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Études

Psychanalyse de l’exil ou les défis de la fiction dans l’œuvre de Chahdortt Djavann

Flavien Falantin

Résumés

L’article examine la manière dont l’écrivaine franco-iranienne, Chahdortt Djavann, se sert de la fiction comme d’une réponse aux dérives du régime théocratique et autoritaire qui l’a poussée à l’exil. En explorant son œuvre intégrale, l’analyse met en lumière l’évolution d’une écriture tourmentée, marquée par des déplacements incessants, des ruptures narratives et des difficultés à retranscrire fidèlement la réalité de l’oppression. Cette étude explore également l’aspect aussi traumatique que central de l’espace carcéral dans la construction de l’identité narrative de Djavann, soulignant la complexité de sa démarche littéraire. En tant que terrain d’expérimentation perpétuel, la fiction devient un outil puissant pour sonder les existences personnelles et collectives, tout en défiant, contournant et réinventant les conventions du genre autobiographique et romanesque.

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Mots-clés :

psychanalyse, trauma, exil

Auteurs cités :

Chahdortt Djavann
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Texte intégral

Je ne respecte les règles d’aucun romancier français, anglais, allemand, américain... (PVP 148)

1Le 16 septembre 2022, Mahsa Amini, 22 ans, succombe à ses blessures après trois jours de coma à l’hôpital de Téhéran. Son crime ? Une simple négligence dans le voilement de ses cheveux, d’après le rapport de la Gasht-e Ershad, la police des mœurs. En réaction, les rues de la capitale se transforment en foyer de manifestations, où hommes et femmes défilent ensemble, voiles et ciseaux aux poings, clamant leur refus des lois vestimentaires oppressives qui s’intensifient en Iran. La question des droits de la femme, déjà médiatique lors du meurtre de Neda Agha-Soltan en 2009, et aujourd’hui avec le prix Nobel de la paix décerné en 2023 à Narges Mohammadi, toujours incarcérée à la prison d’Évine, souligne l’actualité et la pertinence des œuvres diasporiques écrites en France par les auteures iraniennes. Et à l’aune de cette littérature de l’exil, une question sensible surgit d’elle-même : comment parvenir à retranscrire la violence du réel au sein d’une construction fictionnelle expatriée ?

  • 1 Nima Naghibi, Women Write Iran: Nostalgia and Human Rights from the Diaspora, Minneapolis, Univer (...)
  • 2 Laetitia Nanquette, Orientalism versus Occidentalism: Literary and Cultural Imaging between Franc (...)

2À cet égard, Nima Naghibi souligne dans son livre Women Write Iran: Nostalgia and Human Rights from the Diaspora, que la langue d’accueil permet d’opposer à la souffrance traumatique, une distance émotionnelle et temporelle aux récits autobiographiques en cours d’écriture1. Toutefois, selon Chahdortt Djavann, auteure franco-iranienne exilée en France, ni la maîtrise de la langue de l’autre ni le recours au genre autobiographique, ne suffisent pour relater efficacement l’étendu d’un trauma personnel devenu univers. L’œuvre djavanienne se caractérise donc par une fragmentation volontaire de la fiction, par la multiplication des techniques narratives, mais aussi par l’interruption et la contestation de ces mêmes techniques au cours du récit. Paradoxalement, à mesure que l’œuvre progresse, elle semble se nourrir des contradictions du genre romanesque et décupler ses forces grâce à ces déplacements narratifs successifs. Les acceptions du verbe “déplacer” s’avèrent d’ailleurs pertinentes concernant Djavann : 1) “déplacer” dans le sens de personnes expatriées pour raisons politiques, 2) mais aussi “déplacer” en référence au changement d’affectation que subit la fiction, 3) et enfin “déplacée”, compris comme cette inconvenance, décrite par Laetitia Nanquette, remettant en question le néo-orientalisme de l’auteure et le processus pervers du dévoilement systématique de la femme musulmane dans un Occident déjà empreint d’islamophobie2.

  • 3 Voir Gillian Gilmore, Soft Weapon: Autobiography in Transit, Chicago, University of Chicago Press (...)
  • 4 Djavann opère une distinction très nette entre elle et ses personnages. Concernant Roxane, elle p (...)

3Par conséquent, les défis de la fiction sont au cœur de l’œuvre de Chahdortt Djavann. À cet égard, les romans Je ne suis pas celle que je suis (2011) et La dernière séance (2013) offrent une réflexion épistémologique de choix sur la nature mouvante et troublée de la fiction. Cette somme de mille pages, relatant la psychanalyse d’un exil, révèle d’ailleurs que l’impuissance de l’auteure à contester sur place le régime théocratique et autoritaire qui l’a vu naître, se matérialise en bout de course par une contestation pure et simple de la fiction, considérée comme un pis-aller ou un “soft weapon3, pour reprendre les termes de Gillian Whitlock. L’alternance constante entre confession psychanalytique et reportage d’exil explore tour à tour le traumatisme depuis le divan d’un thérapeute parisien, permettant d’observer le processus de libération de la parole en cours, et l’exil lui-même, se déployant dans un circuit initiatique de la mémoire, à travers une lente et difficile progression géographique vers la France. Parallèlement, Djavann inscrit ses deux romans dans un travail de réminiscence de sa vie en Iran (traditions, cultures, mœurs, poésie, rêves, philosophie). Et cette technique hybride n’est pas un cas isolé dans son œuvre, puisque cette hybridité se diffracte au sein de l’intégralité d’un corpus qui récuse farouchement d’être associé au genre autobiographique4.

4L’objectif de la présente étude sera donc d’analyser l’ensemble d’une œuvre en déplacement perpétuel, qui combine une réflexion constante sur l’exil, la psychanalyse et l’identité narrative, pour finalement mettre en lumière les mécanismes complexes de la construction de soi à travers la création littéraire. Dans un premier temps, il est impératif de saisir l’immobilisme initial, symbolisé par le traumatisme figé de la prison dans l’œuvre de Djavann. Ce locus terribilis revêt une variété de traitements dans l’imaginaire de la romancière et émerge comme une thématique cardinale, permettant de mieux comprendre la pluralité des mouvements narratifs utilisés. Par la suite, il sera question d’interroger les remises en cause par Djavann de l’écriture cathartique et résiliente, pour démontrer que la fiction, en tant que lieu de chaos, ne laisse aucun répit à l’auteure et se transforme en laboratoire de l’expérimentation littéraire. Enfin, une ultime analyse se focalisera sur les lacunes de la fiction, pointées par Djavann, pour capturer fidèlement le réel. En effet, Djavann recourt fréquemment aux essais politiques et à une diversité de techniques narratives qui innovent et se renouvellent sans cesse, confirmant le besoin de faire appel à une palette de dispositifs, tentant de retranscrire le plus précisément possible une histoire collective opaque et un intraduisible trauma.

L’œuvre prison : de l’immobilisme au déplacement

  • 5 Dans Bajazet, Racine puise pour la première fois son inspiration dans l'empire Ottoman, qui s’éte (...)
  • 6 Farzaneh Milani, “Iranian Women’s Life Narratives”, Journal of Women’s History, vol. 25, 2, 20 (...)

5De Bajazet à Lettres persanes, l’imaginaire littéraire français s’est souvent cristallisé autour du personnage de Roxane pour se figurer la femme persane opprimée et clôturée dans un harem5. Partant de cette intuition, Chahdortt Djavann apporte un droit de réponse au roman épistolaire de Montesquieu dans Comment peut-on être français ? L’héroïne de ce roman, opportunément nommée Roxane, représente l’incarnation du déplacement de la femme persane, deux cents quatre-vingts ans plus tard, en dehors des murs de l’oppression. Cette situation est révolutionnaire si l’on considère, à l’instar de Farzaneh Milani, que “les femmes iraniennes, pendant des siècles, étaient asservies physiquement et verbalement par les conventions du voile et du silence”6. Toute la force de l’œuvre djavannienne se situe à la congruence entre ce trauma carcéral et ce dialogue littéraire engagé avec la langue de l’exil. L’intelligence de l’œuvre sommeille dans la capacité de poursuivre une discussion séculaire avec un grand nom de la littérature française. Lorsque Nanquette reproche à Djavann de faire preuve de néo-orientalisme, elle manque d’évoquer l’impact et la singularité de sa démarche narrative. En effet, pouvait-il exister une meilleure façon littéraire d’informer le lectorat français de ce qui se passe aujourd’hui en Iran ?

  • 7 Djavann décrit ainsi le terme de havou dans La muette : “les femmes qui ont le même homme pour ép (...)
  • 8 Voir Jean-Claude Raspiengeas, “Chahdortt Djavann ou le difficile exil”, La Croix, 25 août 2015, U (...)

6Encore davantage que le silence et le voile – deux thèmes politiques dénoncés par Djavann – c’est sans conteste celui de l’enfermement qui est le plus remis en question dans l’œuvre. Du “havou7 à la prison, les cellules changent de noms, mais leurs fonctions primaires recouvrent la même réalité. Il est important de comprendre l’espace carcéral comme l’un des épicentres de l’acte d’écriture, dans la mesure où Chahdortt Djavann a elle-même été emprisonnée à l’âge de treize ans pour avoir distribué des tracts contre le régime8. Néanmoins, les emprisonnements décrits dans son œuvre ne mettent pas précisément en scène cet épisode biographique et sont abordés sous différents angles. Finalement, le véritable trauma vécu par l’auteure n’importerait pas autant que le décor rhétorique dans lequel Djavann immerge ses personnages.

  • 9 Chahdortt Djavann, Je viens d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 56 ; dorénavant JVA.
  • 10 Chahdortt Djavann, Comment peut-on être français ?, Paris, J’ai lu, 2008, p. 256 ; dorénavant CPF(...)
  • 11 Chahdortt Djavann, Je ne suis pas celle que je suis, Paris, Flammarion, 2011, p. 432 ; dorénavant (...)
  • 12 Chahdortt Djavann, Et ces êtres sans pénis !, Paris, Le Livre de poche, 2021, p. 51 ; dorénavant (...)

7L’élément biographique disparaît au profit de la diversité des incarcérations. Un survol de ce thème dans l’œuvre confirme cette assertion. Dans Je viens d’ailleurs (2002), son premier roman, c’est le personnage secondaire de Mahsa qui se retrouve enfermée deux ans à la prison d’Évine, pour avoir participé à un meeting sur la grande place du campus de l’université de Téhéran9. En 2006, dans Comment peut-on être français ?, Roxane, Nahib et Zahra sont arrêtées dans la rue par quatre passdarans – gardien de l’islam – pour avoir enlevé leurs chaussures et leurs chaussettes après une longue marche. Le narrateur précise : “une fois entrées dans les locaux du comité personne n’était en mesure de dire dans quel état elles en sortiraient, si jamais elles avaient la chance d’en sortir”10. Lorsque plus tard, Roxane se fait arrêter en France, pour avoir emprunté une rue à contresens en bicyclette, l’angoisse vécue en Iran réapparaît “tel un garrot, lui serr[ant] le cou” (CPF 251). En 2008, la prison devient le thème central du roman La muette qui s’ouvre sur cette révélation : “J’ai quinze ans, je m’appelle Fatemeh [...]. Je vais être pendue bientôt” (M 13). Ce livre, qui peut se lire d’une façon hugolienne comme le dernier jour d’une condamnée, traite là encore l’emprisonnement de biais, jamais d’une façon explicitement biographique. En revanche, Je ne suis pas celle que je suis et La dernière séance font une incursion dans le champ autobiographique, dans la mesure où Donya est enfermée pour avoir distribuée “des tracts de tous les groupes hostiles aux extrémistes religieux”11. Avec la parution de Big Daddy en 2015, Djavann choisit de transposer cette thématique aux États-Unis, en racontant l’histoire de Rody, un adolescent américain, condamné à la perpétuité pour un triple meurtre. Avec ses deux derniers romans – Les putes voilées n’iront jamais au Paradis ! (2017), ainsi que Et ces êtres sans pénis ! (2021) – elle décrit la violence disproportionnée avec laquelle sont conduites les iraniennes en prison. Pour avoir joué avec l’eau d’une fontaine pendant la canicule, une adolescente est “fourrée, à coups de pied, dans la voiture et embarquée nul ne sait où, sous le regard des gens apeurés et interdits”12.

8À l’instar de cet événement traumatique raconté de multiples manières, le logiciel de l’écrit prend rarement le sillon tout tracé de la fiction. Nous l’avons déjà vu, Je ne suis pas celle que je suis et La dernière séance alternent psychanalyse et récit à focalisation zéro, le roman Comment peut-on être français ? oppose le récit à la première personne, incarnée par une correspondance fictive, à une narratrice omnisciente qui donne un cadre à l’intrigue. La muette prend la forme d’un journal intime complexe, écrit au jour le jour sur des supports de fortune, par une adolescente à la “calligraphie alambiquée” (M 11) et n’utilisant pas de ponctuation (M 115).

  • 13 Chahdortt Djavann, Les putes voilées n’iront jamais au Paradis !, Paris, Le Livre de poche, 2017, (...)

9À l’exception de son second roman Autoportrait de l’autre (2004), qui narre de façon linéaire la carrière d’un photographe de guerre, ce trouble dans le genre fictionnel est présent dès la parution du premier récit. Je viens d’ailleurs propose une construction chronologique fragmentée sur une période de vingt ans et progresse au gré d’ellipses, de retours en arrière et de vides spatio-temporels de plusieurs années. Dans Et ces êtres sans pénis !, le genre de la nouvelle est d’abord adopté pour mieux être abandonné en cours de route. De la même manière, dans Les putes voilées n’iront pas au Paradis !, la fiction classique s’interrompt au terme du douzième chapitre, intitulé “Fiction ou pas fiction ?”13, pour finalement céder la place au genre du témoignage.

10En résumé, déceler la fiction du biographique est un procédé définitivement vain pour appréhender l’œuvre de Chahdortt Djavann. De surcroît, comprendre la logique qui préside la structure générique des récits s’avère une entreprise tout aussi périlleuse, en ce que la fiction enchaîne les fausses pistes, les va-et-vient et les déplacements. Certains épisodes vécus par Roxane et Donya à Paris ou à Istanbul sont indéniablement corrélés aux éléments biographiques de l’écrivaine, néanmoins l’ensemble du récit ne constitue jamais une somme uniforme.

  • 14 Gayatri Spivak, “Three Women’s Texts and Circumfession”, dans Alfred Horning et Ernstpeter Ruhe ( (...)

11Cette réalité met en lumière le fait que l’auteure ne transpose jamais sa propre expérience sur l’ensemble des femmes iraniennes. Au contraire, elle opte pour une approche neutre et décentrée. L’œuvre de Djavann appartient à la culture de la confession et du témoignage comme l’entend Gayatri Spivak, c’est-à-dire “au genre du subalterne qui témoigne de l’oppression d’un autre opprimé”14. La variété fictionnelle utilisée par Djavann permet de rendre opérationnelle cette distance salutaire, et corrobore également la thèse énoncée par Leigh Gilmore, dans The Limits of Autobiography: Trauma and Testimony, quand il souligne les exemples :

  • 15 Leigh Gilmore, The Limits of Autobiography: Trauma and Testimony, Cornell University Press, 2001, (...)

des manières dont l’invention et l’imagination (éléments plus fréquemment associés à la fiction) rendent la représentation de soi impossible et souhaitable. [...] Aussi controversée que puisse être toute preuve de mise en forme dans un contexte traumatique – [...] – une partie de ce que nous appelons la guérison réside dans l’affirmation de la créativité.15

  • 16 Chahdortt Djavann, La dernière séance, Paris, Fayard, 2013, p. 490 ; dorénavant DS.

C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle aboutit finalement l’auteure au terme de sa psychanalyse : “Je suis condamnée à créer”16.

Se concevoir autre : psychanalyser la fiction

  • 17 Voir Jeannette den Toonder, “Writing in the Feminine: Identity, Language, and Intercultural Dialo (...)

12Dans de telles circonstances, comment parvenir à créer dans la langue de l’autre ? La critique du néo-orientalisme, formulée par Nanquette, n’est pas sans fondement ; Djavann aborde la culture et la littérature française comme un élément qui structure son identité auctoriale17. L’intertextualité, déjà particulièrement significative dans Comment peut-on être français ?, devient omniprésente dans ses deux ouvrages psychanalytiques, où l’on trouve mentionnés trente-quatre écrivains européens, dont Tolstoï, Dostoïevski, Balzac, Dumas et Rolland (cités quatre fois), ainsi que Flaubert, Baudelaire, Hugo, Stendhal et Dickens (trois fois). Cette profusion de références doit être examinée à l’aune de l’autodidactisme de l’auteure qui apprend seule les rudiments du français dans le dictionnaire. Le survol de cette immersion lectrice permet de mieux comprendre son impact sur la personnalité de Donya au début du roman :

Ma première grande faiblesse fut de vouloir devenir une héroïne, épique et stoïque, ma deuxième faiblesse d’échouer, et la troisième de recommencer, sans cesse ; mon opiniâtreté refusait l’abandon d’un tel projet. C’est ainsi que je devins une insubmersible héroïne déchue. (JSP 9)

  • 18 Négar Djavadi, Désorientale, Paris, Éditions Liana Levi, 2016, p. 253 : “Toutes ces belles citati (...)

13D’autres auteures iraniennes exilées en France, comme Négar Djavadi, adoptent une attitude beaucoup plus distante vis-à-vis de la littérature du pays d’accueil18, un recul salutaire qui ne caractérise nullement la démarche de Djavann. En effet, l’auteure semble troquer les canons de l’autoritarisme religieux contre l’autorité canonique des belles lettres.

  • 19 Franz Fanon, Peau noire masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 120. Illustrant un conflit psychol (...)

14Le pouvoir psychologique néfaste de la fiction a largement été discuté dans des essais philosophiques sur le bovarysme à la fin du XIXe siècle, mais aussi pendant la période coloniale. Dans Peau noire masques blancs, Fanon rappelle l’influence considérable de la littérature hexagonale sur les pathologies de l’identité de la population antillaise, la transformant en oblate mimant “une attitude, une habitude de penser et de voir”19.

  • 20 Roland Barthes, La préparation du roman, Paris, Seuil, 2003, p. 149.
  • 21 “Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette (...)

15Cette perception de la littérature se diffracte semble-t-il sur l’œuvre francographe et sur la portée de sa fiction, entendue comme ce nouveau continent permettant d’interroger l’identité brisée. En atteste la signification du titre Je ne suis pas celle que je suis qui fait explicitement référence à Madame Bovary et à son auteur. À la dernière page du livre, la romancière revient sur sa démarche en expliquant que “la vérité de la fiction n’est pas celle de la réalité. Flaubert n’était pas plus Madame Bovary que Tolstoï n’était Anna Karénine, mais la phrase de Flaubert ‘Madame Bovary, c’est moi’ possède sa vérité, même irréelle” (JSP 536). Cet apocryphe célèbre, que l’on prête à Flaubert, contenait un message démocratique simple : celui de mettre en exergue les troubles de la bourgeoisie dans un monde oscillant entre noblesse d’un autre temps et désir d’égalité. Quand Djavann s’exclame à son tour : “L’exil, c’est moi, et l’exilée, c’est moi” (JSP 447), sa mission est rigoureusement la même, dans la mesure où elle invite les lecteurs à réfléchir sur les conditions de l’exil, tour à tour libératrices et aliénantes. Mais c’est aussi le caractère universel de l’apocryphe de Flaubert – repris par Barthes sous l’expression “Nous sommes tous des Bovary”20 – que Djavann reprend à son compte, puisque ses héroïnes souffrent et pleurent, elles aussi, dans les villages d’Iran21.

  • 22 Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, PUPS, 2006, p. 10.

16D’autre part, le titre Je ne suis pas celle que je suis reprend littéralement la définition du bovarysme donnée par Jules de Gaultier, comme étant “le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est”22. L’œuvre psychanalytique djavanienne se calque sur cette phrase de façon obsessionnelle, au point que le pouvoir de se concevoir autre se transforme en topos littéraire. Dès l’incipit, Donya se révèle d’ailleurs aux lecteurs par rapport à cette faculté : “Je me présente : je ne suis pas celle que je suis ; je suis l’innomée aux identités d’emprunt” (JSP 11). La jeune femme assume pleinement le fait de “[j]ouer des rôles, des personnages qui n’étaient pas elle” (JSP 24). Néanmoins, cette multiplication des rôles et des jeux d’actrice finit par la submerger, de sorte que son ipséité semble progressivement se dissoudre et que son identité se mette à la déserter : “C’est étrange comme on devient étranger à soi-même... J’ai l’impression que c’est quelqu’un d’autre qui a vécu à ma place...” (JSP 184). On retrouve encore ce constat au cœur de l’analyse quand Donya affirme qu’elle se perçoit comme une “parfaite étrangère, une parfaite inconnue, voilà ce qu’elle était à elle-même” (JSP 358). Cette prise de conscience psychique se déplace vers les contrées de la fiction et se transforme en prise de conscience auctoriale à la fin du roman : “Parfois, j’ai l’impression de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre” (JSP 406). C’est à ce moment précis que l’on commence à entrevoir les conséquences perverses et morbides du bovarysme.

17En effet, Emma Bovary se suicide car la vie aristocratique qu’elle a fantasmée en lisant les romans s’est fracassée contre la réalité du monde. Il en est de même pour les héroïnes de Roxane et de Donya, qui prennent conscience que l’exil tant espéré est source de désillusion. Le suicide de Roxane à la fin de Comment peut-on être français ? fait certes écho à celui de la Roxane de Montesquieu dans la lettre 161, mais ce suicide-là était libérateur, puisqu’il venait éclairer la force d’une femme qui faisait imploser le harem depuis l’intérieur. Le suicide de la Roxane djavannienne est quant à lui bovaryque, en ce qu’il représente l’aveu d’échec de l’héroïne face à la réussite de son exil, et face à la guérison promise par l’écriture d’une fiction soi-disant cathartique. Cette phrase que l’héroïne avait destinée à Montesquieu, “Vous écrire me permet de sortir de moi-même” (CPF 242), s’effondre sur elle-même.

  • 23 Bien que l’héroïne change de nom, il est clair que les deux ouvrages psychanalytiques de 2011 et (...)
  • 24 Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 259.

18Le suicide, laissé en suspens à la fin de Comment peut-on être français ?, devient la matrice des deux romans suivants. Cet événement tragique permet également d’aborder l’internement psychiatrique qui en résulte à Paris, en 1993. Après s’être tailladée les veines, Roxane, devenue Donya23, s’interroge sur la portée de son acte lors d’une séance chez son psychanalyste : “C’est quoi, cette manie d’obliger les gens à vivre jusqu’au bout ? [...] Nul n’est venu au monde de son propre gré” (DS 63). Lorsque la fiction échoue à faire sortir Roxane d’elle-même, c’est au moyen de la psychanalyse, dont elle ignore tout, que Donya tente de découvrir sa véritable identité. Néanmoins, cette introspection impose le sacrifice de revenir aux sources du trauma. La jeune femme s’impose donc de refaire la traversée du Bosphore, reprendre à l’envers le chemin de l’exil, revenir aux racines du mal, du viol, de l’avortement, de l’emprisonnement, pétrir à nouveau le temps et chaque détail avec minutie. La fiction, succession de quêtes orphiques et de phases eurydiciales, montre aux lecteurs un trauma en déplacement, confirmant que “la résilience, c’est naviguer entre les torrents”24 :

Elle savait pourquoi elle voulait faire une psychanalyse : ôter les artifices, les apprêts, éviter les mensonges, les astuces, les stratagèmes ; éluder les ingéniosités, les subterfuges, les enjolivements, les détours... se mettre à nue devant un spécialiste de l’esprit, se débarrasser de tout ce qui n’était pas elle, détecter le problème, l’éliminer et accéder enfin à la quintessence de son âme... se libérer de tout ce qui la tourmentait, la torturait. Faire la paix avec toutes les femmes qu’elle était. Devenir enfin elle-même. Découvrir la vérité. (JSP 13-14)

L’analysante passera par toutes les étapes de déni et de refoulement, mais aussi de “souvenir écran” (DS 271), “de régression” (DS 291) ou de “transfert” (DS 439) énoncées par Freud, avant de déclarer que “ces six années de psychanalyse ne [lui] ont pas servi à grand-chose... presque rien” (DS 479).

19Donya avait dès le premier tome contesté les fondements du freudisme : “Vous, les occidentaux, vous croyez que c’est Freud qui a découvert l’inconscient, mais qui a lu les poètes persans sait que le temps du cerveau n’est pas celui des jours et des saisons” (JPS 144). Selon Donya, les théories sur l’inconscient ont été découvertes en Perse par Ibn Sina (philosophe plus connu sous le nom d’Avicenne) qui, selon elle, est “le père de la psychanalyse, et non pas Freud” (JPS 309).

20Faute d’avoir pu trouver chez Freud les réponses à ses questions, la narratrice conclut ainsi le fruit de cette longue analyse : “Elle avait remplacé les séances par des heures d’écriture et avait commencé une nouvelle” (DS 485). En définitive, l’auteure revient aux origines de la démarche initiale adoptée dans Comment peut-on être français ? Si l’épisode suicidaire avait démontré les failles de la fiction, en tant qu’outil salvateur et résilient, elle demeurait visiblement le meilleur moyen de dompter le trauma vécu en Iran : “Fuir la réalité, inventer mille et une autres histoires pour ensevelir la mienne : l’imagination était mon salut, mon exutoire” (DS 489).

Troubles dans la fiction : “mille et une autres histoires”

21Les fictions récentes de Chahdortt Djavann suivent la ligne éditoriale fixée par Donya dans La dernière séance. La romancière ne traite plus de biais sa propre expérience pour trouver l’inspiration et alimenter ses intrigues. À l’image de Shéhérazade, l’auteure s’engage désormais dans l’exploration de mille et une autres vies.

  • 25 Chahdortt Djavann, Big Daddy, Paris, Grasset, 2015, p. 9.

22À cet égard, le cas du roman Big Daddy, paru en 2015, indique un changement singulier dans le logiciel narratif. En effet, la romancière décide d’aborder son sujet de prédilection sous un angle complètement différent. Pour ce récit, Djavann choisit une narration polyphonique à double point de vue, venant illustrer celui de Rody, l’adolescent criminel prisonnier, et celui de son avocate commise d’office. Écartant le dédoublement fictionnel précédent entre Donya-analysante et Donya-narratrice, Big Daddy se présente comme un roman qui abrite deux voix bien distinctes. La romancière précise que “cette histoire est fictive”25, mais il n’en demeure pas moins qu’elle a fait beaucoup de recherche pour s’imprégner d’un trauma similaire au sien.

23Au-delà de l’hapax que constitue Big Daddy, les mille et une autres vies, auxquelles Donya faisait allusion, apparaissent de façon paroxystique dans les deux derniers romans publiés. Avec Les putes voilées n’iront jamais au Paradis ! et Et ces êtres sans pénis !, l’auteure signe un retour fracassant dans le monde des mollahs. Dans le premier texte, Djavann s’intéresse au destin des prostituées que le régime iranien décime dans l’indifférence générale. Ce livre n’a pas pour mission de “les décrire ni comme des anges, ni comme des putains, ni comme de pures victimes. Mais comme des femmes. Des Femmes Étonnantes. Et ce livre sera leur sanctuaire. Leur Mausolée” (PVP 64). L’ouvrage recueille donc les témoignages d’une quinzaine de femmes, parmi lesquelles on compte ceux de Fatemeh, Soudabeh, ou Sara (autant de prénoms reparaissant dans son œuvre). L’auteure se met cette fois-ci dans la peau de l’analyste pour recevoir leurs confessions. Djavann n’interrompt jamais le récit des femmes qu’elle écoute, si ce n’est pour ajouter une brève description en italique pour que les lecteurs se figurent mieux la scène. Par exemple, dans le cas de Fatemeh, la narratrice indique : “Elle essuie encore ses larmes sur son visage. On reste accroché à ses lèvres” (PVP 134).

  • 26 L’auteure le précise ainsi : “Bien que ce livre soit une fiction, l’affaire, hélas ! n’est pas de (...)

24En 2021, cependant, Djavann inaugure son nouveau roman en faisant une mise au point sur le déplacement de la fiction exploré dans son précédant livre-mausolée : “Me sentais-je coupable de réussir ma carrière sur le dos de femmes assassinées” (ESP 9). En effet, Fatemeh, Soudabeh et Sara représentaient des personnages et des témoignages purement fictifs, certes crédibles, mais néanmoins inventés par l’auteure pour les besoins de son récit26. La pertinence du changement de ligne éditoriale est critiquée, interprétée ou encore amendée par la narratrice elle-même dans son texte. Par conséquent, dans Et ces êtres sans pénis !, elle informe ses lecteurs d’une décision narrative capitale : “Dans ce roman, basé sur des faits réels, je n’invente rien ou si peu. Donc pas d’imagination en délire car la réalité surpasse toute exagération surréaliste. Pas d’embellissements non plus” (ESP 36). Dès lors, Djavann décide de déplacer son récit sur le terrain du fait divers : trois histoires iraniennes avérées, concernant des femmes détruites par le régime pour le simple fait d’être nées femme.

25Comme en témoigne la virulence de ces deux titres exclamatifs, l’injustice vécue par ces mille et une autres vies indignent encore davantage l’auteure que sa propre histoire, ce qui aiguise la violence de son style. Si la fiction djavannienne se permettait déjà d’apostropher ses lecteurs par un “vous” discret (JVA 62), elle se transforme désormais en véritable interruption. Précédemment évoqué, le chapitre “Fiction ou pas fiction ?” dans Les putes voilées n’iront jamais au Paradis !, interrompant le cours linéaire du récit, n’est en réalité qu’une question oratoire qui révèle les nouveaux objectifs narratifs que se fixe la romancière :

Arrivée à ce point de l’histoire, et après des semaines de réflexions et de tentatives d’écriture de tout genre, je me confie à vous lecteurs. Je vous avoue tout. J’avoue la vérité sur cette entreprise littéraire. Procédé étrange et inédit au beau milieu d’un roman, je vous le concède. (PVP 57)

26Située bien après l’incipit, cette lettre ouverte adressée aux lecteurs ressemble à une captatio benevolentiae mouvante, que l’on aurait débarrassée de ses fonctions introductives. Le fait d’apostropher le lecteur ne suffit plus, Djavann lui demande de valider la nouvelle règle fictionnelle qu’elle lui impose et construit devant lui. Une fois cette permission obtenue, les portes closes de la fiction se déverrouillent les unes après les autres. Ce pacte avec le lecteur est tacitement reconduit dans le roman suivant, lorsque Djavann-écrivaine décide de rejoindre ses protagonistes dans le dernier chapitre de son histoire. La narratrice se sert ici de l’écriture pour se téléporter en Iran et rejoindre ses compatriotes-personnages :

Je sors donc du roman et rentre clandestinement dans mon pays natal [...]. Au diable la servitude. Je rentre en Iran sur ordre de mon imagination [sic]. À quoi me servirait la littérature si elle n’exauçait pas mes vœux les plus chers ? Si elle ne comblait pas mon imagination quand je suis à terre ? À quoi me servirait la littérature si elle ne me secourait pas quand la réalité m’est intenable ? Je ne respecte les règles d’aucun auteur français, anglais, allemand, américain... (ESP 148)

  • 27 Soulignons qu’il n’y a rien d’inédit pour un romancier d’interrompre son récit en cours de route (...)

27Cette citation est précieuse pour résumer quelque peu les résultats de notre étude. Tout d’abord, la servitude que représentent les contraintes et les règles de la fiction ne doit pas se confondre avec la force créatrice qu’offre la littérature. En d’autres termes, Djavann considère que c’est en démultipliant les champs des possibles et en décorsetant l’image que se fait l’auteure de son art, qu’elle parviendra à s’exprimer d’une voix libre. Ensuite, ce procédé lui permet de donner un droit de réponse à la critique lui reprochant son néo-orientalisme. Sa revendication de n’appartenir à aucune chapelle ni à aucun pays démontre la distance prise avec son livre Comment peut-on être français ? L’auteure admet que ce n’est pas en écrivant ou en imitant Montesquieu qui lui permettra de sortir d’elle-même, mais c’est bel et bien en s’extrayant de la fiction qu’elle trouvera son authenticité auctoriale. En somme, cet acte fictionnel protéiforme pourrait paraître inédit, mais il n’est, en réalité, que le prolongement de cette condamnation à créer, dont parlait Donya dans La dernière séance27. Cette technique narrative, se jouant des contradictions et des épanorthoses, suscite l’empathie des lecteurs, soulagés que la romancière ne se conforme pas au désir de réalité qu’elle avait exprimé en préambule, et cède enfin à cette imagination en délire qu’elle comptait abolir.

28Et depuis cette nouvelle forme narrative, l’on voit se déployer un nouveau monde d’inférences, où l’auteure décide de surplomber son récit. Alors que Mauriac plébiscitait le recours au Dieu écrivain pour avoir la mainmise sur ses personnages, Djavann préconise le recours à la narratrice-architecte qui redessine la charpente fictionnelle de son œuvre. L’émergence récente de cette narratrice toute-puissante, dont l’omnipotence sert la cause des femmes iraniennes, doit être interprétée comme un colosse aux pieds d’argile, tentant de rivaliser avec le Dieu invoqué par le régime théocratique iranien. En sorte que cet hybris devenu narration, s’affranchissant du cadre de la fiction afin d’affronter le véritable ennemi, peut être perçu comme la manifestation de l’impuissance et de l’impossibilité des écrivains exilés à pouvoir s’impliquer pleinement aux événements de leur pays d’origine. Ce discours d’autorité prend une place de plus en plus conséquente dans l’œuvre de Djavann. Et cette forme assumée d’une fiction délivrée de ses entraves permet également la survenance d’un discours radical et parfois controversé. Jusqu’à présent la romancière privilégiait l’essai pour développer ses opinions politiques sur l’Iran et l’islam, mais désormais l’essai entre par effraction dans le roman.

29À notre connaissance, les essais de Djavann n’ont pas fait l’objet d’études universitaires. Pourtant, leur rôle ne doit pas être négligé pour comprendre les déplacements de la fiction effectués par l’auteure. À l’heure où nous écrivons, Djavann a publié un total de quinze ouvrages entre 2002 et 2021, comprenant neuf fictions et six essais politiques. La publication des essais s’intercale toujours entre ses fictions. À titre d’exemple, elle publie Bas les voiles ! (2003) et Que pense Allah de l’Europe ? (2004) entre ses deux premiers romans ; ensuite, paraît À mon corps défendant, l’Occident (2007), entre le troisième et le quatrième ; puis, Ne négociez pas avec le régime iranien (2009), entre le quatrième et le sixième ; et enfin, Comment lutter efficacement contre l’idéologie islamique ? (2016) et Iran. J’accuse ! (2018), entre le huitième et le neuvième.

30Tout laisse à penser que les essais interviennent comme des appendices de la fiction ou comme des parerga offrant des réflexions complémentaires sur un sujet déjà traité dans les romans. Autrement dit, cette œuvre intercalaire forme un réservoir idéologique dont l’auteure se sert pour nourrir ses romans ou pour expliquer ce qui n’a guère pu y être intégré. Par ailleurs, l’essai djavannien ne dévie jamais de sa trajectoire, puisqu’il cible toujours le régime iranien, responsable du trauma de l’auteure. Il est autant un corollaire qu’un adjuvant pratique de son œuvre, lui permettant de contourner les contraintes de la narration et des éléments fictionnels. Quand la fiction autorise l’identification aux personnages et l’empathie face à leur adversité (l’imagination), l’essai insiste sur les aspects factuels et documentaires des événements (la réalité). L’ambition récente de l’œuvre de Chahdortt Djavann semble être la convergence des genres pour proposer aux lecteurs une forme littéraire hybride.

  • 28 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, Stuttgart, Kröner Taschenausgabe, tome I, 1921, (...)

31En guise de conclusion, nous pourrions avancer que le traumatisme de la prison, vécu par l’auteure, conditionne son besoin de libérer son œuvre des contraintes narratives. En effet, la fiction n’apparaît jamais comme un outil libérateur, dans la mesure où ses règles représentent une autre forme d’emprisonnement que Djavann combat de toutes ses forces. La fiction s’enrichit donc de ses mutations successives, propose des alternatives à son lecteur et se débat pour parvenir malgré tout à prendre part à la lutte. En tentant toujours de sortir d’elle-même, pour reprendre les termes de Roxane, Djavann opère de plus en plus un arrachement, essayant de s’extraire de la fiction pour ne plus mettre en récit son propre trauma mais celui des autres. De sorte que l’Antigone des premiers romans cède aujourd’hui la place au mythe de Shéhérazade, multipliant les existences et les points de vue. En définitive, cette condamnation à créer de nouvelles formes narratives, afin de donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas, illustre les défis considérables auxquels l’œuvre de Chahdortt Djavann est confrontée. Cette démarche n’a d’égale que l’exigence infinie d’une quête littéraire, visant à atteindre une forme sublimée de la vérité. Et après tout, le sublime n’est-il pas “le domptage artistique de l’horrible”28 ?

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Note de fin

1 Nima Naghibi, Women Write Iran: Nostalgia and Human Rights from the Diaspora, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016, p. 2.

2 Laetitia Nanquette, Orientalism versus Occidentalism: Literary and Cultural Imaging between France and Iran since the Islamic Revolution, New York, I.B. Tauris, 2013, p. 63-67.

3 Voir Gillian Gilmore, Soft Weapon: Autobiography in Transit, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

4 Djavann opère une distinction très nette entre elle et ses personnages. Concernant Roxane, elle précise : “ elle reste avant tout le fruit de mon imagination. Je suis différente d’elle comme une fiction est différente de la réalité. Roxane existe dans le roman, moi dans la vie réelle. Par exemple, je n’ai jamais envoyé des lettres à Montesquieu comme Roxane ; je l’ai fait en écrivant ce roman et en attribuant cette idée à mon personnage Roxane” ; Kristen Halling et Chahdortt Djavann, “Entretien avec Chahdortt Djavann”, Dalhousie French Studies, vol. 92, 2010, p. 139.

5 Dans Bajazet, Racine puise pour la première fois son inspiration dans l'empire Ottoman, qui s’étend alors jusqu'à l’Iran actuel. Son héroïne, Roxane, est la favorite du sultan Amurat. Montesquieu reprend ce prénom dans Lettres persanes pour désigner l’une des cinq épouses d'Usbek.

6 Farzaneh Milani, “Iranian Women’s Life Narratives”, Journal of Women’s History, vol. 25, 2, 2013, p. 46.

7 Djavann décrit ainsi le terme de havou dans La muette : “les femmes qui ont le même homme pour époux sont les unes pour les autres des ‘havous’. Ce terme, propre au système de la polygamie, n’a évidemment aucun équivalent dans les langues occidentales”, dans Chahdortt Djavann, La muette, Paris, Flammarion, 2008, p. 116 ; dorénavant M.

8 Voir Jean-Claude Raspiengeas, “Chahdortt Djavann ou le difficile exil”, La Croix, 25 août 2015, URL : https://www.la-croix.com/Culture/Livres-Idees/Livres/Chahdortt-Djavann-ou-le-difficile-exil-2015-08-05-1341587.

9 Chahdortt Djavann, Je viens d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 56 ; dorénavant JVA.

10 Chahdortt Djavann, Comment peut-on être français ?, Paris, J’ai lu, 2008, p. 256 ; dorénavant CPF.

11 Chahdortt Djavann, Je ne suis pas celle que je suis, Paris, Flammarion, 2011, p. 432 ; dorénavant JSP.

12 Chahdortt Djavann, Et ces êtres sans pénis !, Paris, Le Livre de poche, 2021, p. 51 ; dorénavant ESP.

13 Chahdortt Djavann, Les putes voilées n’iront jamais au Paradis !, Paris, Le Livre de poche, 2017, p. 57 ; dorénavant PVP.

14 Gayatri Spivak, “Three Women’s Texts and Circumfession”, dans Alfred Horning et Ernstpeter Ruhe (dir.), Postcolonialism and Autobiography, Amsterdam, Rodopi, 1998, p. 7 ; notre traduction.

15 Leigh Gilmore, The Limits of Autobiography: Trauma and Testimony, Cornell University Press, 2001, p. 14 ; notre traduction.

16 Chahdortt Djavann, La dernière séance, Paris, Fayard, 2013, p. 490 ; dorénavant DS.

17 Voir Jeannette den Toonder, “Writing in the Feminine: Identity, Language, and Intercultural Dialogue in Djavann’s Comment peut-on être français?”, DiGeSt. Journal of Diversity and Gender Studies, vol. 5, n° 2, 2018, p. 7-22.

18 Négar Djavadi, Désorientale, Paris, Éditions Liana Levi, 2016, p. 253 : “Toutes ces belles citations, tous ces beaux personnages, les Hugo, Voltaire, Rousseau, Sartre, autour desquels avaient gravité nos existences, n’étaient qu’une fiction moyen-orientale, une fable naïve pour les individus à l’esprit romantique comme Sara”.

19 Franz Fanon, Peau noire masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 120. Illustrant un conflit psychologique, Fanon emploie le terme d’oblat pour décrire comment les jeunes Noirs, sous l’influence coloniale, font don d’eux-mêmes et s’identifient à la culture blanche dominante.

20 Roland Barthes, La préparation du roman, Paris, Seuil, 2003, p. 149.

21 “Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même”, dans Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 392.

22 Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, PUPS, 2006, p. 10.

23 Bien que l’héroïne change de nom, il est clair que les deux ouvrages psychanalytiques de 2011 et 2013 se lisent comme la suite de Comment peut-on être français ?

24 Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 259.

25 Chahdortt Djavann, Big Daddy, Paris, Grasset, 2015, p. 9.

26 L’auteure le précise ainsi : “Bien que ce livre soit une fiction, l’affaire, hélas ! n’est pas de mon invention” (PVP 57). En effet, ce roman trouve son origine dans les assassinats mystérieux de prostituées constatés dans la ville de Mashhad.

27 Soulignons qu’il n’y a rien d’inédit pour un romancier d’interrompre son récit en cours de route ou de sortir momentanément de la fiction pour rejoindre ses personnages. Françoise Sagan, entre autres, avait déjà exploré cette technique dans son ouvrage Des bleus à l’âme, publié en 1972.

28 Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, Stuttgart, Kröner Taschenausgabe, tome I, 1921, p. 82.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Flavien Falantin, « Psychanalyse de l’exil ou les défis de la fiction dans l’œuvre de Chahdortt Djavann »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13562 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11u00

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Auteur

Flavien Falantin

Colby College

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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