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Études

En relisant Carrère

Retour sur la pratique et les effets de l’hybridation générique, de L’adversaire (2000) à Yoga (2020)
Antoine Ducoux

Résumés

Cet article interroge les enjeux éthiques d’un brouillage de la frontière entre vérité et mensonge dans les œuvres documentaires d’Emmanuel Carrère. Il propose, à partir de “l’affaire Yoga” consécutive à la parution d’un “Droit de réponse” de la journaliste Hélène Devynck, d’envisager sous un angle éthique la responsabilité des énoncés hybrides à l’égard du mode de référencialité qu’ils engagent. La frontière entre fiction et non-fiction, loin de se cantonner à un problème théorique de classification générique, engage en effet des dimensions politiques et sociologiques, qui ont trait à l’autorité que constitue la parution d’une autofiction dans le champ littéraire. La modélisation littéraire propre à l’autofiction n’annule pas le caractère problématique d’une manipulation du matériau factuel ; on défend ici l’idée que les effets de vérité propres à ce régime textuel hybride peuvent découler d’un voilement de la puissance figurative de l’écriture, et que les aveux de fictionnalité, loin de fonctionner comme gage de sincérité, peuvent aussi participer d’une conventionnalisation esthétique des stratégies de l’hybridation.

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Emmanuel Carrère
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Texte intégral

Déplacements de/dans la fiction : L’adversaire, une “fiction critique” ?

  • 1 Bruno Vercier et Dominique Viart, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2008.
  • 2 Lionel Ruffel, “Un réalisme contemporain : les narrations documentaires”, Littérature, vol. 166, (...)
  • 3 Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête: portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, (...)
  • 4 Annick Louis, “Les séductions de l’enquête”, Passés Futurs Politika, no 8, décembre 2020, URL : h (...)
  • 5 Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère: faire effraction dans le réel, Par (...)
  • 6 Christophe Reig, Alain Romestaing et Alain Schaffner (dir.), Emmanuel Carrère, le point de vue de (...)
  • 7 Laurent Demanze, op. cit.

1Dans la galaxie des œuvres qui constituent “la littérature française au présent”1, peu de textes ont été aussi commentés que L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. L’imposture de Jean-Claude Romand et l’horreur de son crime s’y trouvent saisies à travers un objet littéraire lui-même hybride, où les usages traditionnels de la littérature se trouvent pris en défaut. Cette hybridité donne lieu à un récit trouble, volontairement tâtonnant dans sa structure ainsi que dans ses efforts de faire saillir l’opacité d’un réel difficile à saisir. L’ambiguïté générique du livre, où se refuse aussi bien la relégation du projet au statut de reportage que l’étiquette de “roman”, inscrit le projet de Carrère parmi ces formes emblématiques de la contemporanéité qu’on appelle “narrations documentaires”2, “littérature d’enquête”3 ou “récits hybrides”4. La fécondité de cette reclassification s’illustre par l’ampleur des publications s’attachant à qualifier ce qui, dans l’écriture de Carrère, “fai[t] effraction dans le réel”, pour reprendre l’anthologie de textes critiques et de témoignages consacrée à l’auteur et son œuvre en 20185 – à commencer, s’il fallait choisir, par la somme parue en 2016 aux Presses de la Sorbonne Nouvelle : Emmanuel Carrère, le point de vue de l’adversaire6, ou par l’étude que consacre Laurent Demanze à l’auteur dans son ouvrage Un nouvel âge de l’enquête7. Se situant à distance de la fiction pour enquêter sur le réel, Carrère soit s’appuie sur l’autorité d’une source, soit recourt à la modalisation pour entrer dans le régime du possible et du probable. Il marque par ce moyen la frontière entre le geste documentaire et les passages où il emploie le relai de l’imagination pour interpréter un réel qui se dérobe.

  • 8 Lionel Ruffel, art. cit., p. 19.
  • 9 Dominique Viart, “Les ‘fictions critiques’ de la littérature contemporaine”, Spirale, no 201, 200 (...)
  • 10 Ibid., p. 10
  • 11 Cette conception de la littérature comme “contre-fiction” critique à même de déjouer les scénaris (...)

2Ce type de récit ne cesse pas pour autant d’entretenir des liens difficiles à théoriser avec la fiction – ne serait-ce qu’une fiction définie a minima comme “pratique de l’agencement […] des signes du monde”8, puisque le récit de “l’affaire” Romand, lui-même soumis à un certain cadrage et certains choix de mise en scène, se double du récit soigneusement structuré de l’enquête du narrateur. Si le rapport du narrateur de L’adversaire à la fiction s’énonce déjà de manière problématique dans le livre lui-même, le classement générique de l’ouvrage vient redoubler cette difficulté d’identification. La notion de “fiction critique” proposée en 2002 par Dominique Viart, par exemple, ne peut être appliquée à ce type de narration documentaire qu’à condition de déplacer la définition de la fiction elle-même. Par “fiction”, il ne faudrait plus entendre “le simple exercice d’un imaginaire livré à lui-même, mais une fonction particulière de mise en question”9, soit une entreprise réflexive de déconstruction des représentations sociales et d’interrogation sur les moyens de la littérature à se saisir du monde. Ce déplacement a néanmoins un coût théorique important. Il s’effectue d’abord au risque de l’amalgame entre la notion de "fiction" et celle de “littérarité”, puisque ce qui fait de L’adversaire une fiction serait, d’après Dominique Viart, “de ne se rédui[re] jamais ni au documentaire, ni au reportage”10. Une telle extension du domaine de la fiction, déjà paradoxale à l’endroit d’une littérature d’investigation, présente aussi le risque d’assimiler les divers “discours” non-littéraires relevant des disciplines du savoir ou des représentations sociales à d’autres "fictions" qu’il reviendrait à la “fiction critique” de déjouer ou déconstruire11. Au point de laisser dans l’angle mort la question fondamentale de la vérité dont ces récits fortement référentiels sont porteurs, et de la distinction problématique entre fiction et mensonge qu’ils mettent en évidence.

“L’affaire Yoga”, un prisme pour étudier les frontières entre fiction et mensonge

  • 12 Hélène Devynck, “Droit de réponse : Hélène Devynck, l’ex-compagne d’Emmanuel Carrère, répond à la (...)
  • 13 Ibid.

3La requalification théorique de la notion de fiction ne permet pas d’ignorer le caractère problématique du maniement parfois douteux des degrés de factualité et de fictionnalité par l’auteur dans ses ouvrages autobiographiques, où le recours non déclaré à l’imagination ou au détour fictionnel, dans une écriture qui se donne comme factuelle, peut susciter des polémiques. Encore faut-il distinguer, dans ce régime, ce qui relève de l’erreur, de l’omission, et ce qui tient à la manipulation délibérée du matériau factuel. On s’appuie ici sur l’exemple de Yoga, roman qui raconte la grave crise psychique traversée par l’auteur dans une double conjoncture à la fois politique – les attentats de Charlie Hebdo – et intime – son divorce avec la journaliste Hélène Devynck. Comme on sait, Hélène Devynck publia un “Droit de réponse" après la parution du roman pour dénoncer la trahison du contrat qui la liait avec l’auteur depuis leur divorce, en vertu duquel Carrère s’était engagé auprès d’elle à ne plus la faire figurer dans ses livres. La violation du consentement d’Hélène Devynck se trouve aggravée, d’après son témoignage, par plusieurs circonstances : par les “mensonges”12 de l’éditeur, qui l’avait assuré qu’elle ne figurerait pas dans le livre, et par la mauvaise foi et la “ruse”13 employées par Carrère, consistant à citer un ouvrage antérieur au contrat – une page de D’autres vies que la mienne – afin de contourner la clause contraignante de leur accord.

4Refusant donc que sa personne soit instrumentalisée comme “objet d’écriture fantasmé” dans un autoportrait littéraire qu’elle juge mensonger et complaisant, Hélène Devynck rappelle les arrangements de Carrère avec le déroulé réel des faits relatés dans Yoga, de son internement en hôpital psychiatrique à son séjour auprès des migrants sur l’île grecque de Leros, qui n’aurait duré que quelques jours et non plusieurs mois comme l’indique le roman. Outre la violation du respect de sa vie privée, la journaliste dénonce surtout le non-respect du “pacte de vérité” que noue avec le lecteur cette phrase figurant dans Yoga et dans plusieurs interviews de Carrère : “La littérature est le lieu où on ne ment pas”. Hélène Devynck indique à ce propos :

  • 14 Ibid.

L’autre raison pour laquelle je ne voulais pas être dans ce livre, c’est l’effacement de la frontière entre fiction et mensonges. […] Ce récit, présenté comme autobiographique, est faux, arrangé pour servir l’image de l’auteur et totalement étranger à ce que ma famille et moi avons traversé à ses côtés.14

  • 15 Un article sur “l’affaire Yoga” dans Marianne illustre bien cette attitude complaisante, aussi bi (...)

5Il serait tentant de réduire le débat à une querelle germanopratine ou à des arguties juridiques sur le respect du droit à la vie privée ne regardant que les personnes mises en cause. À qui importe, en effet, les mensonges dont Carrère se serait rendu coupable ? Ce serait, à mon sens, passer à côté des questions de fond que soulève ce “Droit de réponse”, que la presse générale a parfois enterrées sous des persiflages sexistes et une défense guère nuancée des droit absolus de l’écrivain sur les sujets qu’il traite15. Loin de neutraliser toute possibilité de lecture esthétique de Yoga, les omissions et les arrangements du récit avec la réalité soulèvent des questionnements profondément littéraires. En visant, au-delà de Yoga, un régime contemporain d’invention littéraire où l’indiscernabilité des énoncés réels et des énoncés fictionnels trouble la frontière entre fait et fiction, le rétablissement des critères objectifs de véridicité replace la question du mensonge – et de ses conséquences pragmatiques – au cœur de la pratique autofictive. Elle replace aussi sous une lumière très crue les enjeux éthiques de cette écriture, et demande ce que valent les prétentions de cette écriture à l’interrogation du réel, lorsque des manipulations dissimulées du matériau factuel, en éclatant au grand jour, rompent le pacte de véridicité noué par l’œuvre.

Littérature, authenticité et vérité : la frontière est-elle si trouble ?

6Ce désaveu public des prétentions de Carrère à la “vérité” dans Yoga a suscité une réponse dans le quotidien Libération. Emmanuel Carrère n’y répond pas précisément sur ces arrangements avec la réalité, qu’il n’a pas explicitement signalés comme tels, alors que d’autres circonstances et d’autres personnages sont, quant à eux, textuellement avoués comme fictifs à la fin de Yoga. Non sans recourir à un registre affectif, au risque d’une manipulation verbale consistant à faire porter à son ex-épouse la responsabilité de sa souffrance, Carrère reproche à Hélène Devynck la peine que lui a causée son refus de figurer dans le livre, alors qu’il disait vouloir seulement lui témoigner sa gratitude. Il indique alors que ces refus l’ont obligé à un “mensonge par omission” en creusant l’ellipse narrative qui correspond à la période de son internement :

  • 16 Emmanuel Carrère, “‘C’est la nature de Yoga d’être impur’ : Emmanuel Carrère répond à son ex-femm (...)

C’est ainsi que s’est creusée, au cœur de Yoga, cette ellipse qui le rend par endroits énigmatique : un mensonge par omission dont je m’explique dans un chapitre intitulé “Le lieu où on ne ment pas”, et qu’on me pardonnera de citer : “Chaque livre impose ses règles, qu’on ne fixe pas à l’avance mais découvre à l'usage. […] En l’écrivant, je dois dénaturer un peu, transposer un peu, gommer un peu, surtout gommer, parce que je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses, mais sur autrui, non. […]” […] C’est la nature de ce livre, c’est son identité d’être impur, hybride, tiraillé entre pacte de vérité avec le lecteur et fiction par endroits imposée.16 

  • 17 Ibid.

7Ce qui est ici présenté comme une solution par défaut, dont Carrère dit qu’elle lui a été imposée par la volonté de son ex-épouse, ne tarde pas à se présenter sous la forme d’un gain sur le plan de l’esthétique littéraire, ce que traduit la référence à W de Georges Perec : “je me suis rappelé certains livres qui m’ont formé et s’organisent tout entiers autour d’une chose tue, d’une place vide, d’une pièce manquante dans le puzzle – le plus grand et le plus incomparablement tragique d’entre eux étant W ou le souvenir d'enfance, de Georges Perec”17. En déplaçant l’objet de la discussion, et en se réclamant d’un prestigieux modèle littéraire, Carrère se livre à une défense du caractère “impur, hybride” de son livre, qui, paradoxalement, serait d’autant plus sincère et authentique qu’il serait, à l’image de l’auteur, tiraillé entre fiction et vérité. Le paradoxe de Yoga est que Carrère prétend recourir au moins d’artifice possible, en se mettant à nu (“je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses”), tout en recourant de manière avouée à certains artifices. Selon Carrère, Yoga trouverait ainsi sa "vérité" dans le mélange, l’hybridation entre rapport factuel et invention biographique : c’est parce qu’il est obligé de mentir que le livre, en somme, en devient plus “vrai”.

8Cette profession d’authenticité ne résout pas les difficultés d’une écriture qui, se voulant à la fois investigation du réel et espace d’accueil ménagé à la souffrance personnelle, semble trahir, par les mensonges auxquels elle recourt, son propre programme éthique de prise en charge du réel. Or, les vingt années pendant lesquelles Carrère a approfondi sa pratique du récit-enquête non seulement ont connu l’essor d’une hybridation des pratiques discursives emblématisées par les genres de l’autofiction et de l’enquête, mais ont aussi été celles d’un questionnement théorique très ample sur les frontières de la fiction. Les questions soulevées par Yoga nous invitent ainsi à réfléchir à la validité que nous prêtons aux énoncés et aux discours littéraires en régime contemporain :

  • 18 Alexandre Gefen et René Audet, “Présentation”, dans Alexandre Gefen et René Audet (dir.), Frontiè (...)

La définition de la fiction met en jeu tant la place et la fonction assignées à la représentation littéraire que des variables anthropologiques relevant de l’épistémologie des sciences sociales, voire de la philosophie du langage (moyens de valider ou d’invalider les discours), de la phénoménologie ou de l’ontologie (coordonnées des objets perçus/reconnus comme fictionnels).18

  • 19 Gisèle Sapiro, “Littérature et vérité”, AOC media - Analyse Opinion Critique, mars 2021, URL : ht (...)

9Même en reconnaissant, avec Gisèle Sapiro, que la vérité de la littérature ne se réduit pas à la véracité des faits relatés, mais tient à d’autres dimensions comme la probabilité, la vraisemblance ou l’exemplarité19, on ne peut que constater la persistance d’une théorie logique de la vérité dans la réception littéraire, qui ne place pas tous les énoncés contrefactuels sur le même plan épistémique. Comme l’écrit Marie-Laure Ryan à propos d’autres récits factuels dont l’authenticité fut publiquement contestée :

  • 20 Marie-Laure Ryan, “Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? ”, dans René Audet et Gefen (...)

Si l’hybridation des deux types de discours est devenue chose courante, le scandale causé par les affaires Menchú/Stoll, Wilkomirski et Morris/Reagan suggère au contraire la solidité de la conscience de leur différence dans l’esprit du public et de la critique non académique.20

  • 21 Françoise Lavocat, Fait et fiction: pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, <Poétique>, p. 282.

10Les polémiques qui accueillent certains écrits pratiquant l’hybridité générique semblent même indiquer que c’est de façon collective, dans la réception, que se négocient de façon normative et continue les frontières de la fiction, alors même que cette frontière paraît mise à mal dans les textes, au point d’autoriser toutes sortes de déguisements qui tentent de se faire passer pour fictionnels. Françoise Lavocat mentionne à ce propos le rôle fondamental de régulation des frontières de la fiction par les jugements publics des tribunaux. Rappelant qu’en France, le droit du romancier à “puiser dans la vie des matériaux nécessaires à son œuvre” est “limité par le respect de la personnalité morale et physique d’autrui”21, Françoise Lavocat estime que

  • 22 Ibid., p. 293.

[l]a pratique interprétative des juges met en évidence la perméabilité des frontières de la fiction et leur paradoxe […]. Ce paradoxe est que notre époque ne peut s’empêcher de présupposer ces frontières et de les poser comme une exigence normative, sans que leur tracé soit explicité ni stabilisé.22

  • 23 “Pour reprendre les trois propositions modales de Kant, l’autofiction met en panne l’assertorique(...)
  • 24 Maxime Decout et Jochen Mecke, “La littérature contemporaine aux prises avec le mensonge et la ma (...)

11Cette stabilité de l’exigence normative d’une frontière entre fiction et récit factuel nous invite d’abord à regarder avec prudence l’avis de celles et ceux qui interprètent les protestations du public comme la conséquence d’un malentendu sur le projet d’écriture de l’auteur. Même en tenant compte de la complexité du pacte autofictif, qui suspend les modalités traditionnelles de la véridiction et se prête ainsi à “une réception problématique”23, on peut aussi défendre que quels que soient la modélisation littéraire ou le régime d’emprunt à d’autres textes auxquels recourent les auteurs, l’autofiction demeure “capable de mentir au premier degré”, puisqu’“un pacte factuel [y] est toujours à l’œuvre, rappelant la prétention à l’authenticité et suscitant des soupçons quant à un contenu potentiellement mensonger”24.

  • 25 Dominique Viart, “Les ‘fictions critiques’ de la littérature contemporaine”, art. cit.
  • 26 Lionel Ruffel, art. cit.
  • 27 François Bon, Daewoo, Fayard, Paris, 2004, p. 102.

12On peut aussi rappeler que c’est bien un souci éthique de la vérité qui anime la volonté de retour au réel affichée par les “fictions critiques” et autres pratiques du récit de soi et du récit-enquête inscrites dans l’actuel “tournant documentaire”. Comme le rappelaient déjà Dominique Viart25 ou Lionel Ruffel26, il s’agit bien d’une part, de ne plus être dupe des modalités esthétiques du réalisme après “l’ère du soupçon”, mais aussi de contester l’autoréférencialité des approches postmodernes qui feraient fi du monde. C’est d’ailleurs ce que traduisent de nombreuses métaphores exprimant la violence du geste d’investigation dans le réel : “creuser” le réel, “faire effraction dans le réel”, pour reprendre des mots de Carrère, ou “extorquer […] ce mystère [qui] se passe parfois de traces”27, pour reprendre une expression de François Bon. Il y a donc un paradoxe dans le fait d’invoquer, à l’endroit des auteurs qui se donnent un tel programme d’investigation du réel, et qui se disent même conscients de la violence que peut impliquer un tel programme, le droit qui avait justement été contesté aux esthétiques postmodernes, celui d’une liberté créative totale dans un jeu purement textuel imposant ses propres règles.

  • 28 L’œuvre de Carrère se prête à un rapprochement avec Gomorra de Roberto Saviano, qu’il conviendrai (...)

13On peut même élargir ce raisonnement à toute fiction qui s’empare de faits qui ne sont pas seulement privés, mais publics, et qui ne sollicitent pas seulement l’intervention des juges, mais celle des experts. Certes, la fiction suppose la suspension volontaire de l’incrédulité, ainsi qu’une adhésion aux codes déterminés par le genre où elle s’inscrit. Mais elle n’exige pas l’abolition de l’ensemble des critères d’exactitude, de référentialité ou de vraisemblance qui valent pour les autres discours. On ne comprendrait pas, sans cela, les critiques adressées aux fictions historiques qui bénéficient d’une large diffusion commerciale, surtout lorsqu’elles allient le grand spectacle à une prétention de relecture de l’histoire, qu’il s’agisse de la récente biographie de Napoléon par Ridley Scott, celle de Pablo Escobar dans la série Narcos, ou celle du Vendéen Charrette dans le film Vaincre ou mourir, superproduction française financée par le Puy du Fou dans un objectif révisionniste et militant. S’il n’est pas possible de faire l’économie des notions de vérité et de mensonge en régime autofictif, c’est sans doute parce que l’inscription du réel (historique ou biographique) dans une œuvre institue un effet d’autorité qui se convertit en crédit accordé à l’auteur sur la scène publique. Il s’agit également de se questionner sur la valeur des aveux de fictionnalité insérés dans des œuvres s’affichant comme hybrides. Il n’y a sans doute pas lieu d’opposer le régime spectaculaire des fictions historiques au régime spéculaire des “narrations documentaires” ou des “fictions critiques”, la mise en scène du geste d’excavation du réel ou l’aveu de sa manipulation par l’écriture pouvant eux-mêmes se prêter à des inflexions spectaculaires réaffirmant l’autorité textuelle28, comme on le montrera plus loin.

Non-fiction et autorité littéraire

  • 29 Jérôme Meizoz, La littérature en personne : scène médiatique et formes d’incarnation, Genève, S (...)
  • 30 Hélène Devynck, art. cit.

14La publication d’une œuvre se disant factuelle met d’abord en jeu des rapports de force, les personnes mises en cause dans un récit n’ayant pas forcément accès aux canaux de diffusion qui leur permettraient de répondre à l’auteur ou de contester la version des faits qu’il présente au public. La sociologie nous rappelle que le récit de soi demeure une pratique socialisée et ritualisée, qui s’inscrit, à l’heure où ce genre domine la production livresque, dans une démarche d’affirmation dans le champ littéraire, voire comme un mode de consécration. Qu’elle relève du témoignage ou de l’autofiction, cette pratique fortement récompensée dans le marché littéraire est aussi un moyen, pour les auteurs, de s’exprimer publiquement sur des questions d’intérêt général – qui peuvent être éminemment politiques, comme celle des violences sexuelles et sexistes, ou qui ont trait à des enjeux plus philosophiques ou existentiels, comme le deuil, la transmission mémorielle ou la place de l’être humain dans le monde – et de retrouver leur place dans le débat public. Plus encore, comme l’a bien montré Jérôme Meizoz, le récit de soi travaille plus que tout autre genre à asseoir l’image publique, la “posture” de l’auteur sur la scène d’énonciation littéraire. Certes, ce qui est en jeu dans la posture n’est pas la vérité du portrait de l’auteur, puisque la mise en scène de soi peut passer par la fabulation biographique ; cependant, la construction posturale vise à légitimer le discours littéraire et à le rendre crédible, en produisant une image de soi conforme au discours littéraire29. Davantage que Carrère, sans doute, Édouard Louis et Camille de Toledo ont ainsi cherché à mettre en cohérence leurs engagements sociaux et politiques avec leurs récits autobiographiques, et d’éclairer les uns par les autres. De fait, la mise en scène de soi dans l’écriture, surtout lorsqu’elle se prolonge dans l’espace médiatique, produit des effets réels sur le monde – à commencer par la sympathie et le crédit accordés à l’auteur par le public et la critique. Comme le rappelle Hélène Devynck, “Yoga est un succès commercial salué par une critique enthousiaste qui prend pour argent comptant la fable de l’homme à nu, honnête et souffrant, qui a remonté la pente en claudiquant et voudrait bien devenir un meilleur être humain30.

  • 31 Annick Louis, art. cit.
  • 32 Hélène Devynck, art. cit.

15Loin de se limiter à critiquer la moralité des procédés de l’auteur et de son éditeur, les questions soulevées par “l’affaire” Yoga s’adressent ainsi aux procédures de légitimation et de validation du champ littéraire, où la valeur du livre se trouve indexée à l’authenticité affichée par l’auteur dans son autoportrait. Hélène Devynck suggère en outre que Carrère n’ignore rien de la séduction que peut exercer sur le lectorat français le jeu, très appuyé dans Yoga, avec les frontières de la fiction. Dans un article consacré au récit hybride, Annick Louis signale que “[l]e caractère hétérogène du mode narratif [de ce type de récits] n’échappe […] pas aux récepteurs ; il constitue même une des raisons du succès de ces récits”31. Semblant soupçonner Carrère d’un calcul commercial, Hélène Devynck va plus loin et affirme que les éléments de fiction insérés dans Yoga à propos d’autres proches de l’auteur permettent “à la fois de transformer une contrainte juridique en autoglorification et de faire un lourd clin d’œil aux jurés Goncourt qui préfèrent récompenser des romans que des témoignages de vie”32. La question se déplace ainsi vers le statut – novateur ou conventionnel – qu’il faut attribuer au jeu avec les frontières de la fiction. A-t-on encore affaire, avec Yoga, à une expérimentation sur les frontières de la fiction, à une réflexion sur les limites qu’impose le réel à l’écriture qui s’efforce de le déjouer – c’était d’ailleurs le sujet central d’Un roman russe ? Ou bien à la fabrication de signes textuels conventionnalisés permettant d’asseoir une certaine image de soi, et de créer une connivence avec le public et la critique ?

16L’intérêt spécifique du problème que posent les textes de Carrère vient de ce que les pratiques mises en cause dans “l’affaire" Yoga apparaissent en porte-à-faux par rapport aux réflexions très profondes de l’auteur sur le mensonge et surtout sur la perte et l’éventuelle reconquête du crédit menacé par ce mensonge. Cet enjeu transversal des romans de Carrère est abordé au prisme de personnages dont le discours interroge les frontières du mensonge, de la mystification et de la mythomanie (de Jean-Claude Romand dans L’adversaire à Ania dans Un roman russe ou Limonov). Il se retrouve dans des textes critiques et théoriques, comme la recension de l’ouvrage de Janet Malcolm, Le Journaliste et l’assassin, reproduite dans Il est avantageux d’avoir où aller et dont nous citons ici la version en ligne. Affirmant qu’il a pu “blesser” mais jamais “tromp[er] ” personne, Carrère y développe une réflexion pro domo sur “l’honnêteté" nécessaire au travail d’investigation littéraire. Il indique notamment que la pierre de touche de cette honnêteté consiste en l’exposition du personnage de l’auteur impliqué dans son enquête :

  • 33 Emmanuel Carrère, “Emmanuel Carrère : ‘Tu seras mon personnage’”, Le Monde, section Le Monde des (...)

Ce qui est grave, c’est […] de n’avoir pas conscience qu’en racontant l’histoire, on devient soi-même un personnage de l’histoire, aussi faillible que les autres. Janet Malcolm met tout son talent à démontrer que la relation entre un auteur de non-fiction et son sujet est par nature malhonnête, que c’est comme ça, qu’on n’y peut rien. Je dis, moi, qu’on y peut quelque chose. Qu’il y a une frontière […] entre les auteurs qui se croient au-dessus de ce qu’ils racontent et ceux qui acceptent l’dée inconfortable d’en être partie prenante.33

  • 34 Ce désir s’exprime dans la dédicace finale de D’autres vies que la mienne aux filles de Juliette. (...)

17La non-fiction se rendrait donc susceptible d’une “autorité” sur son sujet – autorité faible, contestable, mais d’autant plus solide qu’elle donne à voir les éventuelles failles de l’auteur au travail, en les donnant comme des gages d’honnêteté ou de sincérité. La dynamique d’autorisation à l’œuvre dans L’adversaire, D’autres vies que la mienne, Un roman russe, Le royaume et Yoga, passe d’ailleurs par une démarche littéraire d’exposition de soi qui ne dissimule rien des échecs de l’auteur, des impasses auxquelles il se confronte, ou bien ses défauts. Chacune des enquêtes de Carrère relance ainsi une “quête de soi”, dramatisée au sein d’un scénario qui fait succéder à une crise intime, existentielle, sa résolution par l’écriture. Guère complaisante, en apparence, la rhétorique de l’autoportrait constitue l’autorité sur fond de dépréciation personnelle et d’aveu des limites créatives et psychiques qui seront surmontées à la fin du livre. De L’adversaire à Yoga, l’écrivain redéploie en effet une forme d’attention éthique au monde via la reconquête de l’intégrité psychique sur fond de crise personnelle. Une reconquête de l’autorité qui s’allie à un désir thérapeutique d’engagement dans le monde, avec l’espoir que le livre puisse aider ses lecteurs34.

  • 35 Emmanuel Bouju, “Énergie romanesque et reprise d’autorité (Emmanuel Carrère, Noémi Lefebvre, Jean (...)
  • 36 Emmanuel Carrère, Un roman russe, Paris, P.O.L, 2007, p. 264.

18On pourrait, comme Emmanuel Bouju, interpréter ces œuvres comme des remises en jeu de l’autorité auctoriale sous forme de mise en scène d’une “reconquête énergique de l’autorité sur le fond de sa disparition35. Emmanuel Bouju considère la démarche de Carrère comme celle d’une “exposition de soi" dans un geste d’écriture, qui “matérialis[e] […] aux yeux du lecteur le corps de son auteur”. De manière exemplaire, D’autres vies que la mienne a la particularité d’apporter la “preuve”, au sens juridique, d’une telle transformation, le récit étant sans cesse soumis à l’épreuve du contradictoire, incarné par le personnage d’Étienne qui le relit et en corrige les épreuves. Les romans de Carrère présentent aussi de nombreux moments de mise à distance, voire de remise en cause morale du geste d’écriture, par le truchement d’interlocuteurs critiques. Ainsi, dans L’adversaire, une journaliste nommée Martine reproche à Carrère d’offrir un piédestal médiatique à Jean-Claude Romand en écrivant un livre sur lui. Dans Un roman russe, les paroles de Sophie, la compagne de l’auteur, mettent en perspective l’égocentrisme et la cruauté avec lesquels se débat l’écrivain : “tes histoires à toi nous intéressent tous les deux, les miennes n’intéressent que moi. Tu les trouves négligeables”36.

  • 37 Emmanuel Bouju, art. cit., p. 97.
  • 38 Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 259.

19Bien qu’il faille voir ici à l’œuvre la réflexivité critique, par laquelle l’écriture interroge sa propre pertinence, la distribution genrée des fonctions critiques attribuées à de tels interlocuteurs ne manque pas d’interroger, lorsqu’elle commence à faire système en se répétant d’œuvre en œuvre. On a ainsi vu que dans L’adversaire et D’autres vies que la mienne, Romand et Émile sont des instances qui collaborent au livre, et que leurs prises de parole influencent la conduite du récit, ses choix génériques et énonciatifs. Ce statut narratif est dénié à Hélène Devynck dans Yoga, dont l’absence est certes due, en partie, à la clause signée avec l’auteur, mais aussi au personnage de Sophie dans Un roman russe, de sorte qu’il manque à ces deux œuvres le dispositif de “dédoublement critique”37 présent dans D’autres vies que la mienne, et qui permet d’éprouver la sincérité du projet autofictif. Sophie, en particulier, n’est pas tant un interlocuteur critique qu’un sujet romanesque, que son infidélité dérobe aux efforts de l’auteur pour la convertir en personnage littéraire et en objet fantasmé de l’écriture. C’est d’ailleurs l’échec d’un jeu littéraire mis en place par l’auteur, la parution dans Le Monde d’une nouvelle destinée à Sophie et comportant des instructions qu’elle devra respecter, qui précipite la fin de leur relation : “Qu’est-ce qui est grave ? Que je ne sois pas montée dans un train ? Que je n’aie pas fait ce que tu voulais comme un personnage de roman ?”38. Certes, après s’être séparé de Sophie, Carrère lui donne aussi congé en tant que personnage, la laissant à une vie hors du livre, d’où il se promet d’être entièrement absent. Mais le roman n’en a pas moins été écrit, et la personne de Sophie n’en a pas moins été fixée dans un récit public qui s’est peut-être imposé contre sa volonté, quoiqu’il n’ait, à notre connaissance, pas donné lieu à un “droit de réponse”.

  • 39 Ibid., p. 279.
  • 40 Ibid., p. 357.
  • 41 Ibid., p. 355.

20Un peu comme dans Yoga, qui avait été en partie modifié sur la demande d’Hélène Devynck avant sa publication, le récit chez Carrère s’écrit souvent contre l’expression d’un refus féminin à braver ou à contourner, d’une manière qui dramatise les difficultés de l’écriture à rendre compte de l’expérience que l’auteur prend en charge, mais qui suscite un questionnement éthique. C’est par exemple contre les vœux de la mère de l’auteur que s’écrit Un roman russe : “Ce n’est pas ton histoire, c’est la mienne. […] c’est moi qui en suis la seule dépositaire et je veux qu’elle meure avec moi”39. Si la prise d’autorité s’effectue sur le mode du défi à l’interdit familial, la parole de l’écrivain se dressant contre le silence de la mère, cette désobéissance se veut rachetée dans l’envoi final du roman, présenté comme offrande à la mère de l’écrivain : “Le livre est fini, maintenant. Accepte-le. Il est pour toi”40. Ainsi rendu à la mère, le récit, qui se donne comme porteur de la vérité cachée, se présente un hommage rendu à ses souffrances, et comme pharmakon à la malédiction familiale : “J’ai reçu en héritage l’horreur, la folie et l’interdiction de les dire. Mais je les ai dites. C’est une victoire”41.

21Suffit-il, cependant, d’exhiber le récit achevé comme preuve d’amour, pour “racheter" en quelque sorte la publication d’une histoire intime exposée sans l’accord de la première intéressée ? Comme l’écrit Marie-Pascale Huglo, Carrère s’attaque dans L’adversaire (mais aussi, ajoutons-nous, dans la partie amoureuse d’Un roman russe), à la quadrature du cercle : “rétablir un cercle de confiance autour d’une histoire qui met au jour les leurres et les saccages de la confiance”. C’est d’ailleurs là tout l’intérêt des romans d’Emmanuel Carrère d’envisager le caractère aporétique des solutions littéraires à ce problème, notamment lorsqu’il raconte ce que l’écriture même peut comporter de violence et de trahison. Il ne faut pas pour autant négliger l’aspect “diabolique”, c’est-à-dire, au sens étymologique, duplice, d’une stratégie qui tend aussi à réduire cette dimension aporétique derrière des aveux de sincérité visant à conforter le crédit accordé à l’auteur par lecteur :

  • 42 Marie-Pascale Huglo, “Hantise de la fiction dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère”, Le sens du réc (...)

Là même où la voix narrative impose une subjectivité non ambiguë capable d’exposer le “comment” du récit qu’elle rapporte, ne dévoie-t-elle pas l’autorité de sa parole dans l’espace du lieu commun qui, par la médiation de l’écriture, refonde le cercle d’une possible entente ? […] L’autre opération diabolique, dans l’affaire, est peut-être celle-là, celle de l’écriture qui, dévoilant la figure de l’imposture, voile sa propre puissance figurative qui ne se laisse en rien figurer.42

  • 43 On peut ajouter à ces effets des procédés plus grossiers identifiés par la critique presse, tels (...)

22Nous déduisons de cette analyse la nécessité d’une précaution théorique autant que méthodologique : en parlant d’autorité en termes actuels, la critique prend le risque de négliger le fait qu’il s’agit avant tout d’effets d’autorité – effets bien analysés par Marie-Pascale Huglo lorsqu’elle commente la médiation des lieux communs linguistiques insérés dans la narration de L’adversaire, et qui ne doivent pas être confondus avec la véridicité des énoncés portés par cette instance.43

23Il y a fort à parier, pour finir, que l’aveu tardif du recours à la fiction dans Yoga n’ait rien à voir, alors, avec une quelconque sincérité. Le dévoilement très calculé de l’imposture fictionnelle à la fin de Yoga, où l’auteur avoue avoir inventé son aventure passionnelle avec “la femme aux gémeaux”, ne serait-ce pas là une nouvelle ruse narrative, qui masque, une nouvelle fois, la puissance figurative déployée par l’auteur, seul maître à bord dans son livre, au moment même où il prétend en exhiber les ressorts ?

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Note de fin

1 Bruno Vercier et Dominique Viart, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2008.

2 Lionel Ruffel, “Un réalisme contemporain : les narrations documentaires”, Littérature, vol. 166, n° 2, 2012, p. 13‑25.

3 Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête: portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, 2019.

4 Annick Louis, “Les séductions de l’enquête”, Passés Futurs Politika, no 8, décembre 2020, URL : https://www.politika.io/fr/notice/seductions-lenquete

5 Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère: faire effraction dans le réel, Paris, P.O.L, 2018. L’expression elle-même est tirée du quatrième de couverture d’Un roman russe chez P.O.L.

6 Christophe Reig, Alain Romestaing et Alain Schaffner (dir.), Emmanuel Carrère, le point de vue de l’adversaire, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016, <Écrivains d’aujourd’hui>.

7 Laurent Demanze, op. cit.

8 Lionel Ruffel, art. cit., p. 19.

9 Dominique Viart, “Les ‘fictions critiques’ de la littérature contemporaine”, Spirale, no 201, 2005, p. 11.

10 Ibid., p. 10

11 Cette conception de la littérature comme “contre-fiction” critique à même de déjouer les scénarisations schématiques du réel par la propagande ou la publicité se retrouve chez Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007, <Cahiers libres> ; voir aussi Yves Citton, “Contre-fictions : trois modes de combat”, Multitudes, vol. 48, no 1, avril 2012, p. 72‑78.

12 Hélène Devynck, “Droit de réponse : Hélène Devynck, l’ex-compagne d’Emmanuel Carrère, répond à la polémique autour de Yoga”, Vanity Fair, 29 septembre 2020, URL : https://www.vanityfair.fr/culture/voir-lire/articles/droit-de-reponse-helene-devynck-l-ex-compagne-demmanuel-carrere-repond-a-la-polemique-autour-de-yoga/81120

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Un article sur “l’affaire Yoga” dans Marianne illustre bien cette attitude complaisante, aussi bien qu’ambiguë : elle consiste à minimiser les torts d’Emmanuel Carrère envers Hélène Devynck et à ridiculiser les prétentions de celle-ci : “elle donne son vrai nom sur le site, il faudrait savoir”. Entre autres poncifs, l’auteur de l’article agite le chiffon rouge d’une panique morale, selon laquelle les écrivains seraient aujourd’hui obligés de se censurer à cause de la menace d’un procès. L’article se clôt sur une invitation à celles et ceux qui pourraient figurer dans un prochain récit d’Emmanuel Carrère “de déménager. Ou bien de lire autre chose. ” Voir Emmanuel Lemieux, "Amendes, censures, blessures : les risques de l'autofiction", Marianne.net, 21 octobre 2020, URL : https://www.marianne.net/culture/litterature/amendes-censure-blessures-les-risques-de-lautofiction.

16 Emmanuel Carrère, “‘C’est la nature de Yoga d’être impur’ : Emmanuel Carrère répond à son ex-femme”, Libération, 2 octobre 2020, URL : https://www.liberation.fr/livres/2020/10/02/emmanuel-carrere-repond-a-son-ex-femme_1801245

17 Ibid.

18 Alexandre Gefen et René Audet, “Présentation”, dans Alexandre Gefen et René Audet (dir.), Frontières de la fiction, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2019, <Modernités>, p. VII‑XVII, URL : http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pub/5660.

19 Gisèle Sapiro, “Littérature et vérité”, AOC media - Analyse Opinion Critique, mars 2021, URL : https://aoc.media/critique/2021/03/01/litterature-et-verite/

20 Marie-Laure Ryan, “Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? ”, dans René Audet et Gefen Alexandre (dir.), op. cit., p. 16‑41, URL : http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pub/5681.

21 Françoise Lavocat, Fait et fiction: pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, <Poétique>, p. 282.

22 Ibid., p. 293.

23 “Pour reprendre les trois propositions modales de Kant, l’autofiction met en panne l’assertorique (vrai ou faux) en tant que modalité judicative, brise avec le régime apodictique (nécessairement vrai) sur lequel repose l’autobiographie traditionnelle pour instaurer une réception problématique (qui peut être vraie)." Mounir Laouyen, “L’autofiction : une réception problématique”, dans René Audet et Gefen Alexandre (dir.), Frontières de la fiction, op.cit., p. 339‑356, URL : http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pub/5765.

24 Maxime Decout et Jochen Mecke, “La littérature contemporaine aux prises avec le mensonge et la mauvaise foi”, Revue critique de fixxion française contemporaine, no 22, juin 2021, URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/295

25 Dominique Viart, “Les ‘fictions critiques’ de la littérature contemporaine”, art. cit.

26 Lionel Ruffel, art. cit.

27 François Bon, Daewoo, Fayard, Paris, 2004, p. 102.

28 L’œuvre de Carrère se prête à un rapprochement avec Gomorra de Roberto Saviano, qu’il conviendrait d’approfondir. L’enquête de Saviano sur la camorra comporte par exemple des arrangements avec les faits difficilement conciliables avec l’entreprise de “vérité” dont le livre se veut porteur. Il devient alors difficile de donner foi à l’image de l’auteur enquêtant au cœur des bas-fonds napolitains, lorsque l’auteur se représente dans des lieux où il n’a pas été, d’autant plus qu’il fut mis en cause pour plagiat, lorsque plusieurs passages du livre se révélèrent copiés de coupures de la presse locale, sans mention de leur source. Voir Ketty Zanforlini, “Roberto Saviano : la représentation des pouvoirs criminels mafieux et le conflit entre justice et littérature”, TRANS-. Revue de littérature générale et comparée, no 25, Séminaire “Hors la loi”, novembre 2019, URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/trans/3044.

29 Jérôme Meizoz, La littérature en personne : scène médiatique et formes d’incarnation, Genève, Slatkine érudition, 2016.

30 Hélène Devynck, art. cit.

31 Annick Louis, art. cit.

32 Hélène Devynck, art. cit.

33 Emmanuel Carrère, “Emmanuel Carrère : ‘Tu seras mon personnage’”, Le Monde, section Le Monde des livres, 12 juin 2013, URL : https://www.lemonde.fr/livres/article/2013/06/12/tu-seras-mon-personnage_3428838_3260.html.

34 Ce désir s’exprime dans la dédicace finale de D’autres vies que la mienne aux filles de Juliette. Mais il y a aussi, dans Un roman russe, le désir démiurgique d’influencer le comportement des lecteurs via un texte publié dans Le Monde, expérience que l’auteur se propose de vérifier dans les e-mails reçus à la suite de cette publication.

35 Emmanuel Bouju, “Énergie romanesque et reprise d’autorité (Emmanuel Carrère, Noémi Lefebvre, Jean-Philippe Toussaint) ”, L’Esprit Créateur, vol. 54, no 3, 2014, p. 98.

36 Emmanuel Carrère, Un roman russe, Paris, P.O.L, 2007, p. 264.

37 Emmanuel Bouju, art. cit., p. 97.

38 Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 259.

39 Ibid., p. 279.

40 Ibid., p. 357.

41 Ibid., p. 355.

42 Marie-Pascale Huglo, “Hantise de la fiction dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère”, Le sens du récit: pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, <Perspectives>, p. 83‑94, URL : http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/septentrion/13849.

43 On peut ajouter à ces effets des procédés plus grossiers identifiés par la critique presse, tels les “parallèles itératifs” dont Carrère truffe Le royaume pour acclimater les éléments de l’Évangile et des Actes des apôtres à des références connues du lecteur, comme la Russie soviétique, ce qui permet à la fois de vulgariser un propos de spécialiste, tout en donnant au lectorat des gages d’une culture contemporaine étendue. Voir, à ce propos, la critique particulièrement négative du Royaume par Antoine Perraud, “Emmanuel Carrère, il y a quelque chose qui boîte”, Mediapart, 4 septembre 2014, URL : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/040914/emmanuel-carrere-il-y-quelque-chose-qui-boite.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Ducoux, « En relisant Carrère »Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13553 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11tzz

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Auteur

Antoine Ducoux

Université Toulouse 2 – Jean Jaurès

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Droits d’auteur

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