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Études

Nouvelle alliance entre science et fiction

Éléments pour une théorie de la fabulation spéculative
Marceau Forêt et Ketzali Yulmuk-Bray

Résumés

Depuis les années 2010, de plus en plus de chercheur·euses en sciences sociales intègrent l’écriture fictionnelle et spéculative à leurs pratiques scientifiques de façon à penser les enjeux écologiques hors des grands partages de la modernité. En reprenant l’appellation “fabulation spéculative” pour définir ce nouveau mode de recherche, nous proposons d’en jeter les bases théoriques dans une approche interdisciplinaire. Cet article s’attèle d’abord à historiciser le courant en étudiant son contexte d’émergence et ses diverses influences, puis à caractériser ses contours poétiques en prenant appui sur trois œuvres paradigmatiques : L’effondrement de la civilisation occidentale (2014) d’Erik M. Conway et de Naomi Oreskes, les “Histoires de Camille” (2016) de Donna Haraway et Autobiographie d’un poulpe (2021) de Vinciane Despret. Il s’agit en somme de montrer les déplacements que ce mode de recherche exerce sur la fiction afin d’en révéler le potentiel épistémologique, poétique et politique.

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Texte intégral

  • 1 Isatis Donovan, Par-delà le monde, Blois, Presses Universitaires de Blois, p. 17.

La littérature entre dans l’Anthropocène : elle y emporte les mots de la tribu, les savoirs de la terre, l’audace de la fable. La voilà à nouveau vivante.1

1Des ruines de la modernité persistera peut-être le mythe d’une science autotélique, parvenue à exclure tout parasitage axiologique, sensiblerie créative et hérésie de l’incertitude. Aujourd’hui, pourtant, parmi celles et ceux qui ripostent à la crise de la pensée issue de l’Anthropocène, plusieurs franchissent avec inventivité les interdits des sciences normatives. Là sont réanimés les fantômes des alliances tératologiques entre science et art que l’on croyait exorcisés par le régime rationaliste du siècle dernier ; faisant trembler de tout leur souffle les murs autoproclamés des Grands Partages, de nouvelles formes d’écriture conciliant épistémologie et fiction se multiplient. Depuis les années 2010, nous observons en effet de plus en plus de chercheur·euses en sciences sociales, principalement en humanités environnementales, intégrer l’écriture fictionnelle à leurs pratiques scientifiques pour aborder les enjeux écologiques.

  • 2 Chiara Mengozzi et Julien Wacquez, “On the Uses of Science Fiction in Environmental Humanities an (...)
  • 3 Anna L. Tsing, Strathern beyond the Human. Testimony of a Spore, Theory, Culture and Society, v (...)
  • 4 Jean-Paul Engélibert, “Comment faire monde à l’âge de l’extinction ? Trois contes philosophiques (...)
  • 5 Itsvan Csicsery-Ronay (Jr.), The SF of Theory. Baudrillard and Haraway, Science Fiction Studies(...)
  • 6 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Montréal, Éditions No (...)

2Ces textes hybrides et spéculatifs attirent progressivement l’attention de la critique. En 2023, dans Science Fiction Studies, Chiara Mengozzi et Julien Wacquez publient un article sur les nouveaux usages de la science-fiction dans les humanités environnementales. Soulignant le gain épistémique que la fiction peut engranger lorsqu’elle dépasse les frontières littéraires2, ils y font l’analyse de “Strathern beyond the Human: Testimony of a Spore”3, un texte de l’anthropologue Anna Tsing dans lequel celle-ci prête une voix à un champignon afin de réfléchir aux outils employés dans l’étude ethnographique de l’autre qu’humain. La même année, dans la Revue de littérature comparée, Jean-Paul Engélibert fait paraître une analyse4 de trois textes hybrides écrits par les philosophes Vinciane Despret, Donna Haraway, Bruno Latour et l’historienne des sciences Frédérique Aït-Touati. Engélibert y défend l’hypothèse que ce corpus marque une résurgence du conte philosophique en contexte anthropocénique. Bien que cette dernière entreprise ait le mérite de faire valoir la qualité littéraire des textes en les inscrivant d’emblée dans une tradition établie, nous trouvons quant à nous judicieux d’insister sur la part de nouveauté épistémologique et esthétique dont relève cette tendance actuelle de “science-fictionnalisation des sciences”5. Dans cette intention de construction théorique, nous proposons de définir et de circonscrire un nouveau mode de recherche en reprenant l’appellation “fabulation spéculative” inventée par Donna Haraway. À défaut d’instituer une nouvelle case intellectuelle soumise à une conception générique fixiste6, notre geste se veut plutôt pragmatique que normatif. En nommant ce courant d’écriture, nous souhaitons en éclairer les formes d’existence dans le champ littéraire et, plus largement, dans les études de l’Anthropocène.

  • 7 Erik M. Conway et Naomi Oreskes, L’effondrement de la civilisation occidentale. Un texte venu du (...)
  • 8 Donna Haraway, “Histoires de Camille”, Vivre avec le trouble, trad. de l’anglais par Vivien Garcí (...)
  • 9 Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Arles, Actes Sud, 2 (...)

3À partir de nos disciplines d’appartenance que sont l’histoire du temps présent et la littérature contemporaine, nous proposons dans un premier temps d’historiciser le phénomène en revenant sur son contexte d’émergence ainsi que sur ses influences philosophiques et littéraires. Dans un second temps, nous nous attacherons à une caractérisation du courant en prenant appui sur trois œuvres paradigmatiques, parues entre 2014 et 2021 : l’essai L’effondrement de la civilisation occidentale7 (2014) d’Erik M. Conway et Naomi Oreskes, la nouvelle “Histoires de Camille”8 (2016) de Donna Haraway et le recueil de nouvelles Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation9 (2021) de Vinciane Despret. Il s’agira en somme de montrer les déplacements que ce mode de recherche fait subir à la fiction afin d’en révéler le potentiel épistémologique, poétique et politique.

Pour une historicité plurielle de la fabulation spéculative

  • 10 Pierre Cornu, Leçon hérétique sur l’histoire du temps présent, Lyon, Editions 205, 2024, <A partir de l’Anthropocène> (à para</A> (...)
  • 11 Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, traduit de l’allemand par Nathalie (...)
  • 12 Stanley E. Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, trad. de l’a (...)
  • 13 Veronica Hollinger, “Genre vs Mode”, dans Rob Latham (dir.), The Oxford Handbook of Science Ficti (...)
  • 14 Notamment “Notes de voyage en écosocialisme” de Joël de Rosnay en 1976 ou Voyage au pays de l’uto (...)

4Pour être exhaustive, l’histoire de la fabulation spéculative devrait s’écrire dans une forme chorale10 où s’entremêleraient les voix de la théorie littéraire, de la sociologie de la culture, de l’histoire et de la poétique science-fictionnelles, des humanités environnementales et de l’écriture du savoir. Le format de cet article ne nous permet pas de satisfaire à cette prétention holiste. Nous proposons plutôt de poser ici les premiers éléments d’historicisation de cette nouvelle alliance entre science et fiction. Nous comprenons la fabulation spéculative comme la conséquence d’un ensemble de successions de médiations historiques et d’innovations poétiques et épistémologiques, construites par une pluralité de collectifs de pensées11 et de communautés interprétatives12. Certains textes ou théories scientifiques disparaissent puis resurgissent lorsque le contexte historique s’y prête. Ces phénomènes de création et de “stockage” caractérisent l’histoire des relations entre science et littérature, provoquant au sein du champ normé des sciences sociales des processus de désinhibition de l’écriture et de résurgence de textes oubliés. Dans cette optique, nous considérons la fabulation spéculative comme l’aboutissement d’un processus de métabolisation de la science-fiction dans les sciences sociales entamé dans les années 1960-1970. La SF n’est plus qu’un “simple” genre littéraire, elle devient aussi une méthode pour les chercheurs13. Cette transformation s’inscrit dans un procédé plus large de “métamorphose des sciences” et se caractérise notamment par une hybridation des disciplines et des formes d’écriture du savoir14. Si la “fabulation spéculative” se popularise dans les années 2010, nous commençons le récit de ses origines dans les années 1980 pour mieux comprendre l’hybridité qui la caractérise. Il ne s’agit pas ici de dire que ses auteur.ices ont eu conscience de participer à l’histoire du courant, telle que nous la traçons, mais plutôt de mettre en lumière les différentes couches d’historicité qui la fondent.

Naissance d’un collectif et métamorphose de l’écriture du savoir

  • 15 Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. de (...)
  • 16 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gal (...)
  • 17 Michel Serres, Hermès. V, Le passage du nord-ouest, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
  • 18 Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, éd. Laurence Al (...)
  • 19 Donna Haraway et James Clifford sont tous deux professeur·e.s au département d’histoire de la con (...)
  • 20 Donna Haraway, Vivre avec le trouble, trad. de l’anglais par Vivien García, Vaulx-en-Velin, Franc (...)

5Impulsée par l’éthique de l’avenir de Hans Jonas15 et par les appels d’Ilya Prigogine, d’Isabelle Stengers16 et de Michel Serres17 à de “nouvelles alliances” entre nature, culture, sciences et humanités, la métabolisation de la science-fiction dans les sciences sociales se développe dans les années 1980-1990 avec l’émergence de nouveaux textes hybrides. En 1985, la philosophe Donna Haraway publie Le manifeste cyborg18, un ouvrage à la frontière de l’essai et de l’utopie, qui remet en cause, simultanément au travail de son collègue James Clifford19, la condamnation de la fiction par les sciences. En opposition à la “guerre des étoiles reaganienne”20, Haraway reprend le trope du cyborg, bien connu des amateur·ices de science-fiction, et propose le mythe émancipateur d’une société postgenre. Combinant ainsi hybridité de la forme et du fond, du réel et du possible, elle pose les premiers jalons de sa théorie SF.

  • 21 Club Scientifiction, “Comment traduire la science ? En la trahissant...”, Education permanente, n (...)
  • 22 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, Éditions la Découverte, 1992, p. 9.
  • 23 Ibid., p. 8. Bruno Latour ne semble d’ailleurs pas savoir qu’Hugo Gernsback est le premier à avoi (...)
  • 24 Mary W. Shelley, Frankenstein ou Le Prométhée moderne, trad. de l’anglais par Joe Ceurvorst, Pari (...)
  • 25 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Décou (...)

6De l’autre côté de l’Atlantique naît à la fin des années 1980 le “Club Scientifiction”, groupe de réflexion qui plaide pour une “fiction vraie”21 et dont l’objectif est de repenser la “mise en scène des sciences”22. Parmi ses membres, deux sont particulièrement intéressants pour l’histoire de la fabulation spéculative : Bruno Latour et Isabelle Stengers. Le premier, sociologue des sciences, publie en 1992 Aramis ou l’amour des techniques, ouvrage qu’il qualifie de “scientifiction”23. Ce texte adopte le cadre narratif du roman policier et le point de vue d’un étudiant ingénieur qui accompagne son professeur de sociologie dans sa tentative d’explication de l’échec d’“Aramis”, le projet d’un métro automatique. Fiction sur une enquête réelle menée par Latour, l’ouvrage se caractérise par son hybridité : d’un côté, il est composé d’archives, d’entretiens, de notes de bas de page référençant des travaux en sociologie des sciences ; de l’autre, sa structure narrative, qui relève d’une mise en scène fictionnelle, fait appel au procédé de la prosopopée. Latour décrit le métro comme une résurgence de la créature science-fictionnelle de Frankenstein24, comparaison personnifiante qui lui permet de prolonger ses réflexions sur les non-humains en faisant parler Aramis, quasi-objet par excellence25.

  • 26 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, Éditions la Découverte, 1992, p. 8
  • 27 Isabelle Stengers, “Penser en mode SF”, Épistémocritiques, 2020. URL : https://epistemocritique.o (...)

7Mais alors que dans son ouvrage Bruno Latour refuse l’affiliation science-fictionnelle26, Isabelle Stengers en fera quant à elle une méthode de recherche à part entière27. Construite autour de la réflexivité des sciences, de la pensée du vivant et des techniques ainsi que d’un intérêt pour la science-fiction, l’affinité entre Bruno Latour, Isabelle Stengers et Donna Haraway apparaît évidente. Ainsi, dès les années 1980, les trois chercheur·euses se lisent mutuellement et forment les bases solides d’un collectif de pensée aux approches plurielles et fécondes. S’augure alors un dialogue entre la recherche francophone et celle de l’Université de Santa Cruz aux États-Unis. Différent.es scientifiques et philosophes, tels que Vinciane Despret, Anna Tsing, Émilie Hache ou Baptiste Morizot, se greffent par la suite au “collectif”. Ils et elles prennent eux aussi part à ce processus de renouvellement des savoirs et aux interférences entre science et fiction, dont la fabulation spéculative nous semble être le résultat le plus abouti.

Vers une prolifération des fabulations spéculatives

  • 28 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Bruno Latour, Nous n’avons (...)
  • 29 Jacques Theys et Pierre Cornu, “Temps de la nature, temps de la société, temps scientifique à l’h (...)
  • 30 À l’image de Banu Subramanian qui parle de “science fictive” (notre traduction). Banu Subramanian (...)
  • 31 Marleen S. Barr, Feminist Fabulation: Space/moderne, Iowa, University of Iowa Press, 1992.
  • 32 Si Haraway mentionne Robert Heinlein comme le père de la speculative fiction, ce sont les auteurs (...)

8À partir du début des années 2010, l’omniprésence des problématiques anthropocéniques, l’émergence d’une pensée du vivant, la déconstruction des grands dualismes modernes28 et la crise des temporalités29 entraînent une multiplication des textes hybrides. Alors que la plupart d’entre elles revendiquent pleinement leur filiation avec la science-fiction et en imaginent des pratiques dérivées30, c’est dans la lignée de la scientifiction latourienne que se forme le terme “fabulation spéculative”. En effet, Donna Haraway invente la notion en 2011, par l’association néologique des “fabulations féministes”31 et de la “fiction spéculative”32. Elle l’approfondira cinq ans plus tard dans Vivre avec le trouble, en intégrant la fabulation spéculative à sa pensée en “mode SF” aux côtés de ce qu’elle appelle science-fiction, faits scientifiques, so far ou féminisme spéculatif. La caractérisation de la fabulation spéculative chez Donna Haraway demeure polysémique et indéterminée, conformément au “trouble” épistémologique qu’elle cherche à entretenir dans son écriture en complicité avec les quasi-objets posthumains et symbiotiques qu’elle étudie. Notre démarche de théorisation et d’historicisation de la fabulation spéculative vise donc une circonscription du courant.

  • 33 Vinciane Despret, ADP. Donna Haraway, HDC. Lucienne Strivay, Fabrizio Terranova et Benedikte Zito (...)
  • 34 Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS é (...)
  • 35 VAT 291.
  • 36 Nous citons notamment Anna L. Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivr (...)

9Après son invention en 2011, la notion de fabulation spéculative est reprise en 2013 dans le cadre du colloque de Cerisy “Gestes spéculatifs” organisé par Isabelle Stengers et Didier Debaise. Au sein de cet événement, un atelier de “narration spéculative” donne lieu à la publication de trois fabulations spéculatives33, participant à la même “œuvre-monde”34 qui évoque la dynamique sérielle caractéristique de la culture populaire. Dès l’origine du projet, l’objectif est d’offrir une méthode réutilisable par tous.tes, un outil de travail à poursuivre35. C’est ainsi qu’en 2016 Donna Haraway publie “Histoires de Camille” à la fin de son ouvrage Vivre avec le trouble, ouvrage suivi quatre ans plus tard par Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation de Vinciane Despret. En synergie du développement des Multispecies Studies et des récits ethnographiques fictionnalisés36, Haraway et Despret recomposent le partage du sensible dont les non-humains ont longtemps été exclus.

Pragmatisme spéculatif et science-fiction

  • 37 Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Paris, Editi (...)
  • 38 Didier Debaise, L’appât des possibles. Reprise de Whitehead, Dijon, Les Presses du réel, 2015.
  • 39 Didier Debaise et Isabelle Stengers, “Avant-propos”, Gestes spéculatifs, Dijon, Les Presses du ré (...)
  • 40 Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons, Paris, La Découverte, 2011.
  • 41 Didier Debaise, op. cit., p. 137-142.

10L’hybridité de ces textes est le fruit d’une pluralité d’influences et participe avant tout à la résurgence actuelle de la pensée spéculative et pragmatique d’Alfred North Whitehead et de William James dont Isabelle Stengers37 et Didier Debaise38 sont tous deux spécialistes. Ce que ces derniers appellent le “pragmatisme spéculatif” vise un dépassement des dualismes entre vérité (fait) et croyance (fiction) qui ne permettent pas selon eux de saisir la complexité plurielle des modes d’existence. Cette ontologie non-dualiste s’oppose à une conception déterministe et linéaire du temps, et valorise les conséquences que peut produire la spéculation sur le présent39. Engagé dans un travail éthique et politique, le pragmatisme spéculatif priorise les effets concrets de l’expérience de pensée en donnant de l’importance à un état à construire plutôt qu’à un état de fait. De cette façon, les gestes spéculatifs sont aussi porteurs d’une dimension heuristique et cherchent à pluraliser les temporalités et intensifier des possibles susceptibles d’enrichir la réalité, et d’ainsi échapper au mythe de la flèche du progrès. Ces influences philosophiques conduisent les membres du collectif vers différentes méthodes de spéculation. Émilie Hache plaide pour le scénario40, Didier Debaise vante les mérites de l’uchronie41 et tous·tes portent un intérêt pour la science-fiction, influence majeure de la fabulation spéculative.

  • 42 Anne Besson, Anne Isabelle François, Sarah Lecossais et al., Dossier “Mutations des légitimités d (...)

11En effet, la science-fiction, par son “what if” conjoncturel, sa propension à déconstruire les dualismes modernes, son intérêt pour les thématiques écologiques et sa réflexivité critique face aux sciences et aux techniques prolonge idéalement le travail du pragmatisme spéculatif. Son appartenance à la culture populaire participe à la création de récits contre-hégémoniques visant une déhiérarchisation42 des savoirs et des arts traditionnels. Dans cette optique, l’œuvre d’Ursula K. Le Guin apparaît comme véritablement fondatrice de la fabulation spéculative. Sa “théorie de la fiction panier” (1986), maintes fois citée par ce collectif, invite à remplacer les histoires techno-héroïques, belliqueuses et virilistes par des “histoires-vivantes”, plus incarnées, qui invitent à la métamorphose et à la relationalité. Dans cette perspective, les auteurs de fabulations spéculatives s’opposent aux œuvres dominantes et technophiles représentées par Star Wars, et préfèrent interagir dans un dialogue intertextuel avec la science-fiction écoféministe de Le Guin, la hard science fiction de Kim Stanley Robinson ou encore l’afrofuturisme d’Octavia Butler.

  • 43 Jürgen Habermas, “La philosophie et la science font elles partie de la littérature”, La pensée po (...)

12L’écriture de la fabulation spéculative est portée par un investissement méthodologique affirmé, mais aussi par une aspiration axiologique à la lutte contre le déterminisme et les prétentions universalistes de la “Science”. Pour renouveler le champ des science studies, mais aussi pour sortir de l’impasse épistémologique de leurs disciplines d’appartenance — aussi hétérodoxes et plurielles soient-elles —, les chercheur·euses qui font usage de la fabulation spéculative et de son innovation poétique s’efforcent ainsi de proposer une “rupture novatrice avec les formes éprouvées du savoir”43.

Poétique de la fabulation spéculative : trois caractéristiques littéraires

  • 44 Frédérique Aït-Touati, “Littérature et science : faire histoire commune”, Littératures classiques, (...)
  • 45 Objets littéraires non-identifiés.
  • 46 Là se distingue notamment la fabulation spéculative de la hard science fiction qui, elle, fait ré (...)

13Si la science-fiction participe mieux que nul autre genre à réconcilier les domaines scientifique et littéraire, dont l’“histoire commune”44 s’est longtemps présentée sous le signe du dissensus, nous considérons que la fabulation spéculative, en ce qu’elle radicalise les techniques d’écriture science-fictionnelles, se forme dans l’approfondissement méthodologique, poétique et ontologique de ce processus de réconciliation disciplinaire. OLNI45 contemporains, ces récits hybrides et narratifs constituent un mode de recherche dérivé de la science-fiction qui articule les codes de l’écriture scientifique et fictionnelle à travers une imitation formelle des productions universitaires. À partir d’extrapolations rigoureuses d’études provenant principalement des sciences sociales (histoire, sociologie, anthropologie) et des sciences du vivant (biologie, éthologie, zoologie)46, ces fictions construisent des possibles en réponse au bouleversement écologique et à la crise épistémologique et axiologique de l’Anthropocène.

  • 47 Ketzali Yulmuk-Bray, “Interdisciplinarité, terrain, subjectivité : un portrait de la collection ‘ (...)
  • 48 Dominique Viart et Alison James (dir.), “Littératures de terrain”, Fixxion, n° 18, 2019 ; Laurent (...)

14Jusqu’à ce jour, les fabulations spéculatives ne sont parues que dans le champ de l’édition scientifique, au sein de revues, de maisons ou de collections à forte tendance pluridisciplinaire, comme Les Éditions des mondes à faire ou la collection “Mondes Sauvages”47 des éditions Actes Sud. Dans un mouvement inverse à celui des courants de la littérature d’enquête et de la non-fiction, où les écrivain.es scrutent le réel en s’abreuvant aux documents, archives et témoignages48, le courant de la fabulation spéculative émerge du monde de la recherche et traverse les lieux de l’imaginaire pour intégrer la fiction à des démarches expérimentales. C’est effectivement à partir de leur expertise propre, généralement issue d’un parcours universitaire, que des chercheur·euses en sciences sociales produisent des fictions en vue de désankyloser la pensée au sein d’une époque troublée, tout en envisageant d’autres formes de production du savoir. Bien que plurielle et encore à un stade de balbutiement, cette approche d’écriture transdisciplinaire configure de nouvelles lignes poétiques dont nous proposons de dégager les principales constantes. Les caractéristiques du courant pourraient ainsi se diviser en trois volets : 1) les thématiques écologiques ; 2) les procédés spéculatifs ; 3) la métatextualité.

1) Les thématiques écologiques

  • 49 Ce récit fictionnel développe les idées de Haraway sur la parentalité, exposées notamment dans Ad (...)

15Les auteur·ices de fabulation spéculative sont généralement rattaché·es aux études de l’Anthropocène et abordent la question écologique depuis diverses perspectives. Déployés dans l’interstice entre désastre et réparation, ces récits mettent en scène les enjeux actuels autour du vivant, des collectivités interspécifiques et de la recherche scientifique en tant que véhicule de savoirs situés, vecteurs de changements sociopolitiques. La nouvelle “Histoires de Camille” de Donna Haraway explore par exemple la question de la parentalité dans une approche féministe, décoloniale et posthumaine49. Entre 2025 et 2425, au sud de la Virginie occidentale, des enfants appelés les Camille cohabitent symbiotiquement avec des papillons Monarques au sein de “Communautés du Compost”. Sur cinq générations, les symbiotes humains et papillons développeront des modes de “parentés innovantes” (HDC 296) pour éviter l’extinction. Basé sur des travaux en écologie, biologie, botanique et lépidoptérologie, le texte emprunte le style ethnographique pour dépeindre cette société interspécifique singulière. Dans une logique relationnelle de care et de “respons(h)abilité”, les symbiotes se dédient à un “travail de réhabilitation et de justice environnementale multispécifique humain et autre-qu’humain” (HDC 329), trouvant en cela les ressources nécessaires pour reconstruire un “monde habitable et florissant” (HDC 346). Exemplaire du courant, cette fabulation spéculative se rattache plus largement à une réflexion sur nos perspectives de survie et d’adaptation terrestre en interdépendance avec les autres espèces animales.

  • 50 Bruno Latour, Enquête sur les différents modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris (...)
  • 51 Isabelle Stengers conçoit la cosmopolitique comme une “écologie des pratiques”, effectuée en dial (...)

16Recomposition, réajustement et réhabilitation forment ainsi les tropes narratifs du courant dont les textes problématisent les valeurs de “collectivité" et de “commun” à l’heure de l’Anthropocène. Suivant l’extension de la littérature aux thématiques écologiques, la fabulation spéculative s’attache aussi bien à enquêter sur différents “modes d’existence”50 (humains, animaux, végétaux et minéraux) qui peuplent le monde qu’à imaginer les “cosmopolitiques”51 qui les mettraient le mieux en évidence et engageraient envers eux les disciplines du savoir, les sphères politiques et les productions culturelles tout à la fois.

2) Les procédés spéculatifs

  • 52 Voir sur le sujet Ursula K. Heise, “Science Fiction and the Time Scales of the Anthropocene”, ELH(...)

17Alors que l’Anthropocène pose des défis à l’imagination dans sa mise en échelle temporelle, les ressources narratives et fictionnelles de l’écriture spéculative permettent d’appréhender les transformations anthropocéniques sur la longue durée, mais aussi sous une pluralité de temporalités, humaines et non-humaines52. Situés dans des temps futurs, les récits entrent dans un décalage ambigu avec le présent en œuvrant à l’activation d’états possibles du monde, de ceux qu’on classe sous la catégorie d’expérience de pensée. La démarche scientifique et le mode d’inférence propre au raisonnement hypothétique assurent l’hybridité ontologique et épistémologique du processus de spéculation : chaque transformation que la fiction fait subir aux phénomènes réels repose sur une métabolisation d’études et de savoirs scientifiques référencés à même les textes (en notes de bas de page, en bibliographie et au sein de la narration). Par exemple, Autobiographie d’un poulpe de la philosophe Vinciane Despret se présente comme un recueil de rapports de recherche produit à la fin de notre millénaire dans le champ des thérosciences, ensemble de disciplines fictives qui étudient les productions écrites, artistiques et architecturales des animaux. Chaque récit porte sur une espèce différente chez laquelle ont été découvertes de nouvelles capacités expressives : l’art vibratoire des araignées, la cosmologie fécale des wombats et la prose autobiographique du poulpe. Fondée sur une lecture méthodique et narrativisée de travaux de biologie, d’éthologie, de philosophie et de journalisme scientifique, la fictionnalisation de la vie animale génère des novums particulièrement réalistes qui, par leur complexité logique, justifient l’idée que l’écriture soit une capacité non pas exclusive aux humains, mais accessible à tout le vivant. En ressort une forte expérience de distanciation cognitive à l’égard de la tradition logocentrique occidentale.

  • 53 Le “didactisme honteux” forme le cœur même de la poétique du genre. Richard Saint-Gelais, L’empir (...)
  • 54 Cette structure narrative correspond à la visée de la science-fiction énoncée par Fredric Jameson (...)

18Sur le plan narratif, la plupart des textes présentent une multiplicité de points de vue à travers lesquels sont reconstitués et expliqués les phénomènes scientifiques touchant au monde vivant. Généralement chercheur·euses ou historien·nes, les narrateur·rices dressent le rapport de leurs expériences en tirant des conclusions éthiques qui appellent à se responsabiliser face au futur du monde. Adoptant une distance critique à l’égard des objets et événements décrits, ils et elles s’expriment à travers une prose didactique et un jargon typique de la publication académique53. Une attention portée à la contextualisation de la pratique scientifique amène toutefois les narrateur·rices à se détacher du regard de surplomb du·de la scientifique afin de raconter de manière située, oscillant entre un point de vue intra et extradiégétique. Alors que certains textes se limitent à une narration explicative ou historiographique à la troisième personne, d’autres vont plutôt relater des expériences de terrain dans lesquelles les scientifiques prennent eux·elles-mêmes part au récit en s’exprimant au “Je”. La logique spéculative demeure pourtant la même selon les types de narration : elle relève d’un acte heuristique visant l’analyse de transformations générées par le changement climatique en vue d’une recherche de solutions pour un futur plus habitable54.

19Ainsi, la critique du positivisme et du scientisme dont le courant se veut porteur se traduit à même la forme spéculative des récits. En introduisant des perspectives et des variations inusitées dans nos schémas d’appréhension du futur, les fabulations spéculatives décloisonnent et renouvellent les modes de pensée rigidifiés par les apriorismes modernes. Posant la question du devenir comme essentiellement créative, elles rompent avec une conception téléologique du temps, imposée par l’idée de progrès.

3) La métatextualité

  • 55 Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, op. cit., p. 140.
  • 56 Emmanuelle Lescouët, “Penser le savoir en commun”, Imaginarium, “Carnet de recherche”, 10 mai 202 (...)

20En tant que forme d’écriture heuristique, la fabulation spéculative répond à une visée d’ébranlement des modes de production du savoir en contexte anthropocénique. Une “réflexivité épistémocritique” se reflète dans les textes sous plusieurs aspects métatextuels. De fait, non seulement les récits se composent d’une somme importante de savoirs et de références savantes réélaborés dans un cadre narratif imaginaire, mais ils se constituent eux-mêmes en textes scientifiques (rapports de recherche, conférences universitaires, traités historiques, correspondances, etc.). Les narrateur·ices décrivent divers phénomènes de recherche campés dans le futur en tâchant de masquer l’artificialité fictionnelle de leur exposé, conformément à la logique xénoencyclopédique55 de la science-fiction. De même, la tendance polytextuelle des textes (composés de voix plurielles, de montages documentaires ou encore de segments didactiques) procède d’une mimétique formelle qui renforce l’adhésion à un pacte de lecture “scientifique” où le fait de “reconnaître les codes du texte présenté [en l’occurrence, un texte académique] lui donne une épaisseur – une crédibilité forte, l’inscrivant comme ‘vrai’ (crédible) dans l’univers fictif”56. Dans L’effondrement de la civilisation occidentale, écrit par les historiens Erik M. Conway et Naomi Oreskes, le narrateur est lui-même historien citoyen de la République de Chine et tente d’expliquer que le déni face au changement climatique a conduit à l’avènement de l’“Âge de la Pénombre” à la fin du XXIVe siècle. En réinvestissant des travaux en sciences de la Terre et en sciences sociales, cette fabulation spéculative met au point tout un lexique chrononymique en plus de données statistiques et d’illustrations cartographiques qui rendent crédible le futur écroulement du système politique occidental.

  • 57 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 201 (...)
  • 58 Ursula K. Le Guin, “L’Auteur des graines d’acacia”, Les Quatre vents du désir, trad. de l’anglais (...)
  • 59 Dans le cadre de la Biennale d’architecture de Venise, en collaboration avec Christine Aventin et J (...)
  • 60 Donna Haraway, “SF: Science Fiction, Speculative Fabulation, String Figures, So Far”, Ada : A Jou (...)

21La métatextualité se traduit également par la présence de dialogues transfictionnels avec la science-fiction. Inventé par Richard Saint-Gelais57, le concept de transfictionnalité renvoie au phénomène d’autonomisation et de transposition d’une fiction de son texte d’origine vers d’autres textes. Un procédé qui, dans la fabulation spéculative, témoigne d’un effet de réseau de pensée. Dans Autobiographie d’un poulpe, par exemple, Despret emprunte deux concepts science-fictionnels à deux écrivaines qui lui sont chères. De la nouvelle “L’auteur des graines d’acacia”58 (1974) d’Ursula K. Le Guin, dans laquelle des scientifiques cherchent à traduire un message phéromonique produit par une fourmi militante, Despret tire l’idée de la thérolinguistique, cette branche en devenir de la linguistique qui étudie les littératures animales59. La dernière nouvelle de son recueil se fonde quant à elle sur le concept de “Communauté de compost” proposé par Haraway dans “Histoires de Camille” ; au lieu de rassembler papillons et humaines, cette forme de société symbiotique est ici partagée entre des poulpes communs en voie d’extinction et des enfants autistes, nommés les Ulysse, qui s’efforcent de raviver les possibilités de la vie marine. Inscrivant ainsi leurs textes dans un rapport transfictionnel avec d’autres œuvres spéculatives, les chercheur.euses revendiquent la dimension collaborative de leur écriture, qu’ils et elles envisagent comme un univers de création appelé à être poursuivi, enrichi et fabulé par d’autres, à l’image des “jeux de ficelle”60 harawayiens.

  • 61 Inventée par Genette, la métalepse renvoie dans son sens général au procédé par lequel un élément (...)
  • 62 Voir sur le sujet Ketzali Yulmuk-Bray, “Pour une éthique de la responsabilité : une écriture méta (...)
  • 63 Naomi Oreskes et Erik M. Conwayop. cit., p. 19.

22Dans le même ordre d’idées, la fabulation spéculative est traversée par un procédé métatextuel singulier que nous appellerons “intertextualité métaleptique”61, lequel renvoie aux glissements opérés entre différents niveaux diégétiques à travers la métabolisation épistémique des récits. Jouant sur un double tableau, la fabulation spéculative incorpore des sources scientifiques et fictionnelles, c’est-à-dire que ses objets de spéculation se fondent aussi bien sur des références à des pensées, études et théories existantes que sur des sources inventées, toutes mises sur un pied d’égalité ontologique. Autobiographie d’un poulpe se structure entièrement autour de l’intertextualité métaleptique dans la mesure où les thérolinguistes se réfèrent tantôt à de véritables articles parus dans des revues scientifiques comme Nature, Scientific Reports ou Animal Reproduction Science, tantôt à des penseur.euses fictif.ves comme le personnage de Joey von Batida introduit comme un “pionnier de la théroarchitecture” (ADP 49), tantôt encore à de vrai·es chercheur·euses mais dont la pensée est réinterprétée à l’aune des novums du récit. C’est notamment le cas de Baptiste Morizot, philosophe du vivant contemporain, dont la théorie sur l’“art du pistage” sert chez Despret à expliquer l’émergence de l’écriture de soi chez l’octopus vulgaris dans une perspective de biologie évolutive (ADP 72-73)62. Un autre exemple de ce procédé réside dans L’effondrement de la civilisation occidentale où le narrateur historien se sert de l’œuvre littéraire de Kim Stanley Robinson comme d’une source critique produite dans l’optique de “prendre la vraie mesure des changements [climatiques]”63. L’intertextualité métaleptique s’ajoute donc à la mécanique d’hybridation du courant qui concilie fait et fiction, réalité et imaginaire, actualité et virtualité.

Un rappel aux alliances

  • 64 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2022, p. 5.

23Par ses fondements pragmatiques, ses emprunts à la science-fiction et son hybridité méthodologique et poétique, la fabulation spéculative procède d’un processus de métamorphose des sciences au sein duquel sont réaffirmés les pouvoirs heuristiques et politiques de la fiction. La règle d’or du courant pourrait ainsi se formuler : mener par la fiction “une lutte contre les probabilités, pour un possible qui insiste et dont il s’agit de faire passer l’insistance”64. Alors que le probable nous cadenasse aux approches rationalistes et calculatrices en quête de projections sécurisantes à établir sur le régime de la preuve, le possible nous familiarise avec une pensée anticonformiste et spéculative qui vient braver l’autorité du présent afin d’engager des voies d’avenir inespérées. En cela, les textes de Despret, Haraway et Conway et Oreskes apparaissent comme de véritables moteurs de subversion de l’ordre anthropocénique.

  • 65 Voir par exemple l’article de Théo Bourgeron, “La fabulation spéculative, de Zanzibar à Balard”, (...)
  • 66 Frédérique Aït-Touati, Axelle Grégoire et Alexandre Arènes, Terraforma. Manuel de cartographies p (...)

24Bien que nous ayons voulu définir les contours historiques et littéraires d’un mode de recherche émergent, ce collectif de pensée nous invite à un élargissement des mouvements scientifiques et esthétiques qui puissent répondre à la crise écologique et mettre au défi les chercheur·euses et les artistes de faire éclater encore plus de verrous institutionnels. À cet égard, la popularité médiatique65 de la notion de fabulation spéculative témoigne de la performativité d’une perspective de création en arborescence qui se prête à différentes démarches multidisciplinaires. Mentionnons seulement l’ouvrage Terraforma66 (2019) de l’historienne des sciences et de la littérature Frédérique Aït-Touati et des architectes Axelle Grégoire et Alexandra Arènes dans lequel celles-ci mettent au point une nouvelle méthode cartographique, la “visualisation spéculative”, qui consiste à représenter la Terre sous divers points de vue optiques et prismes d’analyse laissant apparaître des présences habituellement invisibilisées.

25Au-delà d’un corpus textuel, le courant de la fabulation spéculative met aujourd’hui en évidence tout un cadre de pratiques dédiées à la reconstruction de nos mondes sous le signe de la métabolisation. Alors que nous sommes pris dans l’étau d’une époque encore mue par un désir de purification hérité de la Modernité, mais qui cède de plus en plus au magnétisme entre des pôles que nous pensions répulsifs, la recherche actuelle voit se desserrer les cordages des sciences solitaires de façon à mieux naviguer entre les récifs disciplinaires et ainsi à accoster sur l’insaisissable. Nous voulons en ce sens renouveler l’appel de Prigogine et Stengers à faire chavirer les derniers Grands partages en embrassant la pluralité des savoirs et en confluant vers de nouvelles alliances : alliances de domaines et d’approches, de matériaux et de perspectives, de mythes et de convictions… Nos futurs, spéculons-les, tiennent à cette audacieuse mise en commun de la pensée au présent, pour le meilleur et pour l’impossible.

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Note de fin

1 Isatis Donovan, Par-delà le monde, Blois, Presses Universitaires de Blois, p. 17.

2 Chiara Mengozzi et Julien Wacquez, “On the Uses of Science Fiction in Environmental Humanities and Social Sciences: Meaning and Reading Effects”, Science Fiction Studies, vol. 50, n° 2, juillet 2023, p. 146.

3 Anna L. Tsing, Strathern beyond the Human. Testimony of a Spore, Theory, Culture and Society, vol. 31, n° 2-3, 2014, p. 221-241.

4 Jean-Paul Engélibert, “Comment faire monde à l’âge de l’extinction ? Trois contes philosophiques contemporains”, Revue de littérature comparée, vol. 386, n° 2, 2023, p. 168-179.

5 Itsvan Csicsery-Ronay (Jr.), The SF of Theory. Baudrillard and Haraway, Science Fiction Studies, vol. 18, n° 3, 1991, p. 389.

6 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Montréal, Éditions Nota Bene, 1999, p. 13.

7 Erik M. Conway et Naomi Oreskes, L’effondrement de la civilisation occidentale. Un texte venu du futur, trad. de l’anglais par François Chelma et Paul Chelma, Paris, Les liens qui libèrent, 2014, 128 p. ; dorénavant ECO

8 Donna Haraway, “Histoires de Camille”, Vivre avec le trouble, trad. de l’anglais par Vivien García, Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2020 [2016], p. 287-346 ; dorénavant HDC

9 Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Arles, Actes Sud, 2021, <Mondes Sauvages> ; dorénavant ADP

10 Pierre Cornu, Leçon hérétique sur l’histoire du temps présent, Lyon, Editions 205, 2024, <A partir de l’Anthropocène> (à paraitre).

11 Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, traduit de l’allemand par Nathalie Jas, Paris, Les Belles Lettres, 2005 [1935], <Médecine & Sciences humaines>.

12 Stanley E. Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, trad. de l’anglais par Etienne Dobenesque, Paris, les Prairies ordinaires, 2007.

13 Veronica Hollinger, “Genre vs Mode”, dans Rob Latham (dir.), The Oxford Handbook of Science Fiction, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 139-154.

14 Notamment “Notes de voyage en écosocialisme” de Joël de Rosnay en 1976 ou Voyage au pays de l’utopie rustique d’Henri Mendras en 1979. Voir sur le sujet : Marceau Forêt, “La sociologie, la science-fiction, et après ? Ethiques des sciences sociales et crise de la modernité”, Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, n° 24, 2024/4 (à paraitre).

15 Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Editions du Cerf, 1997 [1979].

16 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1986 [1980].

17 Michel Serres, Hermès. V, Le passage du nord-ouest, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

18 Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, éd. Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils éditeurs, 2007 [1984].

19 Donna Haraway et James Clifford sont tous deux professeur·e.s au département d’histoire de la conscience à l’Université de Californie à Santa Cruz, lieu de recherche très favorable à l’interdisciplinarité où s’élabore au même moment l’avant-garde des théories féministes, décoloniales et postmodernes sous les figures entre autres d’Hayden White, de Fredric Jameson et d’Anna Tsing.

20 Donna Haraway, Vivre avec le trouble, trad. de l’anglais par Vivien García, Vaulx-en-Velin, France, Les éditions des mondes à faire, 2020 [2016] ; dorénavant VALT.

21 Club Scientifiction, “Comment traduire la science ? En la trahissant...”, Education permanente, n° 93‑94, 1988, p. 71‑81.

22 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, Éditions la Découverte, 1992, p. 9.

23 Ibid., p. 8. Bruno Latour ne semble d’ailleurs pas savoir qu’Hugo Gernsback est le premier à avoir utilisé le terme “scientifiction” en 1926 qu’il délaissera trois ans plus tard pour “science-fiction”.

24 Mary W. Shelley, Frankenstein ou Le Prométhée moderne, trad. de l’anglais par Joe Ceurvorst, Paris, Librairie générale française, 2009 [1818].

25 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997 [1991]. Le terme “quasi-objet” a été inventé par Michel Serres dans son ouvrage Genèse en 1981 (Paris, Grasset).

26 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, Éditions la Découverte, 1992, p. 8

27 Isabelle Stengers, “Penser en mode SF”, Épistémocritiques, 2020. URL : https://epistemocritique.org/ursula-le-guin-penser-en-mode-sf/ (consulté le 31 mai 2024). ; Isabelle Stengers, “Science-fiction et expérimentation”, Philosophie et science-fiction, Bruxelles, Vrin, 2000, <Annales de l’institut de philosophie de l’université de Bruxelles>, p. 95‑113.

28 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, la Découverte, 1997 [1991].

29 Jacques Theys et Pierre Cornu, “Temps de la nature, temps de la société, temps scientifique à l’heure du changement global. Pour une approche interdisciplinaire de la crise de la temporalité”, Natures Sciences Sociétés, vol. 27, n° 4, 2019, p. 381‑389.

30 À l’image de Banu Subramanian qui parle de “science fictive” (notre traduction). Banu Subramanian, “Singing the morning Glory Blues: A Fictional Science”, Ghost Stories for Darwin, Champaign, University of Illinois Press, 2014, p. 7091.

31 Marleen S. Barr, Feminist Fabulation: Space/moderne, Iowa, University of Iowa Press, 1992.

32 Si Haraway mentionne Robert Heinlein comme le père de la speculative fiction, ce sont les auteurs de la New Wave qui en popularisent le terme dans les années 1960-1970. Représentés entre autres par Judith Merril, Harlan Elisson ou encore James Graham Ballard, ils revendiquent une SF contre-culturelle, psychologique, introspective, politique et proche des changements sociaux.

33 Vinciane Despret, ADP. Donna Haraway, HDC. Lucienne Strivay, Fabrizio Terranova et Benedikte Zitouni, “Les Enfants du compost”, Gestes spéculatifs, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 154-165.

34 Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS éditions, 2015.

35 VAT 291.

36 Nous citons notamment Anna L. Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, trad. de l’anglais par Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, 2017 [2015].

37 Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Paris, Edition du Seuil, 2002. Isabelle Stengers et Didier Debaise, Au risque des effets. Une lutte à main armée contre la Raison ?, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2023.

38 Didier Debaise, L’appât des possibles. Reprise de Whitehead, Dijon, Les Presses du réel, 2015.

39 Didier Debaise et Isabelle Stengers, “Avant-propos”, Gestes spéculatifs, Dijon, Les Presses du réel, p. 3‑4.

40 Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons, Paris, La Découverte, 2011.

41 Didier Debaise, op. cit., p. 137-142.

42 Anne Besson, Anne Isabelle François, Sarah Lecossais et al., Dossier “Mutations des légitimités dans les productions culturelles contemporaines”, Belphégor. Littérature populaire et culture médiatique, n° 17, 9 mars 2019.

43 Jürgen Habermas, “La philosophie et la science font elles partie de la littérature”, La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, traduit par Rainer Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, p. 243-264.

44 Frédérique Aït-Touati, “Littérature et science : faire histoire commune”, Littératures classiques, vol. 85, n° 3, 2014, p. 31-40.

45 Objets littéraires non-identifiés.

46 Là se distingue notamment la fabulation spéculative de la hard science fiction qui, elle, fait références aux sciences “dures” et dont les récits tendent à reconduire l’esprit technophile décrié par Ursula Le Guin.

47 Ketzali Yulmuk-Bray, “Interdisciplinarité, terrain, subjectivité : un portrait de la collection ‘Mondes sauvages’ d’Actes Sud”, Postures, “De l’étude du vivant : la littérature au prisme des écologies”, n° 36, 2022, URL : http://www.revuepostures.com/fr/articles/yulmuk-bray-36 (consulté le 31 mai 2024).

48 Dominique Viart et Alison James (dir.), “Littératures de terrain”, Fixxion, n° 18, 2019 ; Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, 2019 ; Alexandre Gefen (dir.), Territoires de la non-fiction, Leiden/ Boston, Brill/Rodopi, 2021.

49 Ce récit fictionnel développe les idées de Haraway sur la parentalité, exposées notamment dans Adele E. Clarke et Donna Haraway (dir.), Making Kin Not Population, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2018.

50 Bruno Latour, Enquête sur les différents modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.

51 Isabelle Stengers conçoit la cosmopolitique comme une “écologie des pratiques”, effectuée en dialogue interdisciplinaire, qui tâche de répondre de la pluralité des rapports au monde possibles. Cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2022, <Les empêcheurs de tourner en rond>.

52 Voir sur le sujet Ursula K. Heise, “Science Fiction and the Time Scales of the Anthropocene”, ELH, vol. 86, n° 2, 2019, p. 275-304.

53 Le “didactisme honteux” forme le cœur même de la poétique du genre. Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Nota Bene, 1999, <Littérature(s)>, p. 158.

54 Cette structure narrative correspond à la visée de la science-fiction énoncée par Fredric Jameson, soit “de transformer notre présent en passé déterminé d’une chose à venir”. Archéologies du futur. Le désir nommé utopie et autres sciences-fictions, trad. de l’anglais par Nicolas Vieillescazes, Paris, Amsterdam éditions, 2021 [2007], <Les Prairies ordinaires>, p. 389.

55 Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, op. cit., p. 140.

56 Emmanuelle Lescouët, “Penser le savoir en commun”, Imaginarium, “Carnet de recherche”, 10 mai 2022, URL : https://imaginarium.hypotheses.org/409 (consulté le 17 septembre 2023).

57 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, <Poétique>.

58 Ursula K. Le Guin, “L’Auteur des graines d’acacia”, Les Quatre vents du désir, trad. de l’anglais par Martine Laroche et Philippe Rouille, Paris, Pocket, 1988 [1974], <Science-fiction/Fantasy>, p. 15-25.

59 Dans le cadre de la Biennale d’architecture de Venise, en collaboration avec Christine Aventin et Juliette Salme, Despret a récemment produit une nouvelle fabulation spéculative qui étoffe l’univers transfictionnel de la thérolinguistique. Voir Vinciane Despret et Bento (dir.), Demeurer en mycelium, Bruxelles, Cellule Architecture, 2023.

60 Donna Haraway, “SF: Science Fiction, Speculative Fabulation, String Figures, So Far”, Ada : A Journal of Gender, New Media, and Technology, n°3, 2013, URL : https://scholarsbank.uoregon.edu/xmlui/handle/1794/26308 (consulté le 31 mai 2024).

61 Inventée par Genette, la métalepse renvoie dans son sens général au procédé par lequel un élément d’un récit transgresse le seuil qui le sépare d’un autre. En proposant la notion d’“intertextualité métaleptique”, nous accentuons d’abord l’aspect “méta” de la métalepse afin de mettre en lumière les transgressions de frontière entre diégèse (fiction) et métadiégèse (réalité) ; nous combinons, dans un second temps, la notion de métalepse à celle d’intertextualité, entendue comme l’ensemble des relations existant entre la fabulation spéculative et les textes qu’elle mobilise, afin de souligner la force d’hybridation dont relève l’articulation entre science et fiction au sein du courant.

62 Voir sur le sujet Ketzali Yulmuk-Bray, “Pour une éthique de la responsabilité : une écriture métabolique entre science et fiction dans Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret”, Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, n° 24, 2024/4 (à paraitre).

63 Naomi Oreskes et Erik M. Conwayop. cit., p. 19.

64 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2022, p. 5.

65 Voir par exemple l’article de Théo Bourgeron, “La fabulation spéculative, de Zanzibar à Balard”, AOC, “Savoirs”, 27 octobre 2021, URL : https://aoc.media/opinion/2021/10/26/la-fabulation-speculative-de-zanzibar-a-balard/ (consulté le 31 mai 2024).

66 Frédérique Aït-Touati, Axelle Grégoire et Alexandre Arènes, Terraforma. Manuel de cartographies potentielles, préf. de Bruno Latour, Paris, Éditions B42, 2023 [2019].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marceau Forêt et Ketzali Yulmuk-Bray, « Nouvelle alliance entre science et fiction »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13592 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11u01

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Auteurs

Marceau Forêt

Université Lumière Lyon 2 / Université du Québec à Montréal

Ketzali Yulmuk-Bray

Université du Québec à Montréal

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