Le pouvoir féerique
Résumés
Dans les rapports entre conte et politique, le plus évident est celui de la représentation. Les contes, régulièrement, mettent en scène rois, princesses, pouvoirs hérités, provinces conquises ou souverainetés méritées. Sans du tout contester cette importante présence, au contraire, je voudrais esquisser l’ancrage socio-politique à partir duquel la « vogue » des contes de fée (comme on en parle souvent) a pu opérer et voir si l’on ne pourrait pas penser le rapport entre conte et politique sous un angle presque inverse : ce ne sont pas tant les contes qui représentent des enjeux politiques, ce sont les pouvoirs en place qui prennent l’allure de contes de fées. Je prendrai ensuite pour exemple deux cas de figure chez Jean de Préchac et François-Augustin Paradis de Moncrif.
Texte intégral
1Dans les rapports entre conte et politique, le plus évident est celui de la représentation. Les contes, régulièrement, mettent en scène rois, princesses, pouvoirs hérités, provinces conquises ou souverainetés méritées. Les jeux du pouvoir occupent beaucoup les récits fabuleux. Sans du tout contester cette importante présence, au contraire, je voudrais esquisser l’ancrage socio-politique à partir duquel la « vogue » des contes de fées (comme on en parle souvent) a pu opérer et voir si l’on ne pourrait pas penser le rapport entre conte et politique sous un angle presque inverse : ce ne sont pas tant les contes qui représentent des enjeux politiques, ce sont les pouvoirs en place qui prennent l’allure de contes de fées. Comme le souligne justement Raymonde Robert, « utilisant toutes les possibilités que le genre offre à la description hyperbolique des perfections et de l’éclat de la vie de cour, les contes en retour empruntent une partie de leur matière à la mise en scène que le souci de prestige organise autour du roi1 ». Pourtant, le conte ne prolonge pas seulement, par sa vertu encomiastique, les fastes du pouvoir, il plonge aussi dans les valeurs politiques de la souveraineté et du contrôle des forces civiles.
2Le pouvoir moderne, en effet, est fondé sur un concept clef, celui de souveraineté, qui ne trouve pas par hasard son premier ancrage dans les guerres de religion en France (même si sa conceptualisation et sa légitimité socio-politique jouent sur une plus longue durée) : c’est dans ce climat de terreur et de division radicale qu’apparaît indispensable l’instauration d’un pouvoir situé par-delà les querelles de conscience et de clan – ou, tout au moins, le pouvoir étatique cherche-t-il à apparaître sous la guise d’une nécessité pour mieux rassurer et protéger. Le terme de « sécurité » apparaît au xve siècle, mais n’est vraiment beaucoup employé qu’à partir de Malherbe2.
3Dans les temps modernes, on conçoit de plus en plus la société comme un artifice humain, s’inscrivant dans une vision mécaniste des pulsions individuelles et non comme une nature propre à l’homme ou une création divine : « Les hommes s’assemblent […] par accident, et non pas par une disposition nécessaire de la nature. […] Ce n’est donc pas la nature, mais la discipline qui rend l’homme propre à la société 3 ». Il n’existe donc pas de disposition a priori chez l’homme qui fasse de lui un être naturellement sociable. Le lien politique ne se crée que dans une dynamique proprement historique (donc contingente). Là où le problème des Anciens consistait à savoir comment organiser la vie politique, donnée d’office, afin d’assurer un « bien vivre » ensemble, la question des Modernes porte en fait sur la manière d’assurer la possibilité même de ce vivre ensemble.
4À cette artificialité de la société correspond une égalité naturelle des hommes. Chez Pascal, par exemple, chacun est porté immédiatement par un identique désir de domination, strictement égal au désir de ses voisins : « il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant4 ». La domination offre sans doute le spectacle de l’inégalité, mais sur le fond d’une égalité originaire par où chacun pèche par désir absolu de souveraineté sur les autres. C’est cette confrontation égale des désirs qui entraîne le conflit entre les parties et la mise en place de rapports concrets de domination. Hobbes est tout aussi radical : « La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu’ils ont de nuire. Ce qui fait que ni nous ne pouvons attendre des autres, ni nous procurer à nous-mêmes quelque sûreté. […] Tous les hommes sont naturellement égaux, l’inégalité qui règne maintenant a été introduite par la loi civile5 ». Les rapports d’inégalité naissent avec l’invention de la société, ils ne lui préexistent pas.
5Or, de part et d’autre, la force ou le besoin ne sauraient être les seuls fondements de l’association entre les hommes. La volonté de domination ne trouve pas simplement sa preuve dans l’exercice concret de la force, mais aussi dans l’art des signes qui rendent visibles la puissance en même temps qu’elles la reproduisent, voire l’accroissent. Signes de mépris ou signes de soumission sont les moyens ordinaires qui lient les hommes entre eux : « For every man looketh that his companion should value him, at the same rate he sets upon himselfe : And upon all signes of contempt, or undervaluing, naturally endeavours, as far as he dares (which amongst them that have no common power, to keep them in quiet, is far enough to make them destroy each other) to extort a greater value from his contemners, by dommage ; and from others, by the example6 ». Les signes de valeur permettent d’établir les rapports entre les hommes et d’éviter que toutes les relations dégénèrent rapidement en conflit armé. Il en va de même pour Pascal : « Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais. Et quoi ! il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit, c’est une force. » Ou encore : « Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave, c’est montrer sa force7 ».
6Mais cette puissance des signes peut aussi se retourner et faire en sorte que la force et la nécessité cèdent la première place à l’enchantement des sujets. Il est alors question de douceur et d’amour.
L’amour des Princes vers leurs peuples, & le respect, & l’obeïssance des sujects envers leurs Souverains, estans comme les liens sacrés, qui les unissent, & conservent ceste heureuse intelligence, qui soustient, & affermit les Empires : Il ne faut pas trouver estrange, que la douce & legitime domination des Roys nos predecesseurs, [479] jointe à la reverence, & à la fidelité que les François ont naturellement pour leur Prince, ayt durant tant de siecles maintenu la puissance de ceste monarchie, & porté ses armes, & sa reputation dans toutes les parties du monde8.
7La douceur n’est pas seulement une catégorie poétique ou esthétique, elle renvoie aussi à une forme de sociabilité, voire à une conception du lien social : en ce sens, elle est éminemment politique. Avancer cela semble aller contre le mouvement de discipline des corps et de dressage des âmes analysé tant par Norbert Elias que par Michel Foucault : comment la douceur pourrait-elle constituer une manière d’ordonner les relations civiles alors que tout semble se jouer dans la force et la contrainte ? Tel est, pourtant, bien ce que note Claude Expilly, élève de Cujas, conseiller du Roi et président du parlement de Grenoble :
Peuple nourry souz une domination si douce, peuple renommé sur tous les autres en courtoisie, en grace, & en magnanimité, qui te fait dépoüiller de ton propre naturel ? […] Nous ne sommes pas maitres de nos vies & de nos forces, nous les devons au Prince, & à son service. Nul de son autorité privée ne se peut dire droit en son fait, qu’il ne choque, qu’il n’ébranle les fondemans de l’Ampire assis sur l’obeïssance, qu’on doit au souverain9.
8La douceur ne fait donc pas simplement partie du naturel propre à la France, elle caractérise aussi la facture politique de son organisation : la courtoisie et la grâce sont les pendants naturels d’une éducation (une « nourriture ») exemplaire, celle qui allie douceur et domination. L’ordre social témoigne à la fois d’une douceur des relations civiles et d’une douceur du commandement royal. En France, même l’obéissance et la domination sont affaire de douceur.
9La puissance politique de la douceur tient manifestement à ce qu’elle noue les hommes entre eux sans avoir besoin de médiation ni de contrainte avouées. Les conduites les plus morales (honnêteté, intégrité, justice, bonne foi) et les plus chrétiennes (amour, charité) apparaissent comme des formes d’obéissance naturelle qui n’ont besoin ni des garde-fous des lois, ni des menaces de la force. C’est ce que suggère l’archevêque d’Arles, lors de l’Entrée du roi, le 29 octobre 1622 : « Nos Roys, Sire, sont les soleils de nostre France, dont les douces & gracieuses influences donnent l’estre, la vie, & le mouvements à leurs peuples10 ». Comme la lumière nous permet immédiatement de voir, la douceur royale génère immédiatement la possibilité de vivre ensemble dans l’harmonie et la jouissance de la liberté. Le terme même d’influence indique la naturalité et le caractère presque magique du processus, puisque, au xviie siècle, il renvoie à l’action des astres. À l’instar des effets du soleil sur les hommes, ce ne sont, bien évidemment, pas les peuples qui font les rois, mais la grâce souveraine qui donne l’être à son peuple. Et plus encore que l’être, les mouvements mêmes des relations entre les hommes. Cependant, le don ne suffit pas. Sans aucun doute, il qualifie tout particulièrement la puissance du souverain, mais il faut encore que ces grâces octroyées le soient en douceur, comme si au caractère sensible de la grâce devait s’ajouter la manière presque insensible et délicate de la douceur. C’est cette influence enchantée qu’il s’agit dès lors de reproduire.
10On en voit bien le sens politique, lorsque Antoine de Montchrestien résume en quelques vers les nécessaires productions du souverain : « Ainsi que le soleil, claire image de Dieu,/Et vray patron du Prince, épand en chaque lieu/Les rayons pénétrants de sa forte influence/[…] Aussi coule du Prince une secrette force/Dans l’âme des subjects, qui doucement les force/De le suivre à son gré, soit au mal soit au bien11 ». Sur le modèle de l’influence des astres, la liberté est affaire d’attraction magique ou de magnétisme : la douceur politique apparaît comme une force cachée d’autant plus efficace qu’elle demeure secrète, d’autant plus naturelle qu’elle reste invisible. On en mesure les effets, on n’en sent pas le pouvoir. La douceur ne constituerait donc pas l’opposé de la force, mais bien une de ses dimensions, à la condition de ne jamais découvrir cette tacite appartenance qui n’a pas même besoin de s’adosser à une quelconque vie morale : qu’il conduise au bien ou au mal importe peu, ce qui compte est la production d’obéissance. Détachée de son envergure morale (au moment même où un François de Sales la place au cœur de l’expérience dévote12), la douceur prend toute sa dimension politique dans la mise en place de la monarchie absolue et de sa puissance souveraine.
11C’est très exactement cette douceur que le parfait souverain sait produire jusque dans l’exercice de la contrainte violente : « Je crus enfin, mon fils, qu’en l’état des choses, un peu de sévérité était la plus grande douceur que je pouvais avoir pour mes peuples […]. Car aussitôt qu’un roi se relâche sur ce qu’il a commandé, l’autorité périt, et le repos avec elle13 ». On sait, en effet, que le tour de vis fiscal imposé par Richelieu est encore accru par Louis XIV et ses guerres incessantes. L’envoi systématique des intendants, aidés de troupes armées, permet de mater les nombreuses émeutes antifiscales. La répression du début de son règne n’a d’égal que le déploiement fastueux de la cour du jeune roi. Pour le souverain, l’exercice de la contrainte est en fait une douceur nécessaire du commandement. Ce n’est plus la douceur qui semble couvrir le droit du plus fort d’une apparence d’agrément (au double sens d’acceptation et de plaisir), c’est la force qui s’avère partie prenante d’une douceur générale du politique. Le lien social ne saurait être que doux, même s’il faut y contraindre par la force ceux qui oublieraient l’obligation due au souverain qui assure l’harmonie du tout.
12La douceur est une opération de médiation entre les êtres qui relève du calcul des intérêts. Joël Cornette a certes raison de souligner que « comprendre la signification de toutes ces pétitions d’amour qui jalonnent le discours politique est une entreprise délicate : là pourtant, dans la relation psychologique et affective avec le pouvoir, pourrait bien résider la raison la plus profonde de la longue adhésion des Français à l’État monarchique14 » ; mais on pourrait avancer que la valeur politique de l’amour et de la douceur s’affirme d’autant plus dans une société qui développe simultanément un souci de l’utilité commune et des intérêts de chacun : comme le résumera plus tard Paradis de Moncrif (sur lequel je reviendrai à la fin de cet article), « tous les hommes conviendront qu’ils ont intérêt de plaire15 ». Une fois que l’ordre chrétien est désuni et que le règne de la pure force ne peut générer qu’un sentiment de tyrannie de plus en plus intolérable (physiquement et symboliquement) aux xviie et xviiie siècles, la douceur fait partie de l’arsenal pragmatique des conduites politiques.
13Pragmatique, et pourtant en même temps éthique, car la douceur exprime aussi un juste rapport à la force. Il est significatif que le fameux proverbe « l’homme est un loup pour l’homme » n’existe pas seul au xviie siècle. Hobbes le lie à son contraire avec une équivalente valeur de vérité : « Et certainement il est également vrai, et qu’un homme est un dieu à un autre homme, et qu’un homme est un loup à un autre homme […] ; là par le moyen de la Justice et de la Charité, qui sont les vertus de la paix, on s’approche de la ressemblance de Dieu ; et ici, les désordres des méchants contraignent ceux mêmes qui sont les meilleurs de recourir, par le droit d’une légitime défense, à la force et à la tromperie, qui sont les vertus de la guerre, c’est-à-dire à la rapacité des bêtes farouches16 ». Mais c’est déjà vrai de Scipion Dupleix, plus tôt dans le siècle, qui voit bien l’enjeu éthique de la douceur par rapport à la force :
l’homme peut estre Dieu et loup à un homme : Dieu par la douceur et humanité, loup par la cruauté. Ceste vertu donc est tres propre à l’homme ; mais elle est tres digne d’un prince genereux, lequel pouvant user impunément et justement de la force, aime mieux neantmoins employer sa Clemence pour attraire à soy les cœurs de ses sujets […]. Car aussi bien la force ne produit que crainte, et la crainte est suivie de haine, mais la clemence ne force à autre chose qu’à aimer. En ceste vertu, compagne inseparable de la generosité, nostre Roy tres Chrestien Henri IV a excellé sur tous les heros17.
14Force et clémence, peur et amour forment les deux axes du pouvoir moderne. Il faut contraindre par la force et attirer par l’amour. Le but est évidemment identique à chaque fois : asseoir solidement le pouvoir. En ce sens, la douceur fait ouvertement partie de l’arsenal des résolutions politiques. Sous la figure de l’antique vertu de clémence, elle vient corriger la force par l’amour et la tyrannie par l’adhésion. Quoi de mieux qu’un désir intériorisé d’obéir ? Cela dépasse toutes les peurs suscitées par le spectacle de la puissance, dans la mesure où le désir d’indépendance et de liberté (jusque sous la catégorie psychologico-morale de l’amour-propre) peut toujours entraîner les êtres à la révolte. Qui pourrait se révolter contre son propre désir ? Quand bien même il s’agit d’une production imaginaire, la douceur est aussi une réalité politique. Comme le souligne Scipion Dupleix (et même si cela fait partie de l’encomiastique royale), Henri IV a effectivement su mettre fin aux guerres civiles en maniant habilement la force des armes et la douceur de la clémence18.
15C’est en ce sens qu’une histoire de la douceur comme catégorie politique offre un heureux complément aux analyses des historiens ou des sociologues en termes de contrainte ou de dressage. Amour, amitié et douceur permettent la constitution pragmatique autant qu’imaginaire du lien politique. La production de peur par la menace de contrainte physique génère un contrat social, de même que la fabrication d’amitié par l’usage de la douceur suscite une obéissance consentie19. L’une voile le rapport de forces dans une relation juridique, l’autre dans une relation affective. On ne peut donc ramener simplement l’histoire de la politique des sociétés modernes à la construction inédite de rapports de droit ; il faut, au contraire, suivre la constitution de nouveaux modes de sociabilité où la douceur joue un rôle important, dans la mesure où elle opère à la fois comme tactique politique et comme tact social.
16Voilà en quoi une production apparemment marginale comme les contes de fées peut nous ouvrir une autre perspective sur les jeux de pouvoir de la monarchie absolue. La féerie est à la fois image du pouvoir absolu et émerveillement des techniques sentimentales. Jean de Préchac, qui sait utiliser les modes littéraires pour alimenter son ordinaire, dédie avec verve, et un brin d’ironie, deux contes (Sans Parangon et La Reine des Fées), qu’il publie en 1698, à la cascade de Marly comme à une splendeur mécanique à la hauteur des pouvoirs féeriques du souverain, ou la princesse Palatine s’extasie, dans une de ses lettres, sur le travail magique des jardins de Marly qu’elle visite avec le roi : « On dirait que ce sont des fées qui travaillent ici, car là où j’avais laissé un grand étang, j’ai trouvé un bois ou un bosquet ; là où j’avais laissé une grande place et une escarpolette, j’ai trouvé un réservoir plein d’eau, dans lequel on jettera ce soir cent et quelques poissons […] ; bref il y en a tant d’espèces que c’est vraiment merveilleux20 ». Ces machineries impressionnantes opèrent de façon enchantée et montrent exemplairement l’efficacité du pouvoir souverain. L’artificialité de la société trouve son répondant dans la magie de la cascade de Marly.
17Dans son conte Sans Parangon, Préchac met bien en scène cette éducation merveilleuse de la puissance souveraine en montant en parallèle l’histoire de Louis XIV et sa transfiguration magique. Tout commence déjà par la justification de sa naissance tardive : une mauvaise fée (Ligourde) a décrit le destin néfaste de la reine et de son fils, une bonne fée (Clairance) en livre tous les mérites, leur dispute conduit Ligourde à jeter un mauvais sort à l’enfant qui va naître, Clairance décide alors de rendre invisible la grossesse de la reine, de garder l’enfant avec elle pendant vingt-et-un ans (durée du mauvais sort) et de faire réaccoucher la reine de son enfant qu’elle nommera alors Sans Parangon, puisque l’éducation de la bonne fée pendant cette durée aura fait du bébé un véritable puer senex21.
18Ayant ainsi expliqué à la fois la naissance très tardive et les qualités éminentes de Louis XIV, tous les hauts faits du Roi passent pour des productions féeriques, dans la mesure où ils sont le prolongement de son éducation enchantée. Cette instruction est complète depuis les armes et la guerre jusqu’au conseil politique, aux arts, à l’architecture ou aux jardins. Tout devient spectacle, même les « animaux de toute sorte d’especes, qui n’y estoient que pour réjoüir les Spectateurs ; les Lyons, les Tygres, et les Leopards estoient dépouillez de toute leur ferocité ; les Serpens n’avoient aucun venin, on n’y craignoit pas même les Dragons, dont le seul aspect étoit si terrible partout ailleurs22 ». Toutes les marques de la force sont ainsi systématiquement adoucies, de même que les formes de la puissance sont intériorisées. En effet, Clairance donne comme compagne privilégiée au jeune enfant la princesse de Chine, Belle-gloire, qui a été enchantée et, en quelque sorte, retirée de la circulation mondaine, parce que trop d’hommes mouraient pour ses beaux yeux. Or, l’amour que Sans Parangon va éprouver pour cette princesse l’amène, une fois qu’il est effectivement roi, à conquérir sans cesse de nouvelles provinces ou à générer des prouesses inédites (construction de Versailles ou du canal des deux mers), mais avec toujours une omniprésente douceur : « la Reine [sa mère], qui rarement le perdoit de veüe, se rejoüissoit de le trouver d’une humeur si douce23 ». Cet amour pour Belle-gloire est totalement intériorisé, puisque cette princesse a été rendue invisible par la fée : seul Sans Parangon peut la voir et l’admirer. Elle encourage ainsi le roi à produire des prodiges, tout en lui faisant observer qu’il lui manquait « un tresor d’un prix inestimable » : un ami fidèle « fort désintéressé, qui avoit beaucoup d’esprit, un grande douceur24 ». Sans Parangon finit par en trouver un « qui avoit précisément toutes les qualités du portrait25 ». L’ami tant cherché se qualifie donc lui aussi par la douceur autant que par l’esprit. C’est cette même douceur qui finit par présider aux conquêtes militaires :
Je veux que tu surprennes tes ennemis par une victoire toute nouvelle ; on est si accoutumé à te voir prendre des Places, que ce n’est plus d’aucun merite pour toy ; mais puisque tu cherches à faire des actions extraordinaires, et dignes de Sans Parangon, rends à tes ennemis ces fameuses Forteresses qui leur donnent tant d’inquiétude, & qu’ils ne sçauroient jamais reprendre sur toy. – C’est pour l’amour de vous, charmante Princesse, répondit Sans Parangon, que je les ay prises, je me trouve trop récompensé puisque je suis assez heureux de vous plaire en les rendant.
Cette surprenante modération plut beaucoup à Belle-gloire, sur tout dans un temps où Sans Parangon se trouvoit en estat de donner la loy par tout, s’il eut voulu profiter de tant de conjonctures favorables. Cela désarma aussi les puissances confédérées, qui s’empresserent toutes à gagner la bienveillance de ce Prince26.
19La puissance des signes l’emporte alors sur la force mobilisée comme la douceur de la modération sur les pouvoirs adverses. L’action extraordinaire tient justement par excellence à l’adoucissement et aux signes plus qu’aux démonstrations guerrières. La sécurité des hommes est donc proportionnelle à la force du souverain, certes, mais surtout à sa puissance d’adoucissement des relations humaines. Tel est son caractère féerique dans un monde moderne marqué par l’égalité de principe des pouvoirs de tuer et des désirs de dominer.
20La douceur trouve dans la figure féminine de la princesse Belle-gloire l’intensité nécessaire pour y soumettre les envies de domination absolue et la brutalité immédiate de la force. La femme civilisatrice permet de sublimer dans les signes de la renommée l’avidité physique du pouvoir. Or, les fêtes de cour ou les Entrées royales ont souvent lié la féerie de leurs productions aux fastes de la renommée 27. L’éducation de la fée Clairance se poursuit dans l’intériorisation de la gloire comme si la sécurité des peuples passait par la production des signes de puissance de leur souverain – à condition, bien sûr, de conserver dans le flou de la féerie les milliers de morts et les désastres économiques engendrés par les guerres de Louis XIV. Mais peut-être est-il symptomatique de l’ambiguïté de ce conte de fées que la douceur acquise par cette éducation se retourne ultimement contre les fées elles-mêmes.
21En effet, la princesse Belle-gloire voudrait bien être désenchantée et retrouver sa réalité physique. Elle invite donc le roi à lutter contre Clairance et les autres fées qui l’ont en leur pouvoir. Comme le roi hésite à se tourner contre celle qui l’a éduqué, Belle-gloire lui révèle le secret des fées :
elle luy apprit que la bonne et la mauvaise Fée n’étoient que la même personne, qui joüoit ces differens personnages pour mieux imposer au Public ; que tous les enchantemens, et même les riches Palais des Fées, n’étoient qu’une illusion ; que pour donner ses [sic] sorts par lesquels elles se rendaient si redoutables aux hommes, elles profitoient de la connaissance que les Demons leur donnent de l’avenir ; et quoiqu’elles n’eussent aucun pouvoir de changer en naissant la destinée de personne, elles ne laissaient pas de donner des sorts qu’elles regloient sur la connaissance qu’elles avoient de ce que chacun devoit devenir28.
22Ce ne sont donc pas les fées qui ont le pouvoir de modifier le destin des hommes, mais bien les hommes eux-mêmes, et en particulier leurs princes. Les femmes fées ne sont que des rôles illusoires – tantôt déesse tantôt louve pour l’homme, si l’on reprend le double lieu commun de Hobbes –, dont les productions magiques sont en fait les effets de l’Histoire elle-même. Il n’y a pas même de bonne fée et de gentille marraine, seulement des femmes manipulant la crédulité des hommes. La féerie paraît bien céder devant les réalités royales. On en avait déjà l’annonce lorsque la princesse Belle-gloire avait exigé du jeune roi qu’il lui bâtisse un « Palais et des jardins semblables à ceux qu’il avoit imaginez luy même chez Clairance, par la vertu de sa baguéte » et que, malgré son inquiétude, « quoiqu’il ne tâchât qu’à imiter ce qu’il avoit deja fait chez la Fée, il est constant qu’il surpassa le Palais enchanté en beaucoup de choses 29 ». L’éloge du roi passe par la louange d’une puissance supérieure même à la féerie, mais, du coup, c’est aussi l’univers des fées qui apparaît de moindre dimension ou d’une envergure plus soupçonnable.
23Comme le résume parfaitement Anne Defrance,
Le monde féerique, lieu de l’hyperbole et de l’idéalisation, est un espace de prédilection parfaitement conductible des énergies courtisanes et des fantasmes ascensionnels de tous ordres. Aussi a-t-il pu contribuer à l’édification du mythe louis-quatorzien. Mais parce que la figure royale se doit d’être omnipotente et parfaitement autonome, certains auteurs ont cru nécessaire de lui soumettre leurs fées en gage de leur propre soumission. Deux options se présentent alors, qui se caractérisent par une différence de degré dans l’intersection pratiquée par les œuvres entre univers réel et univers féerique. Tant qu’ils restent relativement indépendants l’un de l’autre, comme c’est le cas chez Madame d’Aulnoy, un peu moins chez Mademoiselle de la Force, la féerie n’est pas menacée. […] La deuxième option est celle partagée par Préchac et Madame d’Auneuil. Chez eux, le recouvrement d’un univers par un autre passe par la mise en concurrence des deux ordres, l’humain et le surnaturel, et se solde par la mise à bas de la figure emblématique du genre30.
24En 1738, alors que la mode des contes de fées est justement passée comme telle et que d’autres usages commencent à en être faits, Paradis de Moncrif, membre de l’Académie française, en prolonge l’effet de façon symptomatique : à la suite d’un traité de civilité classique où il insiste sur les nécessités du plaisir social, il glisse plusieurs contes de fées « afin de prouver l’utilité de quelques-uns des principes répandus dans ces Essais31. » Le premier de ces contes est intitulé Le Don des fées ou le Pouvoir de l’éducation. Il raconte l’histoire habituelle de deux jeunes princes auxquels deux fées doivent donner des grâces : l’une donne à l’aîné l’esprit, la valeur et la probité ; l’autre hésite, puis déclare à la reine qui s’inquiète devant son atermoiement :
Dans ce moment où il ne fait que de naître, ce seroit peut-être en vain que je le doüerois des plus heureuses qualités. Les impressions que dans la suite il recevra des objets dont il sera environné, mille obstacles différens pourroient altérer l’effet de mes dons, si je l’abandonnois à lui-même. Elle prit alors le Prince entre ses bras : O précieux enfant […] je verserai, sans cesse, dans ton ame, ces Philtres imperceptibles qui développent les vertus, & qui étouffent les semences des vices. Je ne te perdrai pas un instant de vûë, jusqu’au temps où tu seras digne de régner32.
25Les temps anciens sont révolus où les dons des fées n’intervenaient qu’au moment de la naissance ou dans un analogon du baptême chrétien. De même que la pastorale catholique ou protestante cherche à modeler les gestes et les pratiques de chaque instant, la fée ne peut plus se satisfaire d’un don premier sans contrôler et faire prudemment travailler les événements pour un impeccable dressage. Principe de surveillance constante par la Fée Éducation plutôt que grâce généreusement donnée, il n’est plus question d’abandonner le jeune prince à lui-même. La fée doit sans cesse tirer sur certaines chevillettes mentales pour que la bobinette du corps ouvre la porte sociale de la bonne éducation.
26Toute une mécanique éducative se met en place qui trouve son pendant contemporain dans les dispositifs disciplinaires de surveillance que Michel Foucault analyse chez le soldat ou le prisonnier. Il y aurait ainsi un rêve militaire de la société parfaite qui doublerait le songe juridique et marchand du contrat social : « sa référence fondamentale était non pas à l’état de nature, mais aux rouages soigneusement subordonnés d’une machine […], non pas aux droits fondamentaux, mais aux dressages indéfiniment progressifs, non pas à la volonté générale, mais à la docilité automatique33 ». Et, plus loin, Michel Foucault souligne que le pouvoir, loin de réprimer et d’exclure seulement, « produit du réel ; il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité34 ». Avec les salons mondains comme avec les féeries littéraires, on voit que le pouvoir produit aussi des dispositifs de plaisir ; il s’appuie même sur eux pour que la docilité automatique puisse prendre toute sa mesure machinale. La machinerie de Marly ou la mécanique sociale opèrent bien en continuité avec l’émerveillement automatisé des contes de fées.
27Le petit conte, par lequel Paradis de Moncrif donne un poids à son dressage théorique et une légèreté à ses injonctions sociales, décrit, en effet, l’efficacité des moyens de plaire au plus haut niveau du gouvernement. Les deux princes semblent tous deux exemplaires dans leurs capacités à régner, mais l’aîné, en dépit des dons de la fée qui font de lui un roi remarquable, ne fait que les développer aveuglément et exiger de ses sujets que l’on obéisse à ses volontés : « Par tout où la force pouvoit être employée sans injustice, il la préférait à des voies douces, qui, avec plus de temps, auraient amené les mêmes succès35 ». Le cadet, qui a été constamment encadré par sa marraine fée, sait, au contraire, plaire à tous en gouvernant sagement. Là où l’aîné exerce sans cesse les qualités extraordinaires octroyées par la fée à sa naissance, mais dominée par elles plutôt que le contraire ; son jeune frère ne dévoile pas de supériorité hors du commun, juste au contraire, il montre seulement « une raison éclairée, égale & assaisonnée d’agrément36 ».
28Quand un roi ennemi parvient à les vaincre militairement et à occuper leurs pays, il n’entend pas exercer sa puissance directement et il laisse libre choix aux peuples d’élire le meilleur parmi tous les citoyens : « Peuples, que j’ai soumis, je ne viens point emporter vos richesses, ni forcer vos volontés. Conservez vos usages, vos mœurs, & choisissez vous-même le nouveau Maître, qui, sous mon autorité, sera chargé du soin de vous rendre heureux. J’établis de ce moment l’entiere égalité de condition. Que pendant douze soleils, il n’y ait plus entre vous d’autres distinctions, d’autres égards, que ceux qui seront volontaires. Employez ces jours d’une liberté si pure, à vous élire un Souverain37 ». Aussitôt les sujets du frère aîné l’abandonnent, sans égard pour ses qualités et ses vertus, tandis que, à la surprise du vainqueur, tous les sujets du cadet restent auprès de lui. Cet exercice démocratique reconduit, en fait, au pouvoir le plus jeune prince qui, justement, ne s’entretenait avec son épouse « que du désir de voir couronner un Souverain, qui rendît heureux des Sujets dont ils éprouvoient d’une maniére si admirable, le respect & l’amour38 ». L’égalité de sa raison est en parfaite correspondance avec l’égalité (momentanée) des conditions et permet d’éviter la concurrence des égaux/ego par une douceur et une amabilité de chaque instant. Ce ne sont plus les vertus extraordinaires de la féerie qui l’emportent, mais l’égalité civile du sentiment de plaisir.
29C’est une splendide leçon pour le conquérant : « Je n’envisageois que la domination qui naît de la force, qui ne s’entretient que par la crainte, & qui ne cherche qu’à s’étendre. Vous me faites connoître que la véritable autorité sur les hommes a sa source dans leur cœur39 ». Reprenant le lieu commun machiavélique en en retournant les principes, le bon prince doit plutôt être aimé qu’être craint40. Moncrif donne ainsi l’exemple du principe qu’il énonçait dès le début de son traité : « Avec le caractere d’honnête homme, avec bien des vertus, il semble qu’on devrait paraître aimable. Cependant il est commun de trouver des gens dont les principes & les mœurs vous attirent, & dont le commerce vous rebute ; on ne peut s’empêcher de les considérer, de les respecter, & de les fuir41 ».
30La culture des êtres réside donc dans ces « philtres imperceptibles », imaginaires, au moyen desquels la fée Éducation dresse le détail expérimental des individus : le sentiment d’affection produit par le souci de plaire permet à la puissance politique de s’exercer immédiatement sans paraître contraindre, comme s’il devenait possible de renverser simplement les liens tacites du plaisir en plaisir des liens sociaux. La douceur de la culture prend le pas sur la force et la peur : elle fait bien, désormais, autorité. Le conte de fées ne fait pas qu’exemplifier la puissance féerique du souverain ; il dit, par le plaisir même que l’on y prend, la souveraine valeur de l’amour pour constituer un lien politique.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Éric Méchoulan, « Le pouvoir féerique », Féeries, 3 | 2006, 43-57.
Référence électronique
Éric Méchoulan, « Le pouvoir féerique », Féeries [En ligne], 3 | 2006, mis en ligne le 05 février 2007, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/feeries/138 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/feeries.138
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