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Entretien

Ananda Devi, “Dépaysement de la fiction”

Propos recueillis par Alison Rice
Ananda Devi et Alison Rice

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Auteurs cités :

Ananda Devi
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Texte intégral

Née en 1957 à l’île Maurice, Ananda Devi est ethnologue de formation, traductrice de métier, et auteure de plus de vingt-cinq publications, comprenant des romans et des essais ainsi que des recueils de nouvelles et de poésie. Publiés principalement aux éditions Gallimard et Grasset à Paris, ses livres ont été traduits dans plus de douze langues et son œuvre a été primée dans de nombreux contextes. Elle a été nommée Chevalière dans l’Ordre des Arts et des Lettres en 2010 et elle a été honorée en 2014 par le prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l’Académie française. En 2023, ses écrits ont été distingués par le Prix de la langue française et en 2024, elle a reçu le prestigieux Neustadt International Prize for Literature.

Alison Rice : Bonjour, merci de me recevoir, Ananda Devi, je suis absolument ravie d’être chez vous près de Genève, dans cette région où vous habitez depuis longtemps.

Ananda Devi : Oui, nous sommes à Ferney-Voltaire, une petite ville très calme. Pour écrire, c’est parfait, parce que l’environnement est beau et on a ce silence qui manque dans les grandes villes.

A.R. : Et comme vous êtes à côté d’une ville, quand vous en avez besoin, c’est pratique.

A.D. : Absolument. L’aéroport et la gare principale sont à quelques kilomètres. En fait, c’est très facile d’aller un peu partout, et lorsqu’on rentre chez soi, on est dans une sorte de refuge. Je peux me concentrer sur l’écriture.

A.R. : Cela me fait penser à une sorte d’équilibre qui caractérise aussi vos œuvres, votre travail dans un sens assez large et c’est … la campagne et la ville. Il y a ces géographies.

A.D. : Oui, tout à fait. Souvent la ville est très personnifiée, mais de manière assez violente, en fait. À commencer par Port Louis dans mon premier roman publié, Rue la Poudrière, le lieu est un ferment de violence, une espèce de piège qui se referme autour du personnage. Alors que, dans mon premier recueil de nouvelles, Solstices, la plupart des nouvelles se passent à la campagne. Celle-ci a quelque chose de nourricier, elle est porteuse. Les personnages, tout comme moi d’ailleurs à cet âge, s’identifient à la nature, avec laquelle il y se crée un lien très fort. Dans Rue La Poudrière, par contre, on est dans un univers de béton, sombre et noir, comme dans Ève de ses décombres. Il est vrai que les lieux sont très importants, ce sont des personnages, et j’en ai besoin aussi pour être portée, pour que l’histoire aussi soit portée par ces lieux tellement riches, tellement forts. En même temps, ils demeurent fictionnels : ils sont inspirés de la réalité mais, à partir de là on entre dans une autre écologie, puisque les êtres et les lieux s’influencent mutuellement. Dans Pagli, par exemple, le déluge vient à la fin du roman pour tout détruire. Donc, la nature, même le climat, la météo, la pluie, l’orage, les cyclones, tout cela s’agence pour nourrir la fiction, se met au service de la fiction.

A.R. : Ces réflexions me font penser à votre livre qui sort cette année, Le jour des caméléons. À la fin de ce livre, il y a une note qui me fascine et qui a beaucoup à voir avec ces aspects fictionnels de vos créations littéraires.

A.D. : Cela illustre parfaitement ce que je veux dire parce que, effectivement, l’idée du livre est partie d’un rêve que j’ai fait. C’était un rêve très graphique, je dirais presque cinématographique, tant c’était clair et cohérent. Ça se passait sur une plage pas du tout typique, une plage bétonnée, jonchée d’algues. Une bande armée arrive en bateau pour s’attaquer aux personnes qui se trouvaient là (et l’une d’elles était moi, dans ce rêve, la danseuse), et peu de temps après, dans le temps du rêve, tout le monde se retrouve à Port Louis où des grenades explosent, des bombes explosent, et on comprend qu’il y a eu quelque chose qui s’est passé qui a créé cette émeute, et au milieu, il y avait une petite fille qui était debout dans la rue avec une robe blanche et je me suis réveillée en me disant que j’allais écrire ce roman. J’avais déjà en tête les personnages, mais je me disais “Où va-t-on trouver cette plage, cette grisaille qui est très contraire à toutes les images qu’on a de l’île Maurice ?”. Il y a effectivement des endroits et un village qui s’appelle Baie-du-Tombeau, des endroits mal famés qui ressemblent vraiment à ce lieu. Je me suis dit : c’est parfait, même le nom est symbolique, je vais faire en sorte qu’une partie de l’histoire se passe à Baie-du-Tombeau mais l’autre partie doit se passer à Port Louis, parce que c’est là où il y a les centres commerciaux où les gens viennent dépenser beaucoup d’argent. Il y a une telle disparité entre ceux qui ont et qui n’ont rien. C’est très palpable. Je me suis dit que l’émeute, à la fin, allait se passer là, à Port Louis dans un centre commercial, mais il fallait qu’ils puissent arriver depuis la Baie-du-Tombeau, de cette jetée, à pied, ou même en voiture, mais très rapidement. Donc, je l’ai fait se passer dans le roman, mais je sais que les Mauriciens vont se dire que ce n’est pas possible de courir de ce lieu à celui-ci, et c’est pour ça que j’ai préféré inclure cette note à la fin pour que, après, quelqu’un ne m’appelle pas, en disant, “mais ça c’est impossible”. C’est vrai, c’est impossible. C’est, en même temps, l’espace du rêve et l’espace de la fiction qui se sont entremêlés dans ce roman. Et là, en fait, je me rends compte que je n’avais pas écrit de roman sur Maurice, que je n’avais pas écrit un roman qui se passe à Maurice, depuis Le sari vert, je crois. Mais là, c’est vraiment un roman exutoire, en fait, qui va aller mettre le doigt sur tout ce qui ne va pas dans cette société, sur ces disparités, sur ces non-dits. Comme par exemple, ceux qui détiennent le pouvoir économique. Ils sont pour la plupart les descendants des colons français, ce sont peut-être six familles, des grandes familles blanches qui vivent plus ou moins en autarcie, mais qui détiennent 30 pour cent de la terre de cette île de 2.000 kilomètres carrés, plus les hôtels, plus les grandes sociétés commerciales. Donc, la vraie richesse. Et puis il y a le pouvoir politique qui appartient en majorité aux descendants des immigrants, des migrants indiens, hindous notamment, d’une certaine caste. Donc, toutes ces divisions entrent en ligne de compte pour créer une société où on a l’impression que tout se passe bien, mais au fond subsistent des hostilités qui risquent à un moment donné d’exploser, parce qu’il y aura toujours une communauté (pas la seule, bien sûr), notamment les descendants des esclaves qui restent quand même, pour la plupart, dans un état de pauvreté marqué par rapport aux autres, et à un moment donné, ils ne supporteront pas non plus de continuer à être les perdants depuis toujours. Donc, c’est vraiment un roman qui risque de bousculer. Mais, je me dis qu’après toutes ces années d’écriture, et à mon âge, je n’ai plus de temps à perdre. Je n’ai plus à avoir peur de quoi que ce soit, sinon, ça ne sert à rien d’écrire. Je ressens le besoin, de plus en plus, de parler de choses qui m’interpellent et qui me révoltent.

A.R. : Cette évocation des lecteurs ou des lectrices qui connaissent les lieux en question et qui peuvent alors critiquer cet ouvrage de fiction me fascine, surtout lorsqu’ils savent qu’il s’agit d’un roman. Quel est le statut de la fiction, à leurs yeux ? Je suis fascinée par le fait qu’il faut défendre ce côté fictionnel et expliquer aux lecteurs que oui, cette description n’est pas conforme à la carte exacte de l’île qu’ils connaissent. Pourquoi en est-on là ?

A.D. : En fait, oui, je me demande pourquoi cela arrive maintenant. J’ai toujours fait ça, dans tous mes romans, et pourquoi là, j’ai éprouvé le besoin d’ajouter une note qui explique cela ? Le besoin de dire que c’est un roman, et que je raconte, j’invente, je rapproche des lieux, etc. Malgré moi, je me sens aussi un peu soumise à ce regard très capricieux qu’on porte sur les écrivains, et sur les créateurs en général aujourd’hui, en leur disant “de quel droit parlez-vous de cela ? De quel droit transformez-vous la réalité ?”. Il y a une remise en question de notre droit à la fiction. Ça, c’est très dérangeant pour un auteur qui justement n’a pas envie de parler de soi pour les besoins de sa réflexion. On a envie d’aller loin de soi, d’explorer des gens et des choses qu’on ne connaît pas, des villes qu’on ne connaît pas, parce que c’est ça qui est passionnant dans ce métier. Mais on nous dira “mais non, vous ne faites pas partie de cette communauté ou de cette tragédie ou de cette région, vous ne pouvez pas en parler, de quel droit vous en parlez ?” On est dans une interrogation qui est quasiment de la censure. Et parfois cela conduit à une sorte d’autocensure des auteurs. Chez les éditeurs, en particulier anglo-saxons, américains ou anglais, j’entends beaucoup parler de “sensitivity readers”, et même s’ils ont aimé un manuscrit, il faut le faire lire par quelqu’un qui va peut-être dire “Ah! Ça, ça va offenser”. Là, on est dans le monde Barbie !

A.R.: C’est l’idée que tout doit être parfait, et tout dépend des rôles.

  • 1 Les Nouvelles Éditions Africaines ont été l’une des premières maisons d’édition en Afrique franco (...)

A.D. : Donc à ce moment-là, on est en train de niveler, peut-être, par le bas pour ne pas offenser et ne pas dire les choses telles que nous les ressentons. Je suis contente de ne pas commencer à écrire maintenant, d’avoir déjà eu ce parcours où je n’ai jamais eu peur de ce que je disais, y compris pour Rue La Poudrière, publié en 1989, mais que j’avais écrit en 1982. Parmi les auteurs mauriciens à l’époque, personne n’avait vraiment traité d’un tel sujet : la prostitution d’une jeune femme créole, à Maurice, à Port Louis, et cette vie très dure des dockers qui sont au chômage. Et cela va très loin, jusqu’à l’inceste à la fin, et je me disais que je n’avais pas peur d’écrire cela en disant “je”, en me mettant dans la peau de cette jeune femme. Et aujourd’hui, je ne sais même pas si j’aurais trouvé un éditeur. J’ai eu du mal à trouver un éditeur – le roman a finalement été publié aux Nouvelles Éditions Africaines – mais peut-être aujourd’hui aurais-je eu encore plus de difficulté1. Mais c’est vrai qu’on sent que les lecteurs veulent identifier l’auteur à son travail, à son œuvre, à son texte, et donc veulent voir l’auteur dans le texte. Et à ce moment-là, les auteurs ont du mal à se projeter dans d’autres, chez d’autres. Et on le voit aussi, même en France, que ce que les gens préfèrent lire, ce sont des histoires qui se rapportent à leur personne, à son vécu. Une sorte d’autofiction, presque d’autobiographie. Et donc la vraie fiction – vraie, vraie de vraie – ça devient un peu plus rare maintenant. Souvent, on se raccroche soit à un événement historique, soit à sa vie. Mais, pour moi la passion c’est de créer des personnages, de les faire vivre, de les faire devenir des êtres de chair avec leur ambiguïté. Et notamment dans ce livre, Le jour des caméléons, certains dont on pense qu’on peut être en empathie avec eux vont se révéler (je ne veux pas tout dévoiler mais quand même), vont faire preuve de lâcheté et ceux dont on pense qu’ils sont des personnages totalement négatifs, peuvent finir par devenir des héros. Parce qu’on est ambigu, on est complexe, mais désormais le discours perd de vue la complexité de l’être humain.

A.R. : Vous avez mentionné qu’on cherche, aussi, à identifier des éléments de la vie de l’auteur ou de l’autrice, et cet aspect est très intéressant. Il y a toute cette problématique définitionnelle de ce que c’est que l’autofiction, mais c’est vrai qu’on est très attiré en tant que lecteurs, de nos jours, par l’idée que “ça, c’est son histoire”. Il peut s’agir du Prix Nobel Annie Ernaux qui a cet attrait-là pour certains. Il y a Édouard Louis aussi. Enfin, je viens de voir un autre auteur, Abdellah Taïa, qui parle du fait que ce qu’il écrit est ancré dans le vécu. Et on cherche souvent cela dans les livres, on cherche tellement en tant que lecteurs, qu’on est en train de réagir comme s’il s’agissait d’un roman à clé. Ce besoin d’assigner, ça va un peu loin, je pense, à notre époque. L’actrice qui joue l’épouse du personnage principal dans la série télévisée Breaking Bad a reçu des lettres menaçantes parce que le rôle qu’elle incarne ne fait pas ce que le public veut. Elle raconte que les spectateurs se sont fâchés contre elle parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec les actions du personnage fictif. Il me semble dans des circonstances comme celle-ci qu’il y a vraiment un problème de compréhension.

A.D. : Oui, exactement, c’est un problème de compréhension, et je trouve qu’en ce qui concerne les livres par exemple, les critiques aussi, maintenant, trouvent assez facile de s’accrocher à ça. “C’est sa vie, c’est son histoire, c’est formidable, c’est malheureux”, et l’idée c’est qu’il ou elle a vécu ça. C’est une approche simpliste à l’écriture qui est due au fait que parfois on emploi le “je” de la narration et que d’autres fois on choisit de parler de soi. Les lecteurs peuvent ne pas comprendre tout de suite qu’on est en train de leur raconter une histoire autre, qui va exprimer une pensée, mais qui va aussi amener les lecteurs à élaborer leur propre pensée, pas juste de s’asseoir comme des téléspectateurs et dire “Ah, voilà ! Sa vie se déroule devant moi ; je regarde, et puis après, j’ai fini, je m’en vais”. Au contraire, ce qui compte, c’est le moment où les lecteurs commencent à rentrer dans les personnages, dans l’histoire, à se dire, “Mais pourquoi elle agit comme ça, et qu’est-ce qui va se passer ? Et surtout, qu’aurais-je fait, à leur place ?”. Là, on est dans un rapport avec le lecteur qui est une sorte de pacte. Chacun va vivre ce que vivent les personnages, tandis que, quand on se dit “bon, l’auteur a vécu ça”, on met une distance avec l’histoire. Mais si on est happé par des personnages, par une histoire, on entre et on devient un peu ces personnages, on essaie de les comprendre de l’intérieur.

A.R. : Oui, et si j’ai bien compris, j’ai beaucoup aimé lorsque dans Deux malles et une marmite, vous avez évoqué justement le pacte fictionnel qui est très bien défini comme vous venez de le faire. J’aime bien aussi cette idée que le monde de la fiction, c’est aussi une réalité. Et donc les personnages sont en train de vivre de façon très réelle cette réalité, mais qu’ils ne sont pas seuls dans cette réalité ; il y a aussi la narratrice, l’auteure et les lecteurs. Et donc, on est tous en train de vivre une réalité qu’est ce texte, cette fiction.

A.D. : Oui, oui. Je trouve que c’est important parce que de plus en plus aujourd’hui, je parlais de discours tout à l’heure, mais que ce soit à travers les réseaux sociaux ou les médias, etc. ce sont des discours, ce sont des constructions, ce sont des manières de voir le monde qui sont souvent très monolithiques. Et, de plus en plus, je vois cela avec les médias, sauf quelques journaux que je lis comme The Guardian ou The New York Times, où on sent qu’ils essaient de faire apparaître plusieurs points de vue, différents, mais sinon par ailleurs, on est dans un monde qui se fragmente en petits compartiments, en petites bulles où chacun est avec ceux qui pensent comme lui, comme elle. Surtout, à travers les réseaux sociaux, on est dans un petit univers complètement monolithique, et du coup on n’entend jamais un autre son de cloche, une autre manière de penser. Et finalement il me semble que le roman permet cela, d’entendre une autre voix, parce que, justement, on est dans une autre espèce de bulle, mais une bulle qui fait réfléchir, qui ne donne pas des réponses toutes faites, qui au contraire, aborde une complexité, une ambiguïté : que chacun n’est pas ce qu’il paraît, que chacun peut changer aussi. Que l’on peut condamner très facilement, que l’on peut juger très facilement, mais comprendre est beaucoup plus difficile. C’est un monde où ce besoin de compréhension est essentiel et il disparaît de plus en plus. On parlait des migrants tout à l’heure, de ce problème qui a existé depuis longtemps, mais qui s’accélère à cause des conflits, des changements climatiques, et on a l’impression que les gens, de plus en plus, veulent partir de chez eux, ou se sentent poussés à partir. Mais ceux qui sont dans les pays qui ne veulent plus les recevoir, qui ont peur de ce qu’ils voient comme une invasion ou comme des gens qui vont grignoter ce qu’ils ont, ne se rendent compte pas que c’est leur histoire aussi qui a créé ça ! La colonisation a été à l’origine de beaucoup de ces conflits, de ces guerres. D’abord la colonisation, ensuite l’industrialisation de tout, la nourriture, les voitures, les objets en plastique, nos téléphones, toute l’exploitation de la terre pour tous ces objets de consommation, tout cela va aussi bouleverser les équilibres dans des pays déjà souvent déséquilibrés par la pauvreté. Donc, ceux qui sont forcés de partir n’ont d’abord, sans doute, pas le choix. Ensuite ceux qui refusent de les recevoir ont en partie contribué à ce qu’ils doivent fuir. C’est une image, une idée tellement complexe, que personne ne veut plus percevoir. Il y a eux et il y a nous, c’est fini, ils n’ont pas le droit de venir, alors qu’il y a les ressources. Il y en a, malgré tout. Il y a des richesses énormes, extrêmes, et donc il y a des possibilités de recevoir autrement, de donner autrement. Bien sûr, je comprends qu’il faille une structure, mais la structure pourrait être celle qui accueille plutôt que de rejeter. Or maintenant ce que la plupart de ces États, des pays riches font, c’est créer une structure qui va rejeter et donc circonscrire, repousser, condamner souvent à la mort. Et là, on est dans un système qui s’installe dans beaucoup de pays, que ce soit aux États-Unis, en France, en Angleterre, enfin partout, un système qui s’est installé pour créer des barrières et empêcher cette impensable gendarmerie. Je ne sais pas comment exprimer la révolte que je ressens, parce que on perd le sens de la compassion, de l’humanité, de l’être humain, de ce qu’il est. C’est désastreux, et c’est terrible d’y réfléchir et de ne pas savoir quoi faire. Sauf quelques personnes comme SOS Méditerranée ou ces associations qui continuent à lutter.

A.R. : Vous avez participé à des recueils à plusieurs, avec les Étonnants Voyageurs aussi, où il y a un sens de solidarité parmi écrivains, et ce désir de faire quelque chose, ce sont des ouvrages collectifs qui se penchent sur l’actualité, qui est une actualité dont on n’entend pas assez souvent ou assez complètement parler dans un sens plus profond de ce qui se passe dans notre monde avec des migrations, etc. Et donc je m’intéresse à plusieurs choses. Une chose est votre dévouement, votre engagement. Pour vous, quelle est l’importance de prêter votre voix, de vous pencher sur ces questions-là ? Qu’est-ce que ça a à voir avec l’écriture de la fiction ? Et comment est-ce qu’on fait quand on se lance dans l’écriture, peut-être dans une nouvelle pour un recueil comme ça ? Comment est-ce que vous concevez ce genre de possibilités de textes, de conception de textes ?

A.D. : Disons que ça reste quand même dans la lignée plus ou moins de ce que j’écris, qui est toujours en rapport avec les plus démunis, ou ceux qui sont dans des situations de solitude absolue, ou très tragiques, de violence, etc. Donc je ne m’écarte pas trop finalement de mon propre univers. Mais de plus en plus, c’est vrai que par rapport à ce qui se passe dans le monde, la question se pose à propos de l’engagement de l’auteur. S’il y a eu une génération d’auteurs engagés de l’époque de Camus, de Sartre, etc., qui revendiquaient leur engagement, deux générations plus tard, personne ne parlait plus d’engagement littéraire. En tout cas, chacun parlait de ce qu’il voulait. On était dans une sorte de liberté totale par rapport à l’écriture, mais l’engagement n’avait pas une très bonne presse, tout comme le féminisme, d’ailleurs. Même moi, à un moment donné quand j’étais jeune, quand j’avais la trentaine, je me rappelle, on me demandait si j’étais féministe et je n’avais pas trop envie d’étiquette. Je ne le reniais pas mais je ne le revendiquais pas. Et puis, à partir de la quarantaine, je me suis dit : “mais non, il faut que j’accepte ce que je suis et qui je suis !”, et, oui, je suis féministe. Et je me rendais bien compte que tous les acquis qu’on pensait que le mouvement de libération féminine nous avait apportés n’étaient pas de vrais acquis, que c’était une lutte constante et non seulement cela, comme avec le mouvement #Metoo, souvent c’était pour une certaine catégorie de personnes. Bien sûr, c’est important qu’il y ait une parole libérée mais cette liberté de parole s’arrête à un certain niveau de la société et ça ne va jamais atteindre une prostituée en Inde ou un immigrant qui passe à travers la Libye. C’est-à-dire que ce sont des mouvements nécessaires mais limités parce qu’ils n’arrivent pas à semer assez loin. Ce n’est pas la faute de ceux qui les ont lancés, c’est le monde qui est ainsi fait. Le poing fermé de toutes les dominations sur les plus faibles est tellement puissant que, oui, toute forme de liberté est très difficile, de plus en plus difficile à conquérir. Donc, d’abord je me suis revendiquée féministe et puis de plus en plus, je me suis rendu compte que si j’ai le privilège de pouvoir être lue, d’avoir une parole, d’avoir une écoute et un lectorat, je dois aussi l’utiliser pour parler en tant qu’être humain, de ce que je considère comme un engagement nécessaire par rapport aux plus démunis, de toute cette injustice du monde. Même là, il demeure beaucoup de doutes, parce que je me dis que, après tout, je ne fais qu’écrire, je ne suis pas vraiment en train d’aller quelque part pour vraiment aider les personnes physiquement. Je suis en train de m’engager intellectuellement, mentalement, émotionnellement aussi, mais c’est à peu près tout. Enfin, je dis que c’est à peu près tout, ce n’est pas ça, c’est limité. Et je suis en train d’utiliser leurs histoires pour créer des œuvres esthétiques, artistiques, etc.

Donc il y a une sorte de de conflit intérieur que je ressens très fortement, que j’ai ressenti en écrivant Ceux du large, qui parle beaucoup de la migration, et que j’ai un peu résumé dans un des poèmes qui dit que j’ai vu cet enfant sur une plage, et puis je termine en disant : je l’ai vu devant un ordinateur, un verre à la main, le feu dans la cheminée, pour montrer à quel point je suis consciente que ce dont je parle, ce n’est pas moi qui le vis. Je suis en train d’apporter une sorte de petit éclairage, peut-être, mais c’est tout. Par contre, c’est vrai que dans les recueils collectifs, Osons la fraternité, Refusons l’inhumain, et SOS Méditerranée, là, les nouvelles que l’on propose, on les offre, bien sûr, sans rémunération ni droits. Tous les droits qui sont recueillis des ventes vont à ces associations. Avec Osons la fraternité, ils ont recueilli 70.000 € qu’ils ont reversés à une association. Là, il y a quelque chose de concret qui se passe. Je pense qu’il y a des choses qui peuvent être faites où on peut s’engager autrement, parvenir à en faire plus. Pas seulement derrière son écran d’ordinateur mais en se mettant soi-même un peu plus à la disposition des autres. Ce sont des voies nécessaires. C’est important de pouvoir continuer à dire, sinon on n’entendra plus rien qui va s’opposer au discours dominant du rejet des faibles. Je pense que, même si on communique quelque chose à quelques centaines ou quelques milliers de personnes, c’est déjà ça, parce que cela peut aussi créer une conscience. Je suis en train de vaciller entre les deux. Je me dis que ce que je fais, ce n’est pas très utile. En même temps, ça peut être utile. Mais je crois qu’il est nécessaire d’avoir ce doute. De ne pas se dire “non, je ne pourrais rien faire” ni se dire “alors là, ce que je fais, c’est formidable”. Ce qu’on fait est illimité mais ça peut avoir son importance. C’est comme ça que j’essaie de voir les choses, toujours avec une certaine mesure, par rapport à tout ce que je fais, et en même temps je sais que, de toute façon, ce sera à travers l’écriture que je participerai. C’est ce qu’il a de plus important pour moi, d’être dans cet engagement-là.

Pour le recueil collectif SOS Méditerranée, lorsqu’ils m’ont demandé de participer à ce recueil, je venais de faire une visite à la prison de Montluc à Lyon. D’abord, j’avais fait une visite là-bas dans le cadre d’un prix d’une fondation qui s’appelle Résistance et Liberté, et mon roman était en lice donc ils m’ont proposé d’aller visiter le lieu qui m’a terriblement bouleversée, heurtée. J’ai écrit une nouvelle pour ce recueil. Ensuite, un peu par hasard, les éditions Stock qui ont créé une collection qui s’appelle “Ma nuit au musée”, m’ont proposé de participer à cette collection. J’ai donc pensé à Montluc parce que j’avais juste fait une visite d’une heure et ça m’a bouleversée. Je me dis : je passe une nuit blanche dans ce lieu, est-ce que ça suffit ? C’est un lieu qui est une prison qui date de 1921 et donc qui d’abord a été une prison militaire française. Ensuite, pendant l’occupation allemande, ils ont emprisonné des résistants, dont Jean Moulin, etc. Après la libération, les Nazis allemands et collaborateurs ont été emprisonnés là également. Ensuite, est venu le temps où des communistes ou des objecteurs de conscience contre la guerre en Indochine ont été emprisonnés là. Puis des Algériens qui luttaient contre la guerre en Algérie.

A.R. : Le palimpseste, quoi !

A.D. : Complètement ! Plusieurs prisonniers algériens y ont été même fusillés et onze ont été guillotinés dans l’enceinte de cette prison. Ensuite, elle est redevenue une prison de droit commun et l’aile des femmes n’a été fermée qu’en 2009. C’est-à-dire que jusqu’en 2009, dans cette prison vétuste et sombre et glauque, il y a eu des femmes emprisonnées là pour des délits, des crimes de droit commun. Cette espèce de stratification, mais aussi d’interpénétration de l’histoire, m’a tellement frappée que dans la nouvelle que j’ai écrit, je parle des différentes vies qui y ont eu lieu et je parle de la sixième nuit : dans un futur proche, des migrants arrivent en masse, on ne sait pas où les mettre, on les met dans cette prison comme une espèce de continuité d’un lieu d’enfermement et de perte de mémoire, de la mémoire des hommes pour les crimes que les autres ont commis. Je suis en train d’écrire le livre pour Stock, et cette pensée-là est très présente en moi. C’est peut-être un palimpseste, parce qu’on efface une mémoire et on la remplace par une autre, mais en réalité, aucune histoire n’est effacée. C’est une imbrication. Aujourd’hui c’est un mémorial, mais c’est un mémorial pour la Seconde Guerre mondiale, donc les Algériens ne sont pas présents, sauf dans un petit paragraphe.

A.R. : Ah! Donc ce texte – le vôtre – peut servir comme document, comme documentation, comme archive, ou une ressource qui puise dans une sorte d’archive. Je m’intéresse beaucoup à cette possibilité de rendre les recherches, quelles que soient les recherches qui sont faites, dans un texte de fiction mais qui transmet quelque chose. Dans votre œuvre, en général, comment voyez-vous cette possibilité ? J’étais très touchée par votre histoire de lectrice, si on veut, qui est racontée dans Deux malles et une marmite où il y a cette épiphanie presque, qu’on peut écrire le local, qu’on peut écrire ce qui est proche. Et puis il y a le global, aussi, dans votre œuvre. Donc pour ce numéro spécial, le titre contient l’idée du déplacement de la fiction, et donc je pense qu’on peut prendre “déplacement” dans beaucoup de sens. On peut “déplacer” la littérature là où elle n’a jamais été. Mais aussi, on peut être “déplacée”, pas correcte, justement par le fait de soulever ce qui a été tu, ce qui est secret dans l’histoire. Et on peut aussi défier un peu les attentes identitaires qui vous clouent sur place à l’île Maurice et qui vous disent que vous ne pouvez pas voyager de là. Comment est-ce que vous faites avec ces choses-là dans l’entreprise qui consiste tout simplement à vivre et à écrire ?

A.D. : L’écrivain est un migrateur. C’est une grande constante, on est tout le temps en train de migrer hors de soi, de passer les frontières, il n’y a pas de frontières pour l’imaginaire. Il les refuse même. Et donc effectivement pour ce texte en particulier qui parle de la Deuxième Guerre mondiale, de la résistance des Juifs. À un moment donné, en commençant à l’écrire, la phrase qui me vient à la tête, c’est : “mais ce n’est pas mon histoire”. Et en même temps, oui, je suis en train d’aller dans un endroit où beaucoup a été écrit, beaucoup a été dit. Qu’est-ce que j’aurais à dire qui ne l’aurait pas déjà été ? De plus, je me pose la question “comment puis-je m’approprier cette mémoire-là ?” Et puis je me suis dit : “Non, ça, c’est la mémoire collective de l’humanité”. Tout au long de l’histoire, il y un fil commun de l’humanité qui est la résistance. Mais on ne les appelle pas toujours ainsi. Au contraire, maintenant on parle du délit de solidarité, qui est une absurdité. Donc, il y a encore des résistants, des résistances, mais on ne les acclame pas trop, parce que pour les gens, l’Héroïsme, c’est Jean Moulin. Si on le considère, l’Héroïsme, c’est une sorte de fiction qu’on crée au sujet de certains personnages – Jeanne d’Arc est une Héroïne, voilà. Mais ce sont des sacrifiés, en réalité. Notre image des Héros est très circonscrite dans certains cas : ce sont ceux qui meurent. Quant à ceux qui continuent à lutter au présent contre la domination, on ne les qualifie pas de Héros ; ils sont plutôt des Résistants et même ce mot leur est souvent refusé. Je pense que c’est ça, notre manière de concevoir l’histoire. On conçoit l’histoire en fait comme une fiction, avec des héros, des bons et des méchants, etc. Mais ça nous distrait du fait que c’est la même histoire qui continue. On n’arrive pas à se défaire de certains comportements qui vont à l’encontre de l’humanité.

Explorer ces paradoxes à travers la littérature pourrait nous permettre de les aborder autrement : pas à travers les “faits” historiques, qui sont souvent rapportés avec un parti-pris, selon ceux qui les rapportent, les vainqueurs, les conquérants, les dominants, rarement selon le point de vue des dominés et des faibles, mais depuis l’intériorité et l’intimité de l’écrivain, c’est-à-dire en comprenant sa subjectivité et en tentant de la dépasser pour saisir l’insaisissable. Une tâche impossible, mais rien ne nous empêche d’essayer. Ma nuit à Montluc, c’est un instant dans le temps, une nuit, une seule, où je me trouve dans cette confluence historique et où je tente de démêler cet écheveau. Et je demande à chaque lecteur d’en faire de même.

A.R. : Et vous avez dit qu’il n’y a pas de frontières quant à l’identité. Est-ce que vous pensez qu’on vit un moment qui s’ouvre plus vers une compréhension de nos ambiguïtés en tant qu’êtres humains, de nos hybridités, de notre manque d’être juste “une chose” justement ? Ou est ce qu’on va dans un autre sens, et comment est-ce que votre écriture évolue, selon le moment ?

A.D. : D’abord, je pense que non, on ne va pas vers le sens de plus d’hybridités. On va au contraire dans le sens de plus de rigidité identitaire. Je le pense parce que les gens se sentent de plus en plus menacés, et parfois ce n’est pas sans raison : on est assailli d’informations qui sont quand même très anxiogènes et qui poussent les gens à se rebeller plutôt qu’à souffrir davantage. On crée aussi ces espèces de boucs émissaires.

On crée des menaces, on crée des angoisses qui ne sont peut-être pas forcément réelles. Bien sûr, il y a des urgences réelles, mais il y a aussi les extrémistes qui créent des urgences et des angoisses qui ne sont pas vraiment justifiées. Et donc tout ça mène les gens vers un repli. Et comme je le disais tout à l’heure avec Internet et les réseaux sociaux, c’est une espèce de cercle vicieux où ils se nourrissent, les uns les autres. Les angoisses se nourrissent les unes les autres. Cette espèce d’image restreinte, de l’univers, du monde, qui est souvent un processus, qu’on a vu avec les complotistes, on le voyait avec le Covid, etc.

Moi, j’ai toujours cru, depuis ma jeunesse, depuis mon adolescence, j’ai toujours cru à mon hybridité. J’ai vraiment eu cette conscience que c’était important pour moi d’avoir accès à toutes ces cultures, d’avoir accès à une culture indienne, une éducation occidentale, une littérature africaine qui m’a beaucoup nourrie, d’avoir l’oreille ouverte aux musiques du monde, etc. Cela a nourri tout ce que j’ai écrit depuis toujours, ce n’est pas nouveau, ce n’est pas le fait d’une réflexion, mais simplement une espèce d’instinct que c’était comme cela que j’étais. Je ne me sentais appartenir à rien du tout. J’étais quelqu’un de très solitaire, donc j’avais vraiment l’impression d’être quelqu’un qui absorbait toutes les influences et toutes les richesses, surtout culturelles, du monde. Et je voyais qu’à Maurice – ou ailleurs – les gens se réfugiaient derrière des identités rigides. D’ailleurs, dans ma thèse de doctorat que j’avais soutenue en 1982 qui était sur l’identité ethnique d’un groupe minoritaire auquel appartient ma famille, je parlais justement de l’identité comme ressource, donc à la fois comme un moyen de cohésion à l’intérieur d’un groupe et un moyen de séparation entre les groupes. C’est une réflexion qui a toujours été présente. Je ne sais pas comment mon écriture a changé, mais je pousse plus loin cette réflexion en essayant de dire à quel point nous avons des identités fluides. Nous ne sommes pas du tout les mêmes dans différents contextes sociaux, dans nos rôles, que ce soit familiaux, mères, épouses, publics ou professionnels. On est tout le temps dans cette espèce de fluidité. Et l’idée même d’une identité monolithique, rigide, est contraire à la réalité de chaque être. Ne se définir que par une identité unique… non seulement ça semble absurde, mais évidemment, c’est dangereux, parce que c’est là qu’on ne voit que du point de vue de soi, et l’autre devient l’ennemi, devient le danger. Ça va à l’encontre de la complexité, et de l’ambiguïté humaine.

A.R. : C’est fascinant dans ce texte, Deux malles et une marmite, cette adresse, ce tutoiement de soi, plus jeune, que vous avez adopté comme structure, parce que ça met en avant aussi le fait qu’on n’est pas la personne qu’on était il y a quelques années. Et, comme vous le dites, il y a le dédoublement de l’auteure qui est là aussi.

A.D. : C’est aussi quelque chose qui me préoccupe personnellement depuis toujours, à quel point je suis différente en tant que personne au quotidien et quand j’écris. J’ai été, et je suis toujours, très timide. Ça ne se voit plus autant, mais cette timidité-là reste très présente. Il y a comme une petite voix qui dit “c’est inintéressant ce que tu as dit là”. Il y a toujours cette espèce de doute, c’est constant. J’aurais bien aimé être celle qui écrit, puis c’est tout. En même temps, j’ai besoin d’être en phase avec les gens, aussi. Je trouve que c’est important d’être accessible, être à l’écoute des autres, ne pas être agressive. Je suis le contraire de l’agressivité. Donc, ce dédoublement, je pense que je ne le résoudrai jamais. Ça sera toujours comme ça. Je ne peux pas changer ma personnalité, mais quand j’écris, heureusement, je peux me débarrasser de cette identité qui me pèse, non, cette personnalité qui me pèse. On parlait des dédoublements. Deux malles et une marmite, c’est très curieux, c’est un livre qui peut être n’aurait pas existé sans le Covid. Pendant le premier confinement, j’avais pu terminer les versions plus ou moins définitives de deux romans, Le rire des déesses et Le jour des caméléons. Quant à Deux malles et une marmite, lorsque l’éditeur des Éditions Project’îles me contacte en disant “on lance une maison d’édition, on voudrait demander à des auteurs confirmés d’écrire une lettre à un jeune écrivain”, est-ce que tu voudrais le faire ? Alors si ça n’avait pas été pendant un moment où j’étais vraiment totalement libre, je n’aurais peut-être pas dit : je vais y réfléchir. En principe, j’aurais dit non. Je n’avais pas envie de me poser en donneuse de leçons, “il faut faire comme ci ou comme ça, etc.”. Mais tout d’un coup, l’idée m’est venue d’explorer ce que cela aurait été si, quand j’avais 15 ans ou 17 ans, quelqu’un m’avait écrit en me disant “voilà ce qu’il va se passer”. Ça a été le déclic pour que ce livre-là existe et en fait, je pense, que c’est un livre très important pour moi. Personnellement, ça m’a vraiment beaucoup apporté. J’ai beaucoup écrit, mais ce livre-là, il y a eu quelque chose au moment où je l’ai écrit. Je me suis dit que, quand même, il y a des choses qui m’ont portée, qui me tenaient à cœur. Donc, j’étais contente de ce dialogue avec cette jeune. C’est curieux, au-delà du temps, à travers l’espace, je ne sais pas comment appeler ça, parce que je ne me sens pas si éloignée d’elle non plus. J’ai cette impression de proximité quand je lis les nouvelles que j’ai écrites quand j’étais adolescente. Je sais que je suis là déjà, vous voyez ? Tout ce que j’allais être, avec le métier en moins. Bien sûr, la maturité allait venir plus tard. Mais le mélange de prose et de poésie, le mélange d’un fonds social dans tout ça, d’une conscience de la nature, de l’identité, etc. Tout était déjà là. Donc, j’ai l’impression que c’est vraiment un continuum, une continuité. Mais que simplement j’ai travaillé, je me suis pas mal nourrie, évidemment, de toutes mes lectures. Je pense qu’à partir de Moi, interdite, mon travail a un peu changé. Je suis passée peut-être, non pas à un autre niveau, mais à un autre rapport avec l’écriture. C’est une autre maîtrise du texte que je n’avais peut-être pas avec moi-même.

A.R. : Ce texte, que je trouve absolument magnifique, soulève un peu la question du genre et de votre approche au genre, enfin. La façon dont vous avez conçu ce texte est absolument fascinante parce qu’on n’est pas dans un genre précis, et ce tutoiement est très fort, ainsi que la façon dont c’est conçu. Et puis on peut voir Ceux du large, dont on parlait, aussi. Dans ce texte, on est dans une poésie, mais un texte qui est publié dans ce format comme trilingue. On a les trois langues qui surgissent, et chaque version est une version dans sa langue, mais qui répond aux autres et donc on est dans une sorte d’écho. Il y aussi le fait que vous dites, dans Deux malles et une marmite, que vous êtes à l’écoute, que votre approche à l’écriture se caractérise beaucoup par l’écoute, et je trouve qu’on a des sonorités remarquables dans votre écriture. Je suis tout le temps, en tant que lectrice, dans un bain sonore. Donc, je lance beaucoup d’idées dans cette question… je ne sais pas ce que ça évoque pour vous ?

A.D. : Je comprends ça, c’est la manière dont m’est venue l’écriture, depuis l’enfance. C’était une passion pour la lecture et les langues. J’étais adolescente dans un corps en transition dans une île qui était en tension mais qui était aussi magique quelque part. Je crois que c’est dans ce mélange, dans la réflexion, dans l’observation, et en même temps, dans une espèce d’implication totale du corps et des sens, que j’écris. C’est une constante. C’est-à-dire, il faut que je sois dedans. Ce n’est pas un livre, c’est un monde, et donc je ne crée pas du tout intellectuellement. D’ailleurs, je ne me considère pas une intellectuelle. Je me sens davantage comme quelqu’un de très intuitif, qui saisit les choses et qui, justement, est à l’écoute, à la fois des personnes, mais aussi de ce qu’il entend du monde, de l’instant, aussi. Et je le disais dans Indian tango, cette idée qu’il faut écrire à partir du corps, qu’il faut que je ressente ce que j’écris, comme si l’encre était une glu qui sortait de mon corps. Enfin, il y a beaucoup de corps dans ce que j’écris, beaucoup d’amour, de passion. Il faut que je ressente, que je me sente excitée par le moment où j’écris. Et donc, pour moi, c’est ça qui est passionnant dans cet acte d’écrire. On est total, dans cette eau trouble, qui, en même temps, m’attire d’ailleurs. Je fais un rêve récurrent de vagues hautes, de tsunamis, qui arrivent, depuis que je suis très jeune. L’eau est très importante. Je ne rêve jamais d’une mer paisible, c’est toujours d’une marée haute. Et là, l’angoisse est extrême, mais je crois que je n’ai commencé à vraiment parler, à accepter de parler de moi, qu’avec Les hommes qui me parlent, parce que c’était un moment où il fallait que je le fasse. J’étais très mal, et il fallait que je comprenne quelque chose, que je m’implique. Bien sûr, on met beaucoup de soi dans ce qu’on écrit, mais j’étais quand même toujours dans la fiction avec des personnages, et là, j’ai écrit ce texte où j’étais, moi. Et d’ailleurs le titre, Les hommes qui me parlent, c’est quand même très révélateur, parce que j’étais celle qui écoutait. Donc c’est à partir de là que j’ai commencé à me mêler un peu. C’est peut-être avec Indian tango aussi. Mais c’est arrivé un peu par hasard avec Indian tango que je mette autant de moi dans le personnage. Ce n’était pas délibéré, alors qu’avec Les hommes qui me parlent et Deux malles et une marmite, je sens que je suis capable de me mettre à l’intérieur du texte.

A.R. : Et Les hommes qui me parlent est sorti en 2011, je crois. Est-ce que c’était un moment compliqué pour vous, de vous mettre dedans, de vous mettre devant, et de publier ce texte ?

A.D. : Oui, parce que quand je l’ai commencé, ce n’était pas du tout avec l’intention de publier. Je n’avais pas d’autre recours que de commencer à écrire dans l’immédiat. Le livre commence au moment où je suis dans une chambre d’hôtel. C’est le moment réel où je m’assieds, je ne sais plus où je suis, et je commence à l’écrire. Je l’ai écrit très vite pendant ces quelques mois et petit à petit, je passais de ce moment très noir, vers … vers un autre état. J’étais entourée de livres et là je commence à parler de cette autre famille que représentaient les livres. La deuxième partie est à propos des livres que j’aimais, qui étaient là à côté de moi, qui m’ont aussi apporté une sorte de consolation et de réconfort. Et quand je l’ai terminé, je me suis dit, c’est quand même un texte littéraire, même si c’est très personnel, même s’il s’agit de personnes qui sont de ma famille, c’était un texte de littérature. Je l’ai fait lire à mon éditeur chez Gallimard, qui m’a dit, “Oui, il n’y a pas de doute, c’est un texte littéraire, il faut le publier”. Donc, je l’ai fait à ce moment-là. Disons que les lecteurs, enfin, ceux qui me connaissent, se sont rendu compte qu’il s’agissait de moi. Mais d’autres ne l’ont pas forcément pris de cette façon-là. Comme j’écris beaucoup en disant “je”, ça pouvait être une fiction. De toute façon, dans tout récit, même autobiographique, il y a quand même une grande part de fiction. En tout cas, une part de réécriture de sa vie. On le sait. On se reconstruit en tant que personnage et ça permet aussi de prendre une certaine distance à ce moment-là, par rapport à ce qu’on dit.

A.R. : L’illusion poétique a été écrite à un autre moment. Le préambule commence par “février 2017”. Quelles étaient les circonstances de ce livre ?

A.D. : J’avais participé à des rencontres organisées par la Facim, une association en Savoie et Haute Savoie, dans la région. Ils invitent trois écrivains et, une année sur deux, au mois d’août, les écrivains lisent leurs textes à Chamonix, au sommet d’un pic. Les gens montent en téléphérique. On arrive en haut, on arrive au pic, on lit dans la nature et le public nous suit. Ce jour-là, il ne faisait pas beau, on était dans une salle de restaurant tout en haut, entourés de nuages, c’était magnifique. Lorsqu’ils invitent des auteurs, ils leur demandent l’année suivante d’écrire un petit livre de fiction ou de réflexion, on est très libre. C’était en 2016. J’avais ces trois nouvelles qui étaient déjà écrites et je voulais écrire un texte qui allait les rassembler. Il y a beaucoup de gens qui l’ont lu, qui ont vraiment aimé les nouvelles, mais aussi le début où je parle de l’époque, du temps des hommes, et de l’éternité, et puis surtout de l’angoisse immanente. Elle était déjà là, cette angoisse.

A.R. : C’est vraiment un très beau préambule qui contient des idées très belles comme, par exemple, “Aujourd’hui, plus que jamais, la littérature est un combat nécessaire”, qui me parlaient de manière très forte. C’est un texte qui questionne “que peut la littérature ?”, “à quoi ça sert ?” alors qu’on est assaillis en ce moment de fausses nouvelles.

A.D. : Oui, on est aussi au début d’une autre étape, celle de l’intelligence artificielle. Il y a ceux qui disent qu’il ne faut pas exagérer. Mais on en est au tout début et cela risque vraiment de changer des choses de manière assez radicale. Non seulement pour le journalisme. Je pense que c’est le premier métier qui va souffrir de cela. Mais aussi toutes les opérations qui consistent à déterminer le vrai du faux. Il n’y aura pas de législation qui va pouvoir aller voir chaque texte pour dire ce qui est vrai et ce qui est faux. Déjà il fallait appliquer des logiciels pour déterminer le plagiat et là, ce n’est pas un plagiat ! On a beau dire que ça ne peut pas imiter l’homme. Pour l’instant ! Je crois que ces systèmes vont apprendre, et vite, je pense. En même temps, c’est très curieux d’avoir vécu toute cette période et d’avoir connu tout cela. Je ne suis pas du tout contre la technologie, je ne suis pas du tout contre l’informatique. Je suis tout le temps avec mon ordinateur. On peut faire des recherches très approfondies, si on sait comment chercher, on peut avoir les informations. Mais désormais, la désinformation risque d’être tellement efficace qu’il sera difficile de démêler le vrai du faux. Et si un texte est généré entièrement par une intelligence artificielle ? Je ne me sens pas menacée pour l’instant parce que les textes littéraires ne suivent pas vraiment une formule. Mais sait-on jamais ? Pour ceux qui grandiront avec, ne finiront-ils pas par prendre pour acquis le fait qu’un texte puisse être entièrement écrit par un ordinateur ? C’est le monde de demain que l’on peut imaginer sans exagération. Cela inclut aussi les artistes, les scénaristes, les musiciens… Sommes-nous dans la dernière phase de la vraie création humaine ?

A.R. : Est-ce que vous lisez des livres aussi souvent sur des appareils ?

A.D. : Pour mon livre sur Montluc, j’ai commandé des livres parce que j’aime bien souligner. Je ne me souviens plus de ce que je lis sur l’écran. On ne voit pas le titre déjà, donc on oublie le titre. En général, ce que je lis sur la tablette, ce sont des livres pour me détendre, des romans policiers, ou des choses comme ça. Les livres dont je veux vraiment m’imprégner, je les commande.

A.R. : Et quand vous écrivez, c’est sur l’écran ?

A.D. : Oui. Mais après, je relis sur papier. Il ne faut pas trop imprimer. Mais quand je parviens à une version plus ou moins aboutie, là, je me lis sur le papier.

A.R. : On lit autrement.

A.D. : Oui. Et d’ailleurs, je crois qu’il y a eu des analyses de la manière dont les yeux se déplacent. Quand on lit sur l’écran, on a tendance à lire le minimum. Alors que, quand on lit sur papier, on se focalise davantage sur les éléments.

A.R. : Ça rejoint ce que vous disiez déjà en 2017 dans L’illusion poétique. On n’est pas dans l’imaginaire quand on n’est que dans les informations. Des demi-vérités, des faussetés, des post-vérités, mon imaginaire me permet d’appréhender où nous conduit cette pente raide, il permet de décoder ce qui se dessine aujourd’hui à l’aune d’un passé revisité et d’un futur désagrégé. Donc déjà, il y a cette compréhension de la temporalité qui, avec la pandémie, je pense, nous a encore plus plongés dans l’embrouille totale avec le temps. Mais aussi on lit de plus en plus en ligne et je pense qu’on a beaucoup de mal à retrouver des points de repère. Je pense qu’on lit tout autrement, de plus en plus, parce qu’on lit sur un téléphone ou quelque appareil électronique, on essaie de capter très vite le sens de quelque chose, de caser cette chose. Pour des enseignant·es de littérature, c’est quelque chose d’avoir des étudiants qui n’ont plus de livre dans les mains et qui ne se plongent pas de manière corporelle dans le texte. Les textes que je lis sont soulignés, commentés, toujours ! On peut souligner en principe sur les écrans, mais souvent on ne le fait pas.

A.D. : On peut se retrouver, mais disons que là, on feuillette, et on voit où on a souligné. Sur l’écran, on commence par “où est-ce qu’on a souligné ?”.

A.R. : On peut faire des recherches mais c’est vrai que le rapport au texte n’est plus ce rapport physique, tactile et corporel. On est à distance. Oui, mais c’est vrai, la question du style, du développement du texte, comment ça va évoluer, maintenant, avec ces questions qui nous pressent ?

A.D. : Il y a beaucoup de jeunes qui continuent à écrire. Il y en a tout le temps. En tout cas, en France, il y des gens partout qui rêvent de lire et d’écrire. Donc, je ne vois pas trop la fin de l’écriture du roman ou des choses comme ça. Et puis maintenant, par exemple, en France, il y a une ouverture sur les voix d’ailleurs qu’il n’y avait pas tellement à une époque, quand j’étais jeune. Le manifeste sur la littérature-monde a marqué cette évolution, ça a vraiment changé les choses chez les éditeurs. Chez les grands éditeurs, il y a un désir de découvrir des Haïtiens, des auteurs du Sénégal. Donc, on sent bien qu’il y a une envie maintenant, chez les lecteurs, de ne pas lire que des Franco-Français. Ça, c’est vraiment un changement. On n’est plus obligé d’enfoncer les portes pour se faire entendre. En Angleterre, depuis longtemps, beaucoup des auteurs les plus en vue n’étaient pas forcément anglais. Il y a Naipaul, il y a Salman Rushdie. Cela fait très longtemps qu’ils viennent d’ailleurs. Il y avait moins de méfiance. Ça a beaucoup changé en France et, par exemple, il y a quelques jeunes auteurs qui ont beaucoup de talent, par exemple chez les Haïtiens. Il y a [l’écrivain sénégalais] Mohamed Mbougar Sarr, qui est vraiment un talent exceptionnel.

A.R. : Oui. On parle beaucoup du fait qu’on est dans un monde visuel, où il y a énormément de streaming, comme on disait tout à l’heure, énormément de ce genre de divertissement, est-ce que le texte écrit pour vous a réagi à cela ? Il y a des œuvres cinématographiques qui s’inspirent de votre œuvre écrite et est-ce que vous pensez que les évolutions sont possibles où le texte commence à se voir, se lire autrement ?

A.D. : On dit que le nouveau roman est très cinématographique. Il y a quelque chose qui se passe et il y a une espèce de tension qui monte dans l’histoire des personnages, il y a la réflexion autour aussi. Dans ce livre, à certains moments il y a quelque chose qui est un événement qui est en train de se passer et je le donne à voir du point de vue de chacun des personnages. Donc, je retourne en arrière. Le lecteur ne sait pas forcément, et puis il se rend compte après que “ah oui, on est en train de revivre le même moment mais du point de vue de l’autre”, et ça, c’est un peu un procédé cinématographique. Ou le point de vue change, mais parce que ce sont des moments tellement importants qu’on ressent ce que chacun des personnages, au même instant, est en train de vivre et de ressentir. Mais je suis aussi en admiration devant l’écriture de certains scénarios comme Breaking Bad, par exemple. C’est tellement bien écrit, au point où il y a une scène qui se passe au début d’un épisode et qu’on va comprendre je ne sais pas combien d’épisodes après, on se dit “mais alors, ils avaient vraiment tout écrit avant !” alors que les scénaristes disent que non, mais je ne vois pas comment ! Ou bien c’est vraiment au montage ! En tout cas, dans certaines séries, il y a un vrai travail d’écriture originale très fort. Peut-être au cinéma, je retrouve moins cette exigence, surtout dans le cinéma américain, il y a tellement de super héros, cela ne m’intéresse pas. Il y a une formule à adopter et la machine tourne. Donc, les films originaux, vraiment originaux… Il y a Parasite qui a eu la Palme d’or à Cannes, c’était très fort. Je suis en admiration. Ensuite, tous les genres m’intéressent, en fait, je suis passionnée par rapport à tout cela, tant qu’il y a de la créativité.

A.R. : Ma collègue qui coorganise ce numéro avec moi, Alison James, a commencé à attirer l’attention sur la prolifération des ouvrages de fictions dans la première phrase de l’appel à contribution : “Jamais le goût de la fiction ne semble avoir été plus prononcé qu’au XXIe siècle, âge d’or des séries télévisées et des univers fictionnels cinématographiques”. On a l’impression que la fiction, on en a besoin, on en a envie, qu’il y a plus de fictions que jamais, mais qu’il y a en même temps plusieurs versions de fiction et un public parfois qui se perd, qui se pose des questions : “Est-ce qu’on est dans la fiction ?”, “On est où ?” et puis, on peut se demander “quels sont les déplacements de la fiction”, justement ? Où va la fiction écrite en ce moment ? Quelles sont les tendances qu’on est en train de voir ? Moi, je me nourris de fictions, j’ai tout le temps des fictions dans ma vie, à l’écrit, à l’écran. Je les aime beaucoup et je pense que je suis quelqu’un qui en a vraiment, vraiment besoin. Ça équilibre ma vie, ça me passionne, ça me donne une notion que je ne suis pas qu’ici et maintenant.

A.D. : Oui, c’est ça.

A.R. : C’est l’idée d’être multiple, de vivre des vies multiples, d’apprendre, mais, à travers tant d’expériences. Ce n’est pas l’équivalent de lire un article, c’est vraiment un acte qui consiste à me plonger dedans. Je me demande si vous avez – juste avant de clore notre entretien – d’autres pensées qui viennent à l’esprit. Maintenant ça peut être par rapport à l’édition ou par rapport à la place, au déplacement, de la fiction aujourd’hui.

A.D. : Je crois que j’ai aussi besoin de ce dépaysement de la fiction, mais je me rends compte que, avec le temps, j’ai aimé des auteurs qui dérangent vraiment, qui bousculent les choses, qui ne sont pas dans une manière d’écrire peut-être trop sage. Même moi, je me trouve parfois trop sage ! Marguerite Duras en parle, de ces écrivains qui deviennent les “flics” de leurs propres textes, à force de trop les corriger, alors qu’elle cherche une écriture du non-dit. Dans un prochain temps il me faudra essayer, vraiment, d’exploser les textes, et de faire exploser les murs. Je ne sens pas que je renouvelle quoi que ce soit. Donc, l’idée de peut-être trouver une forme qui va vraiment être un peu plus originale. Ça m’intéresse, mais je ne sais pas si je la trouverai jamais. Mais au moins après tout ce que j’ai écrit, c’est quand même une idée qui me revient en tête. Je suis en train de lire un livre d’essais de Thomas Bernhard, qui dénonce, comme Elfriede Jelinek, les Autrichiens avec une férocité impensable. Est-ce que l’Autriche façonne les personnes d’une certaine façon ? L’idée qu’ils viennent d’un petit pays, relativement, mais probablement d’une société très fermée sur elle-même, très renfermée sur elle-même que Bernhard et Jelinek bousculent, insultent même, quasiment. À un moment donné, Thomas Bernhard appelle les Autrichiens des “détrousseurs de cadavres”, parce que, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu une si grande hypocrisie par rapport à l’histoire. C’était la même chose pour la Suisse, mais ce pays n’a pas fait naître des écrivains aussi féroces. Donc, je lis ce genre de choses, et je me dis qu’ils ont eu ce courage de dire des choses terribles, et d’écrire aussi d’une façon incroyablement différente, nouvelle, qui peut parfois rebuter, on peut avoir du mal à les lire. Avec Elfriede Jelinek, cela ne donne pas toujours envie de continuer à lire, elle est loin d’être une écrivaine facile à lire. Donc j’espère que j’aurai le temps d’essayer d’aller explorer quelque chose d’autre, mais je ne sais pas quoi ni comment. Je ne sais pas si j’y arriverai mais ce qui est important après toutes ces années, ces 50 ans d’écriture, c’est qu’il y a encore une espèce d’ambition littéraire, de pouvoir chercher quelque chose de différent. C’est ce qui m’intéresse maintenant en littérature. Je vais chercher l’auteur qui va vraiment me bousculer, m’interpeller, et aussi me plonger dans la vibration de ses écrits.

A.R. : J’ai l’impression que pour vous c’est vraiment un plaisir, c’est vraiment une raison d’être ou une façon d’être que d’écrire. Et je n’entends pas du tout un devoir, ni dans les textes qui réfléchissent un peu à l’écriture, ni dans vos paroles, je n’entends pas un sens de “je me force à le faire”, mais plutôt, “c’est moi”, c’est synonyme.

A.D. : Je me suis toujours dit que si jamais je ne savais plus ou ne pouvais plus écrire, ça ne vaudrait plus la peine de vivre. En fait, j’y pense encore de plus en plus parce que, avec l’âge, j’ai maintenant 66 ans, je me dis : On ne sait pas ce qui peut se passer, mais surtout du point de vue de l’esprit, c’est une angoisse, et en même temps, il faut que j’écrive jusqu’au bout, jusqu’à ce que cela me sera autorisé.

A.R. : Oui, il ne faut pas y penser !

A.D. : Se mettre à l’ouvrage et donc, du coup, quelque part c’est stimulant, aussi, de me dire : “Ben là, je n’ai pas de temps à perdre”. Il faut continuer. C’est un plaisir aussi. C’est rempli de doutes. Les deux s’accompagnent. On ne peut pas écrire sans doute. Mais ce doute-là permet aussi de ne pas être complaisant. Parfois, la complaisance tue les auteurs. Il y a de très bons écrivains dont on sent qu’ils sont séduits par le succès. Je peux lire une page et je peux voir s’ils ont beaucoup retravaillé ou pas du tout. Ou pas assez. Donc, je me dis qu’il ne faut pas en arriver là. En même temps, il y a tant de choses qui ont été écrites et dites, on ne peut jamais être entièrement original. On est toujours en train de redire les mêmes choses. Il y a la manière de le dire, il faut que ça provoque quelque chose, une réflexion, une étincelle, ou juste un peu de magie chez les lecteurs. Quelque chose qui les fait rêver.

A.R. : Merci ! Merci de nous avoir fait rêver [ça], c’est absolument magnifique.

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Note de fin

1 Les Nouvelles Éditions Africaines ont été l’une des premières maisons d’édition en Afrique francophone. Fondée par Léopold Sédar Senghor en 1972, cette maison dont les bureaux se trouvaient non seulement au Sénégal mais aussi au Togo et en Côte d’Ivoire, a cessé ses activités en 1988.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ananda Devi et Alison Rice, « Ananda Devi, “Dépaysement de la fiction” »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13923 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11u08

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Auteurs

Ananda Devi

Écrivaine

Alison Rice

University of Notre Dame

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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