Un usage de la fiction en régime factuel
Résumés
Depuis 2000, avec le cycle Abracadabra, Patrick Deville a opté pour le roman sans fiction. Pourtant, il y insère sporadiquement des scènes fictionnelles, notamment des métalepses, particulièrement fréquentes dans Fenua (2021). Comment comprendre ces éclats de fiction dans des récits radicalement factuels ? Nous étudions dans cet article les procédés d’une écriture emblématique des “littératures de terrain”, au fil des brouillages subtils qu’elle opère entre passé et présent, entre Histoire et mémoire, entre modernité et postmodernité, entre factualité et fictionnalisation. Plus généralement, nous contribuons à la narratologie des récits factuels en clarifiant le statut qu’y ont les métalepses et les fragments de fiction. Nous montrons que la fiction remplit paradoxalement une fonction au sein même de l’écriture factuelle : conçue en termes d’immersion plutôt que d’invention, la fiction constitue en effet une réponse poétique aux apories des littératures de terrain, en inventant la légitimité qui leur fait défaut.
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- 1 Dominique Viart, “Les littératures de terrain : dispositifs d’investigation en littérature frança (...)
- 2 Patrick Deville, “Ce qui fait que c’est un roman, c’est la forme. Entretien réalisé par Alain Nic (...)
- 3 Le tapis volant de Patrick Deville. Entretien sur l’écriture avec Pascaline David, Paris/Namur, S (...)
1Emblématique des “littératures de terrain”1, l’œuvre de Patrick Deville est, depuis 2000, dans le cycle Abracadabra, caractérisée par l’adoption d’une forme radicale de roman sans fiction, soutenue par un “pacte de véracité”2 radical, souvent explicité : “Dans ces livres il y a une absence de fiction : les personnages, les lieux, les dates, les événements, sont vérifiables”3. L’auteur-narrateur, garant des récits, y raconte ses activités comme enquêteur, voyageur, lecteur, et écrivain, dans un cycle de douze romans consacrés à douze lieux du globe parcourus en un double tour du monde, et racontant l’histoire mondiale depuis 1860 à travers des vies remarquables.
2Le dispositif serait donc parfaitement clair, si çà et là dans les romans d’Abracadabra ne resurgissaient pas sporadiquement des passages fictionnels. La critique n’a pas manqué de les remarquer :
- 4 Dominique Viart, “Les terrains de Patrick Deville”, dans Marina Ortrud Hertrampf et Isabelle Bern (...)
les littératures de terrains sont tous des textes écrits à la première personne, dans lesquels l’écrivain s’implique lui-même […] Notons cependant que [chez Deville] cette présence effective du narrateur se redouble fréquemment d’une seconde présence fantasmée, lorsque celui-ci hallucine sa rencontre avec Loti ou sa présence dans des époques passées qu’il finit, dit-il, par connaître si bien qu’il lui paraît pouvoir les habiter mentalement.4
- 5 Patrick Deville, Kampuchéa, Paris, Seuil, 2011, “un fantôme à My Tho”, p. 119-125.
- 6 François Bon, “Patrick Deville | un fantôme à My Tho”, Le Tiers Livre [En ligne], URL : https://w (...)
- 7 L’entretien littéraire de Mathias Enard, “Une autobiographie géographique, entretien avec le roma (...)
- 8 Ibid., 7’25’’.
- 9 Ibid., 7’30’’.
3La “seconde présence fantasmée” pose évidemment problème. Raconter avoir rencontré Loti en 19015 enfreint manifestement le pacte de véracité. Trop manifestement, certes, pour qu’on s’en inquiète : quoi qu’on en dise, le lecteur ne risque pas de se perdre dans ce “jeu de vertige entre réel et fiction”6, l’impossibilité de la scène la signale d’emblée comme un îlot fictionnel au sein du récit factuel. Comment rendre compte de tels écarts – fréquents – par rapport au pacte de non-fiction ? Le Je qui dit avoir parlé à Loti est-il l’auteur, ou un narrateur fictif, et dans ce cas comment continuer à parler de romans sans fiction ? Même ambiguïté dans un entretien récent : alors même que Deville y définit son entreprise comme une “autobiographie géographique”7, ce qui identifie l’auteur au narrateur (“tous les deux ans, je raconte ma vie, par saccades”8), il désigne le narrateur de Samsara comme “cet homme qui est le narrateur de tous les précédents [livres]”9, périphrase qui tient soigneusement le narrateur à distance de l’auteur.
- 10 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism : History, Theory, Fiction, New York, Routledge, 1988.
- 11 Marina Ortrud Hertrampf , “Devilles metabiographische Dokufiktion” dans, Photographie und Roman. (...)
- 12 “Mit anderen Worten bleiben die historischen wie biographischen Elemente in eine Fiktion eingebet (...)
- 13 “Le pacte de fictionnalité entre auteur, narrateur et lecteur reste en vigueur même si l’identité (...)
- 14 “Que Deville veuille explicitement que ses textes soient envisagés comme des produits de son imag (...)
- 15 “Finalement ces livres, ces textes, le seul genre auquel on peut les renvoyer, c’est justement le (...)
- 16 Voir par exemple Anne Sennhauser, Devenirs du romanesque : les écritures aventureuses de Jean Éch (...)
4Fiction et non-fiction s’associeraient donc dans une forme hybride. Sur le modèle de la notion de métafiction historiographique10, Marina Ortrud Kerkampf parle des “docufictions métabiographiques de Deville”11, analysées comme un composé où “les éléments historiques et biographiques restent insérés dans une fiction”12. Mais cette dernière formule revient à donner à la fiction le dernier mot : l’œuvre relèverait globalement d’un “pacte de fictionnalité”13. On en arriverait à ignorer l’intention factuelle de Deville, qu’il exprime pourtant avec la plus grande fermeté. En effet, s’il tient à la dénomination générique roman, ce n’est pas pour donner ses récits comme “des produits de son imagination et donc comme des œuvres de fiction”14 mais en référence à l’indétermination du genre15. Les catégories du roman et du romanesque16, très actives chez Deville, ne signifient absolument pas un retour subreptice à la fiction. Mais alors, comment interpréter cette présence, pour ainsi dire “restreinte”, de la fiction dans un récit factuel ? Peut-on même parler de fiction pour de tels passages, ou bien n’est-ce qu’une figure de style ?
- 17 Patrick Deville, Fenua, Seuil, 2022, <Points>, désormais F.
5Cet article s’apparentera donc à une quête d’un objet qui devrait être introuvable : de la fiction dans un récit qui se déclare non-fictionnel. On en trouvera plus que de raison, c’est prévu, mais il nous incombera d’évaluer la valeur du butin, qui ne sera pas toujours sans alliage… Cette chasse au trésor se déroulera comme il se doit sur les îles : celles de Fenua (2021)17, le roman polynésien du cycle, consacré surtout aux artistes français et anglais qui ont séjourné à Tahiti (Loti, Gauguin, Melville, etc.). En dépit de l’unité forte du cycle, chaque roman a en effet son équilibre : la dominante de Fenua n’est pas la dimension autobiographique (plus marquée depuis Taba-Taba) ni la présence des entretiens (comme dans Kampuchéa ou Samsara). Pour cette raison peut-être, la place de la fiction y est légèrement plus marquée, et Fenua s’avère particulièrement intéressant, on le verra, quant à la fiction et à ses usages.
Fictionnalité minimale
- 18 Saidiya Hartman, “Venus in Two Acts”, Small Axe, vol. 12, n° 2, 2008, p. 1-14.
- 19 Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales(...)
- 20 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuel (...)
- 21 Par exemple Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Verdier, 2008. Sur le sujet de Fenua, voir l (...)
- 22 Dans leur panorama du domaine contrefactuel, Q. Deluermoz et P. Singaravélou (op. cit.) mentionne (...)
6On commencera par souligner que dans Abracadabra, la place de la fiction reste minimale. Timide même, si l’on songe aux historiens qui envisagent dans leur discipline de recourir à des “affabulations critiques”18, à des “fictions de méthode”19, aux contrefactuels20, etc. Les historiens français, même lorsqu’ils travaillent aux lisières de la fiction21, se montrent plus réticents que leurs collègues anglophones22. Deville, peut-être très français à cet égard, n’emploie la fiction ni pour combler les lacunes de la documentation, ni pour envisager des contrefactuels, ni pour contester les mensonges éventuels de l’archive, ni pour faire droit au point de vue de ceux qui n’ont pas laissé de traces écrites : autant de raisons pourtant légitimes d’ouvrir ponctuellement le récit biographique vers la fiction, que ce soit pour méditer les motivations d’un personnage et la cohérence de son destin, ou pour éviter de reproduire dans l’écriture le geste colonial d’effacement de l’autre. Faute peut-être de s’autoriser cet écart, Fenua développe peu les personnages tahitiens (Omai, la reine Pomaré IV, par exemple).
7Mais Deville s’écarte parfois du régime factuel, par exemple lorsqu’il invente une rencontre entre Segalen et Hàm Nghi :
Et, même si aucune trace ne demeure d’une éventuelle rencontre du médecin brestois et du prince annamite, du moins à ma connaissance, j’aimerais savoir que celle-ci eut lieu […] J’aimerais savoir qu’un jour de 1919 il s’entretint avec Segalen et Polignac et leur offrit le thé. Segalen alors lui parlerait du faré d’Atuona, et de sa rencontre avec Ky Dong qui fut là-bas l’infirmier de Gauguin, ce Ky Dong […] que connaissait Hàm Nghi. Et l’ex-empereur aurait ouvert un tiroir, montré en souriant à ses hôtes les gravures nationalistes antifrançaises de Ky Dong faites ici à Alger, et que Hàm Nghi avait conservées, qu’on retrouverait dans l’inventaire de ses affaires après sa mort. (F 242-245)
- 23 Sur la récurrence de ce type de formules, voir Anne Sennhauser, art. cit., p. 20.
La scène est fictive, mais fortement limitée par le cadre factuel : la modalisation par “j’aimerais savoir”23 autorise le déploiement d’une scène inventée (le thé, la conversation, les gestes), mais on s’aperçoit vite que la fiction n’ajoute rien aux documents existants. Les gravures sont dûment renvoyées à leur statut d’archive. Le discours narrativisé esquive tout dialogue précis, il égrène seulement quelques noms propres. La fictionnalisation n’est qu’une transposition narrative des documents. Elle n’ajoute rien au destin des deux personnages (ni causalité, ni signification, ni confrontation), hormis l’attitude du narrateur qui les englobe virtuellement sous le même regard amical, et suggère leur complicité.
8Dans Fenua, des visions du narrateur fictionnalisent ainsi les documents, visualisés “en surimpression” sur le paysage présent :
le matin je lisais le récit des batailles […] l’après-midi […] je me rendais sur les lieux tout autour de l’île, visualisais les combats en surimpression du paysage (F 53)
Je voyais en surimpression sur l’image de la baie la silhouette de la Flore en lieu et place du paquebot hawaïen qui avait levé l’ancre (F 93)
Ou, sur un ton plus goguenard :
J’avais abandonné la Dacia sur une pente herbeuse, observais au loin la Boudeuse à la manœuvre […] Invisible et muet fantôme du futur, je voyais les marins entrer dans la verdure ombreuse, boire à grandes goulées l’eau fraîche de la rivière. Me gardant d’intervenir au risque de bouleverser l’histoire de l’île, je ne pouvais leur conseiller le mouillage plus sûr de Matavai, de l’autre côté de la pointe Vénus. Ils ignorent encore l’étendue de ce territoire inconnu des géographes (F 20)
- 24 Notons au passage l’originalité des métalepses en contexte factuel, qui mériteraient une plus amp (...)
La fiction se limite dès qu’elle apparaît : l’auteur doit se garder “d’intervenir” ! Mais il est remarquable qu’elle apparaisse quand même, malgré son rôle restreint dans la reconstitution du passé, et dans tous ces exemples sous la forme très voyante de la métalepse : le narrateur s’introduit dans l’histoire qu’il raconte24. La fiction n’est ni dans la scène (réelle), ni dans le narrateur (identifié à l’auteur réel), mais dans la métalepse qui permet à celui-ci d’assister à celle-là. Ou plutôt : la métalepse transforme provisoirement l’auteur en narrateur fictif, transporté imaginairement dans le passé. Elle lui confère même brièvement le statut d’un personnage de (science-)fiction, statut aussi exorbitant que bref, puisque l’allusion science-fictionnelle au voyage dans le temps est rejetée dès qu’elle est formulée, et n’a pas le temps de se développer en uchronie, ou en réflexion contrefactuelle sur les éventuelles conséquences d’un débarquement différent de Bougainville sur l’histoire de l’île. La caméra imaginaire que Deville installe dans chacun de ses romans est aussi une machine à métalepses :
c’était ici, rue de la Petite-Pologne à Papeete, qu’il fallait poser cette caméra capable de filmer le passé en accéléré […] devant les boutiques des marchands chinois et les lampions, les bistrots et les bordels, les filles aux senteurs de monoï devant lesquelles passe en 1860 le jeune chirurgien de marine Gustave Viaud et en surimpression […], l’élégant échalas Stevenson et London le rouleur de mécaniques et Ky Dong avant qu’on l’expédie aux Marquises. (F 150)
9La fictionnalisation n’opère réellement chez Deville que par la métalepse. En effet, la fiction ne peut jamais porter sur l’histoire racontée, seulement sur le rapport que l’auteur entretient avec elle :
- 25 Patrick Deville, “Ce qui fait que c’est un roman, c’est la forme. Entretien réalisé par Alain Nic (...)
Mettre de la fiction dans ces livres perturberait considérablement le pacte de véracité passé avec le lecteur. S’il y en a, c’est de la “métafiction”. Si je dis que je suis à My Tho en 1901, devant un petit verre d’alcool de riz, et que je donne à Pierre Loti des nouvelles de ce qui s’est passé dans le monde depuis cent ans, c’est de la fiction mais qui ne cherche pas à se donner pour vraie.25
- 26 “fictive discourse is not ultimately a means of constructing scenarios that are cut off from the (...)
La dernière formule […] entend subordonner les passages fictionnels au “pacte de véracité”. Les métalepses ne font donc pas basculer tout le texte dans la fiction : ce sont des ressources employées localement au service du régime factuel. On peut en effet considérer que “le discours fictif n’est pas fondamentalement un moyen de construire des scénarios coupés du monde réel, mais plutôt un moyen de négocier un engagement avec ce monde”, et donc que “la fictionnalité peut être subordonnée à des objectifs non-fictionnels”26.
- 27 Pierre Hyppolite, “Minimalisme, maximalisme et autres is(th)mes”, dans Marina Ortrud Hertrampf et (...)
- 28 Christian von Tschilschke, “Constance et variabilité de l’écriture dans l’œuvre de Patrick Devill (...)
10Le terme de métafiction reste étonnant, car s’il s’agit de “favorise[r] la mise en abyme du récit”27, “de mettre en lumière la réflexivité du discours”28, pourquoi cette réflexivité devrait-elle passer par la fiction dans un texte factuel ? L’auteur pourrait commenter sur le mode factuel sa démarche et son écriture, comme il le fait ailleurs, comme le font Emmanuel Carrère ou Jean Rolin. Ce détour par la fiction n’a rien d’évident, d’autant plus que son “rendement” métalittéraire est assez faible : que le narrateur voie la Flore dans le port de Taihoae ou qu’il se contente d’affirmer qu’elle y fut, qu’importe ?
Métalepses et temporalité
11Considérons cette belle métalepse devillienne, dans l’épisode de la bataille de Tahiti de 1914, racontée d’après le livre de Claude Farrère :
Passé la surprise, les deux croiseurs immobiles font pivoter leurs tourelles, ouvrent le feu sur la forêt vierge. Après chaque tentative c’est le silence. Aucune réponse et la batterie est impossible à localiser. Von Spee hésite. J’avais reposé le livre de Farrère, j’étais descendu m’asseoir dans le fauteuil sur le ponton au bout de la passerelle, voyais sous la pluie fine les hautes silhouettes grises des croiseurs de cent cinquante mètres de long, auprès desquelles les vaisseaux des premiers navigateurs paraissaient coques de noix et les pirogues à balanciers des fétus. (F 207)
- 29 Sur la distinction entre métalepse rhétorique et ontologique, voir Marie-Laure Ryan, art. cit.
La métalepse est d’abord rhétorique (la pause dans l’action justifie une pause dans la narration), puis prend une ampleur proprement fictionnelle lorsque les niveaux narratifs s’interpénètrent, avec la vision impossible de la baie occupée par les bateaux d’époques différentes29. La fiction n’a ici aucune portée métalittéraire ; elle permet en revanche à l’auteur de devenir le contemporain du passé – de tout le passé, simultanément.
- 30 Patrick Deville, Equatoria, Paris, Seuil, 2009, p. 286, cité par Marc Dambre, “Patrick Deville et (...)
12C’est l’effet principal de ces métalepses : produire des “chronologies enchevêtrées”30 qui perturbent la temporalité du roman. Dans Fenua, la linéarité est pourtant la règle, tôt indiquée dans cette présentation du dispositif d’écriture :
j’avais établi dans cette cabane mon camp de base à partir duquel j’allais vadrouiller dans les archipels, y avais apporté une bibliothèque qui assemblait les ouvrages de beaucoup qui avaient écrit sur les îles […] ouvrages que j’avais classés de manière à les lire dans l’ordre chronologique de leur écriture. (F 32-33)
Autrement dit, malgré un espace ouvert et acentrique (“vadrouiller dans les archipels”), le livre suivra “l’ordre chronologique” de l’Histoire moderne définie par la succession des années et des siècles.
Pendant ces journées de solitude à la cabane, je poursuivais mes lectures dans l’ordre chronologique. Peu à peu s’élevait la pile des livres annotés, diminuait l’autre. J’en étais encore aux ouvrages de la fin du dix-neuvième siècle. (F 102)
13Certes, Deville manipule savamment l’agencement de ses romans, multiplie les histoires, les connecte, ménage des analepses ; mais cela ne bouleverse pas en profondeur l’unité de l’Histoire et de la “pile de livres” bien classée. À l’issue du roman, le cap a été maintenu d’un récit allant de 1768 à 2020 :
Les semaines passant, la pile des livres s’amenuisant à gauche sur la table de la cabane, s’élevant à droite celle des livres lus et annotés […] il me semblait avoir navigué depuis mon arrivée dans ces histoires comme on rejoint des balises en régate pour les tourner avant de reprendre le cap. (F 310)
L’image de la navigation réaffirme en somme, malgré les apparents caprices de la narration, la linéarité de la trajectoire du roman et de l’Histoire, le grand récit moderne de la succession des avant-gardes.
14Les véritables brouillages de la chronologie, bien plus audacieux, tiennent aux aspects métaleptiques du roman. Paradoxalement, ce sont parfois les indications chronologiques qui, à la lecture, désorientent :
depuis des jours je suivais ses traces [de Melville], trente ans avant celles de Julien Viaud, je trouvais aussi celles de Stevenson qui relevait les traces melvilliennes une quarantaine d’années après lui. (F 87)
Dans la même phrase et sous prétexte de clarifier la succession Melville-Loti-Stevenson, on se trouve par diverses ambiguïtés syntaxiques (compléments circonstanciels, temps verbaux, pronoms) à la fois en 2020, en 1842, et en 1888-1891, sans trop savoir comment ajuster ces intervalles. La linéarité est annulée. Il en va de même dans des notations métaleptiques comme celle-ci :
London meurt en 1916, sans avoir pu se remettre de son mal polynésien, on soupçonne un suicide.
Dix ans plus tôt, à Mexico, j’avais lu son roman The Iron Heel. (F 215)
Comment situer “dix ans plus tôt” ? Grammaticalement, par rapport à 1916 ; sémantiquement, par rapport au présent du narrateur, en 2020. Mais, ce n’est qu’à la fin de la phrase qu’on peut dissiper l’ambiguïté entre temps de la narration et temps de l’histoire. On s’explique mieux que l’auteur puisse déclarer que “Ni les œuvres ni la vie ne sont chronologiques” (F 110) dans un livre apparemment si chronologique… Même procédé dans ce passage incroyablement sinueux :
Il m’en coûtait de quitter la compagnie de Segalen, et lorsqu’à Moscou, dix ans avant de m’installer à Tahiti, j’étais monté à bord du Transsibérien à destination de Vladivostok […] c’est auprès du fantôme de Segalen que je voyageais dans ce train, en octobre 1913, dix ans après que nous avions en septembre 1903 marché côte à côte dans le faré d’Atuona sur l’île d’Hiva Oa. […] Lorsque nous avions atteint la Bouriatie, le fantôme souriant à fines moustaches avait assemblé son bagage. Par la fenêtre je le regardais s’éloigner sur le quai […] alors que je continuais vers le Pacifique. (F 235-236)
- 31 Monika Fludernik, “Scene Shift, Metalepsis, and the Metaleptic Mode”, Style, vol. 37, n° 4, 2003, (...)
La métalepse remplit là une fonction traditionnelle d’embrayage entre scènes31 : on quitte la vie de Segalen pour aborder celle d’Elsa Triolet. Mais la syntaxe de Deville brouille les dates et les lieux.
- 32 Wolfgang Asholt, “Peste & Choléra : un roman colonial postcolonial ?”, dans Marina Ortrud Hertram (...)
- 33 Lionel Ruffel, Le dénouement, Lagrasse, Verdier, 2005.
15Ces métalepses superposent donc une autre temporalité à la temporalité linéaire de l’Histoire. Celle-ci repose sur l’assemblage diachronique des “vies” le long de deux siècles d’histoire ; celle-là replie tout le passé sur un présent synchronique où le narrateur se remémore ou hallucine ses personnages. Nous rejoignons sur ce point les analyses de Wolfgang Asholt, qui repère chez Deville une tension entre deux régimes d’historicité32. En surface, par son assemblage savamment calculé, le roman reproduit le grand récit diachronique de la modernité ; mais ponctuellement, les métalepses neutralisent le cours du temps et instituent un temps d’après l’Histoire, un temps de la fin ou du “dénouement”33 où le narrateur est contemporain de tout le passé, dans une simultanéité totale.
- 34 Le tapis volant de Patrick Deville, op. cit., p. 92.
Je vois parfois ce projet Abracadabra comme une petite capsule temporelle que découvrirait par hasard un lecteur dans quelques siècles sur un support encore inimaginable longtemps après le papier et le numérique et sur une autre planète où l’humanité aurait émigré. Il me semble parfois que j’écris pour lui, pour lui donner des nouvelles d’un monde englouti qui fut terrible et magnifique.34
- 35 Patrick Deville, Peste & Choléra, Paris, Seuil, 2012, p. 63 ; Fenua, op. cit., p. 20.
- 36 Anne Sennhauser, “Le monde comme hallucination passagère : revenances romanesques chez Patrick De (...)
16Ce narrateur n’a pas d’ancrage temporel, il est à la fois infiniment proche du passé (qu’il vit ou revit sur le mode mémoriel) et infiniment loin de lui (coupé de ce passé comme d’une autre planète). C’est un fantôme qui hante le passé, un “fantôme du futur” – formule souvent glosée de Peste & Choléra et réemployée dans Fenua35, roman peuplé de “fantômes”, de “spectres”, et de “tupapa’u”. Ce n’est pas seulement un thème récurrent36, c’est un procédé narratif fondamental. L’auteur est fictionnalisé tantôt en spectre qui hante le passé, tantôt en personnage hanté par “l’étrange confrérie de ses propres spectres” (F 233), ce qui revient au même :
souvent mes propres tupapa’u me visitaient en silence […] c’était comme si j’étais mort depuis longtemps aussi bien que ceux dont je lisais les livres […] comme si j’étais devenu à mon tour un fantôme, et par un privilège revoyais ces lieux, ressassais de très anciens souvenirs (F 153-154)
17L’écriture de Deville superpose donc une composition diachronique, fidèle au grand récit de la modernité, et une narration qui replie l’histoire sur la mémoire d’un narrateur fictionnalisé. Une tension s’établit ainsi entre histoire et mémoire, entre modernité et postmodernité, entre récit factuel et fictionnalisation de soi.
18C’est pourquoi, plus que le paradigme de l’enquête, le paradigme du rêve organise l’écriture – tout particulièrement dans Fenua où l’enquête est plus ténue que dans d’autres romans d’Abracadabra, l’auteur ayant choisi l’immobilité. L’un des épisodes les plus marquants de Fenua est un récit de rêve. En Bretagne, Deville reconnaît autour de lui le paysage rêvé, “paysage chinois du Yunnan ou du nord frontalier du Vietnam ou de la cascade Vaihi à Tahiti” (F 234) ; c’est en fait le souvenir de ce même paysage breton vu six ans auparavant lors d’un premier repérage oublié. Le rêve est un souvenir arraché à ses coordonnées spatio-temporelles initiales, qui peut être revécu dans le présent indéterminé de la métalepse : “pris de vertige j’avançais dans mon rêve” (F 227), écrit le narrateur qui se trouve alors sur les lieux mêmes de la mort de Segalen. Encore une fois, la métalepse confond les époques, les lieux, la mémoire et la réalité. C’est ce qu’énonce l’image comparant l’esprit du narrateur à un “capharnaüm géologique”, dans une interminable phrase qu’il faut citer intégralement, pour le jeu virtuose d’appositions insituables et de subordonnées enchâssées qui y opère un glissement entre les époques et les plans de réalité :
Comme chaque fois extasié des fusées surgies dans un cerveau abandonné à lui-même et que ne contrôlent plus la conscience et sa rigueur, un cerveau dans lequel, paisiblement alimenté en oxygène par le rythme lent du cœur et des poumons, se nouaient à l’insu du jour des points de coïncidence et des connexions, un kaléidoscope de souvenirs d’enfance, de lectures, de paysages vus qu’on croyait avoir oubliés, mais rien ne disparaît jamais avant la mort et l’extinction des millions d’informations de la mémoire involontaire et chaotique, les traces d’un peintre impressionniste puis nabi et d’une grand-mère bretonne et le goût du “petit-lait” dans la bouche, capharnaüm géologique dans lequel la rivière souterraine aux eaux vives contrariées trouvait son chemin, arrachait depuis l’ère tertiaire des atomes de granit et polissait les roches, depuis ces millions d’années que ce paysage d’avant la Bretagne avait passé dans un climat tropical lourd et humide, sous les pluies torrentielles et chaudes qui pénétraient le sol par les fissures et commençait d’éroder les strates de granit en boules immenses, qui peu à peu avaient affleuré au quaternaire dans le vent et le gel alors qu’apparaissait aussi l’espèce humaine dont nous voyons les premières empreintes de pas sur la neige, le grouillement de ces millions de vies qui nous ont précédés, tous ceux-là qui avaient tenté de se protéger du froid, de capturer des proies et de s’en vêtir, d’inventer des dieux et d’y croire, les multiples générations successives de carriers qui avaient brisé ces sphères pour y tailler à angles droits au burin les moellons dont était bâti le village pentu qui descend de la forêt vers le lac, tout en granit gris constellé de lichen jaune, ainsi que l’hôtel de Bretagne où je retrouvais six ans plus tard le patron, ancien marin de la compagnie Dreyfus et sa femme colombienne ramenée de sa vie errante, devant le modèle réduit de son dernier navire vraquier exposé à la réception, meilleur établissement de la place depuis la fermeture de l’hôtel d’Angleterre où logeait Segalen en ce printemps 1919, du temps que le village était un lieu de villégiature de la bonne société brestoise ou rennaise, hôtel dont je vérifierais le lendemain qu’il avait été transformé très récemment en immeuble de logements. (F 230-231)
À la faveur de ce fantastique travail d’indifférenciation entre l’intérieur et l’extérieur, entre le cerveau et le monde, le paradigme mémoriel du rêve est ainsi étendu au-delà de la seule mémoire individuelle, à l’histoire entière.
La fiction comme condition de l’écriture factuelle
- 37 Dominique Viart, art. cit., p. 162. Dominique Viart nuance cette “déstabilisation fonctionnelle d (...)
- 38 Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles, Cerf, 2020, p. 382.
19Nous estimons donc que les métalepses et la fictionnalisation du narrateur, qui paraissent à première vue de pures et simples entorses au pacte de véracité, trouvent leur fonction au sein de l’écriture factuelle. Nous proposons en effet de les considérer comme une réponse poétique aux apories propres aux littératures factuelles. Dans la forme de factualité pratiquée par Deville, c’est la contingence du projet qui est en cause. Dominique Viart souligne cette illégitimité constitutive des auteurs-enquêteurs par rapport aux historiens de profession, dont l’enquête est soutenue par une discipline institutionnalisée37. Frédéric Pouillaude souligne aussi cette illégitimité par rapport cette fois aux témoins directs, lorsque l’auteur n’est pas requis par son expérience personnelle : “le témoignage au sens faible (reportage, enquête, récit de voyage) souffre d’une contingence initiale que le témoignage au sens fort ne connaît pas : pourquoi décider d’aller ici plutôt que là-bas ?”38.
20Deville exprime occasionnellement ce sentiment d’illégitimité, comme lorsqu’il se rend sur la tombe de Gauguin :
[Je] voyais en haut à gauche la copie en bronze d’Oviri dont l’original est à Orsay, et m’étais demandé, essoufflé, s’il était bien raisonnable de traverser la planète et d’attraper une telle suée pour aller voir des reproductions d’œuvres conservées à Paris. Sur la tombe en tuf rougeâtre pleuvaient les étoiles blanches des fleurs d’un tiaré planté derrière la tête du mort. […] L’une de ces fleurs en étoile, je l’avais depuis mise à sécher dans mon exemplaire d’Oviri, écrits d’un sauvage. (F 190)
Ce geste conjure l’inquiétude en réaffirmant symboliquement le principe du projet (le livre avec la fleur, c’est le document complété par le voyage, la biographie transmuée par le “terrain”). Le “terrain” permet à l’auteur de revendiquer une identité avec ceux dont il écrit les vies :
Depuis que Gauguin était enfin devenu mon voisin, parfois je lui rendais visite […] Le faré avait disparu mais je voyais ce qu’il vit (F 159)
21La métalepse n’est que l’extension de ce principe : voir ce qu’il vit, devenir un témoin. Le voyage, surtout dans Fenua, n’est pas vraiment une enquête. Dans les pas de ses prédécesseurs, Deville ne peut voir que des “traces invisibles” (F 156). Nul paradigme indiciaire ici : ni indices, ni interprétations, ni reconstitution d’une vérité ; seulement la proximité d’une expérience. À la limite, l’expérience la plus banale, la plus infime, est la mieux à même de garantir qu’elle est rigoureusement identique :
Ainsi que je le faisais chaque soir à Punaauia, et pourrais l’écrire, et ainsi qu’aurait pu l’écrire la jeune Ella-Colibri-Elsa, elle aussi à Punaauia : “J’allai, ce soir-là, fumer une cigarette sur le sable au bord de la mer. Le soleil, rapidement descendu sur l’horizon, était à demi caché par Moorea”, mais elles sont de Gauguin à Punaauia, ces phrases, du temps qu’il était mon voisin, avant l’arrivée des Triolet.
Et je le voyais sur la plage en bas de son faré fumant sa cigarette au milieu de ces paysages qu’il allait chambouler sur son passage […] et le temps qu’il finisse sa clope, expire la dernière bouffée, se lève, secoue le sable sur son paréo et remonte vers le faré, je récitais la phrase de Segalen : “Je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin.” (F 240-241)
La banalité même de la citation et de la situation (fumer sur la plage au crépuscule) fonde l’identité momentanée du trio Deville-Gauguin-Triolet, enchaîne sur une intrusion métaleptique dans les paysages de Gauguin, expérience à son tour identique à celle de Segalen. Quatre consciences coïncident à travers le temps, dans un passage qui identifie l’art à la métalepse, en reformulant en termes de métalepse l’idée moderne de l’art comme reconfiguration de la perception.
22C’est comme processus de légitimation qu’on peut donc interpréter nos fictions : elles fictionnalisent l’auteur en témoin du passé, pour conférer (fictivement) au récit biographique la nécessité d’un récit de témoignage. Paradoxalement, c’est donc la fiction qui garantit l’écriture factuelle. Marcher dans les pas de Gauguin, Segalen ou Melville, c’est inventer sa propre légitimité à raconter leur histoire. En ce sens, la fictionnalité que nous étudions ici ne désigne pas l’invention d’histoires, mais l’invention d’une position de narration.
Invention / immersion
23À la lumière de ce qui précède, on s’étonnera peut-être moins que toute la fin de Fenua puisse se lire comme une méditation sur la nature et le rôle de la fiction. J’y lirai, en quatre chapitres, l’opposition entre deux compréhensions de la fiction.
24La première fin esquisse, sans trop y croire, l’éventuelle émancipation politique de la Polynésie :
[Celle-ci] semblait encore un horizon assez lointain à Tahiti. Et l’indépendance de la Polynésie française à elle seule ne parviendrait pas non plus à rassembler les peuples du Triangle polynésien, ne concernerait ni l’île de Rapa Nui devenue chilienne en 1888, ni l’archipel de Hawaï annexé par les États-Unis en 1959, et cinquantième étoile du drapeau. Si cependant le Pays devenait un jour un État, Paris pourrait peut-être récupérer la petite bouteille lutée de Bougainville pour l’exposer au musée du quai Branly, et par la même occasion restituer à l’île de Pâques, depuis le jardin de celui-ci, la tête du moaï sciée pendant le voyage de Loti. (F 343-344)
Quelque improbable qu’il soit, ce dénouement fictif, avec les restitutions croisées de deux objets emblématiques du début du roman, assure une clôture narrative en résolvant les tensions de deux siècles d’histoire de Tahiti.
25Le chapitre suivant rétorque aussitôt : “Mais tout cela me semblait faux” (F 345). Et la fiction est balayée au nom du réel : “les choses sont toujours plus compliquées qu’on ne l’imagine enfant, plus captivantes aussi les curieuses histoires des adultes” (F 345). Toutefois c’est encore de fiction (d’une autre fiction) qu’il est question : “[je] cherchais à distinguer si tout cela était vrai, était le Réel, ou bien si je n’avais jamais mis les pieds à Tahiti, avais inventé tout cela dans ma chambre d’enfant” (F 347). Se tournant cette fois vers le passé, l’auteur médite sur le statut des êtres qu’il a évoqués :
La grande solitude est propice à l’apparition des fantômes, de nos tupapa’u. Moins on fréquente de vivants et davantage les morts s’assemblent et vous côtoient. Je vivais entouré de ces aïeux dont le statut d’existence ambigu est aussi celui des photographies, des personnages peints dans les tableaux ou décrits dans les livres, quelque part entre l’être et le non-être, qui flottent entre le songe et le réel comme entre vie marine et terrestre. Ces lieux furent rêvés par les Tahitiens eux-mêmes puis par les “hommes blêmes” de Segalen, qui croyaient œuvrer pour la raison contre la croyance et inventaient d’autres fictions. (F 348)
- 39 Il n’est en réalité guère question des rêves tahitiens de Tahiti dans Fenua.
26L’opposition entre le vrai et l’inventé, entre les rêves enfantins et les histoires des adultes, est donc neutralisée : le “Réel” est aussi du côté des fictions, c’est le rêve européen de Tahiti39. La fiction ne désigne pas un geste qui complète le réel par un avenir possible : c’est le statut ontologique équivoque du passé, spectral ou amphibie, “quelque part entre l’être et le non-être”. Du même coup, le roman est in extremis requalifié comme fictionnel : Fenua n’apparaît plus comme un récit documentaire où Deville a assemblé des “vies”, mais comme une séance de spiritisme où “les morts s’assemblent” autour de lui. Assemblée fictive de morts, plutôt qu’assemblage biographique de vies. Et le roman pourrait se clore sur ce regard rétrospectif qui préfère, plutôt que de conjecturer la fin de l’histoire polynésienne, transmuer son passé en fiction. Encore faudra-t-il préciser encore ce terme.
27Mais nous revenons d’abord du côté d’une fiction manifeste, ouvertement ludique, dans l’avant-dernier chapitre. L’auteur espérait faire une partie de pêche avec son voisin. Pourquoi cette excursion n’a-t-elle pas pu se faire ? L’auteur en est réduit aux hypothèses, qui dessinent vite un petit roman farfelu :
Ou bien il soupçonnait au contraire que je n’avais pas un assez bon mana, que ma présence à bord pouvait l’amener pour la première fois à rentrer bredouille […], ou même que je lui porterais la poisse plutôt que le poisson et qu’après une longue dérive nous ferions naufrage sur un motu inhabité […] et que je lui devrais la survie […], plaçant ma confiance dans la maraude des hommes de l’amiral Lebreton, dont je savais que chaque île ou îlot recevait la visite au moins une fois tous les deux ans, séjour pendant lequel nous trouverions dans le lagon une “piscine à forme de poire entourée de sept blocs de corail”, preuve de la présence du trésor des Incas enfoui par les flibustiers ainsi que l’avait écrit Charles Nordhoff, mais dans l’intervalle le Pays aurait accédé à l’indépendance, et je serais condamné pour défaut de visa et séjour illégal, à moins que le nouvel État n’ait décidé de se doter à son tour de l’arme nucléaire, n’ait relancé les essais et que notre motu s’en était trouvé irradié.
J’imaginais ces aventures à mon retour de Bora Bora, venu récupérer ma bibliothèque et boucler mes bagages. (F 350)
- 40 Là aussi nous rejoignons sur Fenua l’analyse de Wolfgang Asholt sur Peste & Choléra : “Même dans (...)
28La fiction joue à prolonger le réel par le possible (et même l’invraisemblable), comme lorsqu’elle imaginait l’éventuelle indépendance polynésienne, mais sur le mode bouffon. Le récit caricatural condense les stéréotypes des fictions de genre, en guise de bilan de l’imaginaire des îles (robinsonnade du XVIIIe siècle, roman d’aventure du XIXe siècle, roman d’espionnage du XXe siècle), au moment de quitter les lieux. Trop naïve, trop maladroite, la fiction ne parvient pas à dissimuler ce qui s’y joue : le fantasme dérisoire d’un Français qui rêve de partager une expérience avec un Tahitien, en dénégation du rapport instauré par l’époque coloniale. Or le “voisin” s’avérera très distant : pas de Vendredi pour ce piteux Robinson. Ainsi, bien qu’il laisse les personnages polynésiens dans l’ombre40, Fenua inscrit du moins cette mauvaise conscience dans le rapport ironique à une fiction qui prétendrait résoudre fantasmatiquement les tensions post-coloniales.
29Alors, on peut en venir à l’ultime fiction du roman :
Je descendais de la pirogue comme si la surface de l’eau était au ras de mes fenêtres à Paris, flottais bras en croix et voyais, quatre étages plus bas, les ocelles du soleil sur le fond de sable blanc de la rue étroite, et de chaque côté, au lieu des façades haussmanniennes, les falaises verticales du corail, la joaillerie des anémones et madrépores que venaient suçoter les poissons par de légers coups de tête, avant de reprendre leur lent vol de papillons. […] Sans bouger, en apesanteur, afin que les poissons peu à peu s’approchent et viennent me suçoter à mon tour, léger comme parfois dans les rêves, ballotté dans le calme vertige et le silence, je songeais que les plus grandes beautés de la terre sont sous la mer et que notre refuge était le fond des océans, que nous pourrions abandonner les continents aux animaux terrestres et vivre en suspension au-dessus des abysses comme les baleines et les dauphins et les tortues, que peut-être seules les terres émergées étaient notre prison que nous irions visiter de temps à autre, les forêts que notre absence aurait régénérées et les cimes enneigées des montagnes, avant de regagner nos avenues sous-marines, au-dessus desquelles glisseraient les poissons comme autrefois dans le ciel les oiseaux. / À cela près que les poissons ne chantent pas. (F 354-355)
- 41 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 182 et plus généralement p. 1 (...)
30C’est sur cette dernière fiction que s’achève le roman : l’ambiguïté ontologique, la situation intermédiaire “entre le songe et le réel comme entre vie marine et terrestre”, caractérise désormais l’auteur, littéralement placé en situation d’immersion fictionnelle, dans la “coexistence de deux mondes, celui de l’environnement réel et celui de l’univers imaginé”41. Par fiction, ici, on n’entend donc pas l’invention de personnages ou la construction d’intrigues, mais un tel état d’immersion, dont le modèle est encore une fois le rêve, ou la rêverie (“je songeais”). Allongé sur l’eau, l’auteur retrouve (en miroir) “cette position horizontale qui avait été celle de l’enfance immobile […] cette position favorite propice à la lecture et à la rêverie” (F 89-90), “plaqué sur le lit les bras écartés par la force centrifuge” (F 92). On a bien une rêverie de l’eau, qui devient, comme l’a montré Bachelard, à mesure qu’elle quitte les reflets de la surface et s’approfondit, une rêverie de mort. Elle est d’ailleurs précédée, quelques lignes plus haut, par l’évocation d’une cérémonie funéraire pour un plongeur noyé. À l’issue du roman, il s’agit pour l’auteur d’occuper la place d’un mort : c’est à cette condition qu’il obtient le droit de parler des morts du passé. Le snorkeling met en scène l’immersion fictionnelle de l’auteur (non celle du lecteur), de manière à régler ses rapports avec son objet, sur le mode d’une ambiguïté constitutive. Côté terrestre, un rapport factuel à des “vies” reconstituées dans leur temporalité propre ; côté marin, un rapport fictionnel avec des “morts” évoqués par la mémoire au présent.
31Cette série d'affleurements de la fiction, inattendue dans les derniers chapitres d’un “roman sans fiction”, forme donc une méditation qui distingue rigoureusement deux acceptions de la fiction : écartée en tant que construction d’intrigue, elle est, en tant qu’immersion dans la rêverie, constitutive du rôle du narrateur.
Une poétique du savoir
- 42 Sur le même sujet, Fenua est sur ce point aux antipodes du récit de Jean-Luc Coatalem, Je suis da (...)
- 43 On pourrait parler d’une “poétique du savoir”, sur le modèle élaboré par Jacques Rancière, Les no (...)
32Fenua apparaît ainsi comme une méditation sur la place de la fiction en régime factuel. On peut donc dissiper quelques malentendus. La fiction dans Abracadabra ne prolonge pas les expériences narratives des romans Minuit de Deville, et ne fait pas basculer ces romans du côté de la fiction. Les métalepses ne se réduisent pas pour autant à de simples figures de style. Ce sont d’authentiques fictions, si “restreintes” soient-elles, mais qui prennent leur sens au sein du régime factuel. Non pas comme un outil rhétorique d’immersion du lecteur : on s’étonnerait alors à bon droit de leur efficacité limitée en termes de résurrection du passé, par rapport à une écriture plus sensorielle, plus descriptive, plus dramatisée42. Non pas comme un outil cognitif d’exploration du possible, par des contrefactuels ou des hypothèses : on a vu que Deville répugne à s’y aventurer. La fiction joue le rôle d’une condition de possibilité de la représentation du passé43 : en l’absence d’une légitimité d’historien, c’est dans la mesure où l’auteur peut s’imaginer (se créer) comme un témoin du passé qu’il acquiert la légitimité à le représenter. Paradoxalement, seule la fiction peut instituer le lieu où se rencontrent l’auteur et son objet. On rejoint là les tensions qui parcourent l’œuvre factuelle de Deville : entre régimes d’historicité moderne et présentiste, entre factuel et fictionnel, entre le paradigme de l’enquête et celui du rêve, entre la restitution documentée des “vies” et la présence hallucinatoire des “morts”.
Note de fin
1 Dominique Viart, “Les littératures de terrain : dispositifs d’investigation en littérature française contemporaine (de 1980 à nos jours)”, EHESS, 7 décembre 2015, URL : https ://www.youtube.com/watch?v=t4HNL-lG_SU (consulté le 16/11/2023). Voir aussi le numéro “Littératures de terrain”, dir. Alison James et Dominique Viart, Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], n° 18, 2019, mis en ligne le 15 juin 2019, URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/1275 (consulté le 13/11/23).
2 Patrick Deville, “Ce qui fait que c’est un roman, c’est la forme. Entretien réalisé par Alain Nicolas”, L’Humanité, 27 octobre 2011.
3 Le tapis volant de Patrick Deville. Entretien sur l’écriture avec Pascaline David, Paris/Namur, Seuil/Diagonale, 2021, p. 84.
4 Dominique Viart, “Les terrains de Patrick Deville”, dans Marina Ortrud Hertrampf et Isabelle Bernard Rabadi (dir.), Création(s) et réception(s) de Patrick Deville, Romanische Studien, Beihefte 7, 2019, p. 157.
5 Patrick Deville, Kampuchéa, Paris, Seuil, 2011, “un fantôme à My Tho”, p. 119-125.
6 François Bon, “Patrick Deville | un fantôme à My Tho”, Le Tiers Livre [En ligne], URL : https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2608, consulté le 25 novembre 2023.
7 L’entretien littéraire de Mathias Enard, “Une autobiographie géographique, entretien avec le romancier Patrick Deville”, France Culture, 7 octobre 2023, 7’20’’, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-entretien-litteraire-de-mathias-enard/une-autobiographie-geographique-entretien-avec-le-romancier-patrick-deville-7812716 (consulté le 23/11/2023).
8 Ibid., 7’25’’.
9 Ibid., 7’30’’.
10 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism : History, Theory, Fiction, New York, Routledge, 1988.
11 Marina Ortrud Hertrampf , “Devilles metabiographische Dokufiktion” dans, Photographie und Roman. Analyse – Form – Funktion. Intermedialität im Spannungsfeld von nouveau roman und postmoderner Ästhetik im Werk von Patrick Deville, Bielefeld, transcript, 2011, p. 321-382.
12 “Mit anderen Worten bleiben die historischen wie biographischen Elemente in eine Fiktion eingebettet” (ibid., p. 326).
13 “Le pacte de fictionnalité entre auteur, narrateur et lecteur reste en vigueur même si l’identité du narrateur et de l’auteur est apparemment la même et que les personnages semblent correspondre à des personnes réelles” (“der Fiktionalitätsvertrag zwischen Autor, Erzähler und Leser auch dann gilt, wenn die Identität von Erzähler und Autor scheinbar identisch ist und die Figuren realen Personen zu entsprechen scheinen”, ibid., p. 327, ma traduction). Toutefois, pour Genette dont les termes sont repris ici, la fictionnalité équivaut exactement à la distinction auteur/narrateur.
14 “Que Deville veuille explicitement que ses textes soient envisagés comme des produits de son imagination et donc comme des œuvres de fiction, c’est ce que souligne l’identification paratextuelle […] comme romans.” (“Dass Deville seine Texte explizit als Produkte seiner Imagination und damit als fiktionale Werke verstanden wissen will, unterstreicht die paratextuelle Ausweisung […] als Romane”, ibid., p. 326, ma traduction).
15 “Finalement ces livres, ces textes, le seul genre auquel on peut les renvoyer, c’est justement le roman, parce que roman c’est le genre des genres. Il n’y a de définition que négative du roman. Le roman c’est toujours ce qui n’est pas autre chose. Ces livres parus aux éditions du Seuil portent le genre roman sur la couverture mais sont des romans sans fiction. C’est une définition différente du roman.” (Le Tapis volant de Patrick Deville, op. cit., p. 79). Ou encore : “L’exercice littéraire majeur, sauf à écrire de la poésie, s’appelle toujours – et c’est assez logique – roman. Il n’en existe pas de définition. Roman signifie qu’il s’agit d’un texte littéraire.” (“Plus formaliste peut-être que minimaliste… : Entretien avec Patrick Deville”, dans Romanciers minimalistes 1979-2003 [en ligne], Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, URL : http://books.openedition.org.proxy.rubens.ens.fr/psn/457 (consulté le 22 décembre 2023)).
16 Voir par exemple Anne Sennhauser, Devenirs du romanesque : les écritures aventureuses de Jean Échenoz, Jean Rolin et Patrick Deville, Paris, Champion, 2019.
17 Patrick Deville, Fenua, Seuil, 2022, <Points>, désormais F.
18 Saidiya Hartman, “Venus in Two Acts”, Small Axe, vol. 12, n° 2, 2008, p. 1-14.
19 Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 198.
20 Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016. L’ouvrage propose une réflexion épistémologique et historique sur l’histoire contrefactuelle, mais aussi une série d’expériences sur l’histoire mondiale et française. Voir aussi Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, “Explorer le champ des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire”, Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2012, vol. 3, n° 59-3, p. 70-95, URL : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2012-3-page-70.htm.
21 Par exemple Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Verdier, 2008. Sur le sujet de Fenua, voir le cours d’Antoine Lilti au Collège de France, Un monde nouveau : Tahiti et l’Europe des Lumières [En ligne], 2023, URL : https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/un-monde-nouveau-tahiti-et-europe-des-lumieres (consulté le 5/12/2023).
22 Dans leur panorama du domaine contrefactuel, Q. Deluermoz et P. Singaravélou (op. cit.) mentionnent l’impact de la parution de l’ouvrage dirigé par Niall Ferguson (Virtual History. Alternatives and Counterfactuals, Londres, Picador, 1997), ainsi que d'autres ouvrages comparables, dans la même tendance politique néoconservatrice (Robert Cowley (dir.), What If ? The World’s Foremost Military Historians Imagine What Might Have Been, New York, Putnam, 2000 ; et What if ? 2 : Eminent Historians Imagine What Might Have Been, New York, Putnam, 2001). Citons aussi, cette fois dans le domaine de l’histoire globale, Philip E. Tetlock et Geoffrey Parker (dir.), Unmaking the West. “What-if” Scenarios that Rewrite World History, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2006. Le contrefactuel n’épuise pas le rapport entre histoire et fiction, comme le montre le travail d’examen critique de l’archive de Saidiya Hartman cité plus haut. Voir aussi Le Débat, 2011, vol. 3, n° 165, “L’histoire saisie par la fiction”, mai-juin 2011 ; et Patrick Boucheron, “Dissiper l’aura du nom propre”, dans Gianfranco Rubino et Dominique Viart (dir.), Le roman français contemporain face à l’Histoire : thèmes et formes, Macerata, Quodlibet, 2014, p. 43-61.
23 Sur la récurrence de ce type de formules, voir Anne Sennhauser, art. cit., p. 20.
24 Notons au passage l’originalité des métalepses en contexte factuel, qui mériteraient une plus ample étude. La métalepse est habituellement conceptualisée dans le cadre de la théorie de la fiction comme la transgression d’une frontière ontologique entre monde réel et monde fictif. Ici pourtant, l’auteur-narrateur entre dans le monde réel, non dans un monde fictif... C’est que la métalepse trace la frontière au moment où elle la franchit. Je la comprends comme un vrai geste fictionnel : elle crée un narrateur distinct de l’auteur réel, qui peut franchir la frontière ontologique qui vient de s’instituer. Notre dernier exemple montre bien comment une métalepse “rhétorique” (sur le modèle de “Virgile fait mourir Didon” : “Deville laisse les marins choisir leur mauvais mouillage”) est complétée par une métalepse “ontologique” (“Deville voit les marins”) : la figure se prolonge en fiction. Sur cette distinction entre deux types de métalepse, voir : Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004 ; et Marie-Laure Ryan, “Metaleptic Machines”, p. 204-230 dans Avatars of Story, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006. Sur la théorie de la métalepse, voir notamment John Pier et Jean-Marie Schaeffer (dir.), Métalepses, Entorses au pacte de la représentation, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005 ; et la synthèse de John Pier, “Metalepsis”, Living Handbook of Narratology, URL : https://www-archiv.fdm.uni-hamburg.de/lhn/node/51.html.
25 Patrick Deville, “Ce qui fait que c’est un roman, c’est la forme. Entretien réalisé par Alain Nicolas”, L’Humanité, 27 octobre 2011.
26 “fictive discourse is not ultimately a means of constructing scenarios that are cut off from the actual world but rather a means for negotiating an engagement with that world (…) fictionality can be subordinate to nonfictive purpose” (Henrik Skov Nielsen, James Phelan and Richard Walsh, “Ten Theses about Fictionality”, Narrative, vol. 23, no. 1, janvier 2015, p. 63 et p. 67).
27 Pierre Hyppolite, “Minimalisme, maximalisme et autres is(th)mes”, dans Marina Ortrud Hertrampf et Isabelle Bernard Rabadi (dir.), op. cit., p. 38.
28 Christian von Tschilschke, “Constance et variabilité de l’écriture dans l’œuvre de Patrick Deville”, dans Marina Ortrud Hertrampf et Isabelle Bernard Rabadi (dir.), op. cit., p. 31.
29 Sur la distinction entre métalepse rhétorique et ontologique, voir Marie-Laure Ryan, art. cit.
30 Patrick Deville, Equatoria, Paris, Seuil, 2009, p. 286, cité par Marc Dambre, “Patrick Deville et le mausolée”, French Forum, vol. 41, n° 1-2, p. 94.
31 Monika Fludernik, “Scene Shift, Metalepsis, and the Metaleptic Mode”, Style, vol. 37, n° 4, 2003, p. 382-400.
32 Wolfgang Asholt, “Peste & Choléra : un roman colonial postcolonial ?”, dans Marina Ortrud Hertrampf et Isabelle Bernard Rabadi (dir.), op. cit., p. 175.
33 Lionel Ruffel, Le dénouement, Lagrasse, Verdier, 2005.
34 Le tapis volant de Patrick Deville, op. cit., p. 92.
35 Patrick Deville, Peste & Choléra, Paris, Seuil, 2012, p. 63 ; Fenua, op. cit., p. 20.
36 Anne Sennhauser, “Le monde comme hallucination passagère : revenances romanesques chez Patrick Deville”, dans Deville et Cie : rencontres de Chaminadour, Paris, Seuil, 2016, p. 17-20.
37 Dominique Viart, art. cit., p. 162. Dominique Viart nuance cette “déstabilisation fonctionnelle de l’enquêteur” chez Deville “qui semble plus à l’aise dans chaque lieu traversé”. Je maintiendrais au contraire l’idée d’illégitimité, même si Deville préfère généralement la conjurer (par la composition, ou par la fictionnalité qui nous occupe ici) plutôt que la thématiser comme une anxiété.
38 Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles, Cerf, 2020, p. 382.
39 Il n’est en réalité guère question des rêves tahitiens de Tahiti dans Fenua.
40 Là aussi nous rejoignons sur Fenua l’analyse de Wolfgang Asholt sur Peste & Choléra : “Même dans le 3e régime d’historicité [présentiste], le fantôme du futur ne laisse pas la parole aux colonisés […] Peste & Choléra peut être apprécié comme roman colonial/postcolonial, caractérisé par l’ambiguïté de l’entre-deux” (art. cit., p. 180)
41 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 182 et plus généralement p. 179-198.
42 Sur le même sujet, Fenua est sur ce point aux antipodes du récit de Jean-Luc Coatalem, Je suis dans les mers du Sud : sur les traces de Paul Gauguin, Paris, Grasset, 2001.
43 On pourrait parler d’une “poétique du savoir”, sur le modèle élaboré par Jacques Rancière, Les noms de l’histoire : essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992. L’invention dès Pura Vida, qui ouvre le cycle des “romans sans fiction”, d’un alter ego fantomatique de l’auteur (Victor) va dans le sens d’une condition fictionnelle placée au fondement d’Abracadabra.
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Référence électronique
Thomas Conrad, « Un usage de la fiction en régime factuel », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13537 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11tzy
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