Déplacements de la fiction ?
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- 1 Anne Besson et Évelyne Jacquelin (dir.), Poétiques du merveilleux. Fantastique, science-fiction, (...)
1Jamais le goût de la fiction ne semble avoir été plus prononcé qu’au xxie siècle, âge d’or des séries télévisées et des univers cinématographiques (dont les multivers de la franchise Marvel ne sont que l’exemple le plus spectaculaire). La littérature et le cinéma de l’imaginaire, sous la forme de la fiction de fantasy, de la science-fiction, ou d’autres “genres du merveilleux”1, connaissent un essor renouvelé, tandis que les jeux vidéo défrichent depuis quelques décennies un nouveau terrain pour la narration interactive.
- 2 Le Testament d’Edmond de Goncourt, cité dans Léon Deffoux, “Annexe II : Le Testament d’Edmond de (...)
- 3 Cité dans Service Livres, “Top des ventes de livres: en attendant les effets du Goncourt”, Libéra (...)
- 4 Sur les les “livres de voix” voir notamment Maud Lecacheur, “Ouvre grand tes oreilles : les dispo (...)
- 5 Annie Ernaux, La place, Paris, Gallimard, 1983, p. 24.
- 6 Dominique Noguez, “Il serait bon d’accorder le prix Goncourt à des récits autobiographiques”, Le (...)
- 7 Annick Louis, “Les récits transfrontaliers. Entre fiction et non fiction”, Poétique, n° 195, 2024 (...)
2Pourtant, le roman conçu comme récit fictionnel ne domine plus le paysage littéraire contemporain. En témoignent les prix littéraires récents et les débats qu’ils suscitent. L’exemple du prix Goncourt est parlant : destiné dès son origine à “rémunérer une œuvre d’imagination”2, il devient un des signes indicateurs du rapport – ou de l’écart – entre imagination et fiction dans notre conception de la littérature. Le Lambeau de Philippe Lançon (Gallimard), récit bouleversant d’une reconstruction chirurgicale après les attentats de Charlie Hebdo, sera ainsi exclu en tant que “témoignage” de la sélection finale en 2018. De même, en 2023, le jury préférera l’ouvrage romanesque Veiller sur elle (L’Iconoclaste) de Jean-Baptiste Andréa au récit de témoignage Triste tigre de Neige Sinno (P.O.L), ce dernier ouvrage étant selon Tahar Ben Jelloun, juré du prix, “un très bon livre mais un document”3. Le prix est néanmoins décerné en 2017 à L’ordre du jour d’Éric Vuillard (Actes Sud), récit sur l’Anschluss, et en 2022 à un récit autobiographique, Vivre vite de Brigitte Giraud (Flammarion). Le phénomène n’est certes pas limité aux territoires français et francophones ; on citera notamment l’attribution du prix Nobel de littérature en 2015 à l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, autrice de “livres de voix” fondés sur des enquêtes orales4 ; l’Académie suédoise couronnera sept ans plus tard l’œuvre résolument factuelle d’Annie Ernaux qui, dès La place, avait déclaré le roman “impossible”5. Les prix littéraires ne constituent bien entendu qu’un indice parmi d’autres, mais ces oscillations témoignent d’une incertitude contemporaine sur la définition du roman et sur la “part d’imagination dans la non-fiction”6, en même temps qu’elles confirment la légitimation de nouvelles formes d’écriture qui mélangent informations factuelles et réinvention romanesque. Celles-ci correspondent aujourd’hui, comme le constate Annick Louis, “à une vaste production internationale”7. Cette situation indique surtout – et c’est notre première hypothèse dans ce numéro de Fixxion – que la catégorie même de la fiction constitue aujourd’hui un territoire contesté.
La fiction face aux faits
- 8 Lionel Ruffel, “Un réalisme contemporain: Les narrations documentaires”, dans Camille Bloomfield (...)
- 9 Marie-Jeanne Zenetti, Factographies: L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Par (...)
- 10 Marie-Jeanne Zenetti, “Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques dans la littérature con (...)
- 11 Dominique Viart, “Les Littératures de terrain”, Revue critique de fixxion française contemporaine(...)
- 12 Alexandre Gefen, Territoires de la non-fiction. Cartographie d’un genre émergent, Leyde et Boston (...)
- 13 Dominique Viart, “Le Moment critique de la littérature. Comment penser la littérature contempor (...)
- 14 Lionel Ruffel, art. cit., p. 23.
- 15 Christy Wampole, Degenerative Realism: Novel and Nation in Twenty-First Century France, New York, (...)
- 16 Pour cette notion nous suivons la définition d’Alain Vaillant : comme l’interaction de trois sphè (...)
3L’essor des écritures factuelles dans la littérature contemporaine n’est plus à démontrer, qu’on parle de “narrations documentaires”8, de “factographies”9, d’écritures de l’enquête10 ou de “littératures de terrain”11. La visibilité accrue de ces “territoires de la non-fiction”12 jette une ombre d’ambiguïté sur la place accordée à la fiction aujourd’hui. Depuis la première décennie de notre siècle, la littérature contemporaine se lit souvent à l’aune d’un “retour au réel”13 ou de l’élaboration de nouvelles formes de réalisme qui se déclinent, pour le dire d’une manière un peu schématique, entre un réalisme documentaire “déconstructionniste” d’un côté14, et de l’autre, un “réalisme dégénératif”, romanesque, qui explore et investit une réalité contaminée par des fantasmes et les théories du complot qui saturent le monde contemporain15. Puisque les réalismes contemporains ne s’identifient plus exclusivement à un seul genre, que dire du rapport contemporain entre réalité, factualité et fiction ? En même temps, la fiction se déplace pour investir de nouveaux espaces médiatiques qui s’inscrivent dans notre expérience quotidienne tout en nous proposant des mondes à part. Malgré une production fictionnelle massive, la fiction ne domine plus le système littéraire16, et la littérature n’a plus le monopole de la fiction. Les écrivain·e·s répondent de diverses manières à ces déplacements de la fiction.
- 17 Voir Hélène Baty-Delalande, Aurélie Foglia et Laurent Zimmermann (dir.), “Avant-propos”, dans “Re (...)
4Comme le soulignent Hélène Baty-Delalande, Aurélie Foglia et Laurent Zimmermann, le recours contemporain à l’imagination prend des détours inattendus, procédant souvent à “la collection rhapsodique du déjà-là”17. L’invention fictionnelle dans la littérature contemporaine ne se réduit pas pour autant au réagencement d’éléments documentaires. Entre les deux pôles de la fantaisie et du factuel s’établit une aire de tensions où s’inscrivent des pratiques très variées, donnant à la fiction – au sens courant de création imaginaire – une place fortement variable. Le réalisme et le fantastique se mêlent dans Ultramarins de Mariette Navarro (Quidam, 2021) ; reprenant la légende de l’île d’Ys, Dominique Scali décrit dans Les marins ne savent pas nager (La Peuplade, 2022) un lieu imaginaire dans un xviiie siècle alternatif ; la narratrice de Totalement inconnu (Christian Bourgois, 2022) de Gaëlle Obiégly réinvente la Finlande à partir des images et des voix qui la traversent. La réalité s’exprime à travers l’allégorie, la fable ou le mythe dans L’A-fric (Sopecam, 2008) de Jacques Fame NDongo ou dans Le conteur, la nuit et le panier (Seuil, 2021) de Patrick Chamoiseau. Comme projection imaginaire, la fiction permet de sonder le rapport entre l’humain et l’animal dans Que font les rennes après Noël (Verticales, 2012) d’Olivia Rosenthal, La peau de l’ours (Gallimard, 2014) de Joy Sorman, ou encore Le corps des bêtes (Grasset, 2018) d’Audrey Wilhelmy.
- 18 Voir Barbara Havercroft et Michael Sheringham, “Fictions de soi”, Revue critique de fixxion françai (...)
- 19 Jacques Lacan, “Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je”, dans Écrits, Paris, Seu (...)
- 20 Si la célèbre définition de l’autofiction à la quatrième de couverture de Fils (Paris, Galilée, 1 (...)
- 21 Sur l’histoire de ce genre littéraire, voir Philippe Gasparini, Est-il je? Roman autobiographique (...)
5Le champ vaste des fictions de soi18 fait apparaître une autre conception de la fiction, suivant Lacan, pour qui la “forme primordiale” du je “situe l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu”19. Toutefois, au-delà du récit autobiographique qui se veut strictement factuel (Annie Ernaux, Édouard Louis, Emmanuel Carrère) et de l’autofiction dans sa conception postmoderne et psychanalytique (Doubrovsky20), nous constatons aujourd’hui un certain retour du roman autobiographique21. Ce genre mobilise un plus haut degré de fictionnalisation de soi en passant par la mise en scène d’un alter-ego d’auteur, par exemple dans Un chien à ma table (Grasset, 2022) de Claudie Hunzinger ou dans Stardust (Grasset 2022) de Léonora Miano.
6Qu’elle explore ou complète l’archive, ou s’allie aux spéculations contrefactuelles, la fiction devient souvent un outil pour interroger l’histoire. Laurent Binet imagine ainsi une histoire alternative de la première modernité dans Civilizations (Grasset, 2019), où ce sont les Incas qui conquièrent l’Europe. De manière moins ludique, de nombreux textes s’inspirent d’“histoires vraies” ou de “faits divers” pour les transformer de manière radicale, sous la forme d’ouvrages non chronologiques, comme Chanson douce de Leïla Slimani (Gallimard, 2016), ou polyphoniques, comme Humus de Fabienne Kanor (Gallimard, 2006), où la fiction permet de combler les lacunes de l’archive en donnant la parole à des femmes africaines destinées à l’esclavage. Pour aborder cette même époque de la traite des Noirs, David Diop reprend dans La porte du voyage sans retour (Seuil, 2021) le topos romanesque du manuscrit trouvé et propose une version alternative du voyage au Sénégal, au xviiie siècle, du botaniste français Michel Adanson. Mohamed Mbougar Sarr, dans La plus secrète mémoire des hommes (Philippe Rey et Jimsaan, 2021) s’inspire librement du cas de l’écrivain malien Yambo Ouologuem (qui est le dédicataire du livre). Dans un registre plus personnel, Sorj Chalandon mêle dans Enfant de salaud (Grasset, 2021) le récit factuel du procès de Klaus Barbie, que l’auteur avait couvert comme journaliste en 1987, et une confrontation imaginaire entre le narrateur et son père. L’histoire immédiate n’échappe pas à la mise en fiction. Ainsi, Louis-Philippe Dalembert, dans Milwaukee Blues (Sabine Wespieser, 2021), s’inspire de l’assassinat de George Floyd et de ses répercussions, en déplaçant les événements de Minneapolis à Milwaukee. Dans Le mage du Kremlin (Gallimard 2022), Giuliano da Empoli aborde à travers la voix d’un conseiller politique fictif l’histoire de la Russie de Poutine. La fiction biographique présente tout un éventail d’approches allant de la vie romancée de personnages historiques – le bactériologiste Alexandre Yersin dans Peste et choléra de Patrick Deville (Seuil, 2012), le peintre Gustave Courbet dans La claire fontaine de David Bosc (Verdier, 2013) – à la fictionnalisation débridée qui réinvente entièrement l’histoire de Jeanne d’Arc dans Fantaisies guérillères de Guillaume Lebrun (Bourgois, 2022).
- 22 Patrick Deville, Sic transit, Paris, Seuil, 2014, quatrième de couverture.
- 23 Voir Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Paris, Seuil, 2014.
- 24 Morgane Kieffer, “Import-export: réflexions sur certaines modalités contemporaines du rapport fic (...)
- 25 Voir Laurent Demanze, Les fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris, C (...)
- 26 Camille de Tolédo, Le fleuve qui voulait écrire, Paris, Manuella Editions-LLL Les liens qui libèr (...)
7Entre les “romans d’aventures sans fiction”22 et les réinventions ludiques, critiques, ou utopiques, on trouve toute une gamme de pratiques et de dispositifs imbriquant fait et fiction, y compris l’insertion de documents d’archives dans un contexte fictionnel, ou inversement des incursions fictionnelles locales dans des ouvrages à dominante factuelle. S’emparant à nouveau de ce qui était abordé auparavant par les sciences humaines23, le roman contemporain intègre les savoirs, en imitant parfois les formes et les codes rhétoriques des genres factuels24. C’est le cas dans des fictions encyclopédiques de Pierre Senges ou d’Emmanuelle Pireyre25. Camille de Toledo donne à la fiction une nouvelle extension, que ce soit par l’excavation (micro-)fictionnelle du monde contemporain dans Vies pøtentielles (Seuil, 2015) ou par la création d’institutions potentielles qui cherchent à s’actualiser dans le monde réel, comme les “auditions du parlement de Loire”, visant à la reconnaissance légale du fleuve26. De tels projets soulèvent la question de la capacité de la fiction – en l’occurrence poétique et juridique – à transformer notre perception du réel.
- 27 Emmanuelle Pireyre, “Un environnement assez contraignant pour les datas”, dans Inculte, Devenirs (...)
- 28 Ananda Devi, L’illusion poétique, Chamonix, Éditions Paulsen, 2017, p. 10.
- 29 Ibid, p. 8.
- 30 Ibid, p. 11.
- 31 Alice Zeniter, Je suis une fille sans histoire, Paris, L’Arche, 2021, p. 13.
8À l’ère de la “post-vérité” et de l’information proliférante, la fiction peut susciter une nouvelle défiance (en réanimant la vieille association entre fiction et mensonge), ou apparaître au contraire comme un lieu de liberté et d’agentivité au sein d’un monde déconcertant. “Comment ne plus être data victim?” se demande Emmanuelle Pireyre, dans sa contribution à un ouvrage collectif consacré justement aux nouvelles possibilités du roman27. Lorsqu’elle se penche sur son rôle dans sa vie, surtout à l’ère actuelle composée de “demi-vérités, contre-vérités ou post-vérités dont nous sommes abreuvés”, la romancière Ananda Devi trouve que la fiction est son “seul libre arbitre” devant “l’avalanche d’information qui nous assaille”28. Non seulement elle est capable de retrouver ses forces dans “le refuge de la fiction, seule consolatrice et unique guérisseuse des mélancolies contemporaines”29, mais l’écrivaine fait face au dilemme qui consiste à trouver une forme d’écriture adéquate à notre époque, et à développer un genre qui soit à la hauteur des demandes actuelles : “Comment représenter cette réalité par la fiction, quand elle pourrait au contraire paraître l’esquiver ?”30. L’écrivaine Alice Zeniter se pose des questions complémentaires lorsqu’elle analyse “le statut très particulier de la fiction” qui possède la capacité de “combler” certaines formes d’ignorance dans une lecture qui “donne à voir” et aussi “à vivre” à celles et à ceux qui s’engagent avec le texte romanesque. Même si la fiction peut raconter des histoires peu connues et qu’elle change parfois des avis préconçus, la prolifération des livres et des films “inspirés par des faits réels” témoigne à la fin d’un nombre de créations fictives qui “s’inspirent” non pas des faits réels mais “du récit de faits réels” et qui sont donc, d’emblée, à une certaine distance des faits auxquels elles cherchent à rester fidèles31.
Où est la fiction?
- 32 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction? Paris, Éditions du Seuil, 1999, <Poétique>.
- 33 Catherine Gallagher, “The Rise of Fictionality”, dans Franco Moretti (dir.), The Novel, vol. 1, P (...)
- 34 Voir l’article synthétique de Monika Fludernik, “The Fiction of the Rise of Fictionality”, Poetic (...)
- 35 Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 145.
- 36 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 264.
- 37 Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ? Paris, Gallimard, 2011, <Folio Essais>.
- 38 Dominique Viart, “Les fictions critiques dans la littérature contemporaine”, dans Matteo Majorano (...)
- 39 Voir Alexandre Gefen, Vies imaginaires. De Plutarque à Michon, Paris, Gallimard, 2014.
- 40 Voir Mairéad Hanrahan, Cixous’s Semi-Fictions: Thinking at the Borders of Fiction, Edinburgh, Edi (...)
- 41 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, <Poétique>, p. 31-32.
9Dès lors, si la question “Pourquoi la fiction?” de Jean-Marie Schaeffer garde toute sa pertinence32, il est aussi possible d’y substituer la question “Où est la fiction?” Quelles sont la part et la place de la fiction à l’intérieur des œuvres et plus généralement dans le paysage littéraire contemporain ? C’est à partir de cette question que ce dossier de Fixxion se propose de faire le point sur la place et les déplacements de la fiction dans la littérature française et francophone contemporaine. Il convient de noter ici que ces déplacements sont aussi lexicaux, et que la catégorie même de fiction, utilisée pour désigner une catégorie d’œuvres, apparaît assez récemment dans le contexte français (qui favorise plutôt les désignations génériques). Dans un contexte anglophone, en revanche, le terme a plus longtemps été synonyme de récit littéraire non-référentiel en prose, catégorie qui englobe surtout le roman et les nouvelles. C’est pourquoi certains historiens et théoriciens du roman anglais considèrent que le concept de la fiction est né avec la modernité, en conjonction avec l’essor du roman moderne33. Sans entrer dans le détail de ces débats34, on peut distinguer entre, d’un côté, un concept générique de la fiction (comme récit non-référentiel), et de l’autre, une conception plus générale de la fiction comme compétence anthropologique universelle, capacité d’invention, ou “feintise ludique partagée”35. En favorisant cette deuxième acception plus abstraite, l’usage français contemporain permet à la notion de fiction de se pluraliser et de proliférer. C’est une notion vaste, instable, mobile, ce qui explique aussi son attrait : ainsi, Assia Djebar évoque le “désir de fiction vive” qui la pousse vers une écriture marquée par une “mobilité incessante”36. En revanche, selon l’écrivain Luc Lang, l’inflation de ce terme va de pair avec une dévaluation de la littérature romanesque37. Les spécialistes de la littérature contemporaine, pour leur part, doivent faire face à un certain flou conceptuel ainsi qu’à une mutation dans les usages. Au roman traditionnel comme aux expérimentations formelles du nouveau roman se substitueraient alors les “fictions critiques”38 – où “fiction” ne signifie plus invention, mais mode d’investigation du réel et de mise en question des représentations – ou bien tout un ensemble de genres hybrides (autofiction, exofiction, biofiction39, semi-fiction40, etc.) dont on n’a pas fini d’épuiser les variantes. Ces désignations posent comme norme générique le mélange inextricable entre fait et fiction, au risque de recourir à l’association entre fictionnalité et littérarité comme pétition de principe – comme si la fictionnalisation donnait un caractère littéraire (ou une littérarité “constitutive”, selon les termes de Gérard Genette41) à une matière factuelle.
- 42 Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, <Poétique>.
- 43 Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles. Art et pratiques documentaires, Paris, Les é (...)
- 44 Sur le romanesque, voir Michel Murat, Le romanesque des lettres, Paris, Corti, 2018 ; Anne-Sophie (...)
- 45 Annick Louis, art. cit., p. 18.
- 46 Nous empruntons la notion de “régime” d’invention littéraire à Nicholas D. Paige, Before Fiction (...)
10Face à cette situation, certaines approches théoriques s’efforcent de défendre la ou les frontière(s) de la fiction42, ou, inversement, de définir la spécificité des représentations factuelles et de la factualité narrative43. Cependant, on l’a vu, les pratiques contemporaines produisent incontestablement de nouveaux usages de la fiction, de nouvelles intersections du fictionnel et du référentiel. Faut-il y voir un recours renouvelé à des sous-genres déjà existants (l’écriture du fait divers, le roman à clé) ou à une puissance romanesque qui a toujours été ouverte sur le monde44 ? Ou aurions-nous affaire, comme l’affirme Annick Louis, à “une nouvelle approche cognitive des œuvres” et à un “territoire où les récits appartiennent à la fois à la fiction et à la non-fiction”45 ? Moins radicalement, on pourrait affirmer que les déplacements récents de la fiction signalent la mise en place d’un nouveau “régime” d’invention littéraire, propre à notre moment historique46.
Présentation du dossier
11Les contributions à ce numéro ne prétendent pas épuiser le phénomène que nous venons de présenter, mais ils offrent des études de cas qui illustrent certaines tendances majeures des pratiques contemporaines de la fiction.
12Les dix études se déclinent en trois ensembles qui explorent respectivement les fictions de soi, les fictions de l’archive, et le rapport entre fiction et savoirs. En ouverture du premier ensemble, l’article d’Annabel L. Kim affirme que la littérature française contemporaine se détourne radicalement de la fictionnalité en faveur à la fois de l’autofiction, qui mêle autobiographie et fiction, et de l’exofiction, qui fictionnalise des personnages historiques réels. Abandonnant la volonté d’impersonnalité qui caractérisait auparavant l’écriture romanesque, l’autofiction ferait de l’hybridité générique un argument de vente, brouillant les frontières entre fiction et vérité pour répondre au désir des lecteurs pour une écriture “transitive”. Les œuvres de Christine Angot et d’Édouard Louis, malgré leurs différences, mobilisent la confession et la plainte pour aborder les traumatismes personnels et sociaux ; malgré leur visée critique, ces textes reposent sur une logique de marchandisation de soi qui limite la portée émancipatrice de la littérature. Dans le monde contemporain, le soi devient un produit à vendre comme un autre.
13L’article d’Antoine Ducoux examine l’évolution de l’œuvre d’Emmanuel Carrère, de L’adversaire (2000) à Yoga (2022), à l’aune des effets de l’hybridation générique. Les récits d’enquête de Carrère, s’ils placent la fiction à distance, n’en soulèvent pas moins des difficultés sur le plan théorique : l’extension du domaine de la fiction (à travers la notion de “fiction critique”) à ce genre de texte risque d’occulter la question fondamentale de la vérité et de la distinction entre fiction et mensonge, qui constitue un enjeu transversal et essentiel de cette œuvre. L’affaire Yoga, où Carrère a été accusé par son ex-épouse du non-respect du “pacte de vérité” noué avec les lecteurs, illustre les apories du régime contemporain de l’autorité littéraire – dimension complexe que Carrère cherche à réduire par une stratégie alliant aveux de sincérité, effets d’autorité, et ruses narratives.
14Flavian Falantin nous livre un aperçu approfondi de l’ensemble du corpus de Chahdortt Djavann et de son évolution vers des formes littéraires “hybrides” plus inventives. Il considère qu’en incorporant “l’essai” dans le “roman”, les récentes publications de l’écrivaine problématisent – et finalement contournent – les contraintes narratives ; en combinant la création fictionnelle (qui incite le lecteur à développer un sentiment d’identification et d’empathie pour les personnages) et des éléments événementiels factuels et documentés (ajoutant ainsi “la réalité” à “l’imagination”), le texte libère l’autrice des formes d’emprisonnement littéraire qui rappellent l’emprisonnement littéral qu’elle a subi en Iran lorsqu’elle était plus jeune. Cette étude affirme la nécessité d’examiner non seulement les fictions de cette écrivaine mais aussi ses textes plus théoriques, car ces deux formes de réflexion sont très complémentaires dans son cas.
15Un deuxième ensemble d’articles se penche sur des fictions qui s’inspirent de faits historiques réels, souvent à partir d’un travail sur l’archive. L’article de Thomas Conrad étudie le resurgissement de passages fictionnels dans le cycle Abracadabra de Patrick Deville, notamment dans le “roman sans fiction” Fenua (2021), consacré aux artistes anglais et français qui ont séjourné à Tahiti. Si la place de la fiction reste minimale dans cette œuvre, le récit biographique se permet parfois le déploiement de scènes inventées (mais encadrées). Cependant, la fictionnalisation chez Deville n’apparaît réellement que sous la forme de la métalepse qui “transforme provisoirement l’auteur en narrateur fictif, transporté imaginairement dans le passé”. Sans remettre en cause le pacte de véracité, ces interventions fictionnelles brouillent la chronologie et superposent des temporalités. La fictionnalisation sert en fin de compte à légitimer la représentation factuelle, en transformant l’auteur en témoin du passé. S’inscrivant au sein du régime factuel, les fictions restreintes de Deville jouent le rôle d’une “condition de possibilité” de la rencontre entre l’auteur et l’objet qu’il cherche à représenter.
16À partir de deux œuvres fondées sur des témoignages, Procès-verbaux (2021) de Marius Loris Rodionoff et Army (2008) de Jean-Michel Espitallier, Dalila Villella étudie la mise en fiction de matériaux documentaires à des fins de critique sociale et politique. Dans son “poème-transcription”, Rodionoff utilise des extraits de procès-verbaux de tribunaux militaires de la guerre d’Algérie, légèrement modifiés pour éviter la censure, tout en conservant la véracité historique. Espitallier construit un récit fictionnel à partir de témoignages des soldats américains sur leur expérience en Irak, en juxtaposant des descriptions de violence et des aspects de la vie quotidienne de l’armée. La fictionnalisation opère ici comme un réagencement et un mode de présentation des documents, permettant de dénoncer indirectement les atrocités de la guerre et de stimuler la réflexion critique sur la violence et les conflits armés.
17Matthew Elbert Rodriguez se penche sur le rôle de l’archive dans Un pas de chat sauvage (2019), une nouvelle de Marie NDiaye, un texte marqué par la complexité des sources. La nouvelle met en question la représentation et approfondit l’importance de l’inspiration dans l’art. Il y est question d’une histoire à plusieurs couches où le narrateur reçoit un courrier électronique d’une chanteuse noire nommée Marie Sachs, qui se fait passer pour une femme nommée Maria qui aurait été photographiée par Nadar. Il se pourrait (bien que cela reste inconnu dans le contexte de la nouvelle) qu’il s’agisse d’une artiste noire d’origine cubaine, active à Paris dans les années 1850, et les documents d’archives de la vie de Maria Martinez alimentent alors l’histoire. Rodriguez maintient que la nouvelle est capable de révéler des vérités qui ne sont pas localisables dans les documents qui nous arrivent de leur époque, vérités qui peuvent être abordées par “la fabulation et la fiction”. Les photographies possèdent une force d’évidence, qualité qui est mise au premier plan dans une étude complexe du “passage du document à la fiction” dans la nouvelle de NDiaye qui est finalement “un récit d’échec”. Le dernier paragraphe soutient que “notre spéculation renvoie notre acte de contemplation”, dans cet ouvrage de fiction qui examine les places occupées par le chercheur, l’écrivain, le personnage, et le sujet photographié.
18Nos richesses (2017) de Kaouther Adimi est un roman qui invite des interrogations sur la façon dont la fictionnalisation du réel ouvre à la possibilité de combler les lacunes de l’historiographie officielle. Isabelle Bernard développe le concept de “biofiction” dans une analyse qui se penche sur de nombreux détails intrigants présents dans un roman qui se déploie autour de l’histoire d’une maison d’édition à Alger, connue pour avoir été la première à publier Albert Camus. L’analyse approfondie que contient cet article attire l’attention sur le fait que l’autrice de Nos richesses mélange une grande quantité de matériel inventé — attribué à la figure de l’éditeur Edmond Charlot — dans une œuvre littéraire qui s’inspire immensément de recherches dans les archives, composées de livres, d’interviews et de documentaires.
19Un troisième ensemble d’études aborde le rapport entre fiction et connaissance, en étudiant l’imbrication et l’encadrement des discours sur le réel ainsi que la contestation ou la réorganisation par la fiction des récits médiatiques ou savants. Depuis sa création au milieu du dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours, le fait divers est un véhicule typique de stéréotypes raciaux et racistes dans les médias. Mais les romans s’inspirent souvent de ces brèves histoires sensationnalisées afin de créer d’autres perspectives sur des questions de race et de migration et de construire des “contre-récits” qui contextualisent et complexifient les situations qui ne devraient pas se résumer facilement. La complémentarité du journalisme et de la fiction se manifeste dans des créations romanesques et cinématographiques qui vont à l’encontre des diversions sensationnelles et réductrices. C’est la trajectoire du fait divers en direction d’autres horizons narratifs qui occupe l’étude de Madeleine Dobie et Olivia Harrison.
20L’écrivaine Emmanuelle Pireyre adopte dans ses romans une modalité de composition hétérogène, la fiction se caractérisant alors par l’hétérogénèse (terme emprunté à Félix Guattari) – à savoir, “la production d’une forme hétérogène avec le monde réel”. Tel est l’argument présenté par Émile Lévesque-Jalbert dans son analyse du roman Chimère (2019) de Pireyre et de la lecture-performance qui lui correspond. Cette fiction complexe et fragmentaire est un entrelacs de récits mêlant humour, commentaire et recherche documentaire : délibérations d’un groupe de citoyens sur le temps libre, la vie d’une femme quarantenaire et de son animal de compagnie génétiquement modifié, ainsi que la narratrice qui rédige un article sur les OGM. À partir de matériaux divers, Pireyre opère une “injection du réel” dans la fiction afin d’appréhender la dimension malléable et virtuelle de ce réel. Si elle aborde des questions actuelles comme les manipulations génétiques et l’appropriation du vivant par des entreprises privées, Pireyre ne se contente pas d’imiter le réel par la fiction ; elle le réorganise de manière dynamique. La fiction se constitue ainsi comme “une capacité d’agir sur le réel en le déplaçant sur un autre plan”.
21Dans leur article sur la fabulation spéculative, Marceau Forêt et Ketzali Yulmuk-Bray examinent une nouvelle forme d’hybridation entre épistémologie et fiction qui aborde les enjeux écologiques actuels. Ces nouveaux usages de la science-fiction émergent à partir des années 1980 dans les travaux de chercheurs comme Donna Haraway, Bruno Latour et Isabelle Stengers, mais ils prolifèrent à partir de des années 2010, élaborant un courant d’écriture transdisciplinaire qui se caractérise par les thématiques écologiques, les procédés spéculatifs, et la métatextualité. Les ressources fictionnelles de l’écriture spéculative permettent d’appréhender les transformations anthropocéniques, d’enquêter sur différents modes d’existence et de réimaginer les relations interspécifiques. En étudiant trois œuvres paradigmatiques – L’effondrement de la civilisation occidentale (2014) d’Erik M. Conway et Naomi Oreskes, la nouvelle “Histoires de Camille” (2016) de Donna Haraway, et le recueil de nouvelles Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret (2021) – l’article illustre comment ces fabulations spéculatives métabolisent les savoirs, décloisonnent les modes de pensée et offrent des perspectives nouvelles pour envisager l’avenir. Ces œuvres affirment ainsi les pouvoirs heuristiques et politiques de la fiction, comme ensemble de pratiques “dédiées à la reconstruction de nos mondes”.
22Notre dossier donne ensuite la parole à des écrivaines. Dans sa carte blanche, Pia Petersen contemple la complexité de la fiction dans un texte qui traite des conceptions de la divinité aujourd’hui. Le dialogue qui surgit dans cette nouvelle souligne à quel point la tendance à vouloir distinguer entre “la fiction” et “la réalité” représente une tentative vouée à manquer les nuances contenues dans ces deux termes qui sont souvent entremêlés : “Le réel est une fiction, donc, la fiction est partout parce que tu exprimes toujours ta version du réel”. Les fabulations et les variations sont présentes dans ce texte nourri de réflexions sur le genre littéraire ainsi que sur les exigences de la fiction qui perdurent depuis des siècles : “Le roman est une réflexion sur le réel à partir du réel et doit avant tout être vraisemblable”. Cette fiction de Pia Petersen célèbre les subtilités de la création romanesque et cherche à cerner les “incertitudes” qui accompagnent une démarche qui contourne les “assignations identitaires” et les “jugements binaires” afin d’apercevoir plutôt “des visions intermédiaires”. C’est cela, après tout, “[l]e voyage de l’écrivain, aller partout par l’imaginaire et l’intuition”.
23Dans l’entretien qu’elle accorde à Alison Rice, Ananda Devi affirme que nous faisons face actuellement à “une remise en question de notre droit à la fiction”. Celle-ci serait liée aux préférences pour la lecture d’ouvrages ayant un lien direct avec la personne et le vécu de l’aut·eur·rice plutôt que la notion se délecter de “la vraie fiction”, celle qui s’éloigne justement de l’expérience de l’être qui crée l’ouvrage littéraire. L’œuvre prolifique d’Ananda Devi témoigne de la puissance de textes qui nous permettent “d’entendre une autre voix” parce qu’ils osent représenter d’autres possibilités, et parce qu’ils cherchent à envisager “une complexité, une ambiguïté” et mettent en scène d’autres perspectives : “que chacun n’est pas ce qu’il paraît, que chacun peut changer aussi”. Dans des sociétés qui ont tendance à se refermer, on a de plus en plus “besoin de ce dépaysement de la fiction”, qui nous emmène ailleurs, qui dit autrement un monde qui ne devrait pas être facilement défini selon des catégories figées. Ananda Devi insiste que “L’écrivain est un migrateur”, sans doute souvent au sens littéral, mais surtout au sens figuratif, étant “tout le temps en train de migrer hors de soi, de passer les frontières”, puisqu’il s’exerce au-delà : “il n’y a pas de frontières pour l’imaginaire”. La littérature est le lieu par excellence de remettre en question les “paradoxes” qui peuplent nos conceptions de l’histoire et nous empêchent de voir à quel point nous pouvons incarner des “identités fluides”.
24S’entretenant avec Alison James, la romancière Olivia Rosenthal explique son travail d’écoute et de restitution des voix par un travail de réinterprétation imaginative. Pour elle, de ce point de vue, il n’y a pas “une différence de nature entre des textes documentaires et […] des textes qui le seraient moins”. La fiction est un moyen détourné d’appréhender une réalité qui nous échappe ou nous dépasse : “La fiction serait ainsi une manière d’interpréter les signes que le monde nous envoie pour essayer de le saisir”. Les déplacements jouent un rôle crucial dans l’élaboration des projets d’écriture de Rosenthal, suscitant curiosité et mouvement : “Tout projet commence de fait par un déplacement qui peut être géographique ou seulement mental”. À propos des résidences d’auteur, soulignant l’importance de maintenir un équilibre entre les attentes des commanditaires et la liberté artistique, et de respecter les paroles de ses interlocuteurs. Elle compare l’impact émotionnel de la fiction au cinéma et en littérature, notant que les images ont une force hypnotique plus grande, tandis que la littérature offre plus de liberté au lecteur. Enfin, elle discute de ses pratiques de “littérature exposée”, qui étendent la littérature à de nouveaux espaces, soulignant le lien entre l’oral et l’écrit et la manière dont sa voix sur scène porte les voix de ses personnages et interlocuteurs.
25Lola Lafon répond à Alison James en évoquant son intégration d’éléments fictionnels dans ses romans qui, même quand ils sont assez factuels (comme Quand tu écouteras cette chanson, 2022, sur le musée Anne Frank), transforment la réalité pour que l’histoire fonctionne. Inversement, elle souligne l’importance de l’exactitude et de la crédibilité dans ses écrits, surtout mais non uniquement lorsqu’elle traite de personnes réelles comme dans La petite communiste qui ne souriait jamais (2014, sur Nadia Comăneci) ou Mercy Mary Patty (2017, sur le procès de Patricia Hearst). Même pour ses œuvres plus purement fictionnelles, comme Chavirer (2020), l’exactitude factuelle garde une certaine importance pour l’autrice : “J’ai vraiment besoin de cet ancrage [...] pour pouvoir m’envoler ailleurs”. Lafon discute également des limites éthiques de l’invention et des discours qui fictionnalisent les personnalités publiques pour répondre aux désirs des sociétés qui les produisent. Contre une forme de fiction consensuelle qui réduirait la réalité à un cadre rassurant, elle insiste sur la nécessité de préserver la part d’inconnu et de complexité dans ses personnages et ses histoires, rejetant les fins simplistes et moralisatrices pour maintenir un rapport authentique avec le réel.
26Dans la rubrique “Relire”, Mairéad Hanrahan propose une réévaluation de l’œuvre de Jean Genet, écrivain en perpétuel déplacement dans son œuvre comme dans sa vie. Le travail littéraire de Genet traverse sans cesse les frontières des genres, de la fiction autobiographique dans Notre-Dame-des-Fleurs (1943) à l’autobiographie expérimentale d’Un captif amoureux (1986) ; il expérimente aussi différents médias artistiques, y compris le cinéma, les ballets et les scénarios, brouillant les limites traditionnelles des formes artistiques. En analysant un court texte qu’on peut lire comme le credo artistique de Genet, “Ce qui est resté d’un Rembrandt…” (1967), Hanrahan montre que pour Genet la fiction elle-même est un acte de déplacement, qui transforme la réalité par des ajustements de perspective et de position. L’art de Genet, comme celui de Rembrandt et Giacometti qu’il admire, repose sur une vision double, capable de célébrer à la fois le médium artistique et le monde représenté. Cette capacité à déplacer le regard, à offrir une vérité artistique par le biais de faussetés apparentes, est centrale dans la compréhension de son œuvre et de son geste égalitaire, où tous les éléments de la création artistique, comme tous les êtres humains, ont la même valeur.
27L’ensemble des contributions réunies ici nous rappellent que la fiction, si elle se déplace à l’époque actuelle, a toujours opéré des déplacements dans notre manière de percevoir la réalité et dans notre conception du possible. Même si elle est remise en question aujourd’hui et se déploie parfois sous des formes limitées, elle reste un mode d’appréhension et de mise en jeu de l’expérience. Peut-être les hybridations contemporaines entre fait et fiction témoignent-elles moins d’un brouillage des frontières que d’une conscience aiguë de la spécificité de la fiction et de ses capacités, y compris comme outil pour questionner le réel. Les configurations contemporaines de la fiction, notamment dans ses rapports à la non-fiction, sont sans doute variables. Mais la place de la fiction demeure considérable dans un monde à réimaginer.
Note de fin
1 Anne Besson et Évelyne Jacquelin (dir.), Poétiques du merveilleux. Fantastique, science-fiction, fantasy en littérature et dans les arts visuels, Mayenne, Artois Presses Université, 2015, <Études littéraires>.
2 Le Testament d’Edmond de Goncourt, cité dans Léon Deffoux, “Annexe II : Le Testament d’Edmond de Goncourt”, Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 3, 1994, p. 115
3 Cité dans Service Livres, “Top des ventes de livres: en attendant les effets du Goncourt”, Libération, 11 novembre 2023, URL : https://www.liberation.fr/culture/livres/top-des-ventes-de-livres-en-attendant-les-effets-du-goncourt-20231111_XMN6NACLXBH2LLGZ3S6YOVPL6I/.
4 Sur les les “livres de voix” voir notamment Maud Lecacheur, “Ouvre grand tes oreilles : les dispositifs de collecte de voix dans la littérature contemporaine”, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 18, 2018), p. 73-82, URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/1630.
5 Annie Ernaux, La place, Paris, Gallimard, 1983, p. 24.
6 Dominique Noguez, “Il serait bon d’accorder le prix Goncourt à des récits autobiographiques”, Le Monde, 26 décembre 2018, URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/26/dominique-noguez-il-serait-bon-d-accorder-le-prix-goncourt-a-des-recits-autobiographiques_5402166_3232.html.
7 Annick Louis, “Les récits transfrontaliers. Entre fiction et non fiction”, Poétique, n° 195, 2024, p. 3.
8 Lionel Ruffel, “Un réalisme contemporain: Les narrations documentaires”, dans Camille Bloomfield et Marie-Jeanne Zenetti (dir.), “Usages du document en littérature”, numéro spécial, Littérature, n° 166, 2012, p. 13-25.
9 Marie-Jeanne Zenetti, Factographies: L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014.
10 Marie-Jeanne Zenetti, “Paradigmes de l’enquête et enjeux épistémologiques dans la littérature contemporaine”, Revue des Sciences Humaines, n° 334, avril-juin 2019, p. 17-28 ; Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, J. Corti, 2019.
11 Dominique Viart, “Les Littératures de terrain”, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 18, 2019, p. 1-13.
12 Alexandre Gefen, Territoires de la non-fiction. Cartographie d’un genre émergent, Leyde et Boston, Brill/Rodopi, 2021, <Chiasma>.
13 Dominique Viart, “Le Moment critique de la littérature. Comment penser la littérature contemporaine?,” dans Bruno Blanckeman and Jean-Christophe Millois (dir.), Le roman français aujourd’hui. Transformations, perceptions, mythologies, Paris, Prétexte éditeur, 2004, p. 12.
14 Lionel Ruffel, art. cit., p. 23.
15 Christy Wampole, Degenerative Realism: Novel and Nation in Twenty-First Century France, New York, Columbia University Press, 2020.
16 Pour cette notion nous suivons la définition d’Alain Vaillant : comme l’interaction de trois sphères: celle de la création ou de la production littéraire ; celle du commentaire ; et la sphère socio-économique. Voir Alain Vaillant, L’histoire littéraire, 2e édition, Paris, Colin, 2017, p. 241.
17 Voir Hélène Baty-Delalande, Aurélie Foglia et Laurent Zimmermann (dir.), “Avant-propos”, dans “Recours à l’imagination”, numéro spécial, Littérature, n° 190, 2018, p. 7.
18 Voir Barbara Havercroft et Michael Sheringham, “Fictions de soi”, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 4, 2012, doi : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/fixxion.5238 ; Shirley Jordan, “Fictions of Self”, dans Anna-Louise Milne et Russell Williams, Contemporary Fiction in French, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, p. 152-166.
19 Jacques Lacan, “Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je”, dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.
20 Si la célèbre définition de l’autofiction à la quatrième de couverture de Fils (Paris, Galilée, 1977) – “Fiction, d’événements et de faits strictement réels” – n’offre aucune définition précise de la fiction, la formule de Doubrovsky souligne surtout l’écart entre la réalité vécue et sa représentation écrite.
21 Sur l’histoire de ce genre littéraire, voir Philippe Gasparini, Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2024, <Poétique>.
22 Patrick Deville, Sic transit, Paris, Seuil, 2014, quatrième de couverture.
23 Voir Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Paris, Seuil, 2014.
24 Morgane Kieffer, “Import-export: réflexions sur certaines modalités contemporaines du rapport fiction/document”, L’esprit créateur, vol. 61, n° 2, 2021, p. 24-36.
25 Voir Laurent Demanze, Les fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris, Corti, 2015.
26 Camille de Tolédo, Le fleuve qui voulait écrire, Paris, Manuella Editions-LLL Les liens qui libèrent, 2021 ; voir aussi le site “Vers un Parlement de Loire”, URL: https://www.parlementdeloire.org.
27 Emmanuelle Pireyre, “Un environnement assez contraignant pour les datas”, dans Inculte, Devenirs du roman 2, Paris, Inculte, 2014.
28 Ananda Devi, L’illusion poétique, Chamonix, Éditions Paulsen, 2017, p. 10.
29 Ibid, p. 8.
30 Ibid, p. 11.
31 Alice Zeniter, Je suis une fille sans histoire, Paris, L’Arche, 2021, p. 13.
32 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction? Paris, Éditions du Seuil, 1999, <Poétique>.
33 Catherine Gallagher, “The Rise of Fictionality”, dans Franco Moretti (dir.), The Novel, vol. 1, Princeton, Princeton University Press, 2006, p. 336-363.
34 Voir l’article synthétique de Monika Fludernik, “The Fiction of the Rise of Fictionality”, Poetics Today, vol. 39, n° 1, 2018, p. 67-92, doi : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1215/03335372-4265071.
35 Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 145.
36 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 264.
37 Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ? Paris, Gallimard, 2011, <Folio Essais>.
38 Dominique Viart, “Les fictions critiques dans la littérature contemporaine”, dans Matteo Majorano (dir.), Le goût du roman, Bari, B.A. Graphis, 2002, p. 30-47.
39 Voir Alexandre Gefen, Vies imaginaires. De Plutarque à Michon, Paris, Gallimard, 2014.
40 Voir Mairéad Hanrahan, Cixous’s Semi-Fictions: Thinking at the Borders of Fiction, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014.
41 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, <Poétique>, p. 31-32.
42 Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, <Poétique>.
43 Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles. Art et pratiques documentaires, Paris, Les éditions du Cerf, 2020 ; Monika Fludernik and Marie-Laure Ryan (dir.), Narrative Factuality: A Handbook, Berlin, Boston, De Gruyter, 2020, doi : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1515/9783110486278.
44 Sur le romanesque, voir Michel Murat, Le romanesque des lettres, Paris, Corti, 2018 ; Anne-Sophie Donnarieix, Morgane Kieffer, Jochen Mecker et Dominique Viart (dir.), La machine à histoires. Le romanesque dans les écritures contemporaines, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2022.
45 Annick Louis, art. cit., p. 18.
46 Nous empruntons la notion de “régime” d’invention littéraire à Nicholas D. Paige, Before Fiction : The Ancien Regime of the Novel, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 4.
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Référence électronique
Alison James et Alison Rice, « Déplacements de la fiction ? », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13970 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11u0c
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