Fictionnaliser la réalité comme instrument politique
Résumés
Cet article vise à explorer les raisons politiques qui sous-tendent la fictionnalisation de la réalité dans Procès-verbaux (2021) de Marius Loris Rodionoff et de Army (2008) de Jean-Michel Espitallier. Bien que très différents dans la structure, les deux textes dénoncent la guerre à travers deux récits construits à partir de la fictionnalisation de documents, de témoignages et de reportages de guerre authentiques. Procès-verbaux revisite la guerre d’Algérie. L’œuvre est construite à partir de la transcription de certains interrogatoires trouvés par l’auteur pendant ses recherches d’historien dans l’archive d’un Tribunal Militaire ouvert pendant la guerre d’Algérie. Étant inaccessibles au public, Rodionoff ne peut pas transcrire les interrogatoires sélectionnés tels quels. Afin d’éviter la censure et des poursuites légales, Rodionoff décide alors de les manipuler, fictionnalisant certains éléments. Army se présente comme le récit fictionnel d’un soldat au front. Espitallier construit son œuvre en agençant différents témoignages de soldats, pour la plupart de retour d’Irak, trouvés sur Internet. Le but du texte est de dénoncer la brutalité de la guerre en évitant les biais idéologiques des médias.
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- 1 Marie Jeanne Zenetti, “Détournements d’archives : littérature documentaire et dialogue interdisci (...)
- 2 Barbara Métais-Chastanier, “Ceci n’est pas une fiction. Stratégies documentaires dans le théâtre (...)
- 3 Jean-François Chevrier, Philippe Roussin, “Présentation”, Communications, n° 71, numéro spécial “ (...)
- 4 Marie-Jeanne Zenetti, “Littérature contemporaine : un tournant documentaire ?”, colloque “Territo (...)
1La production littéraire contemporaine se caractérise par un vif intérêt pour le document, englobant cartes, photographies, comptes-rendus, rapports, registres, témoignages, pièces, images, écrits1. Comme Barbara Métais-Chastanier l’observe, “[depuis les années 1990, le document gagne les scènes et les écritures, nourrissant les processus de création les plus diverses, passant du statut de preuve à celui de simple matériau, d’indice ou d’outil”2. À ce propos Jean-François Chevrier et Philippe Roussin parlent d’un “parti pris du document”3. De même, Marie-Jeanne Zenetti propose et interroge l’idée d’un “tournant documentaire”4 en littérature.
- 5 Alison James, Christophe Reig, “Avant-propos. Non-fiction : l’esthétique documentaire et ses obje (...)
2Cependant, la présence du document en littérature n’est pas un phénomène récent. Depuis le développement du naturalisme, le document a toujours occupé une certaine place dans la production littéraire. Comme le notent Alison James et Christophe Reig, “si le documentaire ne s’est jamais imposé comme genre littéraire à part entière, le fantôme du document ne cesse de hanter la littérature au moins depuis le célèbre ‘document humain’ des naturalistes”5.
- 6 Jean-François Chevrier, Philippe Roussin, “Présentation”, PP 5.
- 7 Ibid., p. 5.
- 8 Ibid., p. 5; James et Reig, “Avant-propos” dans FNF.
3Dans un souci de véridicité, les auteurs naturalistes utilisent et considèrent le document comme la matière première de leur écriture6. Pour eux, le roman est un outil capable d’enquêter sur la réalité sociale et de la représenter de la manière la plus fidèle et objective possible7. Dans ce but, ils mènent une minutieuse recherche documentaire consistant à amasser et classer un ensemble de preuves, de documents et d’observations sur la réalité sociale, qu’ils intègrent successivement dans le monde romanesque qu’ils dépeignent dans leurs œuvres8.
- 9 Jean-François Chevrier, Philippe Roussin, “Présentation”, PP 5-11.
- 10 Marie-Jeanne Zenetti, “L’effet de document : diffractions d’un réalisme contemporain. Un art docu (...)
- 11 ED 1; Gabriel Segré, “Communications 71 : Le parti pris du document. Littérature, photographie, c (...)
- 12 ED 1 ; Alison James, The Documentary Imagination, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 2-3.
4Au cours des 20ème et 21ème siècles, le document, sous différentes formes, de la carte au témoignage, continue à faire irruption dans le domaine littéraire et artistique. Dans leur premier numéro pour la revue Communication, Chevrier et Roussin identifient trois phases principales pendant lesquelles le document occupe une place centrale dans la production artistique de tout genre depuis les cent dernières années9. Une première phase se situerait autour des années vingt, après la Première Guerre mondiale, avec les avant-gardes, en particulier les surréalistes liés à la revue Documents. Ceux-ci font un usage documentaire de la littérature, à travers différentes techniques inspirées de la photographie10. Une deuxième phase aurait commencé à partir des années soixante grâce aux apports du cinéma et de la photographie documentaires11. Les photographes et les cinéastes de l’époque s’interrogent sur la valeur sociale de l’art et réfléchissent sur les rapports entre arts et sociologie (ED 1). Une troisième phase se serait développée à partir des années 1990, avec la prolifération des écritures documentaires contemporaines12.
5Au-delà de l’intérêt partagé pour le document, les textes documentaires diffèrent profondément dans la forme, dans les buts et dans le type de document utilisé. Par conséquent, en raison de cette hétérogénéité, il est impossible de rendre compte de façon définitive et satisfaisante de la littérature documentaire, conçue comme l’ensemble des textes littéraires faisant recours au document. Toutefois, comme le montre Zenetti dans “L’effet de document : diffractions d’un réalisme contemporain”, sans simplifier la question, on peut identifier au moins trois types principaux de textes littéraires documentaires. Un premier groupe peut être est représenté par les écritures qui conçoivent le document comme une trace et un moyen d’accès au réel et à l’histoire. Parmi ce groupe, on peut trouver les récits d’enquête (ED 5). Un deuxième groupe est représenté par les textes inspirés par les faits réels, à la base desquels se trouve la conception du document comme “une porte d’accès” à un monde entre fiction et réalité (ED 8). Un troisième groupe est représenté par les textes, qui dans une lignée avant-gardiste, se servent du document pour questionner le monde contemporain et ses discours (ED 1 ; 5-7).
6Procès-verbaux de Marius-Loris Rodionoff et Army de Jean-Michel Espitallier, qui font l’objet de cette étude, se situent dans le troisième groupe. Ces deux auteurs construisent leurs textes à travers l’agencement de passages tirés de différents types de document afin de dénoncer la guerre et la violence. Toutefois, Rodionoff et Espitallier fictionnalisent la réalité ; ils manipulent certains éléments dans le but d’éviter la censure, dans le cas de Rodionoff, et de présenter la brutalité de la guerre, sans les biais idéologiques souvent véhiculés par les médias lorsqu’ils traitent de cette thématique, dans le cas d’Espitallier. Les deux sections suivantes présentent une analyse des deux textes afin d’expliquer l’utilisation du document faite par Rodionoff et Espitallier dans le détail fictif de leur poésie, ainsi que les implications politiques de cette utilisation.
Procès-verbaux – fictionnaliser la réalité afin de contourner la censure
- 13 Présentation de l’éditeur, “Procès-verbaux”, Les Presses du Réel, URL: https://www.lespressesdure (...)
- 14 Ibid.
7Né en 1987, Rodionoff est poète, performeur et chercheur en histoire. Sa carrière poétique commence en 2021 avec la publication de Procès-verbaux – LA JUSTICE EN TEMPS DE GUERRE – Un tribunal militaire en Algérie 1954-1963. En 2022, il publie sa deuxième œuvre poétique, Objections. Scènes ordinaires de la justice13. Il est également fondateur de la revue de poésie La Seiche, et collabore régulièrement à d’autres revues telles qu’Attaques et Invece14. En 2023, il publie son premier essai d’histoire Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française, qui suit sa thèse de doctorat en histoire, Crises et reconfigurations de la relation d’autorité dans l’armée française au défi de la guerre d’Algérie (1954-1966), sur l’obéissance et la désobéissance des soldats dans l’armée française, soutenue à l’Université Sorbonne en 2018.
- 15 Marius Loris Rodionoff, Procès-verbaux, Paris, Les Presses du Réel, 2021, p. 10. Dorénavant, PV. (...)
- 16 Marius Loris Rodionoff, dans un entretien mené par Emmanuèle Jawad,“Marius Loris Rodionoff : de l (...)
8Comme Rodionoff l’explique dans la note de lecture de Procès-verbaux, le texte “aurait dû se présenter comme un travail de ready-made d’archives à partir des procès-verbaux de différents prévenus, Français, Algériens, tirailleurs Sénégalais et légionnaires étrangers”15. L’idée d’écrire un texte ready-made, dans la lignée avant-gardiste, sur la guerre d’Algérie lui vient quand il découvre l’archive d’un tribunal militaire institué pendant le conflit, lors de ses recherches doctorales16. L’objectif était celui de donner à lire, à travers cette série d’interrogatoires, les mots de “la justice militaire en Algérie” (PV 10).
- 17 Sylvie Thénault, “Armée et justice en guerre d’Algérie”, Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, n° 5 (...)
- 18 Ibid., p. 106. Il s’agit de l’Article 4 contenu dans un rapport judiciaire conservé au CAC (Centr (...)
- 19 Ibid.
- 20 Ibid., p. 108.
- 21 Sylvie Thénault, Histoire de la Guerre d'Indépendance Algérienne, Paris, Flammarion, p. 55-85.
- 22 Sylvie Thénault, “Armée et justice en guerre d’Algérie”, art. cit., p. 108.
- 23 Marius Loris Rodionoff approfondit ce thème dans Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’auto (...)
9En 1955, le gouvernement français déclare l’état d’urgence en Algérie. Au nom de l’ordre, le général Koening et le ministre de la Défense et de la Justice, Robert Schuman, signent un décret élargissant les compétences de l’armée et accordant aux tribunaux militaires le pouvoir civil17. L’armée peut désormais arrêter à travers les tribunaux militaires toute personne considérée comme dangereuse “pour la sécurité et l’ordre publics”18 sans passer par l’intermédiaire des tribunaux judiciaires civils19. À l’origine de ce décret, comme le souligne Sylvie Thénault, il y avait la “volonté politique d’opposer une répression judiciaire plus ferme à ceux qui sont désignés comme des hors-loi”20 et “de mater le peuple algérien” à travers “des purges et des sanctions qui pouvaient aller jusqu’à la mort”21. Pendant cette période, le nombre d’inculpés déférés devant les tribunaux militaires augmente considérablement22. Les tribunaux militaires condamnent non seulement les Algériens mais également les soldats de l’armée française qui ne répondent pas aux attentes des autorités23.
- 24 PV 9 ; Emmanuèle Jawad, art. cit.
10Le texte de Marius Loris Rodionoff est composé d’extraits tirés de la transcription des actes de procès qui ont eu lieu dans l’un des tribunaux militaires ouverts en Algérie pendant la guerre d’indépendance. Toutefois, Rodionoff a dû fictionnaliser les extraits sélectionnés afin d’éviter la censure en raison du changement dans les directives de confidentialité relatives aux documents de la guerre d’indépendance algérienne. Comme l’explique Rodionoff, “depuis la fin de l’année 2019, le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) a décidé de réactiver une instruction interministérielle, texte non législatif du 30 novembre 2011, émise huit ans auparavant vers la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy, au nom de la protection du secret de défense24, classant comme confidentiels de nombreux documents concernant l’histoire coloniale française, y compris les documents relatifs aux évènements d’Algérie Si Rodionoff avait construit Procès-verbaux comme un ready-made, le texte “aurait été considéré comme hors-la-loi” (PV 10). Avec son éditeur, il décide alors de fictionnaliser les procès-verbaux choisis pour la composition du livre.
- 25 Marius Loris Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
- 26 Ibid.
11Le travail de fictionnalisation opéré par Rodionoff consiste, comme il a lui-même expliqué lors d’un entretien avec Emmanuelle Jawad, dans la manipulation de certains détails mineurs tels que le nom des prévenus, leurs généralités biographiques, les lieux et la date où se sont passés les faits, ainsi que d’autre éléments secondaires non précisés par Rodionoff25. Cela lui a permis d’utiliser les documents trouvés dans l’archive du tribunal militaire tout en évitant des procédures judiciaires. Bien que les faits décrits dans le texte aient véritablement eu lieu, en fictionnalisant partiellement quelques éléments mineurs, Rodionoff a préservé la véridicité historique des faits rapportés tout en évitant la censure. Les interrogatoires reproduits ne sont pas, en effet, la transcription fidèle des documents rangés sous secret, et donc on ne peut pas lui reprocher d’avoir partagé les informations contenues dans les documents inaccessibles au public. À cela s’ajoute, comme l’explique Rodionoff, tout un travail “de coupe et de mise en série du document”26, qui marque le véritable passage de l’archive au travail poétique.
- 27 Ruth Jennison, “Radical Politics and Experimental Poetics in the 1930s”, dans, William Solomon (d (...)
- 28 “Objectivist Poets”, Poetry Foundation, URL : https://www.poetryfoundation.org/learn/glossary-ter (...)
- 29 Justin Leduc-Frenette, “Que peut la poésie face aux comparutions immédiates ?”, Revue critique de (...)
- 30 Abigail Lang, art. cit., p. 2.
12À la base du texte, il y a une approche objectiviste et un désir avant-gardiste de critique sociale. Rodionoff est profondément influencé par l’objectivisme, un mouvement poétique développé aux États-Unis dans les années trente avec des auteurs tels que William Carlos Williams, Louis Zukofsky, George Oppen et Charles Reznikoff27. L’objectivisme se caractérise par une attention particulière à la réalité, dépeinte de façon directe et objective, ainsi qu’à l’exploration des caractéristiques formelles du poème28. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, on assiste à un intérêt renouvelé pour les poètes objectivistes et de nombreux auteurs, parmi lesquels Rodionoff, s’inspirent de ces poètes pour la composition de leurs textes29. Reznikoff semble être l’un des points de référence les plus importants pour Rodionoff. En particulier, Rodionoff semble être influencé par Testimony: The United States 1885-1915, traduit en français pour la première fois en 2012. Reznikoff écrit l’œuvre en mettant en vers les passages retranscrits tirés de des rapports d’audiences produits entre 1885 et 1915 dans des tribunaux américains30. L’idée de transcrire les passages des archives des tribunaux militaires algériens rappelle sans doute l’œuvre de Reznikoff et les démarches formelles à sa base, notamment la sélection de passages tirés des archives judiciaires et leur retranscription.
- 31 Marius Loris Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
13Quoique Rodionoff fictionnalise certains éléments, on peut considérer Procès-verbaux comme un collage documentaire, étant donné que, comme expliqué précédemment, l’auteur n’a pas massivement changé les faits rapportés. Le texte a une valeur documentaire ; il illustre de façon objective des faits qui ont véritablement eu lieu. Rodionoff n’argumente jamais ni n’exprime son opinion par rapport aux interrogatoires reproduits. Le but de Rodionoff, comme lui-même l’explique, était de créer un texte visant “à décrire et non à expliquer comme pourrait le faire un livre d’histoire ou de sciences sociales”31.
14Dans les limites imposées par les directives de confidentialité, Rodionoff retranscrit les procès comme un témoin qui rapporte ce qui a vu de façon la plus fidèle possible. Lors de l’entretien mené par Jawad, Rodionoff explique sa démarche en citant textuellement Reznikoff, à témoignage de l’importance de sa poétique pour son écriture.
- 32 Reznikoff cité par Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
Je vois une chose, elle m’émeut, je la transcris comme je la vois. Je m’abstiens de tout commentaire dans ma façon d’en parler. Si j’ai bien décrit la chose, il pourra y avoir quelqu’un pour être ému à son tour, mais aussi quelqu’un pour dire : “Mais Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? Peut-être les deux auront-ils raison.”32
- 33 L.S. Dembo, Charles Reznikoff, “Charles Reznikoff”, Contemporary Literature, vol. 10, n° 2, 1969, (...)
- 34 Jacek Partyka, “Charles Reznikoff and the Rhetoric of Witnessing through Silence”, Res Rhetorica, (...)
15Avec ces mots, Reznikoff présentait sa poétique objectiviste à L.S. Dembo lors d’une interview en 196933. Pour Reznikoff, l’écriture commence toujours par l’observation. Le rôle du poète se définit ainsi comme celui du témoin, de l’observateur qui rend avec les mots ce qu’il voit 34. Rodionoff partage cette idée.
- 35 Emmanuèle Jawad, art. cit.
16Bien que Rodionoff cherche à être objectif et évite d’exprimer tout jugement qui pourrait influencer le lecteur, cela ne signifie pas que Procès-verbaux soit un texte neutre. Bien loin de ça, Procès-verbaux est un texte engagé. Comme Rodionoff le suggère, choisir de parler de la guerre d’Algérie et donc de l’histoire coloniale française a une valeur politique : “Le choix d’un sujet n’est pas neutre : il est ici politique. Comme le choix des archives de l’histoire coloniale n’est pas anodin et dit, évidemment, des choses sur l’auteur”35. Écrire un livre à partir de documents d’archives inaccessibles au public est un acte politique, un acte contre le système qui encore aujourd’hui cherche à cacher l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire coloniale française.
- 36 “Poème-transcription” est une expression forgée par l’auteur de cet article pour se référer aux p (...)
- 37 Pierre Durand, “La cavalerie à cheval pendant la guerre d’Algérie, 1956-1962. Survivance ou résu (...)
17Au cœur du texte persiste la volonté politique de dénoncer la guerre d’Algérie et les crimes commis pendant cette période. Les interrogatoires reproduits invitent les lecteurs à réfléchir sur différents aspects liés à la guerre. Premièrement, sur l’institution des tribunaux militaires et les abus commis par l’armée avec le soutien du gouvernement. Cela se manifeste à travers la reproduction partielle d’interrogatoires tirés des archives contenant les documents produits par un tribunal militaire. Deuxièmement, sur la violence insensée des soldats au front. Les soldats ne dirigeaient pas la violence uniquement contre ceux considérés comme des ennemis, mais même contre leurs camarades. C’est le cas, par exemple, de “Le petit chat”, le onzième poème-transcription36 de Procès-verbaux. Le texte illustre l’interrogatoire de Nassim Halou, “condamné à trois ans de prison ferme et à la perte de son grade” (PV 79) après une accusation pour homicide volontaire. Nassim tue en effet un camarade, Aslan, après une bagarre (PV 75). Quelques jours auparavant, les deux avaient dû sortir avec le camion d’Aslan et avaient eu un petit incident à cause de l’inadvertance de Nassim. Aslan, qui avait bu ce jour-là, commence à accuser son camarade de lui avoir ruiné le camion (PV 63-79). Depuis cet épisode, les rapports entre les deux étaient devenus très tendus, même si le camion avait été réparé le lendemain de l’incident. Le jour du meurtre, Nassim est sur la Place des Armes, quand Aslan passe devant lui suivi par un petit chat (PV 72-73). Nassim lui dit que le chat était plus intéressant que certains spahis (PV 72). Les spahis étaient une unité de cavalerie de l’Armée Française pendant la période coloniale à laquelle Aslan appartenait37. Aslan s’enrage et l’attaque. Les deux commencent à se battre (PV 73). À un certain moment, Nassim prend son arme, tire sur Aslan et le tue (PV 74-75) :
QUESTION ‒ Dites-moi comment se sont passés les faits.
RÉPONSE ‒ Hier, le 21 mars 1958, après le rapport de 13h, sur la place d’armes du 5ème escadron, le spahi Aslan m’a sauté dessus et m’a pris à la gorge. En même temps, il essayait de me donner des coups de genoux dans les parties. […] Je suis allé dans ma chambre et ai pris ma carabine Lebel afin de l’intimider. Comme je sortais de ma chambre, mon arme à la main, Aslan, qui venait vers moi, a essayé de s’en emparer. J’ai eu peur qu’il ne s’en serve contre moi et ai tiré deux fois en l’air. La troisième balle, celle qui l’a touché, est partie, je ne sais comment, alors que Aslan essayait de s’emparer de ma carabine. Aslan est tombé sur place, sur le côté gauche. (PV 63)
18Tout cela témoigne de la naturalité et de la facilité avec lesquelles les soldats utilisent la violence, ainsi qu’une certaine incapacité à gérer les conflits entre collègues à cause du stress auquel les soldats sont constamment soumis. La guerre cause toujours des traumatismes aux soldats, les prédisposant à la violence, avec des conséquences très graves telles que la désensibilisation et l’agressivité.
19Troisièmement, sur le recrutement des soldats. La plupart des soldats peints dans Procès-verbaux n’avait jamais reçu de formation militaire et ne savait vraiment à quoi s’attendre ; beaucoup d’entre eux avaient même rejoint l’armée dans l’espoir de fuir des conditions de vie difficiles. C’est le cas, par exemple, d’Abel Pereira, protagoniste du septième poème-transcription, “Luger Volé”, et de Majad Rezack, protagoniste du premier poème-transcription, “Le réfectoire”. Pereira était issu d’une famille très pauvre et vivait de la petite délinquance, tandis que Rezack travaillait comme journalier et n’avait pas de domicile fixe.
Majad Rezack est né à Ksar-Sbahi
C’était le 13 janvier 1937
Fils de feu Abdalkah et Naima Droui
Illettré il ne savait pas signer de son nom
avant le service il travaillait comme journalier
Sans domicile il allait de ferme et ferme
À l'armée il fut plusieurs fois punis
Il se battait souvent avec ses camarades. (PV 15)
Abel Pèreira est né à La Ciotat
C’était le 13 mars 1944
Il exerçait le métier de plombier
Un jour il fut condamné pour vol
Un vol à la tire dans la ville de la Ciotat
Il volait pour vivre
D’après les services sociaux
Sa mère était veuve et sans ressource
Depuis le retour de son frère
Revenu handicapé d’Algérie (PV 46)
20Quatrièmement, sur l’injustice et la cécité de la loi. La lecture des poèmes-transcription de Procès-verbaux révèle une frappante disparité et injustice dans les condamnations des différents types de crimes commis par les soldats de l’armée française. Le viol des femmes algériennes était puni avec moins de rigidité que l’abandon de poste ou le manque de respect envers les supérieurs, des actes qui ne sont pas nuisibles aux autres. À ce sujet, on peut comparer, par exemple, la condamnation d’Issa Medhi, soldat jugé dans le quatrième poème-transcription, “Une affaire de vaisselle”, avec celle reçue par Pierre Bornand, Laurent Louison et Yves Lambertini, protagoniste du dernier poème, “Viols de guerre”. Medhi a été condamné à un an de prison ferme après avoir refusé de laver la vaisselle – selon lui, ce n’était pas son tour – et avoir répondu à son supérieur qui l’avait insulté pour n’avoir pas lavé la vaisselle (PV 34-35). Par contre, bien qu’accusés de viol, Bornard et Louison “sont condamnés à trois mois de prison avec sursis” et “Lambertini est acquitté” (PV 96-97).
- 38 Guy Pervillé, “Une politique de l'oubli. La mémoire de la guerre en France et en Algérie”, Le Soc (...)
21La fictionnalisation des noms, des dates, des lieux, et des détails mineurs contenus dans les interrogatoires reproduits, ainsi que le travail de coupe et de mise en série peuvent être considérés comme des stratégies politiques, qui ont permis à l’auteur de parler de la guerre d’Algérie, à partir et à travers des documents authentiques inaccessibles au public. En reproduisant partiellement les interrogatoires, Procès-verbaux offre des aperçus de la guerre d’Algérie pour stimuler le débat sur cette période historique et contraster la politique de l’oubli menée pendant des décennies par les institutions françaises. Comme l’explique Guy Pervillé, jusqu’aux années quatre-vingt-dix, le gouvernement français tendait à commémorer uniquement les événements glorieux et à éviter de parler des défaites38. La guerre d’Algérie a toujours été l’un des événements oubliés par les institutions françaises, en raison des réactions et des sentiments que la violence infligée à la population algérienne suscite. Avec la fermeture et le changement de confidentialité de certaines archives, les institutions françaises, comme le souligne Rodionoff, se sont retournés sur la politique des années soixante-dix et quatre-vingts, “lorsque ces archives étaient complètement fermées” (PV 10).
Army : dénoncer la violence de la guerre
22Army (2008) de Jean Michel Espitallier semble être conçu dans le même souci critique de Procès-verbaux. Né en 1957, Espitallier est l’un des auteurs contemporains les plus prolifiques dans le panorama littéraire français. Il a publié plus de 26 livres parmi lesquels Gasoil : prises de guerre (2000), Le théorème d’Espitallier : Poésie (2003), En guerre (2004), Z5 (2010), De la célébrité : théorie et pratique (2012), Tourner en rond : De l’art d’aborder les ronds-points (2016), Cow-boy (2020), Centre épique (2020), Tueurs (2022). Son écriture se caractérise par une portée critique et politique très profonde. Avec En guerre et Tueurs, Army est l’un des textes où Espitallier dénonce la violence et l’irrationalité de la guerre.
- 39 Michel Espitallier, Army, Paris, Les Presses du Réel, 2008, p. 32. Dorénavant A. Les citations de (...)
23Le texte se présente comme un récit fictionnel à la première personne d’un soldat apparemment américain. Le ‘je’ explique, en effet, qu’il se bat pour la première puissance économique et financière du monde, ce qui fait penser aux États-Unis39.
- 40 Présentation de l’éditeur, “Army”, Les Presses du Réel, https://www.lespressesdureel.com/ouvrage. (...)
24La narration d’Army, et donc le récit du soldat-narrateur, a été construite en agençant différents passages tirés de documents authentiques, notamment des témoignages de soldats, pour la plupart de retour d’Irak40. Le caractère fictionnel de l’œuvre réside dans cet agencement, dans la construction de ce soldat-narrateur et de son récit composite.
- 41 Ibid.
25Pour la composition d’Army, Espitallier suit une démarche objectiviste pour la composition de l’œuvre41. D’abord, il a sélectionné les passages à utiliser pour l’agencement du texte. Ensuite, il les a transcrits presque fidèlement ‒ il a traduit des passages de l’anglais au français. Tout comme Rodionoff dans Procès-verbaux, Espitallier n’exprime aucun jugement ou opinion par rapport au contenu rapporté. Cependant, tout comme pour Procès-verbaux, nous avons affaire à un texte nullement neutre. Le but d’Army est de critiquer la guerre et toute sa brutalité et de dénoncer la perte d’humanité des soldats au front. Au fil des pages, on a l’impression que les soldats au front n’éprouvent aucune compassion ni empathie envers les autres ; ils semblent avoir perdu le contact avec la réalité qui les entoure et semblent s’être désensibilisés.
26Le narrateur raconte son quotidien, et ce qui émerge de sa narration, c’est son manque de conscience par rapport à la violence et à la gravité de ses actions. Il décrit les actes de violence commis ou témoignés sans exprimer aucun type de remords ou de sentiment, comme le montre très clairement ces extraits :
Dans la précipitation nous avons abattu une vieille femme et son mari que des gars avaient fait allonger sur le sol, mains sur la tête, juste avant que nous pénétrions dans la pièce. Nous avons découvert une très jeune fille, terrorisée, blottie sous un canapé et nous l’avons sortie de là en la tirant par les cheveux avant de lui ligoter les poignets derrière le dos, de lui enfiler une cagoule sur la tête et de la charger sur un véhicule léger avec d’autres suspects ramassés dans le coin. [...] La télé marchait encore et j’ai lâché une rafale dans la télé. (A 14)
27Le narrateur justifie et accepte de tuer, d’humilier et de torturer au nom de la “première puissance du monde” (A 46) sans réfléchir aux conséquences que ces actions peuvent avoir sur la vie des autres et même sur sa santé mentale. Bien que le narrateur soit conscient de vivre dans “un état de panique continu” (A 46) et que, à mesure que les soldats sont exposés à la violence, ils commettent davantage d’actes violents, il n’arrive jamais à refuser la violence ni à critiquer le gouvernement pour lequel il met sa vie en danger et tue (A 14). Ceci s’explique par le conditionnement psychologique et la pression à laquelle ils font face quotidiennement. Pendant l’entraînement militaire, les soldats sont préparés à utiliser la violence et à se désensibiliser, à voir les ennemis comme des entités abstraites et à obéir aux ordres peu importe la raison ou les moyens.
28Le soldat est si immergé dans la violence qu’il se dit même fier de ses actions ; il explique d’être au front afin de combattre le terrorisme et crée un “nouvel ordre” (A 38) :
Le président est passé hier soir à la télévision pour réaffirmer le sens et les valeurs de notre mission. Il a parlé d’effort, de sacrifice, de grandeur. Nous sommes ici pour anéantir le terrorisme et créer un nouvel ordre mondial plus juste, plus pacifique, plus tolérant. J’appartiens à la meilleure armée du monde. À la meilleure armée du plus puissant pays du monde. Et j’en suis fier. Nous en sommes tous fiers. Helping defend freedom is a business that we take seriously. (A 38)
- 42 Espitallier ne dit pas où le soldat se trouve.
Le narrateur affirme prendre au sérieux la défense de la liberté, mais le fait de dire qu’il est au front pour créer un nouvel ordre suggère qu’il néglige le droit des peuples à l’autodétermination. La présence de son armée dans le territoire42 va au-delà de la lutte contre le terrorisme ; elle vise à imposer l’organisation socio-politique du pays pour lequel il combat, présumablement des États-Unis. La violence qu’il est obligée de subir et d’utiliser devient pour lui la norme.
29Il explique qu’au front : “Tout le monde [ici] aime [tellement] se servir de son arme” (A 32), laissant entendre que les soldats prennent plaisir à tuer et se sentent à l’aise de le faire. Le narrateur est tellement habitué à la destruction et à la mort qu’il reste même impassible quand ses collègues perdent la vie, comme en témoignent les passages suivants : “Un soldat a été tué dimanche par l’explosion d’un engin explosif improvisé au passage de sa patrouille, dans le nord-est de la ville, a annoncé le commandement” (A 25)/ “Deux soldats ont été tués jeudi par l’explosion d’un engin explosif improvisé au passage de leur patrouille dans le sud de la ville, a annoncé le commandement” (A 20-21).
30Le manque d’empathie du soldat découle du stress auquel il est soumis quotidiennement et il est, peut-être, amplifié par les effets de la drogue que plusieurs soldats au front consomment pour échapper à leur souffrance psychologique. Le narrateur raconte, en effet, qu’au front, il y a des soldats qui afin d’arrondir leur salaire trafiquent de la drogue, suggérant que plusieurs membres de l’armée la consomment régulièrement :
Il y a beaucoup de drogue ici. De toutes sortes. Et pas mal de trafic. Certains gars arrondissent même leurs fins de mois avec ça. De temps en temps, la Police militaire en pince un, pour le principe, mais, en règle générale, les supérieurs ferment les yeux et ça vaut mieux comme ça. (A 20)
- 43 Łukasz Kamieński, Les drogues et la guerre : De l’Antiquité à nos jours, Paris, Nouveau Monde Édi (...)
31Cependant, cette consommation ne fait qu’aggraver leur précaire état mental. La consommation de substances illicites ou d’anti-dépresseurs et pilules sans prescription médicale par les soldats au front a été attestée depuis l’Antiquité, comme l’explique Luckas Kamienski dans Les drogues et la guerre : de l’Antiquité à nos jours. Face aux traumatismes enclenchés par la violence au front, les soldats ont toujours eu recours aux substances stupéfiantes43. Différentes enquêtes ont même démontré l’implication des forces armées dans le trafic de drogue. L’une des études les plus importantes est The Politics of Heroin in Southeast Asia publié par Alfred W. McCoy. Le livre examine le rôle de la CIA dans la commercialisation et l’exportation d’héroïne depuis le Sud-Est Asiatique.
32Le discours du narrateur manque de linéarité, ce qui pourrait être justifié par la volonté de l’auteur de refléter le malaise psychologique du narrateur et, par conséquent, de mettre en lumière les difficultés psychologiques des soldats. Espitallier a agencé ce discours en juxtaposant de manière hétéroclite les différents passages sélectionnés. Le texte qui en résulte n’a pas de progression logique ou linéarité. Cela semble suggérer en effet que le narrateur, tout comme de nombreux autres soldats, vit dans un état hallucinatoire, le déconnectant de la réalité et lui faisant perdre conscience de la réalité qui l’entoure. Cela le pousserait à commettre des actes de violence plus facilement, dès qu’il n’est pas pleinement conscient de ces actions.
33Ce manque de linéarité permet aussi à Espitallier de créer des contrastes très fort à partir de l’agencement d’extraits décrivant la violence commise ou soumise au front par les soldats et d’extraits décrivant les goûts et les passions des soldats, mettant ainsi davantage en relief l’état hallucinatoire du narrateur et son manque de conscience par rapport à la gravité de la violence commise. Dans le même discours, le soldat décrit à la fois la barbarie de la guerre, sans exprimer aucun sentiment, et parle de ses goûts et passions, comme s’il n’arrivait pas à percevoir l’inhumanité de ses actions, comme le montre le passage suivant :
À un moment, comme nous passions à la hauteur d’un troupeau de moutons, un gars a lâché une rafale dans le tas. Les moutons sautaient en l’air, il y avait de la viande partout. Le berger, un vieil homme en djellaba, était tétanisé, il s’est figé et nous a regardé passer sans broncher. On s’est marré tout le reste du trajet.
J’ai reçu le dernier CD de Neil Young. C’est génial. Le type tient vraiment la route. Un pote me dit que c’est Harvest le sommet, moi je préfère les trucs d’aujourd’hui, les trucs moins folks, avec Crazy Horse, par exemple. J’aime bien Eminem aussi. […]
Un soldat a été tué dimanche par l’explosion d’un engin explosif improvisé au passage de la patrouille. (A 24-25)
34Le manque de linéarité du discours du narrateur est également l’élément distinctif du détournement opéré par Espitallier sur les fragments de textes qui composent Army. À travers le récit de ce soldat, Espitallier n’avait évidemment pas l’intention de promouvoir la violence et la guerre. Bien au contraire, son objectif était de permettre aux lecteurs de prendre conscience de la brutalité dont les êtres humains sont capables. Pour cette raison, Espitallier évite toute modification profonde des extraits. Certes, il a traduit certains passages dès que certaines sources étaient en anglais, et il a agencé les passages de façon non linéaire afin de mettre en évidence les difficultés psychologiques du narrateur, mais le contenu n’a pas été changé. Si Army est un récit fictionnel, dès lors qu’il a été construit à travers la juxtaposition de différents passages tirés de sources diverses, la matière dont il a été construit est authentique et fidèle à la réalité.
35Dans le but de dénoncer la violence de la guerre sans exprimer ouvertement aucun jugement, Espitallier a dressé une liste d’actes violents commis pendant la guerre.
Parfois, les prisonniers doivent se barbouiller de leur propre merde et sont obligés de ramper dans les couloirs de la prison sous les coups. Parfois, les prisonniers doivent porter des poids très lourds jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance. Parfois, les prisonniers sont soumis au froid extrême ou à la chaleur extrême. Parfois, les prisonniers sont soumis à des stress très puissants ou à des bruits très puissants. Parfois, les prisonniers sont enfermés des jours entiers dans de toutes petites cellules sans fenêtre, avec une lumière violente et de la musique assourdissante, jusqu’à ce qu’ils perdent toute notion de temps et d’espace. (A 40)
36À travers cette technique, le texte expose de façon frappante la cruauté et la férocité des êtres humains lors des conflits armés. La répétition de la même structure syntaxique engendre une certaine rythmicité du texte qui transmet les images décrites de manière si directe et percutante qu’il n’y aucune nécessité de les commenter, impliquant ainsi très profondément le lecteur.
- 44 Roger Stahl, Militainment, Inc. War, Media, and Popular Culture, New York, Routledge, 2010.
- 45 Ibid., p. 32, p. 34, p. 44 ; Sanja Domazet, Maja Vukadinović, “The concept of militainment: war a (...)
37Le processus de montage réalisé par Espitallier a esthétisé la réalité en transformant le livre en un moyen capable de faire parler les documents utilisés, révélant ce qui n’était pas évident auparavant. Très souvent, les médias présentent la guerre de manière édulcorée ou spectaculaire, créant une distance qui empêche de percevoir sa tragédie44. De plus, la façon dont les médias décrivent les conflits n’est jamais neutre, mais toujours biaisée. Les conflits sont généralement présentés comme inévitables et les soldats comme des héros45. Ils ne prennent pas en compte les injustices dont ils sont moralement coupables et la violence qu’ils sont contraints d’employer et de subir au quotidien.
38Avec Army, Espitallier déconstruit cette distance ; le narrateur est très spontané. Il relate son quotidien au front sans aucun type de filtre. Son langage est direct et violent, ce qui frappe indubitablement le lecteur qui se retrouve investi de toute la violence de la guerre.
39Créer un texte fictionnel sur la guerre à partir de matériaux authentiques est un geste politique, un geste qui a permis à Espitallier de montrer les horreurs de la guerre dans leur nudité, sans aucun parti pris idéologique. En évitant tout commentaire ou jugement, Espitallier invite le lecteur à réfléchir sur la violence du monde contemporain.
Conclusion
- 46 Marius Loris Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
40Rodionoff et Espitallier investissent leur écriture dans la tâche de parler de la guerre et ainsi de dénoncer ses atrocités. Dans ce but, tous deux auteurs fictionnalisent la réalité. Toutefois, les raisons derrière cette fictionnalisation sont très différentes. L’objectif de Rodionoff est de parler de la guerre d’Algérie à travers des documents légaux relatifs à certains procès qui ont eu lieu pendant la guerre d’Algérie et qui sont aujourd’hui inaccessibles au public. Afin d’éviter la censure et des poursuites légales, il manipule certains détails contenus dans les passages sélectionnés pour la construction de son texte, tels que les noms des prévenus, les dates des faits rapportés, les lieux où ces faits se sont déroulés, et d’autres détails non explicités par l’auteur, en raison de leur fermeture au public. Outre cette manipulation des extraits, Rodionoff opère une recontextualisation de ces derniers. En effet, la fictionnalisation des procès transcrits passe également par son travail de coupe et de mise en série, ce qui lui “permet véritablement de passer de l’archive au travail poétique”46.
41Au cœur de Army, il y a le désir de montrer et de dénoncer la brutalité de la guerre de façon directe en utilisant des documents authentiques et sans aucun biais idéologique. Avec Army, Espitallier construit le récit fictif d’un soldat à partir de l’agencement non linéaire de passages tirés de différents documents sur la guerre trouvés dans les médias ou sur Internet, et occasionnellement de leur traduction en français dans les cas où ces passages étaient en anglais. Ce récit présente la guerre à travers les yeux des soldats, sans le filtre des médias qui généralement les présentent d’un point de vue extérieur et biaisé. Le manque de linéarité du récit suggère les difficultés psychologiques du narrateur et par là des soldats au front, qui sont entraînés à se désensibiliser, à se détacher de la réalité pour être en mesure de tuer, de faire la guerre. Le manque de linéarité du récit permet aussi à Espitallier de rapprocher des images opposées de violence et de vie quotidienne afin de souligner davantage la violence des soldats. Espitallier rédige également des listes d’actes violents que les soldats commettent au front afin de montrer de façon directe et percutante toute la cruauté du front.
42Récits fictifs, mais écrits à partir de documents authentiques sur la guerre, Procès-verbaux et Army montrent comment la fiction peut servir d’instrument politique. Ces deux textes parlent de la guerre, et dénoncent la brutalité des êtres humains, invitant les lecteurs à réfléchir sur la violence dont les êtres humains sont capables.
Note de fin
1 Marie Jeanne Zenetti, “Détournements d’archives : littérature documentaire et dialogue interdisciplinaire”, Les écritures des archives : littérature, discipline littéraire et archives, Fabula / Les colloques, 2019, URL : https://www.fabula.org/colloques/ document6324.php. Dorénavant DA.
2 Barbara Métais-Chastanier, “Ceci n’est pas une fiction. Stratégies documentaires dans le théâtre contemporain”, dans Alison James et Christophe Reig (dir.), Frontières de la Non-Fiction. Littérature, Cinéma, Arts, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019, URL : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pur/56142.
3 Jean-François Chevrier, Philippe Roussin, “Présentation”, Communications, n° 71, numéro spécial “Le Parti pris du document” (Jean-François Chevrier et Philippe Roussin (dir.)), 2001, p. 5. Dorénavant, on se réfère à cet article avec PP.
4 Marie-Jeanne Zenetti, “Littérature contemporaine : un tournant documentaire ?”, colloque “Territoires de la non-fiction” (Philippe Daros, Alexandre Gefen et Alexandre Prstojevic (org.)), 2017, URL : https://hal.univ-lyon2.fr/hal-02150297/document.
5 Alison James, Christophe Reig, “Avant-propos. Non-fiction : l’esthétique documentaire et ses objets”, dans Alison James et Christophe Reig (dir.), Frontières de la non-fiction. Littérature, cinéma, arts, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019, URL : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pur/56125. Dorénavant FNF.
6 Jean-François Chevrier, Philippe Roussin, “Présentation”, PP 5.
7 Ibid., p. 5.
8 Ibid., p. 5; James et Reig, “Avant-propos” dans FNF.
9 Jean-François Chevrier, Philippe Roussin, “Présentation”, PP 5-11.
10 Marie-Jeanne Zenetti, “L’effet de document : diffractions d’un réalisme contemporain. Un art documentaire : enjeux esthétiques, politiques et éthiques”, Hal Open Space, 2017, p. 1, URL : https://hal.univ-lyon2.fr/hal-02008416v1/document. Dorénavant: ED.
11 ED 1; Gabriel Segré, “Communications 71 : Le parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle.”, Études Rurales, n° 163-164, 2002, URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/127#quotation.
12 ED 1 ; Alison James, The Documentary Imagination, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 2-3.
13 Présentation de l’éditeur, “Procès-verbaux”, Les Presses du Réel, URL: https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=8536.
14 Ibid.
15 Marius Loris Rodionoff, Procès-verbaux, Paris, Les Presses du Réel, 2021, p. 10. Dorénavant, PV. Les citations à cette œuvre seront désormais intégrées dans le texte.
16 Marius Loris Rodionoff, dans un entretien mené par Emmanuèle Jawad,“Marius Loris Rodionoff : de l’archive au travail poétique (Procès-verbaux)”, Diacritik, 22 juin 2021, URL : https://diacritik.com/2021/06/22/marius-loris-rodionoff-de-larchive-au-travail-poetique-proces-verbaux/.
17 Sylvie Thénault, “Armée et justice en guerre d’Algérie”, Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, n° 57, 1998, p. 104.
18 Ibid., p. 106. Il s’agit de l’Article 4 contenu dans un rapport judiciaire conservé au CAC (Centre des Archives Contemporaines).
19 Ibid.
20 Ibid., p. 108.
21 Sylvie Thénault, Histoire de la Guerre d'Indépendance Algérienne, Paris, Flammarion, p. 55-85.
22 Sylvie Thénault, “Armée et justice en guerre d’Algérie”, art. cit., p. 108.
23 Marius Loris Rodionoff approfondit ce thème dans Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l'armée française publié en 2023 aux éditions du Seuil.
24 PV 9 ; Emmanuèle Jawad, art. cit.
25 Marius Loris Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
26 Ibid.
27 Ruth Jennison, “Radical Politics and Experimental Poetics in the 1930s”, dans, William Solomon (dir), The Cambridge Companion to American Literature of the 1930s, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 74-77.
28 “Objectivist Poets”, Poetry Foundation, URL : https://www.poetryfoundation.org/learn/glossary-terms/objectivist-poets; “Objectivism”, Britannica, URL : https://www.britannica.com/art/objectivism-art.
29 Justin Leduc-Frenette, “Que peut la poésie face aux comparutions immédiates ?”, Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 26, 2023, p. 2, URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/10644 ; Abigail Lang, “La réception française des objectivistes : Politique de la traduction”, L’esprit créateur, vol. 58, n° 3, 2018, p. 6, URL : https://hal.science/hal-02412567/document..
30 Abigail Lang, art. cit., p. 2.
31 Marius Loris Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
32 Reznikoff cité par Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
33 L.S. Dembo, Charles Reznikoff, “Charles Reznikoff”, Contemporary Literature, vol. 10, n° 2, 1969, p. 193-202.
34 Jacek Partyka, “Charles Reznikoff and the Rhetoric of Witnessing through Silence”, Res Rhetorica, vol. n° 4, 2020, p. 122.
35 Emmanuèle Jawad, art. cit.
36 “Poème-transcription” est une expression forgée par l’auteur de cet article pour se référer aux poèmes de Rodionoff écrits à travers un processus de transcription de passages tirés des documents relatifs à la guerre d’Algérie.
37 Pierre Durand, “La cavalerie à cheval pendant la guerre d’Algérie, 1956-1962. Survivance ou résurrection ?”, Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 225, n° 1, 2007, p. 81-91.
38 Guy Pervillé, “Une politique de l'oubli. La mémoire de la guerre en France et en Algérie”, Le Sociographe, vol. 2, n° 46, 2014, p. 85.
39 Michel Espitallier, Army, Paris, Les Presses du Réel, 2008, p. 32. Dorénavant A. Les citations de cette œuvre sont désormais intégrées dans le texte.
40 Présentation de l’éditeur, “Army”, Les Presses du Réel, https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=6261. À la fin du texte, Espitallier indique clairement les sources d’où il a tiré les extraits qui composent l’œuvre ; il s'agit de médias français et américains, Youtube et de sites spécialisés dans le domaine de la guerre.
41 Ibid.
42 Espitallier ne dit pas où le soldat se trouve.
43 Łukasz Kamieński, Les drogues et la guerre : De l’Antiquité à nos jours, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2017.
44 Roger Stahl, Militainment, Inc. War, Media, and Popular Culture, New York, Routledge, 2010.
45 Ibid., p. 32, p. 34, p. 44 ; Sanja Domazet, Maja Vukadinović, “The concept of militainment: war as mediaspectacle” Politički život, n° 24, p. 57-59 ; Scott Parrott, David L. Albright, Hailey Grace Steele, “Hero, Charity Case, and Victim: How U.S. News Media Frame Military Veterans on Twitter”, Armed Forces & Society, vol. 45, n° 4, 2019, p. 702-722.
46 Marius Loris Rodionoff dans Emmanuèle Jawad, art. cit.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Dalila Villella, « Fictionnaliser la réalité comme instrument politique », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13762 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11u05
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