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Entretien

Entretien avec Lola Lafon

Propos recueillis par Alison James
Lola Lafon et Alison James

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Lola Lafon
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Texte intégral

D’origine franco-russo-polonaise, élevée à Sofia, Bucarest et Paris, Lola Lafon s’est d’abord consacrée à la danse avant de se tourner vers l’écriture. Ses trois premiers romans, parus chez Flammarion, sont Une fièvre impossible à négocier (2003, lauréat du Prix “À tout lire”), De ça je me console (2007) et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011, Prix Coup de Cœur de la 25ème heure au salon du Livre du Mans et finaliste du Prix Marie-Claire). Chez Actes Sud, elle a publié trois romans : La petite communiste qui ne souriait jamais (2014), consacré à la gymnaste roumaine Nadia Comăneci, qui a obtenu le Prix de la Closerie des Lilas, le Prix Ouest-France Étonnants-Voyageurs, le Grand prix de l’héroïne Madame Figaro, le Prix Jules Rimet, le Prix Version Fémina-FNAC, le Prix du Café littéraire de Sainte-Cécile-les-Vignes, ainsi que trois prix des lecteurs dans divers salons du livre ; Mercy, Mary, Patty (2017) s’empare de l’affaire de l’enlèvement et du procès de Patricia Hearst, mettant en résonance cette histoire avec d’autres vies de femmes réelles et fictives ; Chavirer (2020), qui explore les systèmes de prédation sexuelle dans le monde de la danse et a obtenu le prix Landerneau et le Prix du roman des étudiants France Culture, ainsi que le Choix Goncourt de la Suisse. Lola Lafon a reçu le Prix Décembre, le Grand Prix des lectrices de ELLE, et le Prix Les Inrockuptibles pour Quand tu écouteras cette chanson (Stock, 2022), relatant son expérience d’une nuit passée au Musée Anne Frank à Amsterdam.

En plus de son parcours littéraire, Lola Lafon est également chanteuse. Son premier album Grandir à l’envers de rien est sorti en 2006 chez Label Bleu/Harmonia Mundi, suivi d’Une vie de voleuse en 2011 chez Harmonia Mundi.

Alison James : Lola Lafon, merci de m’avoir accordé cet entretien, qui sera publié dans le cadre d’un numéro de revue que je co-dirige sur le thème des déplacements de la fiction : il s’agit d’interroger la place de la fiction ou de l’invention fictionnelle dans la littérature française contemporaine. Il me semble qu’en ce moment, la fiction n’est plus synonyme de roman ou d’invention romanesque, que le roman n’est pas forcément conçu comme une œuvre d’imagination, avec l’essor de littérature documentaire, des récits d’enquêtes, des récits autobiographiques ou auto-fictionnels... Dans cette optique, on peut considérer que la fiction se déplace, en allant vers d’autres terrains médiatiques ou en investissant de nouveaux espaces ; la fiction occupe aussi une place hautement variable à l’intérieur de la littérature. Dans ton œuvre il me semble que tu associes souvent une recherche formelle très poussée, une invention fictionnelle puissante et une interrogation sur le réel, en mettant en place des dispositifs parfois complexes pour allier tous ces éléments ou ces dimensions. Pour commencer par une question très générale, je voudrais t’inviter à réflechir sur ton rapport à la fiction, par rapport à l’interrogation du réel.

Lola Lafon : Je pense que d’abord je vais réagir à quelque chose, sur la séparation entre le roman tel qu’on l’a connu, le roman 19e disons, et ce que ça serait devenu aujourd’hui. Moi je pense qu’il n’y a pas une séparation très nette et je l’expérimente, vraiment d’une façon très pratique. Dans les romans que j’ai faits qui semblent les plus documentaires, les plus on va dire fact-fiction, j’ai vu à quel point j’insérais de la fiction pour que le récit fonctionne parce que sinon parfois la réalité ne m’arrange pas. Donc je suis obligée de la transformer, de la réinventer, de la plier aux exigences de la fabrication de la fiction. Dans Quand tu écouteras cette chanson, pour suivre un certain raisonnement, et puisque je suis la narratrice – qui est moi – dans le musée pendant la nuit, à un moment donné ce qui m’arrange c’est d’arriver dans une salle X. Dans le vrai musée, la déambulation ne peut pas se dérouler comme ça, tel que je l’ai décrite, parce que les pièces ne sont pas agencées comme ça. Mais pour le récit j’en avais besoin, donc j’ai réinventé le musée.

A.J. : Donc il y a un travail de réinvention en fait ?

L.L. : Oui, toujours. C’est-à-dire que pour moi il n’existait absolument pas de séparation, simplement la fiction vient se mettre dans des endroits qui font des liens, la fiction fait des liens, elle facilite le reste. Et est-ce qu’elle n’a pas toujours fait ça ? C’est-à-dire que je pense qu’au moment où Flaubert raconte le fait divers dans Madame Bovary, il s’arrange aussi avec le fait divers, pour que ça convienne à ce qu’il a envie d’écrire. Je ne suis pas sûre que les choses aient tellement changé – alors évidemment c’est vrai si on pense la fiction en termes de l’existence d’un personnage qui est nommé... Et encore, ça va dans les deux sens, parce que finalement moi j’aime beaucoup travailler de façon parfois un peu sociologique, c’est-à-dire que pour Chavirer par exemple, ou à chaque fois d’ailleurs, si je parle d’un métier ou d’une situation que je ne suis pas sûre de bien connaître, je rencontre beaucoup de gens et je compile leurs expériences pour avoir une matière qui me paraît assez solide. Le “solide” est ce qui me permet d’en faire tout autre chose. Du friable. Du déchiré. C’est une histoire de tissus narratifs. Et alors ce ne sont pas tout à fait des sensitivity readers, mais un petit peu quand même, parce que je trouve complètement normal de ne pas dire n’importe quoi sur la situation de quelqu’un d’autre, et donc je demande à la personne concernée de voir si tout ça est crédible. Bon, je pourrais m’en ficher de savoir si c’est crédible, mais pour moi l’exactitude est quelque chose qui a vraiment sa place dans l’écriture.

A.J. : Donc il y a des limites éthiques à l’invention d’une certaine façon ?

L.L. : Pour moi oui, là où j’en suis en tout cas, pour moi il y a deux limites éthiques. D’abord c’est le manque de précision qui me gêne. Je conçois complètement qu’on s’affranchisse totalement du réel, c’est formidable, mais dès qu’on est dans le réel un peu, ça devient compliqué de ne pas être exact, d’être négligent. Je me rappelle d’avoir lu (je vais épargner l’auteur) un prénom dans un roman français, un prénom d’un personnage qui, soi-disant, est juif dans les années 30 ; le prénom est chrétien orthodoxe. Je me dis, “mais tu n’as pas cherché ?” Vraiment, une réalité bâclée me sort de la fiction. L’autre éthique pour moi, c’est que je n’ai pas envie d’embarrasser ou de blesser des gens réels, quand ils n’ont pas une vie publique. Quand ils ont une vie publique et que je travaille sur eux comme Nadia Comăneci, je me dis que cette vie a été racontée par plein de gens. En revanche, j’ai pour le moment quelque chose qui est une attention.

A.J. : Oui, c’est très intéressant. Je suis en train de réfléchir à ce rapport au personnage qui a peut-être changé quand même : quand je pense à Flaubert qui écrit Madame Bovary, même à partir d’un fait divers, il y a quand même l’invention d’un personnage qui habite une ville entièrement fictive – en Normandie, certes, qui est réelle – mais il y a un espace qui se démarque clairement de la réalité et le fait divers disparaît derrière la fiction. Alors que ce qui se passe dans certains de tes livres, notamment dans La petite communiste qui ne souriait jamais ou Mercy, Mary, Patty, on a quelque chose qui s’invente à partir d’une personne réelle – avec certaines limites, comme tu as dit. Et puis il me semble qu’il y a aussi une conscience très aiguë de la singularité du réel. C’est-à-dire qu’on ne pourrait jamais vraiment savoir où situer la vie de Patty Hearst (dans Mercy, Mary, Patty) et il y a quelque chose qui reste inaccessible.

L.L. : Je pense qu’effectivement pour Mercy, Mary, Patty et pour La petite communiste, et d’ailleurs même pour Quand tu écouteras cette chanson, je pars du principe que l’échec est un terreau intéressant et que c’est le point de départ. C’est-à-dire qu’on va admettre que je ne suis pas une exploratrice, que la littérature n’est pas quelque chose pour moi qui relève de l’exploration et que donc le terrain que je vais aborder a priori va me rester inconnu et qu’on va l’accepter. Dans ce sens pour moi, c’est un choix qui est politique – c’est-à-dire que j’ai l’impression que le féminisme me positionne de ce côté-là. Je ne fais pas une littérature où je rentre sur un terrain que je conquiers et qui m’appartient, ce n’est pas comme ça que je vois les choses. Écrire sur n’est pas, pour moi, un droit qu’on s’accorde à coloniser un sujet. Je ne tiens pas à surplomber le terrain. À y planter un drapeau. Écrire dit bien sûr qu’on est “passée par là”, c’est une trace. J’aime l’idée de conserver la légèreté de cette trace.

A.J. : Oui, il y a cet échec qui est au centre, ou quelque chose comme la singularité absolue d’une vie qu’on ne peut pas vraiment capter. Il y a aussi cette manière que je trouve très intéressante de sonder tous ces discours – qui sont aussi fictionnels, en quelque sorte –qui entourent le personnage public dans le cas de Patty Hearst ou de Nadia Comăneci. Il y a déjà une fiction qui investit le réel dans ces discours, ces images.

L.L. : Oui, c’est très intéressant d’examiner ce qui est dit de quelqu’un, parce qu’une personne, une personnalité produite comme fantasme est évidemment une fiction, mais en dit long sur ceux qui l’ont créée. Un jeu de miroir renvoie des questions aussi, et donc ça augmente encore le portrait finalement.

A.J. : Je suis en train de réfléchir aussi à la notion de terrain, parce que tu viens de dire que tu n’es pas une exploratrice, ce n’est pas comme exploration que tu conçois ton œuvre. Je me demandais s’il y avait quand même un rôle du travail sur le terrain dans ce que tu fais. Il me semble qu’on s’est rencontrées à Chicago quand tu travaillais sur Mercy, Mary, Patty [et après ta résidence à Smith College dans le Massachusetts], en visitant certains lieux qui sont concernés dans ce roman ; donc quelle est la place de cette enquête sur le terrain, quel est ton rapport à ces lieux et à ces territoires ?

L.L : J’ai l’impression que j’ai vraiment besoin de cette enquête qui est hyper minutieuse – alors peut-être que c’est aussi une façon de perdre mon temps ou de gagner du temps sur l’écriture, c’est très possible... Dans cette enquête j’accumule énormément de choses – il y a peut-être un petit côté un peu scolaire où je m’entoure du savoir des autres, de leur matière, pour pouvoir finalement m’en imprégner, et c’est un petit peu comme rentrer dans un costume de théâtre. C’est-à-dire qu’au bout d’un moment, quand j’ai écouté beaucoup de gens me raconter leur savoir de ce que je suis en train d’écrire, leur expérience, j’oublie – d’ailleurs je suis parfois obligée de prendre des notes pour savoir ce qui est à qui, pour ne pas paraphraser, et ça m’aide à créer finalement une enveloppe fictionnelle qui est incarnée, et pas par moi, mais par beaucoup de gens. Il y a aussi, finalement, le sentiment de m’oublier, comme autrice. De ne pas me positionner en unique “sachante”.

A.J. : Donc c’est par souci d’exactitude que tu vas sur les lieux.

L.L. : Oui, c’est vrai que j’ai une gêne à imaginer que quelqu’un qui s’intéresserait beaucoup à Patty Hearst ou à Nadia Comăneci, puisse dire de moi, “elle a fait ça légèrement”, c’est-à-dire que c’est comme si moi j’étais trop présente au bout d’un moment. Un roman ce n’est pas une opinion, donc je ne vais pas arriver en donnant mon opinion, mon avis, et même pas mon impression, ça ne suffit pas. Je me souviens, pour Patty Hearst, à quel point ça m’a éclairée de lire des extraits du procès. En le lisant, on voit à quel point ce n’est pas tant d’avoir fait un hold up dont elle est accusée mais de répandre, par ses messages, une idéologie qui met en danger le pouvoir. Le procès ressemble à un procès en sorcellerie où même sa sexualité lui est reprochée ; ces données modifient l’approche du personnage.

A.J. Est-ce que c’est une exactitude qui est aussi au service de l’immersion fictionnelle – il faut créer quelque chose de vraisemblable pour ne pas perdre le lecteur ?

L.L. : Oui, c’est-à-dire que, j’aime vraiment bien l’idée que plus il y a de choses qui sont exactes, plus le lecteur rentre “en fiction”. Plus il y a d’exactitude, plus les lecteurs se disent “ah mais là ce n’est pas un roman” – mais pour moi plus c’est un roman. Dans La petite communiste, j’ai tellement lu, j’avais tellement de données – des roumaines, des américaines, des françaises – que je pense que j’étais assez juste sur ce qui s’est passé, etc. Mais j’invente une narratrice qui rencontre Nadia Comăneci, et à partir de là, le pacte avec le lecteur est totalement modifié. Car la narratrice n’est pas moi et la gymnaste n’est pas la “vraie” Comăneci. Là, c’est un petit clin d’œil à Diderot aussi, à cette idée de “bon, on va se promener, en chemin, on va rencontrer des gens, croyez-y ou pas”. Je ne suis pas la narratrice, pourtant. Voilà, j’avais été très, très interloquée quand, à la sortie de La petite communiste, les lecteurs étaient étonnés que je n’aie pas rencontré Nadia Comăneci. Moi, j’expliquais que la rencontrer m’aurait vraiment détournée de mon projet, puisque la vraie Comăneci a, bien sûr, un récit rodé de son existence. La petite communiste s’intéresse à faire la biographie impossible d’une enfance. Et je me rappelle de ces conversations : “ah, mais vous ne l’avez pas rencontrée” – comme si ça enlevait quelque chose au roman ! Je disais “non, je ne suis pas journaliste, ce n’est pas un reportage”.

A.J. : C’est intéressant, parce que le pacte de lecture est pourtant assez clair dans ce livre, me semble-t-il. Dans l’avant-propos, tu expliques que cette conversation avec Comăneci est inventée. Je me demande si cela vient du désir d’identifier la narratrice à l’autrice. Et puis une tendance à vouloir croire aussi tout ce qu’on nous raconte, qui est une disposition humaine fondamentale.

L.L. : Oui, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui est volontairement déceptif, sans doute, dans le fait que quelqu’un te dise “crois en ce qui est écrit, et en même temps, doutons de tout ensemble”.

A.J. : Oui, c’est ça. Pour ce livre là, par exemple, je me demandais si, quand tu écris, tu pars de ce genre de dispositif fictionnel (les entretiens avec Comăneci) ou est-ce quelque chose qui s’élabore au fur et à mesure ? Est-ce qu’il y a une structure qui est en place d’abord – comment est-ce que ça se passe pour toi ?

L.L. : J’étais très avancée dans l’écriture quand j’ai trouvé ce dialogue fictif entre la narratrice et la gymnaste. En fait, c’est venu d’un manque, je me rappelle, parce que je me suis dit : “mais en fait, là, elle n’a jamais la parole, tu ne fais que la regarder”. Et je me suis dit : “donc en fait, tout ce que tu dénonces, d’une certaine façon, d’un corps ultra regardé qui est scruté, d’une sexualité qui est vraiment notée tout le temps, eh bien tu le reproduis dans la forme”. Et moi, je pense que la forme, elle doit vraiment être un langage. Donc, je m’étais dit, “non, là, il faut qu’elle parle, il faut qu’elle ait la parole, il faut qu’elle puisse avoir la parole”. Dans Mercy, Mary, Patty, je me souviens qu’au début, je m’étais dit “pourquoi ne pas raconter l’histoire de Patricia Hearst, tout simplement ?”. Et je n’étais pas convaincue, non pas parce que ça a déjà été raconté, mais c’est parce que ce qui m’intéressait, c’est l’effet qu’elle produit sur une autre jeune fille. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment la jeune fille Violaine, dans le village en France, va comprendre mieux que les adultes ce qui est en train de se passer aux États-Unis. Et parce que ce que l’histoire de Patricia Hearst interroge pour moi, c’est à quel point il y a un moment de dérèglement – qu’on ne peut même pas qualifier, on ne sait pas ce qui s’est passé – qui atteint des jeunes dans le monde entier. À un moment donné, il y a un discours qui va déranger le monde entier – déranger dans le sens de semer vraiment le trouble. Donc, c’était ça, je m’étais dit, “là, il faut qu’il y ait des personnages fictifs et qu’on voie ce que ça provoque sur eux”.

A.J. : Oui, des personnages qui se projettent aussi dans cette histoire. Là encore, dans ce roman on trouve une structure complexe avec un récit enchassé, et un récit cadre qui pose la question de l’emprise que les professeur.e.s peuvent exercer sur les élèves – c’est peut-être quelque chose qui me frappe tout particulièrement parce que je suis universitaire ! Violaine tombe donc sous l’emprise d’une professeure américaine [Gene Neveva] qui arrive dans son village. C’est aussi une manière de déplacer cette histoire de Patricia Hearst, ou de soulever d’autres questions ?

L.L. : Oui, c’était vraiment aussi ça l’intention ; c’est que finalement, il y a une sorte de jeu de miroir dans le sens où l’universitaire américaine qui est fascinante, va être tentée de jouer le jeu du pouvoir et de collaborer à un procès. Elle va se faire jeter parce qu’elle ne correspond pas, et je me posais la question de la compromission, effectivement. Qu’est-ce qu’on appelle la radicalité, qui a été radical là-dedans ? Qui retourne à la racine des choses ? Est-ce que ce n’est pas finalement Violaine qui a été radicale, en tournant le dos à la quête d’une “place” sociale au contraire de l’enseignante “star” Gene ? Radicale, aussi, dans sa tentative de transmission, puisqu’elle offre à la narratrice de “continuer” à chercher autour de Patty Hearst.

A.J. : Oui, cette question de l’autorité, du pouvoir qu’exercent les femmes aussi, j’ai trouvé ça fascinant. Et c’est assez compliqué, cette mise en scène fictionnelle d’un procès réel. Est-ce que tu penses que dans ce cas, c’est aux lecteurs de faire le partage, de reconnaître ce qui relève du réel ou du documentaire dans tes textes, ou est-ce que cette frontière n’a pas beaucoup d’importance à l’intérieur des livres ?

L.L. : Non, je pense que ça n’a pas beaucoup d’importance, j’imagine maintenant que les gens qui me lisent ont compris le système, c’est-à-dire qu’en gros les faits qui concernent le monde qu’on connaît avec des gens qui sont connus sont vérifiés autant que possible, c’est-à-dire que je n’invente pas de compétitions – alors que j’aurais pu – dans La petite communiste, non, j’ai vraiment besoin de cet ancrage, bizarrement, pour pouvoir m’envoler ailleurs. Par exemple dans Chavirer, où il n’y a pas de personnes réelles, là aussi, je me suis vraiment beaucoup documentée sur le monde du modern jazz des années 80, que je ne connaissais pas, et sur les revues... Cela semble tout à fait accessoire, c’est un métier, voilà ; et pourtant à un moment donné, je me souviens d’une habilleuse qui me donne une clé incroyable, qui me dit : “moi, quand les filles, les danseuses qui sont nues, sortent du plateau et je dois les changer très vite, je les mets dos à moi pour préserver leur pudeur”, et ça m’a tellement intéressée, parce que je me suis dit, mais oui, mais tu n’as jamais pensé que ces femmes qui se mettent nues, eh bien quand elles sont en coulisses, elles n’ont pas du tout envie d’être nues devant l’habilleuse, peut-être, de la même façon qu’on n’a pas du tout envie d’être nues à l’hôpital. Voilà, donc c’est un autre rapport à la nudité, à ce qu’on en fait ; ce sont des petits détails réels comme ça qui me permettent d’épaissir la fiction. Pas parce que c’est “vrai” mais parce que, sans appuyer avec des descriptions qui tiendraient de la psychologie, ce détail, entre autres, dit un état du corps des danseuses de revue. Leur limite.

A.J. : Oui, en somme, un ancrage dans le réel, qui permet aussi d’entrer dans un monde de fiction. Je voudrais aussi poser la question de la fiction comme liberté, qui serait peut-être liée à la réflexion dans tes œuvres sur la liberté des corps – mais aussi sur les contraintes qui pèsent sur les corps, notamment ceux des femmes et des jeunes filles (les danseuses dans Chavirer, les gymnastes dans La petite communiste). Est-ce qu’il y a pour toi, en fait, un rapport entre la liberté de l’invention fictionnelle et cette réflexion plus générale sur la liberté ?

L.L. : Donc : est-ce qu’il y a un rapport entre la liberté fictionnelle et les corps dans la société, en fait ?

A.J. : Oui, peut-être ; la question n’était pas très claire mais je pensais très généralement au rapport entre la fiction et la liberté, et à ce désir de liberté qui est vraiment au centre de ton œuvre.

L.L.: J’ai l’impression que ce qui peut m’inquiéter parfois, justement, en termes de liberté, c’est la volonté de classer la fiction en plusieurs catégories, là ça en est, là ça n’en est pas, et le fait qu’on accorde une certaine valeur à dire “ce récit est complètement vrai, il est basé sur des faits réels”. Moi, j’ai vu récemment une série [Feud] que j’ai trouvée fabuleuse sur la vie de Truman Capote et les socialites new-yorkais, the swans. C’est tellement bien que mon premier réflexe, comme il s’agit de Truman Capote, c’était de chercher s’il avait eu vraiment ces relations avec ces femmes très riches et qui elles étaient, etc. Mais cette confirmation ne m’apporte rien. Ne confirme rien de la fiction. Ma réalité est le personnage, et le “vrai” n’est qu’une ombre. En fait, je m’en fiche de qui elles étaient en vérité. Je crois complètement à cette histoire, je choisis d’y croire complètement, et je trouve finalement la réalité négligeable. Et puis, en termes de liberté, je pense que justement il faut préserver la liberté des lecteurs. La liberté des lecteurs, pour moi, c’est qu’ils doivent théoriquement se dispenser d’accorder une identité à chaque roman : celui-là est vrai, celui-là n’est pas vrai… Ça, je pense que c’est un biais. Je pense que c’est un problème parce que, oui, peut-être que c’est vrai, mais est-ce que c’est bien ? Enfin, je veux dire, qu’est-ce que ça nous dit que ça soit vrai ?

A.J. : Oui, je me demande s’il y a là quelque chose de symptomatique, peut-être, de notre époque : ce besoin d’affirmer cette réalité ou de dire que cette histoire est basée sur un fait réel. On voit ça partout maintenant – une sorte de méfiance, peut-être, à l’égard de la fiction ou de la capacité de la fiction à dire la réalité.

L.L.: Oui, ce qui est drôle, c’est curieux quand même, parce que c’est comme tu dis, une sorte de défiance alors que les fake news sont vraiment partout, que beaucoup de gens doutent que les fake news existent. Voilà, on est dans un truc... Oui, c’est intéressant. Je pense qu’on peut consentir totalement à se laisser mener en bateau avec joie. C’est ce que font les gens qui lisent de la fiction d’une manière ou d’une autre. C’est ce qu’on fait quand on va au cinéma. On ne va pas au cinéma, en réalité, pour confirmer une réalité.

A.J. : C’est intéressant qu’on a, d’un côté, cette prolifération de la fiction de fantasy au cinéma, et puis, d’un autre côté, une certaine défiance, une certaine hésitation peut-être de la littérature à s’emparer de la fiction ou à se laisser aller à la création de mondes fictionnels. Je me demande s’il y a là un clivage, ou si on va plutôt au cinéma pour retrouver ces mondes fictionnels qu’on cherche moins dans la littérature maintenant. J’ai parfois l’impression qu’il y a une sorte de crise de légitimation de la fiction.

L.L. : Peut-être, je ne me rends pas vraiment compte. Mais effectivement, j’ai l’impression, mais c’est peut-être faux, que là on est dans un moment – est-ce qu’il est spécial, je n’en sais rien, est-ce qu’on est plus fragile, je ne sais pas – dans un moment où il est difficile de trouver le sens de ce qu’on vit, de ce qui est autour de nous. Il y a une accumulation d’informations qui est bien supérieure à ce qu’on a vécu. En tout cas, moi je sais que j’ai vraiment un besoin très fort de sens. J’ai lu, cet automne, Le monde d’hier de Stefan Zweig qui est extraordinaire et que j’ai abordé avec une avidité que je n’avais pas eu pour beaucoup de romans, parce qu’il parle de l’Europe du début du xxe siècle, du début avant la première guerre, puis entre les deux guerres, et que réellement je n’ai jamais vu rien d’aussi puissant sur l’ambiance d’avant la guerre et de comment elle arrive.

A.J. : Oui, il y a un investissement, et je pense qu’il y aussi une quête de points de repère dans un monde saturé d’information et données. Mais pour poser une autre question : je sais que tu es également musicienne, et que tu crées aussi des spectacles où c’est toi qui portes la voix de tes personnages de fiction. Quelle est l’importance pour toi de ce geste-là – de cette manière, peut-être, de déplacer tes propres fictions, de les mettre en scène ?

L.L. : C’est difficile, je ne sais pas. J’ai l’impression qu’il y a effectivement quelque chose de l’incarnation où c’est comme si j’avais besoin parfois d’aller porter effectivement certaines voix. Si je considère que beaucoup de choses que j’ai écrites naissent du silence, en fait, sont liées au silence, à ce qui n’a pas pu être dit, ce qui n’est pas entendu, ce qui n’a pas de place, là où on n’est pas allé entendre, etc. Maintenant, je m’en rends un peu compte… J’ai l’impression que le fait de donner de la voix, d’aller encore une fois porter certains textes, c’est une façon de regarder les gens dans les yeux et puis c’est une façon de partager qui est physique aussi. Les lecteurs, on ne les voit que dans les rencontres, et au théâtre… j’étais là trois semaines sur scène à l’automne, je recommence en mai. Ça met aussi le texte à l’épreuve différemment.

  • 1 Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, Paris, Stock, 2022, <Ma nuit au musée>, p. 120.

A.J. : Comme dernière question, je reviens à Quand tu écouteras cette chanson qui est un récit absolument passionnant. Tu as dit que il y a de la fiction aussi, puisque tu as réinventé le musée Anne Frank. Mais je me demande s’il y a aussi dans ce livre un travail non pas contre la fiction forcément, mais contre une certaine falsification du réel. Je pense, par exemple, à toutes les versions fictionnelles d’Anne Frank dont tu parles dans ce livre. Comme tu le dis, en critiquant “cette ‘Anne’ de fiction” : “si nous sommes tous Anne Frank, il n’y a plus d’Anne Frank”1. Donc, il y a là une mise en garde contre – pas vraiment contre la fiction en tant que telle – mais contre un certain usage de l’imagination qui généralise à partir de la réalité. Où se situe la limite pour toi ?

L.L. : C’est-à-dire que la question qui se pose quand on fictionnalise quelqu’un, effectivement, qui a existé, c’est : dans quel sens on le fictionnalise ? Est-ce qu’on le fictionnalise dans un sens qui arrange la société dans laquelle ce récit a lieu ? Et puis, historiquement aussi, à quelle époque ça a lieu ? C’est vrai que les représentations d’Anne Frank dans les années 50, elles viennent à un moment où personne n’a envie d’entendre les récits des survivants de la Shoah. Donc, elle, elle vient conforter ça – en tout cas sa représentation fictionnelle vient conforter une société qui a envie de se débarrasser de cette histoire. Donc, on ne parle pas vraiment de ça, les choses sont rendues très spectaculaires en termes de sentiments plutôt que de faits. On ne te dit pas “elle va mourir à Bergen-Belsen”, mais on te parle de ce qu’elle ressent, de comment elle est avec sa famille, on déplace le fait historique, l’Holocauste, on le déplace, on le met un peu de côté pour en faire une jeune fille comme les autres et pour la rendre plus proche. Donc, on enlève l’expérience qu’on ne peut pas vivre à sa place, c’est-à-dire son expérience de jeune femme juive pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et dans ces cas-là, la fictionnalisation s’apparente à une relecture politique, c’est-à-dire vraiment un léger révisionnisme. Si aujourd’hui le roman en France, par exemple – mais ça n’est pas le cas, ce n’est plus le cas – ne s’écrivait que dans des grands appartements du sixième arrondissement montrant un Paris qui ressemble à celui d’Emily in Paris, c’est un geste politique qui dit que le reste n’a pas de place dans le roman. Il n’y a pas de place pour ce qui est en train de se passer en France, il n’y a pas de place pour les violences policières, il n’y a pas de place pour la paupérisation, il n’y a pas de place. C’est un geste. Donc oui, quand on fictionnalise une ville, une personne, etc., la question de ce qu’on enlève compte énormément.

A.J. : Oui, c’est le problème d’un usage de la fiction qui aplatit la réalité ou qui la fait rentrer dans un cadre donné, d’une façon un peu régressive parfois. C’est pour ça que la question de la fictionnalisation, c’est vraiment un questionnement éthique ; quels sont les cadres qu’il faut créer, des dispositifs concrets qui permettent à la fiction d’interroger le réel au lieu de le fixer ?

L.L. : Qu’est-ce qu’on retient ? Qu’est-ce qu’on supprime ? Pour Patricia Hearst, ce serait formidable et très romanesque qu’elle conserve un discours révolutionnaire. Mais ce n’est pas ce qui se passe du tout. Et c’est intéressant que ça n’arrive pas. C’est intéressant qu’elle soit retournée dans sa famille. Les gens me disaient, quand je faisais des rencontres en France : “oui, alors à la fin, elle n’est plus révolutionnaire du tout, elle retourne dans sa famille”. Ce qui est fantastique, c’est qu’elle échappe à tout le monde. Elle échappe à la SLA [Symbionese Liberation Army], elle échappe au révolutionnaire, elle échappe à sa famille et elle nous échappe comme fantasme. Non, elle n’est pas devenue ce qu’on rêvait qu’elle soit. C’est fort. Donc, comme personnage, ça m’intéresse encore plus. Je respecte cette fin.

A.J. : Oui, c’est quelque chose qu’il s’agit de préserver, en fait, cette part d’inconnu dans la vie.

L.L. : Absolument, de pouvoir admettre que la fiction ne prend pas totalement le pouvoir, qu’elle aussi doit reconnaître qu’elle ne “termine” pas l’histoire.

Entretien par visioconférence, le 3 mai 2024

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Note de fin

1 Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, Paris, Stock, 2022, <Ma nuit au musée>, p. 120.

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Lola Lafon et Alison James, « Entretien avec Lola Lafon »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13963 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11u0b

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Auteurs

Lola Lafon

Écrivaine

Alison James

University of Chicago

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