival Le livre à Metz, 2021. Disponible sur : <https://youtu.be/eURcR_QO1oY>. Dorénavant GE.
3 Alain Vaillant, La civilisation du rire, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 52.
4 Typhaine Morille, “Glossaire”, dans Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, traduit et édité par Patrick Wotling, Paris, Flammarion, 2020, <GF>, p. 494.
5 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, dans Œuvres, Tome II, Paris, Gallimard, 2019, p. 1027. Dorénavant GS. À moins d’avis contraire, les italiques sont dans le texte original.
6 Friedrich Nietzsche, Ecce homo, dans Œuvres, Tome III, Paris, Gallimard, 2023, p. 955.
7 Mathias Énard, Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, Arles, Actes sud, 2020, p. 136-137 ; dorénavant BA.
8 Alain Vaillant, La civilisation du rire, op. cit., p. 94.
9 Spinoza, L’ Éthique, Paris, Gallimard, 1954, p. 310-311.
10 Friedrich Nietzsche, Ecce homo, op. cit., p. 947.
11 Pierre Jourde, Empailler le toréador: l’incongru dans la littérature française de Charles Nodier à Eric Chevillard, Paris, Corti, 1999, p. 15.
12 Son roman Zone (2008) reproduit par exemple la structure en vingt-quatre chants de l’Illiade; Bréviaire des artificiers (2007) reprend pour sa part la forme de l’encyclopédie du siècle des Lumières, en même temps qu’il adapte le genre du conte philosophique et les codes de la dialectique hégélienne. Voir Kathryne Fontaine, “‘Quelque chose d’inaudible à propos d’un prophète et d’un hamster’ : le terrorisme à la Mathias Énard”, Convergences francophones, vol. 8, n° 1, 31 décembre 2023, p. 18‑32.
13 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain I, dans Œuvres, Tome II, op. cit., p. 159.
14 Alain Vaillant, La civilisation du rire, op. cit., p. 286.
15 La formule revient comme un leitmotiv dans le roman, parfois avec quelques variantes, notamment aux pages 103, 105, 161, 162, 304, 309, 332 et 334.
16 GE.
17 Les romans Boussole (2015) et Zone sont sans doute les œuvres dans lesquelles cette articulation du quotidien immédiat et de la grandeur historique est la plus marquante.
18 Friedrich Nietzsche, Aurore, dans Œuvres, Tome II, op. cit., p. 836 – fragment 370.
19 Ce titre est une référence intertextuelle au poème “Waste Land” de T.S. Eliot. Le chapitre ainsi intitulé reproduit la structure du poème dans laquelle plusieurs personnages sont présentés sous forme de vignettes. La substitution des échecs par les cartes est une façon pour Énard de s’approprier le modèle en lui donnant un couleur régionale.
20 “je leur ai demandé à quel jeu ils jouaient, histoire d’avoir l’air de m’intéresser à eux, peine perdue, la question leur a fait ouvrir de grands yeux, beh, à la coinchée, ça m’apprendra. Je viens de regarder dans le Robert, coinchée : régional, Ouest (jusqu’ici ça va), jeu de cartes, variété de belote avec enchères, voilà qui n’éclaire pas vraiment ma lanterne” (BA 23)
21 Pour une explication de ce concept, voir Alain Vaillant, La civilisation du rire, op. cit., p. 115-119.
22 Cette modalité narrative est particulièrement présente dans le roman Zone.
23 Patrick Wotling, “Introduction”, dans Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Flammarion, 2020, p. 11.
24 GE.
25 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes : début 1888 - début janvier 1889 (tome XIV), trad. par Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, 1992, p. 244 - fragment 16.
26 Ce terme apparaît trois fois dans le roman, dans des phrases où l’usage aurait plutôt préconisé l’emploi du mot “humain” (BA 318, 334 et 424). Le choix de ce terme scientifique pour désigner l’humain réitère ainsi la posture du roman, qui considère celui-ci comme une catégorie parmi d’autres dont est constituée la nature et qu’il convient de considérer avec un regard investigateur.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Kathryne Fontaine, « Le gai savoir de Mathias Énard », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 29 | 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/14363 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12xh3
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