1Prendre la parole ou se mettre à noircir le papier en soulignant d’emblée le caractère fondateur du blanc dans tout procès signifiant pourrait paraître paradoxal et provocateur. Les blancs interstitiels, pourtant, fondent bien tout langage, en permettant de différencier les unités de sens, dans la mesure où il n’y a jamais de signes que discrets. Ils fondent ensuite tout discours, en permettant le saut et donc le progrès d’une idée à une autre : « l’interruption est nécessaire à toute suite de paroles, l’intermittence rend possible le devenir », dit Maurice Blanchot (870). Ils fondent enfin toute communication, en permettant l’échange et donc l’entente : « même si le discours est cohérent, toujours il doit se fragmenter en changeant de protagoniste ; de l’un à l’autre, il s’interrompt [...]. La discontinuité assure la continuité de l’entente », poursuit Blanchot (870). Au sein du dialogue, le silence même de l’interlocuteur, ses « blancs », peuvent donc devenir porteurs de sens.
2Or le texte écrit accuse doublement cet interstice signifiant, en rompant cette transitivité du langage pour en faire une parole autonome et non plus un dialogue unifiant, et en rendant typographiquement visible l’intervalle qui n’était qu’audible dans le discours oral. Le blanc entre les lettres doit donc être envisagé comme signe plus que comme notion abstraite – et comme signe privilégié puisque, dans un système donné, il est précisément ce par quoi les autres unités se définissent comme signes. Son rôle serait ainsi strictement fonctionnel.
3Le blanc de la lettre, comprise cette fois comme message ou missive, semble tout aussi fonctionnel : s’agissant des lieux de l’espace représenté dans le texte, la lettre parcourt une distance concrète, mesurable et quantifiable, et enjambe ainsi un blanc géographique pour lier deux pôles d’action du récit. S’agissant de l’espace représentant, c’est-à-dire du texte pris dans son aspect signifiant purement graphique, la lettre exploite magistralement le blanc, puisqu’elle creuse le texte en profondeur lorsqu’elle y apparaît mise en abyme, ou le ponctue en surface lorsqu’elle est répétée du scripteur au lecteur du message. Au niveau méta-textuel enfin, toute lettre-missive introduit une réflexion sur ce scripteur et son lecteur. Comme les lettres typographiques, la lettre-missive semble donc utiliser le blanc pour faire sens, voire, parfois, pour introduire une réflexion sur ce sens et sa construction. C’est pourtant à l’inverse même de tous ces arguments que va une certaine missive dans Far from the Madding Crowd, lorsque par dérision, par provocation et par ennui, l’espiègle Bathsheba envoie à son voisin le fermier Boldwood, vieux célibataire endurci, une carte de la Saint Valentin, anonyme, et frappée des seuls mots « Marry Me »...
4La lettre reçue par Boldwood crée certes le blanc, mais c’est le blanc de l’incompréhension la plus totale : interloqué, l’œil vide, ou pour mieux dire l’œil blanc, le vieux solitaire contemple un paysage de neige, impénétrable, tout de marbre « poli » : « [Boldwood’s] eyes were wide-spread and vacant » (Hardy 1986, 81) ; « [he] was listlessly noting how the frost had hardened and glazed the surface of the snow, till it shone in the red eastern light with the polish of marble » (82). Même si elle ne parvient à aucune conclusion, l’analyse que fait Boldwood de la situation est fort pertinente : « The letter must have an origin and a motive [...]. Somebody’s – some woman’s hand had travelled softly over the paper bearing his name ; her unrevealed eyes had watched every curve as she formed it ; her brain had seen him in imagination the while » (80, les italiques sont de Hardy). Le raisonnement ne mène pourtant qu’au blanc de trois questions, elles-mêmes toutes trouées des suspens d’une réflexion hésitante (ou des refoulements d’un désir inavoué ?) : « Why should she have imagined him ? Her mouth – were the lips red or pale, plump or creased ? –had curved itself to a certain expression as the pen went on – the corners had moved with their natural tremulousness : what had been the expression ? » (80-81). Dans l’esprit rationnel de Boldwood, comme dans les analyses d’Umberto Eco, l’acte communicatif repose donc sur les quatre facteurs que sont l’émetteur, le récepteur, le message et le code. Mais dans la scène romanesque, ces facteurs se révèlent tous incomplets. L’émetteur (Bathsheba) reste inconnu, tandis que le récepteur n’est désigné que comme « Mr Boldwood, farmer » : son identité ainsi restreinte à la définition lapidaire de son seul statut social, sa personnalité est gommée. L’ellipse de la seconde personne dans l’impératif du message « Marry Me » permet quant à elle d’omettre toute mention d’un destinataire, au profit d’un « moi » étrange et caché qui ne se révèle pas comme sujet mais comme accusatif, en tant que vague « me ». Il n’y a en fait ni « je » ni « tu », ni destinateur ni destinataire nets. Le message, en deux mots, reste cryptique. Le code linguistique, enfin, est lui aussi transgressé puisque, contrairement à la communication épistolaire traditionnelle, cette lettre intime ne vise nullement à confier des sentiments, mais à ordonner un acte. Le système est tout entier troué de blancs qui suspendent le sens, et sondent ou créent un vide en Boldwood.
5Quel que soit le niveau considéré, destinateur, destinataire, code ou message, les missives dans les romans de Hardy instaurent toujours un blanc et n’impliquent que propositions de mariage infructueuses, relations extra-conjugales illicites, ou pis, divorces et séparations fatales. Loin de permettre une communication, elles la pervertissent ou la parodient. Le blanc paradoxal de ces lettres qui séparent au lieu de joindre, c’est le blanc très derridien d’un hymen qui simultanément unit et divise, protège et blesse, le blanc de
la pénétration, l’acte perpétré de ce qui entre, consomme, et met la confusion entre les partenaires, mais aussi, inversement, et du même coup, le mariage non-consommé, la paroi vaginale, l’écran virginal de l’hymen qui se maintient entre le dehors et le dedans, le désir et l’accomplissement, la perpénétration et son souvenir – suspens de l’allusion perpétuelle. (Derrida 382)
6Apogée de ce paradoxe amoureux, la carte de la Saint-Valentin semble, par son injonction au mariage, imposer une union intime, mais dans une situation de disjonction maximale où manque l’un des partenaires, et qui retourne implicitement ce « Marry Me » brûlant en un glacial « Noli me Tangere »... Cette intime contradiction entre les paroles et les faits ne ménage pas le blanc d’une absence de sens, mais le blanc d’une totale ambiguïté, surgie de l’écart entre les mots et les choses, entre le texte et le contexte.
7Loin de contribuer à une unité organique du texte, les lettres disent donc toujours la division : division de la diégèse, dont elles ne viennent plus combler les failles ou les silences ; et division de l’espace graphique du texte, où elles n’apparaissent et ne disparaissent que par bribes et fragments. Elles ne se prêtent plus aux archétypales « révélations-surprise » des intrigues policières cohérentes et providentielles caractéristiques des tout premiers romans de Hardy, tel Desperate Remedies (1871), où l’écrivain s’en tenait encore aux formes romanesques traditionnelles, et où tout le passé du héros était dévoilé par une lettre testamentaire longue de plus de deux pages – une lettre-alibi, au sens policier du terme, qui révélait les activités d’un personnage.
8La carte espiègle de Bathsheba, au contraire, suspend la révélation, et lance l’intrigue au lieu de la clore : Boldwood découvrira-t-il l’expéditeur de la carte, et l’épousera-t-il effectivement ? C’est une autre lettre-alibi, au sens cette fois étymologique du terme latin, une lettre qui est toujours ailleurs, toujours là où il ne faut pas, comme les missives de Tess à Angel, glissées sous un tapis ou attendant sur une table de cuisine le retour d’un mari prodigue perdu dans les étendues brésiliennes... Ce sont toujours des lettres en blanc, comportant un degré d’illisibilité, qui n’établissent qu’une parodie de communication, et qui errent autant que les personnages : ainsi la lettre d’appel désespéré lancé par Tess à Angel transite-t-elle par le presbytère des parents de ce dernier à Emminster, avant de l’atteindre au Brésil, et de le ramener en Angleterre où elle guidera sa recherche de Tess. Les lettres sillonnent chez Hardy tout ce réseau de communications brisées ou perverties qui consistent à regarder ou à épier autrui par des trous de serrure, à écouter aux portes, ou au travers de lourdes tentures ou de murs de clôture, comme le fait sans cesse le diabolique Alec d’Urberville.
9Après le texte et la diégèse, la division opère donc aussi entre les personnages, qui sont toujours ailleurs, toujours « divorcés », par une séparation qui revêt en sus, au niveau diégétique, une valeur prémonitoire : Boldwood sera toujours séparé de Bathsheba (Troy, le mari légitime qui l’avait depuis longtemps désertée, faisant un fracassant retour le jour même de leurs fiançailles), tout comme Angel sera toujours séparé de Tess. Les relations humaines se vivent dans les romans de Hardy sur le mode fondamental de la distance, de la séparation, du blanc, comme le pose en prémisse l’étude critique Distance and Desire de J. Hillis Miller, qui cite le journal même du romancier : « Love lives on propinquity but dies of contact » (Miller 1970, 176). Et cette mort n’est pas seulement métaphorique puisque dans Far fom the Madding Crowd comme dans Tess of the d’Urbervilles, c’est elle qui clôt ou suspend finalement le récit, lorsque Boldwood assassine le mari de Bathsheba, et lorsque Tess est pendue : après le blanc du suspens, le noir du drapeau qui signale la mort au haut de la prison de Wintoncester…
10Ainsi la division atteint finalement les personnages en leur être même : Bathsheba, qui a envoyé sa carte sur un coup de tête, est partagée entre l’intelligence rationnelle de la riche propriétaire foncière et les impulsions sentimentales de la charmeuse provocatrice, tandis que Boldwood est divisé quant à la signification de la lettre, et ne sait que penser, tout taraudé de contradictions internes, « feeling uneasy and dissatisfied with himself for his nervous excitability » (81). Séparé de l’autre par le blanc de la lettre et de la communication impossible, mais aussi séparé de lui-même, le personnage est interloqué et disloqué, au double sens où l’entend Hillis Miller, « dis-located », sans lieu, ailleurs, errant, à la recherche de lui-même. Hillis Miller paraphrase à ce sujet les lettres de Kafka à Milena :
Writing is a dis-location, in the sense that it moves the soul of the writer outside of himself, over there, somewhere else. Far from being a form of communication, the writing of a letter dispossesses both the writer and the receiver of themselves. Writing creates a new phantom written self and a phantom receiver of that writing. There is correspondence all right, but it is between two entirely phantasmagorical or fantastic persons, ghosts raised by the hand that writes. Writing calls phantoms into being. (Miller 1990, 172)
11Bathsheba est l’un de ces personnages-fantômes, personnage en blanc créé par la lettre en blanc, dans l’esprit agité de Boldwood. Abstrait dans le flou des contrées oniriques par sa distance tant fantasmée que réelle, l’être de chair originel devient chimère, et Boldwood ne peut saisir que son supplément écrit, devenu présence insistante :
The vision of the woman writing, as a supplement to the words written, had no individuality. She was a misty shape, and well might she be, considering that her original was at that moment sound asleep and oblivious of all love and letter-writing under the sky. Whenever Boldwood dozed she took a form, and comparatively ceased to be a vision: when he awoke, there was the letter justifying the dream. (Hardy 1986, 81)
12Mais à l’autre extrémité, le fier Boldwood, halluciné par cette suspension totale du sens, s’efface lui aussi derrière ses propres traits spectraux : « He caught sight of his reflected features, wan in expression, and insubstantial in form » (81). Comme certains fantômes cherchant leurs reflets dans la glace, il ne se révèle plus à lui-même que par quelques signes à peine visibles inscrits sur l’espace.
13La lettre, comme texte lisible révélant ou imposant une union, fait donc place à la lettre comme signe visible trahissant un être. Du code linguistique, où le blanc fait sens, elle est ré-expédiée vers un code sémiotique, où le blanc fait signe. Tout comme Tess doit chercher sa lettre sous le tapis d’Angel Clare, le lecteur doit chercher le sens textuel sous le signe visuel, originel et clair... Cette scène de Tess of the d’Urbervilles offre en effet la concrétisation narrative de la définition de sa fiction que donnait Hardy, comme réseau de sens littéralement enfoui sous le tapis des mots, en une métaphore étonnamment annonciatrice de celle tissée par Henry James dans The Art of the Novel : « As, in looking at a carpet, by following one colour a certain pattern is suggested, by following another colour, another ; so in life the seer should watch that pattern among general things which his idiosyncrasy moves him to observe, and describe that alone » (Millgate 158). La lettre n’établit plus le sens par le message, laissé en blanc, mais par le réseau de relations qu’elle construit entre les actants. La carte de la Saint Valentin reçue par Boldwood, d’ailleurs, n’est plus objet textuel mais objet matériel, puisqu’elle apparaît au milieu d’un bric-à-brac d’éléments d’ameublement et de bibelots décoratifs n’ayant sans doute pour autre fonction, par leur entassement en début de chapitre, que de se démultiplier en effets de réel : « At dusk on the evening of Saint Valentine’s Day Boldwood sat down at supper as usual, by a beaming fire of aged logs. Upon the mantle-shelf before him was a time-piece, surmounted by a spread-eagle, and upon the eagle’s wings was the letter Bathsheba had sent » (Hardy 1986, 79-80). L’objet se révèlera plus tard faire signe, quoique ce signe reste d’abord blanc de texte : « The pert injunction was like those crystal substances, which, colourless themselves, assume the tone of objects about them » (80). La lettre est ici explicitement renvoyée aux objets environnants dont elle semble n’être qu’une émanation, un reflet changeant, à la limite même de la matérialité, et dépourvu de signification intrinsèque.
14Voir la lettre et non la lire, la saisir comme objet-signe et non comme texte, voilà sans doute un renversement de la représentation comparable à celui provoqué en peinture par Vermeer et Rembrandt : rompant avec les efforts réalistes de Van Eyck ou d’autres primitifs qui s’efforçaient de « micro-graphier » les textes représentés dans leurs toiles, les lettres de La liseuse de Vermeer (c.1657, Dresde, Gemäldegalerie), de sa Femme en bleu lisant une lettre (1662-65, Amsterdam, Rijksmuseum), de sa Dame et sa servante (1666-67, New York, Frick Collection) ou de sa Lettre (c.1670, Blessington, collection Beit), tout comme les partitions tenues par la jeune femme de La leçon de musique (1664, Buckingham Palace) ou du Concert (1670-74, Boston, Gardner Museum), n’offrent aucun gribouillage au spectateur en guise de leurre visuel, mais trouent le tableau de taches résolument blanches. Et de la lettre d’amour du tableau du même titre, ne s’aperçoivent que le revers et son petit cachet rond. Mieux, la lettre que ne fixe même plus la Bethsabée de Rembrandt (Paris, musée du Louvre) rassemble quant à elle la tache rouge du sceau défensif et le blanc aveuglant de l’illisible. Ces lettres peintes mais non lues n’ont donc rien de messages jaillis d’arrière-fonds géographiques et comblant le blanc d’une distance : elles se fondent à l’inverse dans tous les objets domestiques et tous les blancs d’un intérieur, du panier de linge posé sur un carrelage immaculé, aux chemises de lin, bonnets de dentelle ou perles de la parure, connotant tous une intimité ou une virginité inviolable. Ironiquement, la lettre de Bathsheba-Bethshabée Everdene ne révèle pas la jeune fille, mais surprend Boldwood en ce « fort » intérieur qu’est son appartement, tout entier placé sous le signe de la métaphore martiale, et en son « for » intérieur le plus intime, que suggère la profondeur creusée en abyme par les reflets réfractés entre le miroir et les fenêtres. La lettre mise en abyme qui devait unir la surface de la narration finit en un abîme aveugle creusant la profondeur insondable d’un être jusqu’en ses intimités invisibles. L’illisible révèle toute la profondeur de l’invisible.
15La lettre en blanc de Bathsheba inverse en effet toutes les caractéristiques de la lecture : Boldwood la lit en pensée sans plus la lire du regard, puisqu’il persiste à se répéter mentalement le texte placé trop loin de ses yeux : « as he ate and drank he still read in fancy the words thereon, although they were too remote for his sight » (80). Il fixe l’enveloppe en mangeant, ingérant les mots comme il ingère sa nourriture, c’est-à-dire là encore comme des éléments matériels et non textuels – mais cependant signifiants. Et si le rythme binaire de ce « ate and drank » rappelle un autre « prenez et mangez... prenez et buvez », n’est-ce pas que le message dépasse de très loin le simple échange verbal, pour toucher à l’union quasi sacramentelle, à la communion reçue et vécue, celle du mariage ? Nulle surprise alors à ce que l’appel de Tess attende de même Angel sur la table de cuisine du presbytère des Clare... Le mot n’est plus détaché de la page, blanche et passive, par un acte intentionnel, mais s’impose en empreinte, en signe douloureusement pénétrant, qui marque jusque dans sa chair le personnage impuissant : « Here the bachelor’s gaze was continually fastening itself, till the large red seal became as a blot of blood on the retina of his eye » (80).
16Ce sceau, à l’évidence, n’a rien de la signature qui scelle, établit et fixe l’identité de son destinateur. C’est un signe qui cèle, qui cache l’origine de la lettre ; un écran qui fait tache, tandis que la voix narratoriale elle-même balbutie ses <b> et ses <o> surpris avant de se taire en « a blot of blood ». Au lieu d’une lecture, il s’agirait ici de l’envers d’une narration, retournant le textuel en visuel, et le lisible en visible, ou plutôt en invisible. La lettre est d’ailleurs contemplée sur son revers : à la place de l’adresse, mais à celle du sceau. Et par extension, toutes les images du paysage contemplé par Boldwood paraissent inversées :
The moon shone to-night, and its light was not of a customary kind. His window admitted only a reflection of its rays, and the pale sheen had that reversed direction which snow gives, coming upward and lighting up his ceiling in an unnatural way, casting shadows in strange places, and putting light where shadows had used to be.
[...] there was here too, that before-mentioned preternatural inversion of light and shade that attends the prospect when the garish brightness : commonly in the sky is found on the earth, and the shades of earth are in the sky (81).
- 1 Claude Monet, Environs de Honfleur, neige, c. 1867, huile sur toile, H. 81, L. 102 cm, Paris, RMN, (...)
- 2 Claude Monet, La charrette. Route sous la neige à Honfleur, c. 1867, huile sur toile, H. 65, L. 92, (...)
17Après la disparition de la page blanche sous le signe incandescent, et du blanc de l’œil passivement contemplateur sous la tache de sang vivant, l’embrasement de l’âtre blanc en un feu rouge et de la neige immaculée en une lumière ardente et active, répètent le même retournement du lisible au visible, du mot mort au signe vivant, du linguistique au sémiotique. Et cette oscillation de l’iconique au visuel opère naturellement en peinture autant qu’en littérature : dans les Environs de Honfleur1, de Claude Monet, où le jeu des contrastes simultanés entre l’éclat lumineux du sol enneigé et la fadeur grise d’un ciel de traîne reproduit exactement cette « preternatural inversion of light and shade » qui aveuglait Boldwood, la signature même du peintre se fond aux traces des arbustes sur la neige, assimilant ainsi les mots et les choses. Dans La charrette ou Route sous la neige à Honfleur2, comme dans La débâcle près de Vétheuil, c’est un même vent qui paraît incliner les branches d’arbres et renverser le tracé des lettres de la signature...
18Dans ces retournements paradoxaux, placés sous le signe oxymorique de ce feu blanc, il semble même que les choses se voient mieux sur leur envers, lorsqu’il n’est plus possible de les lire ni de les déchiffrer frontalement : « When Boldwood went to bed he placed the valentine in the corner of the looking-glass. He was conscious of its presence even when his back was turned upon it » (80). Et si la lettre agit comme l’exact envers d’une narration, en substituant l’image au texte, c’est-à-dire en présentant un sens sans narrateur ni narrataire explicites, c’est peut-être aussi que la scène trouve elle-même sa fondation dans l’inversion de la légende connue : dans la Bible, David, qui s’est épris de Bethsabée, écrit une lettre à Jacob lui ordonnant d’envoyer à la guerre le mari gênant afin qu’il y trouve la mort. Bethsabée ne sait rien de ce stratagème et pleure son mari mort. Dans Far from the Madding Crowd, à l’inverse, c’est Bathsheba qui est toute-puissante, et s’impose par sa lettre à un guerrier (Boldwood) pris sur ses revers. (Et l’inversion des voyelles du prénom de Bathsheba / Bethsabée, à la traduction, pourrait aussi participer de ce renversement généralisé...). L’envers du texte, ou le blanc du texte, renverse ainsi jusqu’aux schémas actantiels les plus traditionnels et même mythiques.
19Mais le troisième actant du schéma, Boldwood, est lui-même tout retourné par la scène : il ne se perçoit qu’en reflet dans le miroir, et ne s’y reconnaît même pas ; il ne peut dormir et se lève lorsqu’il fait encore nuit, sous un ciel d’aurore qui pourtant n’est pas aussi « clair » que celui d’un « midi nuageux », et qui rappelle les jeux d’ombres blanches de Monet : « Then the dawn drew on. The full power of the clear heaven was not equal to that of a cloudy sky at noon, when Boldwood arose and dressed himself » (81). Il sent le poursuivre dans son dos l’image de Bathsheba, sur laquelle il n’avait daigné se retourner à l’église de Weatherbury, et qui en réponse tournera maintes fois le dos à ses propositions de mariage. Enfin, il dévoile ici comme l’envers de tout ce qu’il paraissait précédemment incarner en tant que Bold-wood, personnage brave et stable. Ce blanc du texte, au revers de la narration, dessine donc aussi, comme en négatif, l’envers du personnage, son intimité la moins révélée.
20Le blanc de la lettre ne nie ainsi nullement la possibilité du sens ; bien au contraire, sous le sceau, le fond blanc de l’enveloppe semble s’offrir comme appel, comme provocation à l’inscription, comme espace potentiel pour des rapports signifiants autres, inversés ; tandis que le fond blanc du paysage reflète par détour les sentiments obscurs du personnage, non avoués ou non encore révélés. Le sens à nouveau jaillit d’une inversion, puisque ce sont ses sentiments les plus obscurs qui illuminent au mieux la personnalité de Boldwood.
21Or cette manière de projeter sur un paysage-écran totalement vierge, et donc originellement in-signifiant, des états de conscience que ni le personnage ni même le narrateur n’explicitent, correspond étroitement à la focalisation interne définie par Gérard Genette dans Figures III, et « [impliquant] en toute rigueur que le personnage focal ne soit jamais décrit, ni même désigné de l’extérieur, et que ses pensées ou ses perceptions ne soient jamais analysées objectivement par le narrateur » (Genette 209). La vision du champ de neige est certes attribuée à Boldwood, mais au paragraphe immédiatement précédent : « He descended the stairs and went out towards the gate of a field to the east, leaning over which he paused and looked around » (Hardy 1986, 81). Seuil géographique permettant une contemplation panoramique, indication d’une pause, ainsi que d’un regard du personnage : tels sont les trois signaux-embrayeurs d’une focalisation interne caractéristiques de la prose hardyenne. Un retour de paragraphe permet ensuite de présenter la scène focalisée sous des dehors de stricte objectivité, dans les termes du narrateur-géographe et topographe détaillant points cardinaux et repères du cadastre :
It was one of the usual slow sunrises of this time of the year, and the sky, pure violet in the zenith, was leaden to the northward, and murky to the east where, over the snowy down or ewe-lease on Weatherbury Upper Farm, and apparently resting upon the ridge, the only half of the sun yet visible burnt rayless, like a red and flameless fire shining over a white hearthstone. The whole effect resembled sunset as childhood resembles age. (81)
22Sous ces aspects glacés, l’affect du personnage reste néanmoins présent, trahi par l’adverbe « apparently », ainsi que par une comparaison, et par la répétition finale du verbe « to resemble », signalant les degrés progressifs de l’investissement émotionnel du personnage dans la scène.
23Boldwood est littéralement placé devant un champ blanc, champ de traces sur lequel il projette inconsciemment ses états d’âme, et qu’il n’appartient qu’à lui de déchiffrer, en l’absence de toute intervention narratoriale ouverte :
Boldwood was listlessly noting how the frost had hardened and glazed the surface of the snow, till it shone in the red eastern light with the polish of marble, how, in some portions of the slope, withered grass-bents, encased in icicles, bristled through the smooth wan coverlet in the twisted and curved shapes of old Venetian glass; and how the footprints of a few birds, which had hopped over the snow while it lay in the state of a soft fleece, were now frozen to a short permanency. (82)
- 3 Claude Monet, La Pie, 1868-1869, huile sur toile, H. 89, L. 130 cm, RMN, Musée d'Orsay.
24À nouveau, le sens paraît émaner, non des signifiants transparents d’un texte, mais de signes à la matière aussi ouvrée que le cristal de Venise. Il est proprement enfoui sous la « surface » et les dessins serpentins de « couvertures » ou de « toisons » d’argent scintillantes... Et à nouveau s’impose l’image des champs de traces de Monet, que seul contemple un oiseau, telle La Pie3, posté comme Boldwood à l’une de ces barrières de bois si typiques des contrées hardyennes... Aussi bien les notations visuelles de Boldwood, diffractées par l’anaphore du « how » et comme atomisées par toutes les modalités du rare (« some », « few ») et du ténu (adjectifs ou suffixes diminutifs), placent-elles cette saisie du côté de la vue et de son mode paroxystique, la vision, et non du côté de la lecture.
25Ce que voit Boldwood dans ce paysage dont le blanc immaculé fait miroir n’est donc que le reflet de lui-même, issu de sa contemplation. Dans ce mouvement renversé qui substitue à la perception objective du monde la projection d’états de conscience, l’image blanche révèle le secret brûlant que les mots ne pouvaient ouvertement dire, c’est-à-dire ce que Boldwood ne veut ou ne peut nommément s’avouer – car ce blanc dont il infuse tout le paysage est bien plus qu’inerte et hiératique, bien plus qu’une simple image d’innocente vulnérabilité. Il est tout hérissé dans l’exquise et hésitante pudeur du « pas encore », tout tendu et suspendu entre virginité et stérilité possible de passions niées, enfouies, interdites.
26Le blanc et l’interdit, cependant, n’émanent pas seulement de Boldwood ; ils résultent aussi de l’absence de cet autrui fondateur qu’est Bathsheba, présente seulement sur le mode du manque. La femme ne s’indique ici que dans l’apparaître, comme éclat, effet de surface partiel, mais où s’indique une profondeur, la distance du désir, l’interstice du fantasme, le blanc de l’idéal. Et dans ce nappé contradictoire d’un blanc marmoréen pourtant hérissé de cristallisations se confondent les qualités visuelles et tactiles, l’optique et l’haptique, la vue et le toucher, comme si le corps désiré mais intouchable venait s’offrir tout ensemble dans la tentation de la plus extrême proximité et dans le refus de la plus extrême distance.
27L’expérience émotionnelle que fait Boldwood de l’espace repose donc sur un schéma intersubjectif incomplet, puisque Bathsheba s’en dérobe en refusant de signer sa lettre. Aussi le champ perceptif de Boldwood, n’étant plus orienté par la nécessaire présence d’un autrui polarisant, se fait champ blanc. Autrui devient l’Autre, absolument étranger et méconnaissable. Boldwood, désorienté car privé de repères humains dans son champ d’existence, se trouve dessaisi, désinséré du monde vivant dont il est concrètement séparé par la barrière à laquelle il s’accoude. Et ne pouvant plus se définir par rapport à l’autre, il ne peut plus se définir lui-même, ne se reconnaît plus, et s’abstrait en un fantomatique personnage blanc, victime, pour citer Barthes, de cette « suspension panique du langage, ce blanc qui efface les codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne » (Barthes 97).
28L’intériorité ainsi entrevue d’un être qui ne peut plus se définir que dans son rapport fantasmé à un autre être, c’est à l’évidence celle de la passion jusque là inavouée, dissimulée sous des extérieurs d’impassibilité, comme cette « lumière rouge » dissimulée sous la couverture de « marbre poli » du paysage. Et ce qui émerge, aussi subreptice que les délicates pousses d’herbe qui percent à travers la neige et illustrent par les pleins et les déliés de leurs courbes une nouvelle écriture figurative et muette ne livrant son message inversé que par le blanc du paysage, c’est donc un nouveau Boldwood, jusque là insoupçonné. Cette inversion de la narration et de la description, en d’autres termes, fonctionne comme une parole qui en révélerait plus que n’en peuvent dire les mots, ou qui en montrerait plus qu’elle n’en énoncerait, c’est-à-dire comme une parole totale, effectuant au mieux ce retournement superbement défini par Blanchot :
[Ecrire, c’est] prétendre impliquer le dehors de toute langue dans le langage même, c’est-à-dire parler à l’intérieur de ce Dehors, parler selon la mesure de ce
« hors de » qui, étant hors de toute parole, risque aussi de la retourner en ce qui s’exclut de tout parler. [...] Ecrire, tracer un cercle à l’intérieur duquel viendrait s’inscrire le dehors de tout cercle. (Blanchot 874)
29Ce blanc n’est donc pas celui d’un nihilisme déconstructeur, mais celui d’un nouveau langage possible, d’une nouvelle naissance, ou d’une nouvelle distribution de la vie et de la mort, que pourrait illustrer le suspens oxymorique du paysage « frozen to a short permanency ». S’il n’énonce rien explicitement, c’est « intérieurement », au plus profond de l’être, qu’il « résonne » d’implications infinies, ainsi que le théorise Kandinsky dans Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier :
À l’analyse, le blanc, que l’on tient souvent pour une non-couleur (surtout grâce aux impressionnistes, qui ne voient pas de blanc dans la nature), apparaît comme le symbole d’un monde où toutes les couleurs, en tant que propriétés matérielles et substances, auraient disparu. Ce monde est tellement au-dessus de nous qu’aucun son ne nous en parvient. Il en vient un grand silence, qui nous apparaît, représenté matériellement, comme un mur froid à l’infini, infranchissable, indestructible. C’est pourquoi le blanc agit également sur notre âme (psyché) comme un grand silence, absolu pour nous. Il résonne intérieurement comme un non-son, ce qui correspond sensiblement à certains silences en musique, ces silences ne font qu’interrompre momentanément le développement d’une phrase sans en marquer l’achèvement définitif. C’est un silence qui n’est pas mort, mais plein de possibilités. Le blanc sonne comme un silence qui pourrait être subitement compris. C’est un néant qui est jeune, ou encore plus exactement, un néant d’avant le commencement, d’avant la naissance. (Kandinsky 155-156)
30Cette analyse de ce que Kandinsky nomme les « résonnances intérieures des couleurs » vaut d’être citée extensivement, car elle dégage toutes les capacités expressives du monde figées en un suspens dramatique sous la grande chape, le grand mur silencieux de ce blanc visible et non lisible, de cette parole figurative qui ne dirait les choses que par son silence, pour révéler les possibilités nouvelles d’une psyché, d’un inconscient, et annoncer une naissance à venir.
31Ce double blanc de l’immanence et de l’imminence est bien celui de la lettre de Bathsheba, qui ne dit rien, et qui même cache l’événement indicible qu’est l’avènement du désir érotique. Elle cache le rouge-sang sous un blanc innocent, tout en trahissant cependant par le jeu de la focalisation interne la naissance à l’autre et à soi d’un être de désir fou, « bold ». La venue du personnage à la vie ne se fait pas par sa venue à la voix, mais par sa venue à la vue. La focalisation est bien l’envers de la narration : non pas sa négation mais sa face complémentaire (les deux étant jointes comme l’avers et le revers d’une médaille, le recto et le verso d’une feuille, ou d’une enveloppe, blanche), manifestant ce qui ne peut être dit et suggérant blanc sur noir, toutes lumières renversées, ce qui ne aurait être écrit noir sur blanc. La lettre muette lance l’intrigue mieux que tout développement narratorial, car elle évite les révélations conclusives et ménage un suspens plein de potentialités – démarche paradoxale impliquant en bonne logique que pour mieux commencer un roman, il serait préférable de se taire... en sorte que le « blanc souci de notre toile » deviendrait comme l’idéal d’une création préservant sa virginité par-delà l’enfantement même. Le blanc de la lettre, même s’il ne parle pas, instaure donc la possibilité même de l’événement, de la naissance, de la parole ultérieure.