Métamorphose du réel dans le roman francophone contemporain
Résumés
Cet article dessine la trajectoire romanesque d’une prolifique autrice contemporaine algérienne de langue française, Kaouther Adimi. Il tente d’abord de cerner le rapprochement entre fiction et spéculation contrefactuelle à l’œuvre dans une biofiction intitulée Nos richesses (2017). Interrogeant le “goût de l’archive” de l’écrivaine, il scrute ensuite précisément le processus d’artification du document archivistique, notamment illustré par la production de carnets fictifs attribués à Charlot, à l’origine de la dynamique romanesque. Enfin, il interroge les revenances documentaires concernant l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui, d’après les esquisses acerbes et vraies qui explicitent l’engagement de la romancière dans le présent. Réaliste et documenté, son romanesque répond, semble-t-il, à une heuristique nouvelle qui adosse ses explorations à des dispositifs d’enquêtes spécifiques. Par la puissance d’un imaginaire, il ranime, non sans émotivité, un pan de l’histoire du XXe siècle avec ses cassures brutales et ses héros improbables.
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- 1 Albert Camus, Noces, Paris, Gallimard, 1950, p. 47-48.
Ce sont souvent des amours secrètes, celles qu’on partage avec une ville […] Ici, du moins, l’homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses.1
- 2 Kaouther Adimi, Nos richesses, Paris, Seuil, 2017, p. 10. Dorénavant NR.
Il y a des villes, et celle-ci en fait partie, où toute compagnie est un poids. On s’y balade comme on divague, les mains dans les poches, le cœur serré.2
Métamorphoses du réel dans la fiction
- 3 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutat (...)
- 4 Alexandre Gefen, “Le Genre des noms : la biofiction dans la littérature française contemporaine”, (...)
1Depuis une quarantaine d’années, le paysage littéraire français a renoué avec le réel3 : une veine prolifique et variée dans sa teneur et ses thématiques en atteste comme en témoigne aussi l’attribution du Prix Nobel à Annie Ernaux en 2022. Toutefois, cette promotion de l’écriture factuelle n’oblitère nullement la tendance à l’hybridation entre la biographie et la fiction, qui englobe Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, Ravel (2006) ou Courir (2008) de Jean Echenoz, L’Adversaire (2000) et D’autres vies que la mienne (2009) d’Emmanuel Carrère, ou encore Peste & Choléra (2012) de Patrick Deville. En effet, “ces biofictions”, explique Alexandre Gefen, “semblent être devenues l’expression littéraire privilégiée d’une culture tourmentée par les pulsions contradictoires de la pensée de la différence et du devoir de mémoire et font symptôme des tendances lourdes de l’esthétique littéraire de la fin du XXe siècle”4. Source de diverses innovations esthétiques depuis le début des années 2000, la présence de “biographies fictionnelles” ou “fictions biographiques” est également remarquable dans la littérature contemporaine algérienne d’expression française : aux côtés de Boualem Sansal (né en 1949) et de Yasmina Khadra (né en 1955), une nouvelle génération d’éminents auteurs s’impose avec Djamel Merdaci (né en 1968) ou Kamel Daoud (né en 1970). Afin de participer à la cartographie des nouveaux enjeux de la littérature française actuelle, nous proposons de montrer comment l’appréhension du réel se métamorphose dans l’univers de Kaouther Adimi.
- 5 L’œuvre a été publiée sous le titre Des ballerines de papicha, Alger, Barzakh, 2010.
- 6 Barzagh édite entre autres Salim Bachi, Habib Ayyoub, Adlène Meddi et Samir Toumi. Son catalogue (...)
- 7 Près de vingt titres ont été publiés conjointement par Barzagh et Actes Sud.
- 8 Kaouther Adimi, L’envers des autres, Arles, Actes Sud, 2011.
- 9 Kaouther Adimi, Des pierres dans ma poche, Paris, Seuil, 2016.
- 10 Kaouther Adimi, Les petits de décembre, Paris, Seuil, 2019.
- 11 Kaouther Adimi, Au vent mauvais, Paris, Seuil, 2022.
- 12 Les prix remportés par Adimi sont nombreux : Prix du jeune écrivain de langue française, en 2006, (...)
2Née en 1986, Adimi fait une entrée précoce dans la sphère littéraire en publiant son premier roman5 en 2009 aux éditions Barzagh, à Alger. À l’instar des maisons Chihab ou Enag, Barzakh6 qui a été mise en lumière en France grâce au succès international de Meursault contre-enquête de Daoud (2013), participe depuis 2000 à la dynamique actuelle du champ éditorial algérien. En 2011, grâce au partenariat de Barzagh avec l’éditeur Actes Sud7, le premier roman d’Adimi, L’envers des autres8, paraît en France où l’écrivaine, achevant des études supérieures, réside désormais. Novelliste, scénariste et dramaturge, la jeune autrice publie ensuite dans les prestigieuses éditions parisiennes du Seuil : paraissent d’abord Des pierres dans ma poche9 et Nos richesses. Viendront ensuite Les petits de Décembre10 puis Au vent mauvais11. Récompensées12 par la critique, ces publications sont appréciées et analysées par l’université tant en France comme en Algérie. Les romans d’Adimi ont un fort ancrage historique et géographique qui les lie à la mouvance contemporaine.
- 13 Najib Redouane, “Le roman algérien contemporain : pour un renouvellement évolutif et dynamique”, (...)
[Cette] nouvelle littérature ambitieuse, audacieuse, contestataire et dénonciatrice des forces et des rapports sociaux [qui] s’inscrit dans un processus de revendication de la différence algérienne. Et si cette littérature revendique sa différence, c’est parce qu’elle traite d’une réalité qui lui est propre, qui génère un questionnement permanent face aux injonctions sociales et familiales, qui pointe les maux qui rongent la société de l’intérieur et remet en cause le rôle des individus face à la dérive du temps présent.13
- 14 Adel Lalaoui, “Samir Toumi et Kaouther Adimi : Explorer la mémoire et le trauma individuels pour (...)
3Les romans d’Adimi s’inscrivent dans la voie de cette littérature réaliste actuelle qui, étrangère au spectacle et à l’éphémère, réarticule le rapport entre réel référentiel et fiction, redéfinit les contours de la narration romanesque, notamment en ce qui concerne l’engagement auctorial. Même si elle se revendique du sillage de celles, illustres, de Mouloud Mammeri ou de Malika Mokeddem, de Kateb Yacine ou d’Assia Djebar, cette œuvre romanesque marque indéniablement un renouvellement, notable dans son éclectisme formel, son expression littéraire aussi bien singulière que collective autant que dans ses sujets d’élection. Ciblant les processus de libération et de démocratisation de toutes les valeurs culturelles, ethniques, linguistiques et politiques, les intertextes le montrent autant que les thématiques transhistoriques et sociales que l’œuvre aborde et qui sont toutes empreintes du passé et du devenir de l’Algérie. Les productions s’apparentent à la “tendance à réinventer le monde [qui] s’installe durablement dans le nouveau paysage romanesque algérien, de plus en plus riche en réécritures de l’histoire”14 ; elles se cristallisent autour du désir d’écrire le réel, le sujet, la mémoire historique et personnelle.
4Pour expliciter la singularité de Kaouther Adimi, nous scruterons d’abord le tressage narratif qui structure, dans Nos richesses, la biographie revisitée d’Edmond Charlot ; nous expliciterons ensuite comment l’imaginaire reconfigure les documents d’archive et soulignerons les marques du devoir de mémoire de l’autrice quant à l’histoire de son pays ; enfin, nous cernerons l’implication de l’autrice dans l’appréhension de la réalité sociale.
Une biographie revisitée
- 15 Alexandre Gefen, “Le genre des noms : la biofiction dans la littérature française contemporaine”, (...)
- 16 Laurence Houot, “Rentrée littéraire. Nos richesses : 5 questions à Kaouther Adimi”, Francetvinfo, (...)
- 17 “Kaouther Adimi : Nos richesses”, Librairie Mollat, 28 septembre 2017, URL : https://www.youtube. (...)
- 18 “On lit même un anachronisme indéfendable quand, en octobre 1959, Charlot attribue à l’OAS les me (...)
- 19 Sur le montage structurel du roman, voir Baddredine Loucif, “Rupture thématique et hybridité orga (...)
5Nos richesses illustre la plasticité des bio-fictions, “c’est-à-dire de fictions littéraires de forme biographique (vie d’un personnage imaginaire ou vie imaginaire d’un personnage réel)”15. Adimi travaille, en effet, autant les données factuelles que la fiction pour retracer l’aventure éditoriale de Charlot (1915-2004) et ainsi “rendre hommage à tous ceux qui ont choisi la littérature comme boussole”16, en particulier aux figures marquantes du mitan du XXe siècle. Dans la presse17, la romancière explique sa démarche épistémologique en déclarant avoir fouillé les correspondances de Camus, Roy, Giono et Amrouche, mené des recherches approfondies auprès de témoins et de proches sur le terrain, à Alger, Paris et Pézenas où l’éditeur a fini sa vie, et écumé sans relâche les bibliothèques sur les traces de Charlot. À la fin du roman, elle mentionne clairement ses principales sources : “Un an à écumer les fonds d’archives. À rencontrer les copains de Charlot. À dévorer bouquins, interviews et documentaires” (NR 213-214). Le pacte de lecture est donc proposé à la clausule sans autre détail pour le lecteur qui, à rebours, peut-être, comprend que les carnets de Charlot sont totalement fictifs mais qu’ils sont nés d’une somme documentaire revisitée. Aussi les événements, les dates, les noms sont-ils fiables et vérifiables. Ils sont reconstitués avec un souci de précision qui n’est certes pas infaillible18 mais qui, de L’envers des autres jusqu’au Vent mauvais en passant par Les petits de décembre, exprime un franc désir de savoir et de faire récit du passé récent. Dans Nos richesses, l’enquête sur l’existence de l’éditeur atypique est un paradigme narratif central autour duquel gravitent deux chapitres liminaires intitulés “Alger, 2017” et conduits par un Vous énonciatif. Éloignées dans le temps et reliées spatialement par la librairie et ses vibrations méditerranéennes, ces intrigues entretissent l’Algérie des années 1930 à celle de 2017 grâce à des résonances et un système d’échos19.
- 20 NR 25, 39, 70, 124-125, 143, 174, 210...
- 21 Jean Giono, Les vraies richesses, Paris, Grasset, 2002 [1932], <Les Cahiers rouges>.
- 22 Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, 2019, p. 23.
- 23 Adimi prête pour modèle à Charlot la parisienne Adrienne Monnier (NR 31) ; la critique rapproche (...)
6Un premier fil alterne des chapitres soutenant une parole collective regroupée sous un “Nous” qu’accompagnent des documents d’époque (affiches, manchettes de journal, tracts, slogans révolutionnaires et publicitaires, bribes de poèmes…20) et des extraits de carnets intimes. Dans ces derniers, datés de 1935 à 1961, Adimi ranime la destinée émaillée de déconvenues d’un pionnier qui avait fédéré de nombreux écrivains autour d’une aventure éditoriale collective fondée sur l’amitié. Basé sur une réécriture de fragments de vies, le roman rend la fougue d’un jeune homme de tout juste 21 ans qui crée, à Alger, en 1936, une maison d’édition-librairie-bibliothèque-galerie d’art baptisée Les Vraies Richesses. L’écrivaine révèle la vision avant-gardiste de Charlot : “Les Vraies Richesses, aimait-il à répéter, les éditions, les livres, la peinture, les amis… C’est la même chose” (NR 81). En faisant honneur au roman de Giono21 célébrant le soleil, les collines et les ruisseaux, le passionné de littérature appelait de ses vœux la création d’un lieu alors totalement improbable consacré à la rencontre “des écrivains et des lecteurs de tous les pays de la Méditerranée sans distinction de langue ou de religion, des gens d’ici, de cette terre, de cette mer, s’opposer surtout aux algérianistes” (NR 31). Finement rappelée, l’effervescence littéraire d’Alger était telle qu’elle conduisit aux premiers succès de Charlot : Camus lui fit éditer La révolte dans les Asturies et Giono lui offrit Rondeurs des jours pour le jour de l’ouverture de la librairie. Se rapprochant des “investigations biographiques”22, le roman regorge de faits historiques et d’anecdotes sur cette période, à l’exemple de cette citation des Mémoires barbares (1989) de Jules Roy qui vit dans l’éditeur un “médecin accoucheur” des artistes qu’il a “inventés, engendrés, façonnés, cajolés, réprimandés parfois, encouragés toujours, complimentés” (NR 210-211). En même temps qu’elle montre Charlot dans les élans novateurs, réussites et échecs de son entreprise, Adimi, préoccupée par le témoignage sur le vécu tragique de ses compatriotes, le suit dans les soubresauts de son pays. Les plasticages de la librairie par l’OAS qui détruisirent la quasi-totalité des archives et du fonds en septembre 1961 sont perçus comme un coup de grâce pour l’éditeur qui quitta définitivement l’Algérie l’année suivante. Les carnets comportent donc un savant dosage d’intimité et de références à l’actualité, celle de la Seconde Guerre Mondiale (pendant laquelle Charlot réimprime clandestinement Le silence de la mer de Vercors23) et, consécutivement, à l’appréhension de la politique et des événements violents qui secouent l’Algérie au moment de sa quête d’indépendance, acquise en 1962.
- 24 Des auteurs mondialement reconnus comme Yasmina Khadra, Salim Bachi, Boualem Sansal ou Kamel Daou (...)
7La romancière prend en considération les enjeux mnémoniques et thérapeutiques qui accompagnent son attachement à questionner le passé : l’on note des références à la décennie noire qu’elle a vécue et qui sont prégnantes dans ses publications. La littérature d’Adimi est marquée de congruences avec un pan du roman algérien de l’extrême contemporain24 qui montre combien la fictionnalisation du réel comble les lacunes de l’historiographie officielle et permet aux souffrances mémorielles de s’apaiser.
Documents d’archives et fiction
- 25 Alexandre Gefen, “Le genre des noms : la biofiction dans la littérature française contemporaine”, (...)
- 26 Précisément entre 1935 et 1936, 1937 et 1939, 1940 et 1944, 1945 et 1949, 1959 et 1960, puis 1961
- 27 Guy Basset a contribué à la renommée de Charlot avec Camus chez Charlot, Pézenas, Domens, 2004.
- 28 Inscrite au calendrier des Commémorations nationales du Ministère de la culture, la célébration d (...)
- 29 Quelques vers de Temple et de Sénac forment l’exergue du roman (NR 5).
- 30 Pierre Benetti, “Alger, capitale littéraire”, En attendant Nadeau, 29 août 2017, URL : https://ww (...)
8Par sa nature hybride, bâti tant à partir d’éléments hétérogènes pris au réel avec son lot de faits et de figures historiques, que de fiction et d’invention romanesque, Nos richesses s’appréhende telle “une biographie émancipée de toute garantie”25. En effet, les carnets de Charlot n’existent pas comme ego-documents véridiques. Pudique et discret, l’éditeur a même refusé d’écrire ses mémoires. La romancière a de toutes pièces inventé les mots de son protagoniste à partir de sources livresques pour les incorporer à la matière documentaire attestée. Ce choix de recréer un ego-document fictionnel et de l’amalgamer à une fiction permet à Adimi de donner à entendre l’intimité de Charlot recréée selon son imagination. Le journal intime qui donne accès aux doutes et aux ardeurs enthousiastes de Charlot, à ses goûts et son obstination procèdent d’une artification de documents archivistiques grâce à laquelle Adimi crée une parole lacunaire mais vraisemblable de l’éditeur à différentes époques de sa vie26. Portraitiste enthousiaste, elle est portée par le désir de redonner souffle à Charlot : méconnu du grand public, aujourd’hui oublié hors du cercle camusien27 et des spécialistes de l’époque28, cet ancien élève de Jean Grenier au lycée d’Alger devient sous sa plume une figure dont l’état d’esprit a profondément marqué l’histoire littéraire et l’évolution éditoriale et matérielle du livre. Le matériau originel de l’autrice est riche et intéressant : indissociable de la personnalité charismatique d’Albert Camus, Charlot était lié amicalement avec les plus grandes plumes de son temps parmi lesquelles “Jean Sénac, Jules Roy, Jean Amrouche, Himoud Brahimi, Max-Pol Fouchet, Sauveur Galliéro, Emmanuel Roblès” (NR 14). La liste des artistes que l’Algérois a côtoyés, admirés et chéris, et publiés de Saint-Exupéry à Gide en passant par Vercors, Bernanos, Moravia, Frison Roche, Frédéric Jacques Temple29 ou Kessel, est impressionnante. Adimi rappelle qu’il fut un éditeur “international, publiant Pierre Jean Jouve et Garcia Lorca, Gertrude Stein et Rilke”30 et en fait une personnalité originale et novatrice, persévérante et brillante. Les effets de réel élaborés avec précaution (par exemple, les mentions répétées à la quête inlassable de papier de qualité durant la guerre et l’après-guerre, ainsi que les aveux concernant la concurrence effrénée des maisons d’éditions parisiennes) confèrent au portrait une impression d’authenticité irréfutable : en tous points, Charlot devient un personnage romanesque. Ses carnets s’intègrent avec aisance dans le récit historique cadre auquel ils donnent émotivité et sensibilité.
- 31 Nathalie Piégay-Gros, “Récits d’archives”, Écrire l’histoire, n° 13-14, 2014, URL : http://journ (...)
- 32 Laurence Houot, art. cit.
9Sans doute y a-t-il à l’origine de ce geste créateur un goût de l’archive qui relève “d’un présentisme (le document est conservé et utilisé pour servir le présent) et d’une mémoire inquiète, voire pathologique”31. L’écrivaine entreprend, en effet, de s’approprier l’histoire et la dynamique des années par l’imagination, ménageant quelques licences dans la véracité de son approche. Bien que transformée depuis longtemps en annexe de la Bibliothèque d’Alger, l’ancienne librairie n’est nullement vouée à disparaître pour laisser place à une boutique de beignets, comme l’apprend Ryad et le déplore Abdallah (NR 204, 20). L’échoppe existe toujours et affiche en vitrine depuis 1936 cette inscription voulue par son fondateur : “Un homme qui lit en vaut deux” (NR 11). En contrepoint au récit de la construction et de la survie de ce lieu hybride tout au long du XXe siècle, Adimi a rendu crédible sa déconstruction : “Vous chercherez le 2 bis […] vous trouverez devant l’ancienne librairie des Vraies Richesses dont j’ai imaginé la fermeture mais qui est toujours là” (NR 210). Dans la presse32, l’autrice explicite le motif à l’origine de la reconfiguration de cet élément référentiel : c’est Charlot lui-même qui, vers la fin de sa vie, avait d’un bon mot imaginé sa boutique remplacée par un commerce de beignets !
- 33 De la même façon, les pratiques littéraires et artistiques se sont emparées des questions relativ (...)
10Avec son écriture fictionnelle si préoccupée du réel, Adimi suggère une autre clef de lecture : “Vous pénétrerez enfin dans ce petit local qui fut le point de départ de tant d’histoires” (NR 210). Inlassablement, elle dessine l’éditeur en insoumis et rappelle son amour des textes, son dévouement auprès des intellectuels autant que ses luttes, passionnées et ruineuses, pour la modernisation de la production éditoriale. Nos richesses devient un hymne à la création littéraire tant il fait des Vraies Richesses un creuset de fictions inépuisable, un symbole au cœur d’Alger de la possibilité offerte à chacun de créer à son tour : une invite. Aussi l’authenticité de l’enquête menée sur l’existence de Charlot prend-elle appui sur l’émotion créatrice. Selon la romancière, ce serait l’héritage vivant de Charlot dont elle-même s’est emparée (NR 161). Dans cet élan, né des revenances d’une mémoire de conflits33, elle fait de l’Algérie un personnage vibrant de sa mémoire intergénérationnelle résiliente : “on n’habite pas vraiment les lieux, ce sont eux qui nous habitent” (NR 208).
L’Algérie d’hier à aujourd’hui
- 34 Samir Toumi, Alger, le cri, Alger, Barzakh, 2013 ; L’effacement, Alger, Barzakh, 2016. Sarah Haid (...)
- 35 Sur ce sujet, l’on consultera avec profit Mohamed Ridha Bouguerra et Sabiha Bouguerra, Histoire d (...)
- 36 Jean-Pierre Castellani, “Gavroches algériens : Les petits de décembre de Kaouther Adimi”, Diacrit (...)
11À l’instar d’Alger le cri de Samir Toumi ou de La morsure des coquelicots de Sarah Haidar34, Nos richesses se situe au cœur des orientations du roman algérien de langue française35 qui fonde sa volonté d’écrire sur une lutte contre l’oubli du passé récent de l’Algérie. Par le regard décentré qu’elles posent sur le passé de la France et de l’Algérie tout autant que sur leurs relations présentes, ces fictions “dépassent la vieille opposition état colonial/état indépendant en proposant une dialectique nouvelle fondée sur l’opposition des générations qui se sont succédé en Algérie depuis 1962”36.
- 37 Dominique Viart et Bruno Vercier, op. cit., p. 171.
- 38 La réflexion mémorielle sur l’Algérie traverse d’éminentes œuvres de fiction contemporaines comme (...)
- 39 En forte expansion, le roman graphique explore pareillement les thèmes du roman. Pour s’en convai (...)
- 40 Adel Lalaoui, “Samir Toumi et Kaouther Adimi : Explorer la mémoire et le trauma individuels pour (...)
12Écrire l’histoire est l’ambition centrale de l’écriture d’Adimi qui cherche à cerner la complexité entropique du monde, à “en débusquer les non-dits, en ausculter les traces persistantes, en conjurer l’oubli”37. Fresques historiennes plus qu’historiques ou chroniques personnelles, les romans de l’artiste algérienne attestent que l’Algérie métabolise ardemment la littérature actuelle38. Loin d’oblitérer la conflictualité latente entre la France et l’Algérie, ses écrits défendent un devoir de mémoire en évoquant les liens brutalement tissés, brisés et désormais distendus entre les deux pays39. Si Adimi peint souvent la relation passionnelle des Algériens avec la France comme un écartèlement, elle exploite aussi la palette de ressentis qui coexistent dans son pays à l’aide de figures aux origines, aux destins et aux aspirations diverses : “celle des pères, qui ont construit le pays mais qui ont fini par le trahir, celle des jeunes d’aujourd’hui qui se tournent vers le mondialisme et parfois vers l’islamisme, et enfin sa propre génération qui ne s’identifie ni dans les uns, ni dans les autres”40. Son positionnement dans Nos richesses demeure fidèle à sa démarche originelle, celle d’une littérature polyphonique, fragmentée et hybridée aux motifs pluriels, et s’accompagne de la mention sans complaisance de moments d’histoire comme autant de traces factuelles persistantes et douloureuses dans sa mémoire d’Algérienne. Adimi travaille la violence et l’inhumanité d’événements clefs, tels le centenaire de la colonisation en 1930 qui se déroule dans une Algérie française, conformiste, réactionnaire et antisémite, l’enrôlement des troupes d’Afrique du Nord dans le conflit contre l’Allemagne nazie en 1940, la guerre d’Algérie (1954-1962) avec les massacres de Sétif en 1945 puis ceux de la rue Charonne à Paris en 1961. Les scènes de massacres et de chaos sont des moments d’une efficacité émotive incontestable :
Corps bruns, lointains. Qu’ils disparaissent. Vite. Charges violentes. Ratonnades à Paris. Paris ! Paris tue avec l’aide de la police de Papon. Sauvage. Poursuite dans les rues de Paris. Ne pas s’embarrasser : les jeter par-dessus bord, dans la Seine. Corps brisés. Coups de crosse et de matraque. Corps pendus dans le bois de Vincennes. Seine remplie de cadavres. Haine libérée. Bruit. Chaos. […] Désinfecter la France de ses Arabes. (NR 192)
- 41 Jean-Pierre Castellani, “Richesses partagées : Kaouther Adimi (Nos richesses)”, art. cit.
13Certes, l’on pourrait questionner sa subjectivité et, par-là même, déplorer certaines coupes qui faussent la minutie biographique car l’interruption des carnets entre 1949 et 1959 élude la réaction de Charlot, attaché comme Camus à l’Algérie française, face à des faits marquants comme “l’appel à la trêve civile en 1956, la bataille d’Alger entre 1956 et 1957, les événements de mai 58 et l’accession de De Gaulle au pouvoir, le Prix Nobel accordé à Camus en 1957, les dernières années de l’Algérie entre 1960 et 1962”41.
- 42 Adimi échange avec Mathias Énard, “La responsabilité de l’écrivain. Entretien avec la romancière (...)
- 43 Laurent Demanze, op. cit., p.21.
- 44 Par exemple, dans un entretien radiophonique avec Mathias Énard, “La responsabilté de l’écrivain. (...)
- 45 Marie-Jeanne Zenetti, “Détournements d’archives : littérature documentaire et dialogue interdisci (...)
14L’écrivaine affirme contre toute polémique se donner “le pouvoir de tout dire ou non”42 : elle revendique des ambitions d’ordre esthétique et éthique qui prévalent sur tout souci de “répondre à un impératif d’attestation”43 et de produire un discours fidèle à la réalité. Si un pacte factuel est à l’œuvre dans la biofiction, rappelant la prétention à l’authenticité et suscitant des soupçons quant à un contenu potentiellement mensonger, il n’oblitère aucune instrumentalisation des discours du savoir. En fait, aucun élément paratextuel n’indique au lecteur la présence d’un tel pacte : l’œuvre est qualifiée de “roman”. Les écarts par rapport à la réalité factuelle ne sont par conséquent décelable qu’au lecteur savant, doté d’un lourd bagage historique. De fait, Adimi défend avec vivacité son entière liberté de créatrice de fiction44. La présence de documents dans la fiction qui dit l’inclination des romanciers contemporains pour l’archive est amplement scrutée par la critique. La question du dialogue interdisciplinaire, notamment celui entre la littérature et l’histoire, et plus largement les sciences sociales, donne lieu à de nombreuses études. L’on constate que “les écrivains eux-mêmes semblent prendre leur part au débat épistémologique, en empruntant et en questionnant les procédures scientifiques de l’enquête, de la recherche documentaire ou de l’entretien”45. Dans ce contexte, les interrogations sur la place de la vérité empirique dans la fiction sont légion, ainsi que le note Marie-Jeanne Zenetti :
- 46 Ibid.
La “vérité” visée par une production artistique peut ainsi se voir définie selon des critères variables, et cette “vérité” artistique, distincte de la vérité scientifique, n’exclue pas toujours la possibilité pour le récit de s’éloigner par moments des événements qu’il relate, de les déformer, d’omettre certains faits, voire de produire des passages de pure fiction, lesquels ne sont pas nécessairement présentés comme tels de façon explicite.46
- 47 Dans la fable politique Les petits de décembre dont la publication a suivi Nos richesses, ce vœu (...)
15L’attention portée aux années de jeunesse de Charlot, effervescentes et gaies, est révélatrice de l’admiration d’Adimi pour un jeune homme créatif et rêveur, ouvert et ambitieux, qui a pu devenir un acteur culturel de premier plan. Sans prétendre à l’exhaustivité, le protocole scriptural d’Adimi la contraint non pas à inventer de toutes pièces des pans entiers de réel, mais bien plutôt à les revisiter à partir des traces conservées. Le bilan des investigations de l’écrivaine dans les bibliothèques et les archives a montré que la documentation qui y était recueillie se raréfiait à partir de la destruction des données de l’éditeur au début des années 1960. Si les suspensions infléchissent le régime de savoir de l’enquête effectuée en amont de l’écriture, elles offrent la possibilité d’un prolongement personnel et fictionnel. Aussi Adimi a-t-elle choisi de ne pas aborder une partie des épisodes de l’existence de son héros afin de privilégier l’actualité : la jeunesse talentueuse de l’Algérie, voilà les richesses qu’à la suite de Charlot, elle souhaite valoriser47 selon une aspiration à la justice mémorielle. La citation du slogan des Vraies Richesses imaginé par Charlot, “Des jeunes, par des jeunes, pour des jeunes” (NR 41), prend force d’engagement dans son appréhension aussi intuitive que politique de son pays. Ainsi s’enclenche le processus d’élaboration d’une esthétique singulière.
Écrire le réel
- 48 Jean Echenoz, Cherokee, Paris, Minuit, 1983, p. 190.
16L’autrice débute son roman par une dédicace : “À ceux de la rue Hamani” (NR 7). “[E]n posant un regard discret d’ethnographe en vacances sur le boulevard”48, elle s’est inspirée de ses concitoyens pour brosser les silhouettes du vieil Abdallah, de Saïd le cafetier ou de Moussa le gérant de la pizzeria, de Sarah et de Youcef ainsi que de la vendeuse de parfums de contrefaçon qui a une tête de cheval et de tous les autres commerçants anonymes, figurants muets de sa fresque algéroise. Comme avec les petits amateurs de football du quartier de décembre, Inès, Jamyl et Mahdi, ou comme avec les résidents de l’immeuble dépeints dans L’envers des autres, la romancière se montre pleine d’empathie avec les habitants complices et solidaires dans le sauvetage de la librairie historique. Les riverains imaginent une pénurie de peinture pour ralentir le travail de Ryad car, même s’ils ne tiennent pas à sauver la boutique par amour de la littérature, ils ressentent de l’affection pour le vieux gardien qui n’a plus que son passé de libraire comme souvenir d’un temps heureux et les livres comme obsession.
- 49 NR 180, 190, 204, 208.
17Le “Nous” qui qualifie la population et la voix narrative dans la reconstitution historique et qui fait écho au “Nos” du titre prend un sens plein et différent à chaque époque. C’est d’abord la voix des opprimés de la colonisation française ostracisée : “Nous sommes les indigènes, les musulmans, les Arabes” (NR 26) ; c’est ensuite celle des forces vives de la révolution et de la lutte pour l’indépendance et la liberté (NR 127). C’est celle de tous les résistants de la décennie noire (NR 159-161) qui alourdit le bilan des victimes du XXe siècle. C’est aussi celle des contemporains de l’autrice, luttant comme ils le peuvent contre un pouvoir corrompu et liberticide49. C’est enfin la voix des résidents de la rue Hamani qui luttent contre la fermeture définitive des Vraies Richesses (NR 55-56).
- 50 Laurence Houot, art. cit.
- 51 Albert Camus, op. cit. p. 157.
18L’autrice étend ce collectif à tous les Algérois et invite le lecteur à une déambulation mémorielle et culturelle dans la capitale. “Je ne voulais pas écrire la biographie d’Edmond Charlot, je voulais pouvoir combler les blancs, imaginer, broder [...] raconter ma ville”50. De fait, elle reprend trame et invariants narratifs du roman algérien – attachement à la terre, quête du passé, exil, révolte politique et philosophique… – portés par les classiques Feraoun, Kateb, Dib ou Mammeri, à commencer par une certaine poétique des lieux. “Traversée par de nombreuses ruelles comme par des centaines d’histoires” (NR 209), Alger devient un palimpseste qui a préservé “quelque chose de transportant et de secret”51. Dans le second fil narratif, la romancière abandonne la documentation pour la force sensible du terrain : elle met en scène Ryad, un étudiant parisien d’origine algérienne, venu à Alger pour un stage de trois semaines qui le conduit à vider un minuscule local empli de livres dont il ne sait rien.
Ryad déchiffre les noms inscrits sous des portraits d’hommes dont la plupart lui sont inconnus : Albert Camus, Jules Roy, André Gide, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Emmanuel Roblès, Jean Amrouche, Himoud Brahimi, Mohammed Dib. (NR 48)
19Impatient d’achever sa tâche pour rejoindre son amoureuse à Paris, le jeune homme, peu disert et peu sympathique, va percer à jour l’existence de Charlot, il va découvrir l’empreinte vive que l’éditeur a laissée dans l’histoire collective. Grâce au voisinage ligué contre la fermeture de la librairie, il va même découvrir un pan essentiel de la littérature. Adimi élit un cadre contemporain et familier pour placer la confrontation, sur le mode du dialogue socratique, entre Abdallah et Ryad :
- C’est mon travail.
- Détruire une libraire, c’est un travail, ça ? […]
- Je dois faire un stage pour valider mon année d’ingénierie. Je vide le lieu, je repeins, je pars. Sans réfléchir.
- Tu vas dans une librairie pour ne pas réfléchir, toi ?
- Pfff… Maintenant on nous envoie des démolisseurs de France. […] Vous les jeunes, vous ne savez que casser. (NR 63)
20Le premier est un vieil amoureux des livres qui veille obstinément sur une page glorieuse du passé artistique algérois ; le second un élève-ingénieur, venu débarrasser la boutique de son contenu : “1009 romans d’auteurs français et étrangers en langue française. 132 romans d’auteurs algériens en langue française. 22 romans en langue arabe. […] Une vieille lampe […] Des papiers. Un balai. Un seau” (NR 52-53). Croquant sa capitale d’hier à aujourd’hui, Adimi se dévoile une paysagiste appliquée : entraînant le lecteur dans les rues et les ruelles, elle s’attarde dans les cafés, Chez Saïd, par exemple, où les clients se passionnent pour un match de football opposant la France et l’Algérie, dans des bars clandestins nichés dans les sous-sols d’immeubles décrépis ou dans des lieux abandonnés. Entre squat, repaire d’artistes et refuge pour une jeunesse en mal de projets, il y a la “cave-vigie” qui est l’appartement où le poète Jean Sénac, fils spirituel de Camus et chantre de l’indépendance algérienne, est décédé. Désormais des jeunes s’y “réunissent pour écrire de la poésie, fumer, lire” (NR 205). C’est au cœur de ces paysages urbains, fort éloignés de la blanche Alger ouverte sur la mer, qu’Adimi brosse avec empathie ses compatriotes : “Prenez le temps de vous asseoir sur une des marches de la Casbah. Écoutez les jeunes musiciens jouer du banjo, devinez les vieilles femmes derrière les fenêtres fermées, regardez les enfants s’amuser avec un chat à la queue coupée” (NR 10).
- 52 L’envers et l’endroit résonne déjà dans le titre L’envers des autres.
- 53 Dans L’envers des autres ou Les petits de décembre, la romancière construit une semblable image h (...)
- 54 Comme d’autres capitales, Paris a subi une pareille transformation de lieux culturels (librairies (...)
21La romancière se place dans l’ombre de Camus dont elle revitalise l’œuvre de clins d’œil en hommages52. L’écrivain est plusieurs fois mentionné dans les carnets fictifs : “Assis sur la marche de la librairie Les Vraies Richesses, Albert Camus, une cigarette aux lèvres, corrige un manuscrit” (NR 67) ; “Il […] écrit, lit ou corrige des manuscrits pour moi. Il est ici chez lui” (NR, 69). Loin du soleil ardent de la blanche citée magnifiée par l’auteur de L’étranger, Alger est froide et pluvieuse sous la plume de l’écrivaine. Serait-ce pour faire entendre le deuil du passé ou du moins la mélancolie d’une époque où la littérature y trouvait un terreau fécond pour s’épanouir ? L’on ne saurait l’affirmer sans rappeler que Noces qui a célébré et immortalisé les ruines de Tipasa face à la Méditerranée ou celles de Djemila pareillement brûlées par le soleil, a été publié par Charlot en 1939 ; le recueil contient aussi L’été à Alger qu’Adimi semble avoir pris pour exact contre-pied lorsqu’elle brosse Alger fébrile et sinistre dans l’hiver de février53 avec ses rues uniformément grises, sous la pluie incessante ou lorsque Ryad assène : “Personne n’est d’Alger […] c’est une ville d’étrangers” (NR 62). En revanche, dans les chapitres liminaires, la ville résiliente reprend ses couleurs. Son ciel est bleu et son soleil ardent ; ses habitants accueillants et solidaires. Certes, la rue Hamani est située “à quelques pas d’un pont que se partagent amoureux et suicidés” (NR 209). Très critique face au conformisme de son pays natal, la romancière met directement en cause le gouvernement de “l’ère de la bureaucratie et du soupçon” (NR 163) à propos de l’actuelle situation sociale et économique. “Alger, toujours agitée et bruyante, perpétuellement en train de vibrer, de se plaindre, de gémir” (NR 12). Le fait qu’elle utilise la fin du local des Vraies Richesses pour en faire un symbole du net recul des activités culturelles et littéraires au profit de préoccupations mercantiles est également une illustration de son ironie détonante54 face à la réalité sociopolitique. Le choix d’installer une boutique de beignets dans le quartier de l’Université se révèle édifiant de sa volonté de faire de son art un espace d’interpellation du public.
- 55 Dans la nouvelle de Camus, l’envers qui désigne le versant des montagnes privé de soleil, est le (...)
- 56 Deux agents de renseignements suspicieux scrutent les faits et gestes de Ryad. NR 180, 190, 202, (...)
22Considérant son écriture comme un moyen d’exprimer ouvertement des idées, qu’elles relèvent ou non de la création littéraire en elle-même, l’autrice dénonce systèmes et choix économiques, idéologies et institutions lorsqu’elle capte la polyphonie et la conflictualité sociale dans la parole des Algérois55. Sur le ton badin de la conversation de café, les uns dénoncent la flambée des prix et la crise qui les affament (NR 58, 180) ; les autres critiquent la politique intérieure et l’omniprésence policière56. D’autres expliquent le malaise social à l’aide de thèses complotistes ou regrettent le désengagement des jeunes générations.
- C’est le seul pays au monde où c’est l’État qui réclame des comptes au peuple et non l’inverse.
-Ah, c’est bien vrai, ça ! Ils sont perpétuellement en colère contre nous.
-Et que fait la jeunesse ? Rien. (NR 58)
- 57 NR 56, 60, 117, 158-159, 183, 187.
23Dans cette approche enlevée de vies minuscules et quotidiennes57, la prose d’Adimi conserve une inclination camusienne : faut-il rappeler que Camus n’a jamais désespéré des individus que, dans ses fictions comme dans ses essais, il peignait parfois solitaires, toujours solidaires, formant en dépit des embûches existentielles et conjecturelles, une collectivité d’âme, sa confiance en ses compatriotes qui tout au long de leur histoire n’ont jamais cédé ni à la désunion ni à la résignation.
Conclusion
24Fortement documenté, Nos richesses est un roman qui adosse ses explorations du réel à des dispositifs spécifiques déplaçant le rapport entre le document et la fiction. Porteur d’une heuristique nouvelle, il interroge particulièrement la démarche biofictionnelle dans la réécriture de l’histoire collective. Par la puissance d’un imaginaire soucieux d’exigence formelle, il revivifie avec justesse, non sans émotivité, un pan du destin algérien récent avec ses cassures brutales et ses héros improbables. Le roman rend effectivement un hommage sincère à la personnalité et au travail d’Edmond Charlot, mais plus encore à la littérature au grand large en soulignant la profondeur des liens entre les peuples méditerranéens, algériens et français.
- 58 Laurence Houot, art. cit.
25Au fil de ses publications échelonnée sur près d’une quinzaine d’années, Kaouther Adimi ne cesse de le répéter avec la même conviction : les richesses de l’Algérie sont les artistes et la littérature58. Elle gage que le lectorat le plus large en prendra conscience. Aussi, comme ultime trace d’une sensibilité engagée dans le concret, émet-elle malicieusement cette suggestion à la clausule : “Un jour, vous viendrez au 2 bis de la rue Hamani, n’est-ce pas ?” (NR 211).
Note de fin
1 Albert Camus, Noces, Paris, Gallimard, 1950, p. 47-48.
2 Kaouther Adimi, Nos richesses, Paris, Seuil, 2017, p. 10. Dorénavant NR.
3 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008, p. 213-224.
4 Alexandre Gefen, “Le Genre des noms : la biofiction dans la littérature française contemporaine”, dans Marc Dambre, Aline Mura-Brunel et Bruno Blanckeman (dir.), Le roman français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2004, URL : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/psn/1675?lang=en (consulté le 11 mars 2024).
5 L’œuvre a été publiée sous le titre Des ballerines de papicha, Alger, Barzakh, 2010.
6 Barzagh édite entre autres Salim Bachi, Habib Ayyoub, Adlène Meddi et Samir Toumi. Son catalogue comprend la réédition de classiques algériens, ceux de Maïssa Bey, Rachid Boudjedra ou d’Assia Djebar, et celle de textes-phares abordant l’Algérie, tel Des hommes (2009) de Laurent Mauvignier. Il est accessible : http://www.editions-barzakh.com/catalogue?filter=litterature-roman.
7 Près de vingt titres ont été publiés conjointement par Barzagh et Actes Sud.
8 Kaouther Adimi, L’envers des autres, Arles, Actes Sud, 2011.
9 Kaouther Adimi, Des pierres dans ma poche, Paris, Seuil, 2016.
10 Kaouther Adimi, Les petits de décembre, Paris, Seuil, 2019.
11 Kaouther Adimi, Au vent mauvais, Paris, Seuil, 2022.
12 Les prix remportés par Adimi sont nombreux : Prix du jeune écrivain de langue française, en 2006, Prix du Festival international de la littérature et du livre de jeunesse d’Alger en 2008, Prix littéraire de la vocation, en 2011 pour L’envers des autres, Prix du roman de la fondation France-Algérie en 2015, Prix Renaudot des lycéens en 2017 pour Nos Richesses, Prix Beur FM Méditerranée en 2018, Prix du roman métis des lycéens 2020 pour Les petits de décembre, Prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama 2022 et Prix Montluc Résistance et Liberté 2023 pour Au vent mauvais.
13 Najib Redouane, “Le roman algérien contemporain : pour un renouvellement évolutif et dynamique”, dans Beate Burtscher-Bechter et Birgit Mertz-Baumgartner (dir.), Subversion du réel : stratégies esthétiques dans la littérature algérienne contemporaine, Paris, l’Harmattan, 2001, p. 88, URL : https://ouvragescrasc.dz/pdfs/2014-roma-1990-najibredouane.pdf (consulté le 1er janvier 2024).
14 Adel Lalaoui, “Samir Toumi et Kaouther Adimi : Explorer la mémoire et le trauma individuels pour mieux comprendre l’identité et la réalité collectives”, Revue des sciences humaines de l’Université Oum El Bouaghi, vol. 8, n°1, mars 2021, p. 1117.
15 Alexandre Gefen, “Le genre des noms : la biofiction dans la littérature française contemporaine”, art. cit., p. 305.
16 Laurence Houot, “Rentrée littéraire. Nos richesses : 5 questions à Kaouther Adimi”, Francetvinfo, 29 septembre 2017, URL : https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/roman/rentree-litteraire-nos-richesses-5-questions-a-kaouther-adimi_3346885.html (consulté le 20 juin 2023).
17 “Kaouther Adimi : Nos richesses”, Librairie Mollat, 28 septembre 2017, URL : https://www.youtube.com/watch?v=dZibEP6mHqE (consulté le 20 juin 2023).
18 “On lit même un anachronisme indéfendable quand, en octobre 1959, Charlot attribue à l’OAS les menaces contre le libéral Jules Roy alors que tous les historiens savent que l’OAS a été créée en 1961 !”, relève Jean-Pierre Castellani dans “Richesses partagées : Kaouther Adimi (Nos richesses)”, Diacritik, 2 octobre 2017, URL : https://diacritik.com/2017/10/02/richesses-partagees-nos-richesses-de-kaouther-adimi-par-jean-pierre-castellani/ (consulté le 21 juin 2023).
19 Sur le montage structurel du roman, voir Baddredine Loucif, “Rupture thématique et hybridité organique dans l’œuvre de Kaouther Adimi”, Synergies Algérie, n° 29, 2021, p. 89-103.
20 NR 25, 39, 70, 124-125, 143, 174, 210...
21 Jean Giono, Les vraies richesses, Paris, Grasset, 2002 [1932], <Les Cahiers rouges>.
22 Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, 2019, p. 23.
23 Adimi prête pour modèle à Charlot la parisienne Adrienne Monnier (NR 31) ; la critique rapproche Charlot “du corse José Corti qui fonda, en 1936, à Paris, une librairie, centre de résistance intellectuelle pendant l’occupation allemande”, Jean-Pierre Castellani, “Richesses partagées : Kaouther Adimi (Nos richesses)”, art. cit.
24 Des auteurs mondialement reconnus comme Yasmina Khadra, Salim Bachi, Boualem Sansal ou Kamel Daoud font partie de la mouvance révélée par la décennie noire qui renouvelle profondément la littérature algérienne de langue française. Sur ce thème, nous renvoyons à Faouzia Bbendjelid, Le roman algérien de 1990 à nos jours : faits et témoignages dans les écritures fictionnelles, Oran, CRASC, 2014.
25 Alexandre Gefen, “Le genre des noms : la biofiction dans la littérature française contemporaine”, art. cit., p. 306.
26 Précisément entre 1935 et 1936, 1937 et 1939, 1940 et 1944, 1945 et 1949, 1959 et 1960, puis 1961.
27 Guy Basset a contribué à la renommée de Charlot avec Camus chez Charlot, Pézenas, Domens, 2004.
28 Inscrite au calendrier des Commémorations nationales du Ministère de la culture, la célébration de la naissance de Charlot s’accompagne de publications collectives majeures : Guy Dugas (dir.), Edmond Charlot, passeur de culture. Actes du colloque Montpellier-Pézenas (24-26 septembre 2015) pour le centenaire Edmond Charlot, Pézenas, Domens, 2016 ; François Bogliolo, Jean-Charles Domens et Marie-Cécile Vène (dir.), Edmond Charlot. Catalogue raisonné d'un éditeur méditerranéen, Pézenas, Domens, 2015.
29 Quelques vers de Temple et de Sénac forment l’exergue du roman (NR 5).
30 Pierre Benetti, “Alger, capitale littéraire”, En attendant Nadeau, 29 août 2017, URL : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2017/08/29/alger-capitale-adimi/ (consulté le 20 juin 2023).
31 Nathalie Piégay-Gros, “Récits d’archives”, Écrire l’histoire, n° 13-14, 2014, URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elh/ (consulté le 6 janvier 2020).
32 Laurence Houot, art. cit.
33 De la même façon, les pratiques littéraires et artistiques se sont emparées des questions relatives à la mémoire et à l’histoire récente du Liban avec le grand-œuvre romanesque de Charif Majdalani ou celui théâtral de Wajdi Mouawad.
34 Samir Toumi, Alger, le cri, Alger, Barzakh, 2013 ; L’effacement, Alger, Barzakh, 2016. Sarah Haidar, La morsure des coquelicots, Toulouse, Blast, 2019 [2018].
35 Sur ce sujet, l’on consultera avec profit Mohamed Ridha Bouguerra et Sabiha Bouguerra, Histoire de la littérature du Maghreb, Littérature francophone, Paris, Ellipse, 2010.
36 Jean-Pierre Castellani, “Gavroches algériens : Les petits de décembre de Kaouther Adimi”, Diacritik, 26 septembre 2019, URL : https://diacritik.com/2019/09/26/gavroches-algeriens-les-petits-de-decembre-de-kaouther-adimi/ (consulté le 21 juin 2023).
37 Dominique Viart et Bruno Vercier, op. cit., p. 171.
38 La réflexion mémorielle sur l’Algérie traverse d’éminentes œuvres de fiction contemporaines comme Meurtre pour mémoire (1984) de Didier Daeninckx, Des hommes (2009) de Laurent Mauvignier, Où j’ai laissé mon âme (2014) de Jérôme Ferrari, ou plus récemment L’art de perdre (2017) d’Alice Zeniter, Climats de France (2017) de Marie Richeux ou Un loup pour l’homme (2017) de Brigitte Giraud. Voir Claude Collin dans “Guerre d’Algérie. Des mémoires apaisées ?”, Guerres mondiales et conflits contemporains. Revue trimestrielle d’histoire, n° 276, vol. 4, 2019, p.129-148, URL : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/gmcc.276.0129, consulté le 20 juin 2023.
39 En forte expansion, le roman graphique explore pareillement les thèmes du roman. Pour s’en convaincre, l’on consultera ce répertoire de BD consacrés à l’Algérie : https://www.librairie-sciencespo.fr/list-116563/l-algerie-en-romans-graphiques/ (consulté le 10 mars 2024).
40 Adel Lalaoui, “Samir Toumi et Kaouther Adimi : Explorer la mémoire et le trauma individuels pour mieux comprendre l’identité et la réalité collectives”, Revue des sciences humaines de l’Université Oum El Bouaghi, vol. 8, n° 1, mars 2021, p. 1118.
41 Jean-Pierre Castellani, “Richesses partagées : Kaouther Adimi (Nos richesses)”, art. cit.
42 Adimi échange avec Mathias Énard, “La responsabilité de l’écrivain. Entretien avec la romancière Kaouther Adimi”, dans l’émission L’entretien de Mathias Énard, France Culture, 9 octobre 2022 (28 min), URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-entretien-litteraire-de-mathias-enard/la-responsabilite-de-l-ecrivain-entretien-avec-la-romanciere-kaouther-adimi-4613537 (consulté le 10 octobre 2023).
43 Laurent Demanze, op. cit., p.21.
44 Par exemple, dans un entretien radiophonique avec Mathias Énard, “La responsabilté de l’écrivain. Entretien avec la romancière Kaouther Adimi”, dans L’entretien littéraire de Mathias Énard, France culture, 9 octobre 2022 (28 min), URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-entretien-litteraire-de-mathias-enard/la-responsabilite-de-l-ecrivain-entretien-avec-la-romanciere-kaouther-adimi-4613537 (consulté le 10 octobre 2023).
45 Marie-Jeanne Zenetti, “Détournements d’archives : littérature documentaire et dialogue interdisciplinaire”, Fabula / Les colloques, “Les écritures des archives : littérature, discipline littéraire et archives”, URL : http://www.fabula.org/colloques/document6324.php (consulté le 13 juillet 2020).
46 Ibid.
47 Dans la fable politique Les petits de décembre dont la publication a suivi Nos richesses, ce vœu est tout aussi lisible.
48 Jean Echenoz, Cherokee, Paris, Minuit, 1983, p. 190.
49 NR 180, 190, 204, 208.
50 Laurence Houot, art. cit.
51 Albert Camus, op. cit. p. 157.
52 L’envers et l’endroit résonne déjà dans le titre L’envers des autres.
53 Dans L’envers des autres ou Les petits de décembre, la romancière construit une semblable image hivernale et venteuse d’Alger.
54 Comme d’autres capitales, Paris a subi une pareille transformation de lieux culturels (librairies, papeteries, studios photos…) en lieux de restauration rapide. Concernant Alger, le constat est approché sur un mode plus apocalyptique dans le roman de Tahar Djaout, Les vigiles, Paris, Seuil, 1991.
55 Dans la nouvelle de Camus, l’envers qui désigne le versant des montagnes privé de soleil, est le malheur des vies laborieuses et routinières des habitants du quartier Belcourt d’Alger. Les thèmes abordés dans L’envers des autres – folie, mal-être et tentations suicidaires, rumeurs et commérages, intrusion de la société dans la vie intime des individus, prostitution estudiantine, incompréhension générationnelle – signalent de même la part sombre et complexe des êtres.
56 Deux agents de renseignements suspicieux scrutent les faits et gestes de Ryad. NR 180, 190, 202, 204, 208.
57 NR 56, 60, 117, 158-159, 183, 187.
58 Laurence Houot, art. cit.
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Référence électronique
Isabelle Bernard, « Métamorphose du réel dans le roman francophone contemporain », Revue critique de fixxion française contemporaine [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/13500 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11tzx
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