- 1 Grandmont se situe sur la commune actuelle de Saint-Sylvestre, canton d’Ambazac (région du Limousin (...)
- 2 Bien que vivant en communauté, les grandmontains sont ainsi voués à une vie d’ermite alliant ascèse (...)
- 3 Jean Becquet, « Étienne de Muret (saint) », Dictionnaire de Spiritualité, Paris, Beauchesne, 1961, (...)
- 4 André Lecler, « Histoire de l’abbaye de Grandmont. François de Neufville 17e abbé (1561-1596) », Bu (...)
- 5 André Derville, « Neufville (François de) », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1982, (...)
- 6 Un abbé commendataire dirige une abbaye dont il perçoit une partie du revenu (mense abbatiale), mai (...)
- 7 André Derville, op. cit. et http://grandmont.pagesperso-orange.fr/prieurs_et_abbes.htm (tableau chr (...)
- 8 Élu par les moines sur lesquels il avait autorité, l’abbé régulier devait recevoir la confirmation (...)
- 9 A. Lecler, op. cit. p. 367.
- 10 Sa présence est signalée par Guillaume Taix, Mémoires des affaires du clergé de France, concertées (...)
1Né à une date inconnue et mort le 10 mai 1596 à l’abbaye de Grandmont dans le Limousin1, François de Neufville fut abbé de Grandmont, un ordre érémitique communautaire2 aux règles de vie austères, fondé par l’ermite saint Étienne Muret au XIIe siècle et dissout en 17663. Nous pouvons connaître sa vie grâce aux travaux d’André Lecler dans son « Histoire de l’abbaye de Grandmont »4, dont s’inspire André Derville qui lui consacre une notice biographique dans le Dictionnaire de spiritualité5. Élevé par son oncle et très instruit, François de Neufville eut également pour maître Guillaume Malherbault (docteur de Sorbonne et théologal de la cathédrale de Limoges) avec lequel il conserva des liens étroits. Tonsuré en 1546, il fit sa profession en 1553 à l’abbaye de Grandmont, dont son oncle, également nommé François de Neufville, était alors abbé commendataire6. Il fut prieur de Magnac-Laval en 1560, prévôt de La Souterraine en 1561 (charge qu’il résigne en 1564), puis chanoine régulier et protonotaire du Saint-Siège lorsque son oncle résigne sa charge d’abbé en sa faveur à une date qui reste à préciser : le 18 mai 1561 selon André Lecler et André Derville, le 29 novembre 1560 selon le site internet de l’abbaye de Grandmont7. Le site de l’abbaye de Grandmont le classe parmi les abbés commendataires, mais André Lecler (que suit André Derville) signale que l’édit de mai 1579 promulgué par Henri II rend à l’abbaye de Grandmont le droit d’élire son abbé et que François de Neufville s’étant soumis à l’élection devint le premier abbé régulier8. Bien introduit dans le milieu de la cour, François de Neufville fut « très connu des rois Charles IX et Henri III »9 : il participa à l’ambassade du cardinal de Lorraine à Venise et à Rome (en 1572 où il fut reçu par le pape Grégoire XIII), ainsi qu’aux États généraux de Blois qui fournissent le cadre du présent dialogue (en 1576), en tant que délégué du Limousin10. En 1574, il est le premier à prêcher à Notre-Dame de Paris devant le roi Henri III à son retour de Pologne. Et en 1575, à Saint-Léonard, il a l’honneur de replacer les reliques du saint de ce nom en leur place après la procession d’ostension. Il réside souvent à la cour jusqu’à la mort du roi Henri III, en 1589, date à partir de laquelle il séjourne régulièrement à Grandmont où il décède le 10 mai 1596 (il y est inhumé dans le chœur des clercs).
2François de Neufville est l’auteur d’une Concion de joie et action de grace pour la bienvenue du roy Henry III afin de célébrer la venue du roi à Grandmont (Limoges, H. Barbou, 1574).
3Son Droguier de l’ame chrestienne, utile et necessaire pour tous estats (titre courant) est imprimé sous des titres variés : Discours utile et necessaire pour tous Estats, sur la vie des hommes illustres de la genealogie de N. S. Jesus-Christ, proposée par Notre-mere l’Eglise, en l’Evangile de la nativité de la Vierge sa mere par François de Neufville, abbé de Grandmont (Paris, Gilles Gourbin, 1577), Sermon sur la Genealogie de N. S. ([Paris], [Gilles Gourbin], 1577), Le triomphe et conduicte de l’ame, au vray chemin de Salut (Paris, Abraham Saugrain et Guillaume Desrues, 1596 ; Paris, O. de Varenne, 1597), et vaut à François de Neufville de figurer dans le Dictionnaire de Spiritualité :
- 11 André Derville, op. cit., col. 154-155.
L’ouvrage, assez décevant, suit la généalogie du Christ et utilise chacun de ses ancêtres pour mettre en lumière un point particulier de la doctrine catholique, d’une manière évidemment très artificielle ; on trouve des développements apologétiques et polémiques (contre les protestants du temps), mais aussi des considérations sur les mystères chrétiens, sur la vie monastique, sur les vertus théologales et morales, les sacrements, etc. L’ensemble est basé sur une lecture allégorisante, qui date, même à l’époque11.
- 12 André Lecler, op. cit., p. 374.
4André Lecler résume en ces termes son ouvrage sur les fêtes ecclésiastiques, De l’Origine et institution des festes et solennitez ecclesiastiques (Paris, J. Hulpeau, 1582) : « C’est un livre rare et curieux, où l’auteur étudie la création de l’homme, l’institution du sabbat et le repos du dimanche, les solemnités de l’Église catholique, et les abus et les insolences qui se commettent au jour des fêtes12. »
5Un recueil de prières et méditations lui est également dû : Prieres et meditations Chrestiennes, pour exercer le Chrestien en la contemplation de Dieu (Paris, 1583).
- 13 André Lecler (ibid.) signale « un ouvrage de philosophie, et des Commentaires sur le Concile de Tre (...)
6Le Discours en forme de dialogue, contenant un abrégé familier de la philosophie d’Aristote, pour l’ornement de nostre langue françoise fut rédigé, ainsi que l’avant-propos le précise, à l’occasion des États généraux de Blois de 1576, mais ne paraît qu’en 1584. C’est là, semble-t-il, la dernière œuvre publiée par l’auteur13, auquel les bibliographes de l’époque, Antoine du Verdier et La Croix du Maine, consacrent chacun une brève notice :
- 14 La Bibliotheque d’Antoine du Verdier, Lyon, Barthelemy Honorat, 1585, p. 405.
François de Neufville, religieux et Abbé de Grandmont et de tout l’ordre a fait un Recueil de prieres et meditations chrestiennes [impr. à Paris 12° par Guillaume Chaudiere 1578]. Plus, Discours utile pour tous estats sur la vie des hommes illustres de la Genealogie de nostre Seigneur Jesus-Christ, proposée par nostre mere l’Eglise, en l’Evangile de la Vierge sa mere, ledit Discours autrement intitulé Le Droguier de l’ame Chrestienne [impr. à Paris 8° par Gilles Gourbin 1577]14.
- 15 Premier Volume de la Bibliotheque du Sieur de La Croix du Maine, Paris, Abel l’Angelier, 1584, p. 1 (...)
François de Neufville Abbé de Grandmont. Il a escrit un discours sur la vie des hommes illustres de la genealogie de nostre Seigneur Jesus-Christ imprimée à Paris par Gilles Gourbin l’an 157715.
- 16 Alexandre Cioranesco, Bibliographie de la littérature française du seizième siècle, Paris, Librairi (...)
7Les ouvrages de biographie et bibliographie actuels en revanche ignorent pour la plupart François de Neufville, dont A. Cioranesco et J.-C. Brunet16 signalent toutefois la Concion de joie.
- 17 Sur ces questions : A. Jouanna, Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Paris 1998.
- 18 H. Hauser, Les sources de l'histoire de France, XVIe siècle, III, Paris 1912, p. 277-279, 2281-2290 (...)
8Dans les dernières décennies du XVIe siècle, la France est le théâtre de profonds conflits. Une guerre civile féroce dévore les rangs de l’aristocratie et déchire la capitale : d’une part les Guises, fidèles soutiens de l’orthodoxie catholique, de l’autre les Bourbons, chefs du parti huguenot. Ce climat de tensions politiques et de haine religieuse bouleverse et menace la société, avec des répercussions sur la vie économique du pays. Cette période particulièrement instable et précaire va du Manifeste de François de Valois à la fin de 1575 – qui attise les espoirs des rebelles – jusqu’à la Paix de Monsieur, le 6 mai 1576, appelée aussi Édit de Beaulieu – mettant un terme officiel, pour la cinquième fois, aux guerres civiles17. Après la Paix de Monsieur, Henri III convoque les États Généraux à Blois. La réunion a lieu au moment où la Ligue commence à manifester énergiquement ses positions politiques et religieuses. Pour leur part, les Réformés ne participent pas aux élections, et la plupart des régions du sud et du sud-est ne sont pas représentées à Blois. Après avoir tenté de s’emparer de la direction des affaires, les États Généraux demandent au roi de ramener tous ses sujets au sein de la religion catholique, et le 6 février 1577 ils lui présentent leurs cahiers de doléance. Le 1er mars, Henri III congédie les députés du Tiers État et de la noblesse, le lendemain ceux du clergé. Les cahiers de doléance servent dorénavant au chancelier Cheverny et au Conseil d’État pour élaborer avec le plus grand soin ce qu’on appelle, de façon impropre, la Constitution de Blois. Ses articles portent sur le clergé, les hôpitaux, les universités, l’instruction publique, la justice, la réduction ou suppression des offices ; ils établissent également plusieurs dispositions policières. Le roi avait prévu que l’application d’une constitution aussi importante n’était possible qu’à la condition d’une pacification générale du pays, or les émeutes qui vont reprendre et continuer vont rendre cette constitution inapplicable18. Entre mai et juin 1577, les affrontements et les violences entre les catholiques et les réformés, qui duraient depuis six mois, dégénèrent dans la sixième guerre de religion, qui débouche sur des assauts sanglants et des batailles féroces.
- 19 P. Miquel, Les guerres de religion, Paris, 1980 ; J.-M. Constant, Les Français pendant les guerres (...)
9Sept ans après la Constitution de Blois, la situation politique de la France est loin d’être pacifiée. François d’Anjou est mort en juin et, en septembre 1584, les représentants des maisons de Lorraine et de Guise se réunissent avec un émissaire du cardinal Charles de Bourbon pour s’entendre sur la succession du trône de France en cas de décès d’Henri III. Mais à la fin du mois de mars, Henri de Guise prend les armes et engage la huitième guerre de religion – celle qu’on appelle la Guerre des trois Henri 19.
- 20 F. de La Noue, Discours politiques et militaires, Paris, 1587.
10En France, la réaction catholique contre l’affirmation du calvinisme ne se fait toutefois pas uniquement par la voie des armes : dans la seconde moitié du XVIe siècle, des confréries et des ordres religieux se multiplient, qui établissent rapidement leur autorité sur les fidèles, tandis que se diffuse un réformisme attentif aux nécessités pratiques et aux exigences de la vie quotidienne. Avec l’affirmation du caractère vénal et héréditaire des offices, et la constitution d’une classe fermée qui forme la haute bourgeoisie, le malaise économique s’accroît, entraînant un profond mécontentement social. Le pays est divisé et le royaume semble sur le point de se désagréger : « Si d’avanture quelqu’un se trouvoit, qui voulust dire que la France n’est point au chemin de sa ruine, que lui devroit-on respondre ? que c’est un aveugle et un sourd », écrivait alors François de La Noue20.
11Tel est le contexte historique du traité de François de Neufville. Rédigé en 1576, il n’est édité qu’en 1584, l’année de la huitième guerre de religion. Ce laps de temps recouvre des années de crises intenses, auxquelles l’intelligentia réagit en appelant à l’unité, à un pouvoir solide, unique, absolu, reflet et image de la divina potestas : l’état monarchique répond à la crise en refusant obstinément la graine de la division.
12De la confrontation entre la pensée païenne – le passé grec et latin – et la pensée chrétienne, qui représente l’actualité et en même temps la maturité du genre humain, émerge la supériorité d’un modèle où l’unité coïncide avec l’universalité, la pacification, la perfection, la plus haute réalisation des aspirations de la société humaine. Tel est le modèle qui se dégage du texte de François de Neufville. Ce dernier saisit parfaitement la multiplicité des plans sur lesquels se déploie le primat de l’unité sur la multiplicité, qui était jadis l’attribut de l’autorité aristotélicienne :
Retournons à la doctrine d’Aristote : Un se dict ce qui est un de nom seulement, ou de ce qui est en effect et vrayement un de nom : comme si je dis un homme vivant, et un homme peint, je ne baille qu’un nom à tous deux. Un en effect se peut considerer en beaucoup de sortes.
13Cette considération permet à Neufville d’étendre la valorisation de l’un sur le plan ontologique vers le niveau politique : l’unité représente une valeur incontournable à tous les niveaux.
- 21 À ce sujet, voir l’Index Aureliensis. Catalogus librorum sedecimo sæculo impressorum, Tertia pars, (...)
14Le Discours en forme de dialogue paraît chez Robert Le Mangnier, un imprimeur parisien proche de la cour royale, connu surtout pour avoir publié, en 1561, les Centuries de Nostradamus21. Explorer de quelle manière le texte de François de Neufville se place au sein de la politique éditoriale de Le Mangnier peut aider à éclairer le but de la publication de cette synthèse aristotélicienne, ainsi que sa place dans le milieu de la cour.
15En examinant le catalogue de l’imprimeur, on est frappé par le pamphlet Remonstrance aux Francoys, pour les induire à vivre en paix à l'advenir, daté de 1576, un libelle au contenu irénique. L’année suivante, Le Mangnier fait paraître un autre petit texte politique, L'Ordre des Estats tenus à Bloys, l'an M. D. LXXVI., le VI. decembre, sous le tres-chrestien et invincible roy de France et de Polongne Henry III, qui témoigne des intérêts essentiellement politiques, administratifs et juridiques de l’imprimeur. Le Mangnier n’en est pas à sa première opération éditoriale de cet ordre : en 1561 il avait publié La pragmatique sanction, contenant les décrets du concile national de l'Église gallicane, assemblée en la ville de Bourges, au règne du roy Charles septiesme, et quelques années plus tard, en 1568, la Remonstrance au peuple de Paris, de demeurer en la foy de leurs ancestres de François de Belleforest.
16Les textes publiés par Mangnier sont donc, pour l’essentiel, destinés à un public de fonctionnaires du gouvernement, princes et secrétaires, magistrats et courtisans, dans le but de leur apporter des modèles, des repères, des sources d’informations pour la gestion de l’État. Le message général qui se dégage de ces ouvrages est clair : seul un homme politique fort et assuré, exprimant un pouvoir inconditionnel qu’il tiendrait directement de l’investiture divine, peut faire face aux traquenards politiques et religieux qui minent sans relâche la société française, agitée par des conflits et des luttes féroces. L’examen du contexte éditorial met donc en lumière, par-delà ses enjeux philosophiques, l’intention fortement politique qui conduit à la publication du texte de Neufville. Car il ne s’agit pas uniquement d’un traité philosophique – visant à montrer la supériorité de la culture chrétienne sur la culture païenne – mais aussi d’un manuel où le lecteur trouvera des suggestions pratiques à adapter au modèle politique de la monarchie absolue.
- 22 Voir C. B. Schmitt, Problemi dell’aristotelismo rinascimentale, Cambridge 1985, p. 67 sq.
- 23 F. Meunier, Essai sur la vie et les ouvrages de Nicole Oresme, Paris 1857 ; P. Souffrin, A.-P. Sego (...)
17Tandis qu’au Moyen Âge ce sont surtout les traductions et les commentaires qui se sont imposés, aux XVe et XVIe siècle d’autres genres littéraires ont véhiculé les idées du Stagirite, tandis que la langue vulgaire se diffuse toujours plus22. Les traductions latines ont envahi l’Europe par trois vagues successives : entre la fin du IVe et le début du VIe siècle après J. C., puis entre le XIIe et le XIIIe siècle, et enfin entre le XVe et le XVIIe siècle. Les traducteurs les plus célèbres sont, en Italie, Leonardo Bruni, Donato Acciaiuoli, Bernardo Segni et, en France, Nicole Oresme23.
- 24 La démarche quodlibétale, quodlibétaire ou quodlibétique consiste en une dispute sur un sujet non p (...)
- 25 C. Flueler, Rezeption und Interpretation der Aristotelischen Politica im späten Mittelalter, Amster (...)
18Les commentaires médiévaux aux textes aristotéliciens étaient également nombreux : du commentaire littéral, à la manière d’Alberto Magno, Thomas d’Aquin, Walter Burleigh – au commentaire « par questions » – comme ceux de Pierre d’Auvergne et Nicolas de Vaudemont ; à la littérature quodlibétale24, qu’on trouve chez Godefroid des Fontaines, Johannes Vath, Henri de Bruxelles25. À partir du XVe siècle, bien qu’Aristote soit accessible en grec et en d’innombrables traductions latines, d’autres instruments en favorisent l’étude et la transmission. La plupart de ces éditions avaient une finalité justement scolaire, et présentaient le texte en latin, accompagné d’introductions, scolies, synthèses, anthologies, florilèges, index. Les étudiants s’en remettaient à des opuscules, sommaires et résumés des lectures qu’on exigeait d’eux : cette forte demande encourageait la production de littérature interprétative, comme les commentaires, les manuels, les anthologies etc., ces dernières jouant un rôle significatif au XVIe siècle où elles constituent l’un des genres les plus répandus. Tout en renvoyant au Moyen Âge, avec ses compendia basés sur des regroupements de textes aristotéliciens, ce genre a su se renouveler et rester actuel à travers les siècles.
19Les œuvres d’Aristote étaient lues dans des milieux fort variés : dans les écoles, bien sûr, mais aussi dans les académies, les monastères, à la cour, dans les hôtels particuliers, où ils catalysent l’attention des courtisans comme des condottieri. Tandis que les livres destinés aux étudiants étaient surtout en latin, les lecteurs individuels ont commencé à adopter des livres en langue vulgaire. Il s’agissait souvent de textes originaux simplifiés, ou bien enrichis d’index utiles à ces laïcs cultivés. C’est pourquoi le genre du compendium se prêtait particulièrement à être traduit ou directement rédigé en langue vulgaire, ces ouvrages s’ouvrant ainsi à un plus large public. Certains, comme par exemple le De communibus omnium rerum naturalium principiis et affectionibus (1576), ou parmi les plus connus, ceux d’Ermolao Barbaro et Leonardo Bruni sur la philosophie morale, étaient des manuels utiles pour enseigner les bases de la doctrine péripatéticienne. D’autres volumes en langue vulgaire avaient une finalité plus pragmatique, comme le Compendio de toda la filosofia natural de Aristoteles d’Estella (1547), qui résumait en vers castillans des ouvrages de philosophie morale ou comme plusieurs sommes en italien, destinées à rendre la pensée aristotélicienne accessible à un public peu cultivé.
- 26 À cet égard, se reporter à C. B. Schmitt, Aristotle and the Renaissance, Harvard University Press, (...)
20En France, comme dans le reste de l’Europe, les raisons de ce regain d’intérêt pour le Stagirite sont nombreuses : l’arrivée de nouveaux manuscrits d’Aristote, ainsi que le flux d’humanistes grecs ; une meilleure connaissance de la langue grecque dans les cercles intellectuels français ; l’intérêt de mécènes prêts à investir des sommes importantes dans la traduction et le commentaire de ces ouvrages ; la diffusion de textes traduits et commentés grâce à l’imprimerie à caractères mobiles. La nouvelle méthode humaniste d’analyse des textes aristotéliciens se différencie à maints égards des précédentes : la nouvelle approche philologique valorise le lexique, la structure et le style ; par rapport aux commentaires du Moyen Âge, on introduit le recours à d’autres auteurs classiques pour formuler et renforcer certaines théories ou certains points de vue, à côté des sources modernes. La méthode humaniste présente également certaines constantes : emploi de définitions élémentaires des termes techniques, recours massif aux exempla, usage d’images explicatives et tableaux de synthèse. À cela s’ajoutent, d’une part, les notes métatextuelles pour aider le lecteur non expérimenté à s’orienter dans le texte, et d’autre part la tendance à introduire des digressions et anecdotes pour captiver l’attention du lecteur. Les nouvelles stratégies de communication visant à stimuler l’intérêt d’un public non académique présentent essentiellement deux axes : la synthèse du texte aristotélicien, ou, tout au contraire, son expansion au moyen d’autres sources et exempla26. Or l’abrégé de Neufville a ceci de remarquable qu’il présente l’un et l’autre, en offrant au lecteur une synthèse de la doctrine aristotélicienne, tout en la confrontant aux philosophies précédentes d’une part et à la tradition théologique d’autre part.
- 27 « The structure of the De oratore, mediated through the Cortegiano, established itself as the basic (...)
- 28 Eva Kushner, op. cit., p. 9.
- 29 Sur le dialogue à la Renaissance, l’on pourra se reporter à Virginia Cox, The Renaissance Dialogue. (...)
21Sur le modèle du De oratore de Cicéron ou du Cortegiano de Castiglione, le genre du dialogue se développe à la Renaissance27. Il se prête tout naturellement (mais non exclusivement) aux sujets philosophiques ou moraux, en ce qu’il permet la confrontation des idées. C’est pourquoi Pontus de Tyard, « qui fut le premier à répondre à l’appel de Du Bellay en faveur d’œuvres philosophiques en langue française […] le fit précisément sous forme de dialogues » comme le souligne Eva Kushner28. Parmi les dialogues philosophiques, l’on peut mentionner : Pontus de Tyard, Solitaire premier, ou, Prose des muses, & de la fureur poëtique (1552), Solitaire second, ou Prose de la musique (1555), Discours du temps, de l’an et de ses parties (1556), L'Univers, ou Discours des parties et de la nature du monde (1557), Mantice ou Discours de la verité de Divination par Astrologie (1558) ; Étienne Pasquier, Le Monophile (1554, consacré à l’amour) ; Jacques Tahureau, Les dialogues de feu Jacques Tahureau, gentilhomme du Mans (écrits avant 1555, publiés en 1565) ; Louis Le Caron, Les dialogues de Loys Le Caron (1556) ; Guy de Brués, Les Dialogues de Guy de Bruès contre les nouveaux académiciens que tout ne consiste point en opinion (1557)29. Le présent Discours de François de Neufville s’inscrit dans la continuité de ce mouvement par sa mise en scène dialogique.
22L’« Avant-propos au benevole lecteur, contenant un sommaire du livre » situe explicitement l’origine de l’ouvrage à l’occasion des États généraux de Blois, convoqués par le roi Henri III en 1576 :
Ayant nostre tres-chrestien Roy Henry 3. desir de reformer les abus, qui souz l’ombre des guerres civiles, (lesquelles, [NP2v] comme chacun sçait ne trainent jamais rien de bien) s’estoient introduits en ce Royaume, il fit assembler l’an mil cinq cens septante six les estats en sa ville de Bloys, pour par leur advis, et après avoir ouy leurs plaintes et doleances remettre ceste tant jadis florissante couronne en sa splendeur.
- 30 Selon A. Lecler, op. cit., p. 376.
23André Lecler (qui situe à tort la date de cet événement en 1588), précise que François de Neufville y participa avec Henri de la Marthonie (évêque de Limoges) et Philippe de Puyzillon (doyen de la cathédrale de Limoges) en tant que délégué du clergé du Limousin et de la Marche30. Si le Discours en forme de dialogue met en scène trois personnages, le Philosophe, le Theologien et le Gentilhomme, rien ne permet toutefois de les identifier avec ces trois représentants, dans la mesure où l’auteur déclare dans son avant-propos :
Or il arriva qu’ayant esté deputé pour ma patrie, je me trouvé avec un docteur en Theologie, et nous promenans au jardin du Chasteau, nous rencontrasmes un Gentilhomme, par cas d’aventure, qui discouroit avec un jeune homme docte, et de grand entendement, de la Philosophie : sur lequel propos, [NP3v] le docteur s’adjoignit, et en discoururent fort heureusement.
- 31 Il s’agit là d’une caractéristique du dialogue à la Renaissance sur lequel Eva Kushner attire l’att (...)
24L’auteur se pose donc comme simple rapporteur et non comme partie prenante du Discours, auquel le contexte autobiographique affiché confère toutefois un effet de réel31.
- 32 Eva Kushner étudie « Le rôle structurel du locus amœnus dans les dialogues de la Renaissance », op. (...)
25Datés, les événements sont également concrètement situés dans les jardins du château de Blois, puis dans une allée un peu à l’écart, à la suggestion du Gentilhomme32 :
C’est une chose sans doute qui me sera bien estrange, par ce que je n’y entends gueres, mais il me semble qu’il sera meilleur que nous sortions de ce jardin, pour n’estre empeschez des allans et venans, et gaigner le haut de ceste allée qui sort de ceans, pour souz quelque buisson, discourir mieux à nostre aise [4r-v].
26Le devis est attribué au désir de se divertir des affaires des États généraux, tout en conservant un sujet édifiant et utile :
Le Gentilhomme. Après que nous avons traicté assez prolixement des affaires pour lesquelles nous sommes icy deputez, il me semble (messieurs mes compagnons) que nous devons pour un peu recreer nostre esprit, traicter de quelque autre poinct. Car nous aurons assez de loisir en noz assemblées, avec noz autres condeputez, de traicter de ce negoce. Le Theologien. Il n’y aura pas de mal, pourveu que nostre discours soit à edification : Car comme dit l’Apostre, Les meschans propos corrompent et depravent les bonnes mœurs. [1r-v]
27Une petite mise en scène scande les trois journées du débat. Après avoir traité des principes premiers, le Philosophe doit remettre au lendemain, dimanche, son développement sur le ciel et le monde et prétend mettre à profit la soirée pour avoir « un peu plus de commodité de penser » à ce qu’il aura à dire [56v]. À l’ouverture de « La seconde journée », le Gentilhomme se trouve tout d’abord seul sur place et accuse ses compagnons de paresser [57r], reproche que lui retourne le Théologien au début de la « Troisiesme journée » [74v]. Le Gentilhomme s’en défendra en donnant l’explication de son retard, prétexte à une digression sur le duel [74v-75v], sur lequel le Théologien lui demande de légiférer : « Monsieur, vous feriez infiniement bien, et une bonne et saincte œuvre, si par voz cayers, vous mettiez quelque reglement, à ce desreglé point d’honneur » [75r].
28Le dialogue confère ainsi un minimum d’épaisseur à chaque personnage. Le Philosophe est décrit comme un « jeune homme docte, et de grand entendement » [NP3r] et plus tard, l’on apprend de sa bouche qu’il débute sa formation en théologie : « J’entens bien que vous me voudrez mettre la Theologie en avant, de laquelle je ne fais que commencer à faire profession » [48r]. Le Gentilhomme est passé par le collège, précision qui donne lieu par deux fois à une évocation de la dégradation intellectuelle du royaume, dans lequel les études et les lettres sont désormais négligées :
Le Gentilhomme. Ores que j’aye esté nourry és Colleges, je n’en suis pas sorty fort sçavant, non par ma faute, qui avois bonne envie d’apprendre, mais par le malheur de nostre temps, qui est tel, que les Gentilshommes se pensent faire tort, que de sçavoir quelque chose. Et de faict cela est tellement commun aujourd’huy, que le Roy avant-hier, ne pouvoit pas croire qu’un Gentilhomme de son Royaume, encores qu’il soit Ecclesiastique, eust du sçavoir. Le Philosophe. Il ne faut pas donc s’esbahir si tout y va mal, veu qu’on desdaigne ainsi les sciences, qui y ont esté autresfois tant reverées. [2r-v]
depuis que je suis sorty du college, ay esté plus curieux de manier les armes, que les lettres, veu le peu de compte qu’on fait en nostre siecle, des gens de lettres [92v-93r]
29Le Theologien est sans contexte celui qui possède le plus d’autorité. Ses compagnons l’appellent avec respect « Monsieur le Docteur » et « Monsieur nostre Maistre » et le Gentilhomme lui attribue un savoir supérieur le désignant comme : « Monsieur nostre Maistre, qui entend toutes sciences, et par special la Philosophie, et Theologie, desquels depend la conclusion de ceste conference » [92v]. Les trois devisants sont donc cultivés, mais à des degrés différents : le Gentilhomme a été formé au collège, mais se consacre depuis à l’épée et, semble-t-il, au droit (puisqu’il lui est demandé de légiférer sur le duel) ; le Philosophe est présenté comme docte mais ne fait qu’entreprendre encore des études de théologie ; tandis que le docteur en Théologie maîtrise parfaitement non seulement la philosophie mais encore la théologie. C’est pourquoi l’identité de ces trois devisants va rejaillir sur le traitement de la question philosophique et lui conférer une certaine ambiguïté.
30Cette ambiguïté du projet transparaît dès l’ouverture du texte. Alors que le titre de l’ouvrage laisse attendre un « abrégé familier de la Philosophie d’Aristote », ce nom est paradoxalement absent de l’avant-propos qui prétend pourtant présenter « un sommaire du livre » :
- 33 se sont forpaisez : ont voyagé au loin, ont quitté leur patrie pour passer une partie de leur vie à (...)
Et [NP1v] pour ceste raison nature a mis en l’homme un desir de sçavoir, et pour y parvenir il s’est rendu curieux de chercher la raison et l’origine de toutes choses, en sorte que ne se contentant de sçavoir la nature et les accidens des choses terriennes : il a voulu eslever son entendement jusques aux celestes et invisibles, comme dominantes aux inferieures, pour congnoistre le moyen, la vertu et raisons des unes et des autres : qui a esté occasion que n’ayant l’entendement suffisant pour penetrer jusques là, et pensant l’apprendre mieux au loing qu’en la patrie, plusieurs se sont forpaisez33. Comme ont faict Appolonius Thianeus, Anarcharsis, Pythagoras, Platon et plusieurs [NP2r] autres : qui neantmoins y ont peu ou point profité. D’autant que quelque peine qu’ils ayent prise d’avoir la science et cognoissance de l’origine des choses, ils n’y ont sçeu attaindre et n’en ont tiré qu’une obscure et telle quelle congnoissance de la vraye verité. Parquoy pour monstrer evidemment à l’œil leur ignorance, je me suis advisé de mettre en lumiere, un discours du sommaire et de la majeure part de leurs opinions, qui fut debatu en la ville de Bloys, lors que les estats s’y tenoient, dont l’occasion fut telle.
31Plutôt qu’un abrégé de la philosophie d’Aristote, l’auteur annonce une dénonciation des erreurs des philosophes païens, évoquant ici « Appolonius Thianeus, Anarcharsis, Pythagoras, Platon ».
32L’exposé est tout d’abord mené par le Philosophe qui va consacrer la première partie (1r-56v, sans titre mais identifiable à une « première journée ») aux principes premiers, sans se limiter toutefois à la pensée d’Aristote, puisqu’il la confronte à celle des autres philosophes que celui-ci récuse. Seront ainsi évoqués, au fil des pages, « Theophraste », « Xenophanes », « Parmenide », « Melisse », « Hippase », « Heraclite », « Thales Milesien », « Empedocles », « Anaxagoras », « Democrite », « Leucippe », « Epicure », « Anaximenes », « Anaximandre », « Alexandre Aphrodisée », et « Platon », « qui est estimé le dieu des philosophes » [19v].
33Dès cette première partie toutefois, le Theologien annonce des objections : il interrompt le Philosophe au feuillet 9 (« Pardonnez moy je vous prie si j’interromps un peu vostre discours, pour le desir que j’ay que vous esclarcissiez ceste tant belle science ») et prend assez longuement la parole pour exposer ses arguments [9v-12v]. Mais il préfère ensuite remettre ses objections à plus tard, sous prétexte de ne pas fâcher son compagnon : « Je reserveray tout à la fin, pour ne vous fascher plus à ceste heure. » [15r], ce qu’il rappelle par deux fois ensuite :
Le Theologien. J’entends bien vostre intention, et que c’est que vous voulez dire : et aussi que de cela s’ensuit ce que dit Aristote, Que la substance ne peut estre quantité, et que par consequent elle ne peut estre infinie. Je reserve comme je vous ay promis à la fin à debatre quelques raisons, qui ne me semblent pas fort bonnes, quant au principal de la doctrine. [25v]
Le Theologien. Vous me permettrez bien, qu’à la fin je vous die comme Theologien et de la profession mesmes, que vous commencez à suyvre, ce qu’il me semble de ceste doctrine. Car voz argumens et les miens ne se [48r] peuvent comporter, estant mes armes d’une autre sorte. [47v-48r]
34Dès le début, il est donc clairement annoncé que c’est au Théologien qu’il reviendra d’avoir le dernier mot. De fait, après une première journée consacrée aux principes du monde, la « seconde journée » (57r-74r) traite « du ciel et du monde » [56v] et la troisième (74v-95r) de l’âme, ce qui permet de boucler la boucle en récusant les principes aristotéliciens posés dans la première partie : « Où est ce Dieu d’Aristote, qui est attaché à une rouë, comme les serfs du temps passé, qui n’a point de preeminence sur les autres intelligences, sinon en ce qu’il a le plus grand ciel à gouverner, et se travaille incessamment à le conduire ? » [91r] À l’ouverture du troisième jour, le Philosophe prétend reprendre le propos où il avait été interrompu, mais pour céder en fait la parole au Théologien dont les arguments en suspens vont être désormais formulés :
Le Philosophe. Je voy bien que c’est à moy à qui vous en voulez, parquoy puis qu’il vous plaist ainsi, je m’en vay commencer, et vous diray, que la dispute de l’ame parfaicte, je prendray le propos où je l’ay laissé pour donner loisir à Monsieur nostre Maistre, de dire ce que par deux fois il a promis : à fin que nous sçachions lequel il suyvra plustost, Platon ou Aristote. [76r]
35Mais encore une fois, l’annonce s’avère trompeuse, car si le Philosophe semble annoncer une querelle philosophique opposant Platon à Aristote, la réalité va être plus complexe. Le Theologien nuance d’ailleurs immédiatement cette annonce : « Je n’ay pas si grande affection à cestuy-ci ou à l’autre, que je n’ayme mieux, comme dit vostre Aristote, la verité : » [76r]. Certes, il préfère Platon à Aristote, pour le respect dont celui-ci a fait montre envers son maître Socrate quand Aristote « au contraire n’allegue jamais personne que pour le reprendre », mais c’est par l’exemple de Parmenide qu’il va commencer sa recherche des principes véritables. Nous n’aurons donc pas de débat opposant Platon à Aristote.
36Un ultime retournement attend le lecteur à la fin de cette dernière journée. Alors que le Philosophe s’apprête enfin à prendre la parole pour répondre aux arguments du Theologien [92r], ce dernier suggère d’écouter plutôt l’opinion du Gentilhomme auquel il revient, de manière inattendue, d’avoir le dernier mot. C’est donc le seul devisant à ne pas afficher de formation théologique qui va élever le discours de la philosophie à la parole de Dieu, de manière à suggérer que celle-ci est accessible à tout homme. Le Gentilhomme commence par évoquer Platon pour dénoncer les philosophes païens : « C’est bien ce que dit l’Egyptien en Platon : vous autres Grecs estes tousjours enfans, il ne sortit jamais un vieil homme de la Grece » et, citant Socrate, il ramène les propos d’Aristote à des fables pour enfants : « Il semble dit Socrates, que les Philosophes qui parlent ainsi legerement des principes, racomptent des fables aux petis enfans » [93r]. Afin d’évoquer les véritables principes du monde, il va se référer alors aux Saintes Écritures, évoquant Esaïe, Moïse, David, saint Paul, Jérémie, afin de poser l’éternité de Dieu, créateur des cieux, ordonnateur des siècles et première cause du monde, d’où ces dernières paroles par lesquelles le Gentilhomme conclut l’œuvre :
Qui peut donc plus douter, que tout ne soit faict et administré çà bas en terre, par la providence de Dieu ? Et ceste fin et asseurance ne sert pas à debattre pour Platon contre Aristote, mais à consoler l’homme en toutes ses adversitez, le redresser en toutes ses peines, et à la fin le joindre et unir par foy et charité, avec ce grand moderateur, duquel il se sent estre creature adoptée en l’heritage de sa gloire, par le merite de la mort de son fils Jesus Christ. Que le monde aye esté creé par luy et aye eu commencement, il ne se peut nier, et l’escriture saincte le monstre manifestement, combien qu’à la verité plusieurs grans personnages ayent voulu dire que les Juifs, craignans qu’on doutast de ce, avoient defendu à toutes manieres de gens, de lire le commencement du Genese, jusques à trente ans. Mais laissant les Juifs en leur infidelité, je dis, pour faire fin, que la vraye sapience consiste, à craindre, aymer, et servir Dieu, à fin que par la foy ouvrante en charité, nous puissions parvenir à la gloire qu’il a preparée, pour tous ceux qui le craignent, l’aiment, et obeissent. Dieu nous face la grace d’estre du nombre. [94v-95r]
37Le discours n’est donc pas à proprement parler un abrégé de la philosophie d’Aristote, mais bien plutôt une confrontation des penseurs païens sur la recherche des principes premiers du monde, invitant à chercher la vérité dans le Dieu chrétien par l’intermédiaire de ses prophètes. Si l’on file l’image de l’enfant empruntée à Platon par le Gentilhomme, l’on pourrait donc dire que, pour François de Neufville, l’homme, du point de vue de sa connaissance, en reste au stade de l’enfance durant la période antique et n’accède à l’âge d’homme qu’avec la chrétienté. Or ce traitement particulier et ce relatif détournement du projet annoncé par le titre sont en lien avec l’enjeu linguistique du texte.
38Posé dès le titre de l’œuvre, Discours en forme de dialogue, contenant un abrégé familier de la philosophie d’Aristote, pour l’ornement de nostre langue françoise, le projet d’illustration de la langue française est ensuite réaffirmé, en des termes identiques, dans l’avant-propos :
À quoy à la verité je fus fort attentif, tant pour la doctrine de leurs propos, que pour l’utilité d’iceux, où je prins une grande delectation. Pour raison dequoy, esperant qu’un si gentil subjet, pourroit servir à la posterité, pour l’ornement de nostre langue Françoise, j’ay mis peine le rediger par escrit.
- 34 Voir supra « La mise en scène dialogique ».
39Ce projet est ensuite précisé dans la mise en scène dialogique qui ouvre le Discours [1r-4v]. Le Gentilhomme vient de se plaindre du désintérêt de l’époque envers le savoir et les belles lettres34. Il poursuit en rapprochant cette dégradation intellectuelle du manque d’intérêt pour la langue nationale et du retard de la France sur les Espagnols et les Italiens :
Le Gentilhomme. Cela n’est pas estrange en nostre nation, car je ne les trouve point avoir esté curieux d’apprendre, et me suis souvent esbahy de la nonchallance de noz antecesseurs, qui n’ont mis peine d’illustrer nostre langue, et la rendre parfaicte, comme ont faict les Espagnols et Italiens noz voisins, qui travaillent infiniement à rendre la leur parfaite : il n’y a eu que les Poëtes qui luy ayent donné quelque lustre : Car je n’ay encores veu personne qui aye mis en nostre vulgaire les sciences utiles. Je ne sçay si c’est faute de sçavoir, ou pour l’imperfection de la langue. [2r]
- 35 Rappelons que pour Du Bellay, parmi les auteurs antérieurs, seuls les auteurs du Roman de la Rose e (...)
- 36 Henri Estienne, Project du livre intitulé De la Precellence du langage François, Paris, Mamert Pati (...)
40Ces paroles semblent faire écho à La Deffence, et Illustration de la Langue Francoyse de Du Bellay, publiée en 1549, par l’idée que la langue française n’a pas encore atteint sa perfection, faute d’avoir été antérieurement illustrée35, alors même que l’allusion aux Espagnols et aux Italiens permet de mesurer l’enjeu nationaliste de l’entreprise. Le propos de François de Neufville (situé en 1576 et publié en 1584) est donc proche encore de celui de Du Bellay, qui jugeait, en 1549, la langue française perfectible. Pour le mesurer, on peut le comparer à celui d’Henri Estienne dans le Project du livre intitulé De La Precellence du langage François paru en 1579. La « Preface au Lecteur » en expose le projet : montrer que « nostre langue Françoise surmonte toutes les vulgaires, et pourtant [pour cela] merite le titre de precellence36 » et identifie les adversaires à combattre, l’italien et l’espagnol.
- 37 Ibid., non paginé (6e page de l’épître préfacielle « Au lecteur »).
Il faut aussi que je responde pourquoy sçachant que nostre langage avoit deux competiteurs, l’Italien et l’Espagnol, je n’ay combatu que l’un, asçavoir l’Italien. Je di donc que je n’ay voulu m’attacher qu’à luy : pource que je m’asseurois que luy ayant faict quitter la place, je pouvois aisément venir à bout de l’Espagnol : veu que je l’estime luy estre beaucoup inferieur, pour les raisons que je deduiray ailleurs37.
41Pour Neufville, le français accuse au contraire un retard, qu’il s’agit de combler, envers l’espagnol et l’italien. Le rapprochement avec Du Bellay s’observe également à la défense de la langue française, qui, pour ne pas être encore parfaite, ne doit pas pour autant être taxée de barbare. À la question du Gentilhomme « Je ne sçay si c’est faute de sçavoir, ou pour l’imperfection de la langue », le Theologien répond de fait en défendant la langue :
Le Theologien. Je croirois plustost que ce fust faute de sçavoir, car une langue est bien barbare, qui ne peut servir aux conceptions de l’homme : s’il y a faute de quelques motz, il en faudroit emprunter des Grecs et des Latins, comme ils ont faict des autres. [2v]
- 38 Deffence, I, iv : « Que si les anciens Romains eussent eté aussi negligens à la culture de leur Lan (...)
42Le choix de l’adjectif « barbare » fait écho à la Deffence (où il apparaît dès le titre du chapitre I, ii : « Que la Langue Francoyse ne doit estre nommée barbare »). L’écho est complété ici par la référence aux Grecs et Latins qu’il s’agit de prendre en exemple. Dans la Deffence en effet, Du Bellay rappelle que le latin était tout aussi imparfait que le français au départ, mais que les Romains ont su cultiver et enrichir leur langue sur le modèle de la grecque38. François de Neufville rappelle ici que les Grecs et Latins ont emprunté aux autres langues pour enrichir la leur et qu’il nous faut, à notre tour, faire de même afin de pallier les éventuelles lacunes du français (« s’il y a faute de quelques motz »). Au Gentilhomme qui se montre sceptique, le Philosophe répond en soutenant les propos du Theologien :
Le Gentilhomme. Ce seroit tirer toutes choses en confusion, de vouloir tirer les proprietez de ces langues si ornées et copieuses à la nostre. Le Philosophe. Ne voyez vous pas en Ciceron, des fueilletz tous entiers de Platon et d’Aristote ? Je ne parle point de Demosthene, car il semble qu’il l’a voulu traduire de mot à mot, tant il s’en sert volontiers, où il luy vient à propos, non seulement de ses argumens, mais aussi de sa phrase si aigue et vehemente. [2v]
43Les adjectifs qui qualifient ici les langues grecque et latine (« ces langues si ornée et copieuses ») sont une fois de plus empruntés à la Deffence : « Et si nostre Langue n’est si copieuse, et riche que la Grecque, ou Latine, cela ne doit estre imputé au default d’icelle, comme si d’elle mesme elle ne pouvoit jamais estre si non pauvre, et sterile »39. Mais ici le Gentilhomme se fait l’avocat du Diable pour suggérer qu’il serait par là-même impossible de prétendre exprimer en français, langue moins ornée et moins copieuse, ce que le grec et le latin expriment si bien. Dans le cadre du dialogue, ces doutes du Gentilhomme permettent au Philosophe d’avancer son argument en faveur de la perfectibilité du français.
44L’exemple de Cicéron, qui emprunte aux philosophes grecs, suggère qu’une langue atteint à sa perfection en étant pratiquée d’une part et en s’inspirant le plus fidèlement possible de modèles étrangers (ici par le biais de la traduction). Cet argument d’autorité n’est pas anodin dans la mesure où Cicéron a été un ardeur défenseur du potentiel de sa langue :
- 40 Cicéron, Des Termes extrêmes des biens et des maux, tome I, éd. et trad. J. Martha, 5e tirage revu, (...)
Et, pour ma part, je me demande toujours avec étonnement d’où vient ce dédain si étrange pour les choses de chez nous. Ce n’est pas du tout le moment de faire une démonstration en règle : mais j’estime, et je l’ai souvent dit, que la langue latine non seulement n’est point pauvre, comme on le pense généralement, mais qu’elle est plus riche même que la langue grecque. M’a-t-on déjà vu, a-t-on jamais vu nos bons orateurs ou nos bons poètes, depuis du moins qu’ils ont eu un modèle à imiter, manquer d’aucune des ressources nécessaires à l’abondance et à l’élégance du style40 ?
- 41 Ibid, I.6 : « Et si je ne me borne pas au rôle de traducteur, si à l’exposé fidèle des doctrines de (...)
45Soutenant la capacité du latin à rivaliser avec le grec, pourvu que l’on ait de bons modèles à imiter, Cicéron y justifie sa volonté de traduire les auteurs grecs en latin afin d’en diffuser la pensée, qu’il s’agisse d’une libre adaptation41 ou d’une traduction fidèle :
- 42 Ibid. I.7 : Quamquam, si plane sic uerterem Platonem aut Aristotelem, ut uerterunt nostri pœtæ fabu (...)
Quand même je me bornerais à traduire Platon ou Aristote, comme nos poètes ont traduit les pièces grecques, serait-ce vraiment un si mauvais service rendu à mes concitoyens que de transporter jusqu’à eux, pour les leur faire connaître, ces génies divins ? […] Mais j’entends ne pas refuser, comme le fait notre Lucilius, d’être lu par tout le monde42.
- 43 Cicéron, Tusculanes, I.1-5, éd. G. Fohlen, trad. J. Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1964.
46Ses Tusculanes de même s’ouvrent sur un long éloge du génie latin43. Or si les Romains ont surpassé les Grecs dans de nombreux domaines (les mœurs et coutumes, la conduite de la maison et des affaires, le gouvernement de l’État, l’armée, le caractère), et s’ils se sont adonnés avec passion à l’éloquence, ils ont négligé d’autres disciplines, comme la philosophie :
- 44 Ibid. I.5 : At contra oratorem celeriter complexi sumus, nec eum primo eruditum, aptum tamen ad dic (...)
Au début, nos orateurs, bien que capables de manier la parole, n’étaient point savants, mais ils le devinrent par la suite. C’est un fait que Galba, l’Africain, Lælius furent des gens cultivés, et pour Caton, plus âgé que ces derniers, il avait le goût de l’étude. Puis vinrent Lépidus, Carbon, les Gracques ; à partir de là pour arriver à notre époque, il y eut de si grands orateurs que nous ne le cédions guère aux Grecs ou même pas du tout. La philosophie, elle, a été négligée jusqu’ici et n’a pas trouvé chez nous d’écrivain capable de la mettre en lumière ; il nous appartient de lui donner de l’éclat et de la vie, afin que, si dans notre carrière politique nous avons bien servi notre patrie, nous la servions encore, si possible, dans notre retraite44.
47Cicéron sert donc d’argument de choix aux défenseurs de la langue française à la Renaissance, comme ici à Neufville, dans la mesure où son exemple non seulement justifie le désir de pratiquer sa propre langue et d’avoir foi en son potentiel, mais encore atteste la réussite d’une telle entreprise par la renommée de ses œuvres.
48Cet argument d’autorité permet également d’orienter le propos vers la philosophie, à travers l’allusion à Platon et à Aristote. Tout comme Cicéron, Neufville fait alors l’éloge de ceux qui ont contribué à enrichir la langue nationale, pour constater que l’effort reste à poursuivre et à étendre à de nouveaux domaines :
Le Gentilhomme. Pensez vous que la langue Françoise puisse attaindre en quelque chose à la perfection de la Latine ? Le Philosophe. Je croy qu’avec le temps, et par le labeur des doctes, qu’il n’y a chose qui ne se face, comme desja il se peut veoir à l’œil en nostre dicte poësie Françoise : en sorte qu’on ne sçauroit, à mon advis, parler de chose, qui ne se puisse deduire en François, si trois ou quatre, plus ou moins, après nous, polissent ce que nous avons dit rudement, et y adjoustent quelque chose du leur, ils pourront mettre nostre langue à la perfection non seulement de la Grecque, mais aussi de la Latine. [2v-3r]
49La capacité du français à égaler les langues grecque et latine est ici explicitement affirmée. Mais les propos du Philosophe dépassent ceux de la Deffence pour rendre hommage à son auteur et à ses pairs, puisqu’il consacre l’effort des poètes français qui ont su, par leur labeur, enrichir notre langue (rappellons que Du Bellay publie sa Deffence en 1549, en même temps que le premier recueil de L'Olive et quelques autres œuvres poêticques et ouvre ainsi l’entreprise poétique des auteurs de la Pléiade). Ce n’est là toutefois qu’un début, et l’entreprise linguistique nationale doit être poursuivie, dans la mesure où, comme le remarquait plus haut le Gentilhomme « je n’ay encores veu personne qui aye mis en nostre vulgaire les sciences utiles. »
50Après donc cette défense de la perfectibilité du français et alors que le Philosophe vient de soutenir que la langue vernaculaire est apte à traiter toute matière (« en sorte qu’on ne sçauroit, à mon advis, parler de chose, qui ne se puisse deduire en François, si trois ou quatre »), le propos s’oriente vers le projet philosophique du Discours, qui va être amené par le biais de la question linguistique :
Le Gentilhomme. Jamais dispute ne vint mieux à propos que ceste-cy. Il y a long temps que vous m’avez promis un sommaire de la Philosophie d’Aristote : Je sçay bien qu’il y a peu d’hommes en France, qui le puisse mieux faire que vous. Parquoy je vous prie pendant que nous ne serons empeschez en noz assemblées, que nous en devisions en François, faisant par un mesme moyen preuve de nostre langue. Si monsieur nostre Maistre en est de cest advis, je vous en prierois volontiers : combien que j’aye assez d’obligation pour [3v] vous y contraindre. [3r-v]
Le Philosophe. Quand j’ay dit, qu’il n’y a chose qui ne se puisse deduire et discourir en François, je n’entendois pas de moy, ains je parlois de ceux qui avec un mediocre esprit, ont quelque peu de sçavoir aux sciences. Et quand j’aurois esté si mal advisé, que de l’entreprendre, je ne voudrois pas faire l’essay en Philosophie, qui ne se laisse pas manier en langue vulgaire. Car il y a assez d’autres moyens pour faire preuve de la force de nostre langue, laquelle certainement je voudrois maintenir estre telle, que je vous ay dict, s’il ne semble autrement à nostre Maistre, qui entend et la nostre et les autres. Le Theologien. Ne pensez pas par cela vous descharge sur moy, ny que voz excuses trouvent en rien lieu en cest endroict : Car je seray fort ayse d’ouyr par vostre bouche parler de la Philosophie en François. En sorte que si je sçavois quelque moyen pour vous y contraindre, je l’y emploirois volontiers. [4r]
- 45 « Mais à qui après Dieu rendrons nous graces d’un tel benefice, si non à nostre feu bon Roy, et Per (...)
- 46 Digression dans la mesure où l’essentiel de son propos se concentre sur la poésie, d’où la conclusi (...)
- 47 « La Nature certes n’est point devenue si Brehaigne [stérile], qu’elle n’enfentast de nostre Tens d (...)
51À la suite des poètes de la Pléiade qui ont élevé la poésie française à un haut degré de perfection, à l’imitation de la grecque et de la latine, il s’agit désormais de traiter des sciences et de la philosophie en langue vulgaire. Le projet est lancé par le Gentilhomme (« que nous en devisions en François, faisant par un mesme moyen preuve de nostre langue ») et soutenu par le Philosophe (« Car je seray fort ayse d’ouyr par vostre bouche parler de la Philosophie en François »). De manière significative, le choix de cette entreprise philosophique en langue vernaculaire s’inscrit dans la continuité toujours de l’entreprise bellayenne. Dans la Deffence de fait, Du Bellay évoque tout d’abord, dans le chapitre I, iv, la capacité du français à traduire aussi bien les sciences que les « Saintes lettres »45. Dans le chapitre I, x, il consacre ensuite une assez longue digression46 à la philosophie (« Que la Langue Francoyse n’est incapable de la Philosophie, [...] »), allant cette fois jusqu’à souhaiter « des Platons, et des Aristotes » français47.
52Mais alors que le lecteur s’attend à ce que le projet suggéré par le Gentilhomme soit entrepris avec enthousiasme par le Philosophe, celui-ci, de manière totalement inattendue, s’y dérobe au contraire. Faisant en apparence marche arrière, le voici qui récuse la capacité du français à traiter de tels sujets : « je ne voudrois pas faire l’essay en Philosophie, qui ne se laisse pas manier en langue vulgaire » et ce n’est que sur l’insistance de ses deux compagnons qu’il consent à entreprendre son discours (« Il n’y a point d’ordre, nous sommes deux contre vous, le meilleur sera d’en sortir à quelque pris que ce soit. », argue le Gentilhomme) :
Philosophe. Je voy bien que je ne gaignerois rien de reculer : mais puis que vous me prenez ainsi au pied levé, et que vous vous faictes payer devant le terme : croyez que ce sera en mauvaise monnoye. Je vous prie Monsieur qui estes tant accoustumé au langage courtisan, de boucher voz oreilles ce pendant, car il vous semblera ouyr quelque jargon de Canada, ou des Indes orientalles, jadis incongneu à nous, tant vous trouverez estrange d’ouyr parler en François de la Philosophie.
53Ces réticences nous rappellent celles de l’auteur dans son « Avant-propos ». Celui-ci explique ne pas avoir été capable d’apporter au sujet « l’elegance » qu’il méritait. Certes, il pourrait s’agir là des précautions oratoires d’usage dans le discours préfaciel. François de Neufville prétend en effet que seule l’insistance de plusieurs seigneurs l’a poussé à publier ce Discours :
Et avois (après l’avoir parachevé) resolu par l’advis mesmes de quelque docte personnage, qui m’est bien serviteur et amy, de le laisser croupir dans mon estude, l’ayant seulement dressé pour mon contentement et pour entremesler mes estudes. Et l’eusse fait sans l’importunité et commandement, que beaucoup de seigneurs qui en ont ouy le vent, me firent à mon dernier voyage de ceste court, qui desiroient qu’il fust communiqué.
54Et il ajoute qu’il aurait « esté sur le poinct de le quitter » une fois le premier dialogue achevé (c’est-à-dire la première journée). Or la mise en scène même du Discours infirme ce topos de modestie, puisque tout au long de la première journée, le Theologien annonce, ainsi que nous l’avons vu, qu’il réserve pour la fin ses objections aux propos du Philosophe, qu’il présentera durant la troisième journée. La présentation du discours en une seule journée ne donnerait donc qu’un aperçu erroné des intentions de l’auteur. Il se pourrait toutefois que les déclarations de l’auteur ne relèvent pas que de la stratégie préfacielle, mais possèdent également un autre enjeu. L’auteur dans son « Avant-propos » comme son devisant Philosophe au début du dialogue insistent sur la difficulté de la tâche et la rudesse d’un propos qui est comparé à une langue étrangère (« il vous semblera ouyr quelque jargon de Canada, ou des Indes orientalles »), bien éloignée du « langage courtisan ». Par-delà une modestie de mise, il s’agit surtout de valoriser le caractère encore inédit et difficile de l’entreprise. La tâche est ardue, la matière pointue, et les mots manquent encore en français pour l’exprimer pleinement :
[Le Philosophe] Mais avant qu’entrer en jeu, je vous prie ne vous fascher point si j’use quelques fois d’autres termes que vous n’avez accoustumé d’ouyr en François, et si je ne deduits plus facilement ces argumens, qui sont si aigus et si briefs, qu’il est impossible des les declarer, en sorte qu’il n’y ait tousjours de la difficulté : d’autant que l’équivocation des termes engendre en ces disputes beaucoup de fallaces et tromperies : et qu’il est besoin, selon Platon, d’entendre tousjours ce dequoy on dispute. [21v]
Le Philosophe. Il ne tiendra pas à moy : neantmo[i]ns estant la matiere haulte et ardue, vous m’excuserez tous deux, si je n’y vois avec une telle dexterité, et que vous le desirez, et que la matiere le requiert : pour le moins je feray ce que je pourray. [57v-58r]
55Loin d’être un défaut, cette lacune du français devient un argument en faveur d’une entreprise dont la réalisation, en retour, prouve de facto la perfectibilité du français et sa capacité à traiter des matières nouvelles. C’est pourquoi, par deux fois, le Theologien et le Gentilhomme félicitent le Philosophe pour sa capacité à exprimer si bien en langue vernaculaire des idées philosophiques :
Le Theologien. Pardonnez moy je vous prie si j’interromps un peu vostre discours, pour le desir que j’ay que vous esclarcissiez ceste tant belle science, de laquelle vous discourez si heureusement en François, que je suis estonné de ceste grande promptitude et facilité que vous y tenez. [9v]
Le Gentilhomme. Je ne me puis assez esbahir de vostre memoire, non pas en la deduction seulement de ces choses si agues et difficiles, mais aussi au langage, qui est fort malaisé à trouver soudainement pour les faire entendre. [47v]
56C’est pourquoi aussi, le Discours se signale par le recours à une terminologie explicitement présentée comme technique et originale par le biais d’un commentaire métaénonciatif ou d’une paraphrase :
- 48 Le CNRTL donne une première attestation chez Oresme dans les Ethiques d’Aristote (1370-1372). La ba (...)
- appeter48 : « l’une à desirer ou appeter (si vous me permettez que j’use de ce mot) l’autre à congnoistre » [5r]
- 49 Le CNRTL donne une première attestation en 1521-1522, dans la correspondance de Marguerite d'Angoul (...)
- incompréhensibilité49 : « Ce que Melisse après luy ne trouva pas bon, et l’aima mieux dire infiny, regardant à l’infinité et incomprehensibilité (s’il nous faut ainsi parler) de sa puissance. » [17r]
- 50 Le terme n’est attesté ni dans le CNRTL, ni dans le Grand Corpus des dictionnaires (Classiques Garn (...)
- concause50 : « nous dirons qu’il y a trois causes l’efficiente, l’exemplaire et la finale : et trois concauses, c’est à dire, trois autres causes qui sont comme joinctes à ces trois, sçavoir est, la Matiere, la Forme, et l’Instrument » [20r]
- impercusible51 : « il faut presupposer qu’infiny n’est qu’une quantité impercursible, c’est à dire une quantité que nous ne pouvons parcourir » [23v]
- 52 Le CNRTL donne pour première attestation : J. Canappe, 4eLivre de Thérapeutique de Galien (1537). P (...)
- 53 Excretion a également un sens technique médical. Il est attesté en 1534 chez Rabelais (Gargantua, c (...)
- concretion52 et excretion53 : « à la concretion et excretion, c’est à dire à la mixtion et separation des choses » [38r]
- 54 Desassemblément est attesté mais rare : on le trouve chez Christine de Pisan (Le Livre de l’advisio (...)
- desassemblément54 : « prennent leur estre de ce desassemblément ou desassemblage, s’il faut ainsi parler, » [40v]
- 55 Le terme n’est attesté ni dans le CNRTL, ni dans le Grand Corpus des dictionnaires (Classiques Garn (...)
- immusicien55 : « Quand je dy, de l’immusicien est fait le musicien : je comprends deux choses, le subjet qui n’estoit pas musicien, et l’ignorance ou la privation de la musique » [45v]
- 56 Distension est un terme médical, attesté chez Tagault (Les Institutions chirurgiques, 1549). Le dic (...)
- distension56 : « Tout mouvement simple se faict sur la distension ou estendement, s’il faut ainsi dire, de ses lignes » [59r]
- 57 Aux est inconnu comme substantif. Apogée est attesté en 1557 comme terme d’astronomie. Le premier d (...)
- aux57 : « S’il eust entendu, que le soleil est en un cercle eccentrique, et que l’esté il est en son Aux, ou Apogée, comme Ptolomée le nomme » [85r]
- 58 Danièle Duport, « Préfaces, épîtres, opuscules et De la vicissitude ou variété des choses en l’univ (...)
- 59 Loys Le Roy, Le Phedon de Platon traittant de l’immortalité de l'âme, presenté au Roy treschretien (...)
- 60 Abraham Henri Becker, Un humaniste au XVIe siècle : Loys Le Roy (Ludovicus Regius) de Coutances, Pa (...)
- 61 [Denis Sauvage], Philosophie d’amour de M. Leon Hebreu, Traduicte d’Italien en Françoys par le Seig (...)
57Danièle Duport58 rappelle que Loys Le Roy avait fait de même dans ses traductions de Platon et d’Aristote, évoquant « une langue non encores accoustumée aux disciplines59 » et qu’Abraham Henri Becker a dressé un glossaire où il signale l’emploi de nombreux néologismes60. L’on peut également signaler la Philosophie d’amour de M. Leon Hebreu, Traduicte d’Italien en Françoys par le Seigneur du Parc Champenois, qui paraît, en 1551, accompagnée d’un « Dictionnaire, pour exposition des plus difficiles mots »61.
58Le caractère étrange et inouï (au sens propre) de ces termes témoigne certes, en mauvaise part, des lacunes du français, qui manque encore de mots pour dire la pensée de philosophes ; mais il témoigne bien plus encore, en bonne part, de la capacité du français à s’enrichir de termes nouveaux pour s’élever à ce type de discours. Les scrupules du Philosophe n’apparaissent donc, en ce sens, que comme un leurre métadiscursif destiné à mieux souligner le caractère novateur de l’entreprise et la capacité d’enrichissement du français.
59L’entreprise ici inaugurée devra être poursuivie et polie par d’autres. Les propos du Gentilhomme (déjà cités) quand il défendait la capacité du français à soutenir tout type de sujet, conviennent donc parfaitement à cette discussion philosophique malgré les réticences prétendues du Philosophe :
en sorte qu’on ne sçauroit, à mon advis, parler de chose, qui ne se puisse deduire en François, si trois ou quatre, plus ou moins, après nous, polissent ce que nous avons dit rudement, et y adjoustent quelque chose du leur, ils pourront mettre nostre langue à la perfection non seulement de la Grecque, mais aussi de la Latine. [2v-3r]
60Cette réticence, plutôt que d’exprimer de réels scrupules ou des doutes de l’auteur quant à la légitimité de son entreprise, en souligne le caractère novateur et ardu. Cette rudesse même du langage devient alors un argument en faveur du mérite du texte. François de Neufville prétend s’aventurer sur des voies encore inexplorées en français et lancer une entreprise que d’autres devront poursuivre. Avant lui, des philosophes grecs ou latins ont certes été traduits, mais c’est ici que l’ambiguïté de son projet philosophique prend tout son sens : le Discours n’est pas un simple abrégé de la pensée d’Aristote, ce n’est pas une simple paraphrase, mais bien un dialogue philosophique inédit, confrontant les pensées de plusieurs philosophes antiques pour établir la supériorité de la pensée chrétienne sur la pensée païenne. Dès lors, le parallélisme établi par le titre entre l’entreprise philosophique et l’entreprise linguistique incite à penser que la langue française serait apte à égaler, voire à surpasser les langues grecque et latine, tout comme la pensée chrétienne surmonte la païenne. Le terme emprunté à Platon, à la fin du Discours, pour qualifier les philosophes antiques : « C’est bien ce que dit l’Egyptien en Platon : vous autres Grecs estes tousjours enfans » [93r], s’avère dès lors particulièrement significatif, l’enfant, au sens étymologique du terme (infans), étant celui qui ne parle pas. Certes la langue française ne fait encore que s’essayer à formuler des idées philosophiques, mais c’est avec elle que François de Neufville choisit d’exprimer une pensée qui a atteint son âge d’homme.
61Discours en forme de dialogue, contenant un abregé familier de la Philosophie d’Aristote, pour l’ornement de nostre langue Françoise Par Reverend pere en Dieu fere François de Neufville, Abbé de Grandmont et de tout l’ordre. À Paris, Pour Robert le Mangier, Libraire juré, au Palais en la galerie par où on va à la Chancellerie. 1584. Avec privilege du Roy.
- 62 « Domino domino » dans le texte.
62La ponctuation et l’orthographe ont été respectées, avec les adaptations d’usage suivantes : dissimilation du i et du j, du u et du v ; transcription du s long par un s court et du B par ss ; développement des abréviations et de l’éperluette (et et variantes) ; modernisation de l’apostrophe (en particulier d’avantage est transcrit par davantage) et désagglutination selon l’usage moderne ; distinction des homonymes a / à, la / là (celà est transcrit par cela) ou / où, des / dès ; accentuation des finales -é, -és, -ée, -ées ou –ès (ès, dès, après), l’accentuation n’étant pas introduite en début ou milieu de mot (y compris donc sur tres qui fontionne comme un préfixe superlatif); respect de l’usage des majuscules, y compris après ponctuation moyenne. Le texte est précédé de poèmes latins que nous ne reproduisons pas (« Vigilantissimo antistiti Mæcenatique suo omnibus numeris absolutissimo Domino62 Francisco à Novavilla » de F. I. Garrigeus, « Ad eundem » de S. Falconius Auratus, « R. Betolaudus juriscon. Crozentrorum Castell. regius »). La pagination est signalée entre crochets (la mention [NP] permet de numéroter l’avant-propos non paginé). Lorsque le changement de page intervient au milieu d’un mot, nous le signalons par une barre verticale (ǀ).
63Numérisation de l’Österreichische Nationalbibliothek : http://digital.onb.ac.at/OnbViewer/viewer.faces?doc=ABO_%2BZ16767080X
64Une numérisation de l’exemplaire de la BnF (Tolbiac [R-44835]) est consultable depuis les postes de la bibliothèque (l’exemplaire imprimé étant délicat de consultation en raison de sa reliure).
- 63 Aristote affirme plusieurs fois dans ses œuvres que l’homme est « pour nature un animal politique » (...)
- 64 forpaiser : voyager, quitter sa patrie pour passer une partie de sa vie à l’étranger.
- 65 sommaire : abrégé, résumé.
65[NP1r] Ceux qui par la subtilité de leur entendement sont parvenus à quelque cognoissance des choses qui sont en nature, tiennent avec raison que l’homme animal politic et sociable n’a point esté mis en ce monde seulement pour soy-mesmes, et pour son particulier profit, ains pour la conservation et l’entretien de la societé humaine, et pour l’utilité publique63. Et [NP1v] pour ceste raison nature a mis en l’homme un desir de sçavoir, et pour y parvenir il s’est rendu curieux de chercher la raison et l’origine de toutes choses, en sorte que ne se contentant de sçavoir la nature et les accidens des choses terriennes : il a voulu eslever son entendement jusques aux celestes et invisibles, comme dominantes aux inferieures, pour congnoistre le moyen, la vertu et raisons des unes et des autres : qui a esté occasion que n’ayant l’entendement suffisant pour penetrer jusques là, et pensant l’apprendre mieux au loing qu’en la patrie, plusieurs se sont forpaisez64. Comme ont faict Appolonius Thianeus, Anarcharsis, Pythagoras, Platon et plusieurs [NP2r] autres : qui neantmoins y ont peu ou point profité. D’autant que quelque peine qu’ils ayent prise d’avoir la science et cognoissance de l’origine des choses, ils n’y ont sçeu attaindre et n’en ont tiré qu’une obscure et telle quelle congnoissance de la vraye verité. Parquoy pour monstrer evidemment à l’œil leur ignorance, je me suis advisé de mettre en lumiere, un discours du sommaire65 et de la majeure part de leurs opinions, qui fut debatu en la ville de Bloys, lors que les estats s’y tenoient, dont l’occasion fut telle.
- 66 cayer (ou caier) : mémoire adressé au souverain par des corps d’État. Acad 1687 précise : « Les del (...)
66Ayant nostre tres-chrestien Roy Henry 3. desir de reformer les abus, qui souz l’ombre des guerres civiles, (lesquelles, [NP2v] comme chacun sçait ne trainent jamais rien de bien) s’estoient introduits en ce Royaume, il fit assembler l’an mil cinq cens septante six les estats en sa ville de Bloys, pour par leur advis, et après avoir ouy leurs plaintes et doleances remettre ceste tant jadis florissante couronne en sa splendeur. Que si le tout n’est reussi, selon l’intention du Roy, et de son peuple, noz pechez qui ont prevenu nostre dite intention, et desquels ne nous sommes nullement amendez, en ont esté cause. Mais laissant ce propos pour un autre subjet, je dis que les jours, que ceux qui pour le bien du Royaume estoient là assemblez, avoient de relasche, pour penser à ce qui importoit de leurs [NP3r] charges : ils s’assembloient quelquefois, tantost au jardin du chasteau, tantost à Chambort, et en divers lieux, où traictant de ce pourquoy ils estoient là venus, ils y faisoient plusieurs beaux et utiles discours, touchant les affaires et estat de ceste couronne, qui seroient long à reciter, et qui se peuvent voir és cayers66 particuliers.
- 67 Comprendre « trouvai ».
- 68 gentil : noble, excellent.
- 69 labile : fuyante.
- 70 Voir : Un Evêque ambassadeur au XVIe siècle. Jean Des Monstiers, seigneur Du Fraisse, évêque de Bay (...)
- 71 ores que : bien que.
- 72 « plus il eût demeuré en mon étude, mieux il eût été limé ».
67Or il arriva qu’ayant esté deputé pour ma patrie, je me trouvé67 avec un docteur en Theologie, et nous promenans au jardin du Chasteau, nous rencontrasmes un Gentilhomme, par cas d’aventure, qui discouroit avec un jeune homme docte, et de grand entendement, de la Philosophie : sur lequel propos, [NP3v] le docteur s’adjoignit, et en discoururent fort heureusement. À quoy à la verité je fus fort attentif, tant pour la doctrine de leurs propos, que pour l’utilité d’iceux, où je prins une grande delectation. Pour raison dequoy, esperant qu’un si gentil68 subjet, pourroit servir à la posterité, pour l’ornement de nostre langue Françoise, j’ay mis peine le rediger par escrit. Et d’autant que ma memoire est labile69, et que l’œuvre estoit laborieux et malaisé à le bien retenir et discourir, ayant seulement expedié le premier dialogue, j’ay esté sur le poinct de le quitter, comme j’eusse faict, si je n’y eusse esté animé et incité par beaucoup de mes amis, qui ayant veu le premier dialoǀgue [NP 4r], avoient un extreme desir d’en voir la fin. Et s’y sont tellement affectionnez qu’ils ne m’ont pas donné loisir de le parachever : et pour plus m’induire à continuer, ils m’ont envoyé quelques fragmens, des œuvres du feu Evesque de Bayonne, de la maison du Fraixe, autrement de Rochelidon, homme à la verité docte, traictant de ce subjet70. Et bien que ce peu qu’ils m’ont donné fust extremement brouillé, et mal lisable, d’autant qu’il escrivoit fort mal : cela neantmoins m’a fort aydé et secouru, en sorte qu’en fin par la grace de Dieu et la diligence que j’y ay mise, par l’instante importunité de mes amis, l’œuvres est parvenu tellement quellement, à sa desirée [NP4v] fin : non toutesfois accompagnée de la doctrine et elegance que le subjet meritoit, mais au moins ainsi qu’il a pleu à Dieu me departir le moyen de ce faire : d’autant que ses graces sont divisées, à chacun selon sa capacité. Et avois (après l’avoir parachevé) resolu par l’advis mesmes de quelque docte personnage, qui m’est bien serviteur et amy, de le laisser croupir dans mon estude, l’ayant seulement dressé pour mon contentement et pour entremesler mes estudes. Et l’eusse fait sans l’importunité et commandement, que beaucoup de seigneurs qui en ont ouy le vent, me firent à mon dernier voyage de ceste court, qui desiroient qu’il fust communiqué. Et ores [NP 5r] que71 je leur remonstrasse, que ou plus il eust demeuré en mon estude, ou mieux72 il eust esté limé, n’ont pour cela voulu prendre mes raisons en payement, disant qu’une doctrine occulte estoit comme un tresor caché.
68Parquoy ne les pouvant honnestement refuser, pour la valeur et vertu dont ils estoient doüez, et l’affinité que j’avois avec aucuns d’eux, j’ay esté contraint leur obeyr, et mettant la voyle au vent je les ay mis (plus pour complaire à autruy, que pour affection que j’y eusse) en lumiere. Te suppliant amy lecteur recevoir aggreablement ma bonne volonté, et excuser ce que tu y trouveras de deffault, et plustost le corriger amiablement, que le censurer trop riǀgoureusement [NP5v]. Esperant qu’en la seconde edition, qui ne sera tant precipitée que ceste cy, nous te le donnerons mieux correct et mieux limé.
PAIX ET VERITÉ
Entre-parleurs. le Gentilhomme. Le Theologien. Le Philosophe.
- 73 Voir : I Cor. V, 33.
- 74 interroguer : interroger.
- 75 ores que : bien que.
- 76 nourri : éduqué.
- 77 Comprendre « moy qui ».
69[1r] Le Gentilhomme. Après que nous avons traicté assez prolixement des affaires pour lesquelles nous sommes icy deputez, il me semble (messieurs mes compagnons) que nous devons pour un peu recreer nostre esprit, traicter de quelque autre poinct. Car nous aurons assez de loisir en noz assemblées, avec noz autres condeputez, de traicter de [1v] ce negoce. Le Theologien. Il n’y aura pas de mal, pourveu que nostre discours soit à edification : Car comme dit l’Apostre, Les meschans propos corrompent et depravent les bonnes mœurs73. Le Philosophe. Suyvant l’opinion de Monsieur le Docteur, et l’occasion de nostre charge, qui est pour le bien de ce Royaume, je serois d’advis que nostre discours fust utile et de matiere qui portast fruict. Le Gentilhomme. Si vous le trouvez bon, il me semble, que je ne vous feray point de tort de vous interroguer74, et me ferez un singulier plaisir de m’apprendre. Le Theologien. Je croy Monsieur, que vous avez esté si bien apprins, que nostre instruction ne vous est pas fort necessaire. Le Gentilhomme. Ores que75 j’aye esté nourry76 és Colleges, je n’en suis pas sorty fort sçavant, non par ma faute, qui avois77 bonne envie d’apprendre, mais par le malheur de nostre temps, qui est tel, que les Gentilshommes se pensent faire tort, [2r] que de sçavoir quelque chose. Et de faict cela est tellement commun aujourd’huy, que le Roy avant-hier, ne pouvoit pas croire qu’un Gentilhomme de son Royaume, encores qu’il soit Ecclesiastique, eust du sçavoir. Le Philosophe. Il ne faut pas donc s’esbahir si tout y va mal, veu qu’on desdaigne ainsi les sciences, qui y ont esté autresfois tant reverées.
- 78 Neufville ne semble pas connaître les traductions de Loys Le Roy parues dans les années 1551 à 1578 (...)
70Le Gentilhomme. Cela n’est pas estrange en nostre nation, car je ne les trouve point avoir esté curieux d’apprendre, et me suis souvent esbahy de la nonchallance de noz antecesseurs, qui n’ont mis peine d’illustrer nostre langue, et la rendre parfaicte, comme ont faict les Espagnols et Italiens noz voisins, qui travaillent infiniement à rendre la leur parfaite : il n’y a eu que les Poëtes qui luy ayent donné quelque lustre : Car je n’ay encores veu personne qui aye mis en nostre vulgaire les sciences utiles78. Je ne sçay si c’est faute de sçavoir, ou pour l’imperfection de la langue.
71[2v] Le Theologien. Je croirois plustost que ce fust faute de sçavoir, car une langue est bien barbare, qui ne peut servir aux conceptions de l’homme : s’il y a faute de quelques motz, il en faudroit emprunter des Grecs et des Latins, comme ils ont faict des autres. Le Gentilhomme. Ce seroit tirer toutes choses en confusion, de vouloir tirer les proprietez de ces langues si ornées et copieuses à la nostre.
- 79 se diligenter : se hâter, s’empresser.
72Le Philosophe. Ne voyez vous pas en Ciceron, des fueilletz tous entiers de Platon et d’Aristote ? Je ne parle point de Demosthene, car il semble qu’il l’a voulu traduire de mot à mot, tant il s’en sert volontiers, où il luy vient à propos, non seulement de ses argumens, mais aussi de sa phrase si aiguë et vehemente. Le Gentilhomme. Pensez vous que la langue Françoise puisse attaindre en quelque chose à la perfection de la Latine ? Le Philosophe. Je croy qu’avec le temps, et par le labeur des doctes, qu’il n’y a chose qui ne se face, comǀme [3r] desja il se peut veoir à l’œil en nostre dicte poësie Françoise : en sorte qu’on ne sçauroit, à mon advis, parler de chose, qui ne se puisse deduire en François, si trois ou quatre, plus ou moins, après nous, polissent ce que nous avons dit rudement, et y adjoustent quelque chose du leur, ils pourront mettre nostre langue à la perfection non seulement de la Grecque, mais aussi de la Latine. Le Gentilhomme. Jamais dispute ne vint mieux à propos que ceste-cy. Il y a long temps que vous m’avez promis un sommaire de la Philosophie d’Aristote : Je sçay bien qu’il y a peu d’hommes en France, qui le puisse mieux faire que vous. Parquoy je vous prie pendant que nous ne serons empeschez en noz assemblées, que nous en devisions en François, faisant par un mesme moyen preuve de nostre langue. Si monsieur nostre Maistre en est de cest advis, je vous en prierois volontiers : combien que j’aye assez d’obligation pour [3v] vous y contraindre. Le Philosophe. Quand j’ay dit, qu’il n’y a chose qui ne se puisse deduire et discourir en François, je n’entendois pas de moy, ains je parlois de ceux qui avec un mediocre esprit, ont quelque peu de sçavoir aux sciences. Et quand j’aurois esté si mal advisé, que de l’entreprendre, je ne voudrois pas faire l’essay en Philosophie, qui ne se laisse pas manier en langue vulgaire. Car il y a assez d’autres moyens pour faire preuve de la force de nostre langue, laquelle certainement je voudrois maintenir estre telle, que je vous ay dict, s’il ne semble autrement à nostre Maistre, qui entend et la nostre et les autres. Le Theologien. Ne pensez pas par cela vous descharger sur moy, ny que voz excuses trouvent en rien lieu en cest endroict : Car je seray fort ayse d’ouyr par vostre bouche parler de la Philosophie en François. En sorte que si je sçavois quelque moyen pour vous y contraindre, je l’y emploirois volontiers. [4r] Le Gentilhomme. Il n’y a point d’ordre, nous sommes deux contre vous, le meilleur sera d’en sortir à quelque pris que ce soit. Le Philosophe. Je voy bien que je ne gaignerois rien de reculer : mais puis que vous me prenez ainsi au pied levé, et que vous vous faictes payer devant le terme : croyez que ce sera en mauvaise monnoye. Je vous prie Monsieur qui estes tant accoustumé au langage courtisan, de boucher voz oreilles ce pendant, car il vous semblera ouyr quelque jargon de Canada, ou des Indes orientalles, jadis incongneu à nous, tant vous trouverez estrange d’ouyr parler en François de la Philosophie. Le Gentilhomme. C’est une chose sans doute qui me sera bien estrange, par ce que je n’y entends gueres, mais il me semble qu’il sera meilleur que nous sortions de ce jardin, pour n’estre empeschez des allans et venans, et gaigner le haut de ceste allée qui sort de ceans, pour souz quelque buisson, discourir mieux à nostre aiǀse [4v]. Le Theologien. Je suis de cest advis, et diligentons79 nous pour ne perdre temps. Le Philosophe. Puis que vous me pressez tant que ne me donnez loisir d’y penser, il me fault (pour vous rendre en partie tous deux satisfaictz) essayer d’en sortir au meilleur marché que je pourray.
- 80 Sur l’opposition entre Platon et Aristote voir : George de Trebisonde, Comparatio philosophorum Pla (...)
73Neantmoins à en discourir en verité, je ne puis si peu penser à la dignité de la Philosophie, que je n’y sois ravy : tant pour l’excellence de ceste science, que pour la grandeur des esprit[s] qui l’ont traictée, et entre autres d’Aristote : auquel nature avoit tant et si largement departy de ses graces, qu’on ne s’en peut assez esbahir. Or pour n’entrer maintenant aux louänges de la Philosophie, ne en quoy Aristote a surmonté tous les autres Philosophes, (veu que vous l’entendez mieux que moy) il vaut mieux pour gaigner temps, donner tout droit, où vous demandez : à celle fin que ne vous attendiez d’obtenir de moy plus grand’chose, que par [5r] raison ne devez esperer80.
- 81 Aristote, Metaph., Λ 3, 1070 a 24-26.
- 82 Aristote, Etique à Nichomaque, X, 7-9.
- 83 Ibid., X, VII, 1.
74Ces tant divins esprits donc pour rechercher avec quelque methode et raison les secrets de la nature, ont presupposé, ce qui est congneu de tout le monde : que nostre ame a deux puissances ou forces principales : l’une à desirer ou appeter (si vous me permettez que j’use de ce mot) l’autre à congnoistre81. L’art aussi qui ensuit ceste nature, a divisé la Philosophie, en l’active et contemplative82. L’active a en sa cha[r]ge, à conduire l’appetit de l’homme selon la raison, et le reigler en façon qu’il puisse eslire le bien et en user. La contemplative rend parfaicte et accomplie ceste partie de l’ame, qui contemple, la fin de laquelle est faire sçavoir et entendre la verité83.
- 84 La tripartizione delle discipline richiama l’attitudine aristotelica alla catalogazione.
75Ce sçavoir a, ou comprend souz soy trois considerations des choses naturelles. L’une est des especes materielles et des formes, en tant qu’elles sont inseparables, et nous la nommons Philosophie naturelle : d’autant [5v] que par elle nous congnoissons les forces et proprietez de la nature. L’autre nous propose les formes separées des corps, et comme elles se comprennent en nostre esprit, par une simple meditation, et se nomme Theologie, si elle traicte des choses divines : ou metaphysique des autres choses. La troisiesme a un subjet comme moyen entre ces deux, qui se nomme Mathematique, et par icelle nous contemplons les formes separables, quant à l’esgard de la matiere, et inseparables de leurs dimensions et intervalles. Encores pouvons nous considerer ceste-cy en deux sortes : car où le Mathematicien sçait et met en ordre sa science, ceste est Geometrie et Arithmetique : ou sçait simplement, sans veoir à l’œil, ceste est la perspective84.
- 85 Aristote, Phys., IV, 7-8.
- 86 Ibid., I, 1, 184a, 10.
76La premiere de ces trois, pour laisser les autres, se considere, ou en ce qui est commun en toutes choses naturelles, ou particulierement à quelques unes. J’appelle commun [6r] à toutes, les principes : qui sont ou purs ou simples, ou composez. Les simples sont les quatre Elements, et la quinte substance, de laquelle Aristote veut que le Ciel et les Estoilles soient faictes85. Les composez se voyent en toutes choses qui s’engendrent et corrompent : Qui sont ou sur la terre, ou en la terre. De celles qui sont en la terre, les unes sont animées, et les autres sont sans ames. Et de celles qui ont ame, une partie a sentiment comme les animaux : l’autre est insensible, comme les plantes. Davantage pour comprendre en general ceste Philosophie naturelle, nous en faisons cinq parties principales : lesquelles congneuës, il n’y a rien en la raison des œuvres de nature tresadmirables, que nous ne congnoissons86.
- 87 Teofraste, Metaph.
- 88 C’est la négation du recours à l’infini (voir Aristote, De cælo et Physique)
- 89 Aristote, Metaph. A, III.
77Premierement, nous mettons la matiere, de laquelle toutes choses sont faites : puis la forme qui les fait mouvoir et vivre. Et d’autant que le mouvement, qui est le troisiesme, [6v] ne se peut faire, qu’avec une certaine mesure de temps, nous mettons le temps pour le quatriesme, et le lieu pour le cinquiesme : par ce qu’il faut necessairement que tout corps soit en quelque lieu. À ces trois derniers sont comme accessoires, le continu, l’infiny, et le vuide : par ce qu’il n’y a mouvement ny temps qui ne soit continu ou discontinu, finy ou infiny : et lieu qui ne se considere, ou comme remply d’un corps, ou comme vuide. C’est en somme tout ce qui se peut dire de la Philosophie naturelle : Jugez maintenant s’il y avoit raison de me forcer tant pour si peu de chose. Le Gentilhomme. Ce seroit finement faict à vous, de nous avoir raconsté ces grans thresors comme cachez dans une bourse, et que à nostre grand besoin ne nous en voulussiez faire part. Je vous diray librement, que si vous le laissez ainsi, je m’en sentirois interessé toute ma vie, pour la grande esperance où je suis, ayant ouy ce tant docte comǀmencement [7r]. Le Philosophe. Passons donc outre, puis qu’il vous plaist. Tout ce qui est naturellement, est (dit Theophraste)87 ou corps, ou dans un corps. L’un et l’autre est composé, ce qui est composé a des principes : Il faut donc confesser necessairement, que tout ce qui est, a des principes ausquels il se faut arrester comme au vray commencement de toutes choses : autrement qui voudroit tousjours passer plus outre, et s’enquerir du principe ou commencement d’un autre principe, ce seroit tousjours à recommencer, et la contemplation seroit infinie88. En après, Aristote nous donne une reigle : parce que pour sçavoir parfaictement une science qui a des principes, ou premieres causes, il est requis de les entendre89. Quiconques voudra comprendre ce qui appartient à la philosophie naturelle, il luy faut sçavoir les principes, ou premieres causes d’icelles. Car ce ne seroit autrement qu’opinion, ou autre simple conǀgnoissance [7v]. qui peut estre vraye ou faulse, selon Platon, comme la science doit tousjours estre vraye et certaine.
78Puis doncques que la philosophie naturelle est science, et que pour la sçavoir, il faut entendre les principes, comme ceux sans lesquels une chose naturelle ne peut estre, la raison veut que nous commencions à la declaration de ses principes.
- 90 Infra [20r] sq.
- 91 Proclus, In Timée, I 357, 12-15.
79Or d’autant qu’en toutes disputes bien ordonnées, il faut declarer et diffinir les termes sur lesquels elles sont fondées : il faut entendre que ce principe se prend par Aristote, en quatre considerations diverses. En premier lieu il appelle principe, ce dequoy, qui n’est que la matiere : Puis ce parquoy, qui est la forme : En après, duquel, qui est la cause efficiente, ou pourquoy, qui est la cause finalle. Pour faire entendre plus clairement cecy, il nous faut le declarer par un exemple : Devant qu’un corps soit composé, il y a la matiere qui reçoit la forǀme [8r], par la cause efficiente, pour quelque fin : la forme est comme un charactere ou impression sur la matiere, pour la faire estre et nommer telle. La cause efficiente n’est rien que le commencement du mouvement, ou la nature, qui pousse ainsi les choses pour quelque fin, et a quelque usage, qui est la cause finale. Platon y adjouste l’exemplaire et l’instrumentale, comme nous dirons après90. Dequoy il se void manifestement, que principe en cest endroit, est ce qu’on nomme autrement Cause, combien qu’à parler proprement, principe soit plus universel que cause : Car il s’entend en ce dont procede l’accomplissement et perfection d’une chose : et cause ne s’entend qu’au principe separé de la chose, comme il se void en la cause efficiente et finale, et selon Platon en l’exemplaire et instrumentale91.
- 92 Voir Aristot., Phys . I 2, 184b25 ss. et Metaph. A 5, 986b12 ss.
- 93 conferer : comparer, mettre en rapport.
80Element est aussi du commencement des choses, et est contenu en icelles, mais particulierement, comme [8v] appartenant à la matiere seulement : Ou parlant plus proprement, principe est l’agent : la cause qui le meut ou pousse à agir est la fin : l’element duquel le principe est constitué, est double, c’est à sçavoir la matiere et la forme. Pour venir doncques à la cognoissance de ces principes, il faut encores entendre, que nous ne recherchons pas les causes d’iceux principes : car c’est l’office de la premiere philosophie. Mais comme en toutes autres sciences, il y a certaines maximes et propositions generales, qui ne se mettent point en doute : en sorte que contre celuy qui les nieroit, il ne faudroit point disputer comme dit Aristote : aussi en ceste science naturelle, nous presupposons comme chose certaine et accordée de tout le monde, qu’il y a des principes92 : Mais nostre intention est de sçavoir, s’il y en a un seul, ou plusieurs, et quels ils sont. Or d’autant qu’ils ne se peuvent pas demonstrer à l’œil, ou par maximes, comme on [9r] faict en Geometrie, il faut necessairement recourir au commun remede, en toutes choses difficiles et douteuses, qui est, de les faire cognoistre par quelque fondement imprimé en nostre entendement, et cogneu de nous. Et pour ce faict, Aristote a divinement consideré, que d’autant que les choses qui se comprennent par les sens, et que nous touchons comme au doigt, nous sont plus cognëues que les autres : et que les composées et confuses sont de telle nature, il a prins le fondement de sa doctrine touchant les principes, des choses confuses et meslées, et non pas des simples. Un exemple nous rendra ce que je dy bien facile et aisé à entendre : Si je voy un cheval, un arbre, une plante : je juge à l’œil et comprens par le sens de la veuë, que c’est un cheval, un arbre, une plante : Ces corps sont composez des quatre elemens meslez et confus ensemble, et qui estoient devant que ces corps fussent engendrez, et sont simǀples [9v] de soy : et neantmoins je ne les comprens pas si tost que les corps, et par consequent je puis entendre clairement, que je comprens plus aisément et plustost les choses composées, que les simples. Ainsi est-il de la cognoissance de l’universel, ou du genre et de ses especes. Appercevant de loing un homme, le premier jugement qui se presente à moy, le voyant remuer, c’est qu’il est animal, en après qu’il est homme : En fin conferant93 toutes les particularitez, je sçauray que c’est Jean ou Pierre. Par mesme raison nous disons que le tout se cognoist plus facilement que ses parties. Le Theologien. Pardonnez moy je vous prie si j’interromps un peu vostre discours, pour le desir que j’ay que vous esclarcissiez ceste tant belle science, de laquelle vous discourez si heureusement en François, que je suis estonné de ceste grande promptitude et facilité que vous y tenez.
- 94 Sur l’universel voir Aristote, Analit. post., 73b 31.
- 95 Aristote, De cælo, 297b31-298a10.
81Vous avez dit que l’universel, le [10r] tout, le composé et le confus, tombent plustost en la congnoissance de l’homme, que le particulier, le special et le simple : Vous sçavez trop mieux qu’il y a grande difference entre le tout et l’universel : Car l’universel se dit de ses especes, et non pas le tout de ses parties. Je dy l’homme est animal, Jean est homme, et ainsi des autres. Je ne diray pas pour tant, qu’un bras ou une main, soit un homme, ou la porte une maison. Devant aussi qu’un tout ou un total puisse estre nommé ainsi, il est requis qu’il aye toutes ses parties. Si vous ostez le toict et les murailles d’une maison, ce ne sera plus une maison : Mais si vous ostez une espece de dessouz le genre, il ne lairra pas pourtant d’estre genre : l’animal comprend l’homme, le cheval, l’oiseau, le poisson. Si le poisson perissoit, et qu’il n’y en eust plus au monde, ce genre animal ne lairroit pas pourtant d’estre. Il y a outre ce une autre consideration quant au tout et ses parties : [10v] Car il y a une partie d’elles qui ont une portion diffinie de leur tout, qui se nomment ou similaires, ou organiques. Les autres sont confuses dans le tout, en sorte qu’il n’y a rien en luy qui n’en participe, comme sont les elemens. La main est une partie organique du corps, mais elle n’est pas par tout le corps : Le sang est une partie similaire, mais il n’a que certaine portion du tout : les elemens au contraire, sont si confus et meslez par tout le corps, qu’il n’y a endroict qui n’en tienne. Je vous demande donc en premier lieu, comment le tout et l’universel, en si diverses considerations se peuvent ranger souz une mesme raison94 ? Davantage, vous ne faites point de difference entre ce qu’on enseigne par demonstration, ou par doctrine : la demonstration comme vous sçavez se faict par les choses qui sont premierement cogneuës en nature : La doctrine, par celles qui nous sont premierement cogneuës, et en seǀcond [11r] lieu à nature. Un exemple rendra ce que je dy bien facile. Aristote voulant prouver que la forme de la Lune ne peut estre que ronde, ou Spherique, dit ainsi95 : Vous la voyez deux fois cornue, une fois pleine, et deux fois demie. Ces apparences presupposées que la Lune soit illuminée du Soleil, ne peuvent estre qu’en un corps Spherique : Il faut doncques confesser que la Lune est spherique. Voyez comment il prend son argument, de ce qui est premierement cogneu à nous, secondement en nature. S’il eust voulu user de demonstration, il eust fait tout le contraire, et eust dit ainsi : Il n’y a mouvement en nature qui soit parfaict, et exempt de corruption, que le spherique. Le corps de la Lune est tel, il est doncques bien raisonnable qu’elle ne se diminue point, ne corrompe, quelque tournoyement ou circuition qu’elle face : Ou bien la Lune est de la cinquiesme substance, et par consequent incorruptible. Or il n’y a [11v] forme à ce convenante que la spherique, elle est donc ronde, et par necessité doit recevoir la lumiere du Soleil, en la sorte que nous voyons. Quand nous disons ordinairement il y a du feu, car je voy la fumée, nous prenons le premier cogneu à nous, et second toutesfois en nature, pour prouver ce qui est premier en icelle, et cogneu neantmoins en second lieu à nous.
82Mais pour venir au premier doute, nature ne faict point d’universel, elle s’employe seulement aux especes. D’elle est venu le chien, le cheval, l’homme, mais cest animal qui est leur genre, je ne sçay où il est, combien que la raison en l’imaginant le puisse bien comprendre. Voyant donc les especes à l’œil, et les touchant du doigt, je ne sçay comment ny pourquoi vous dictes qu’elles nous sont moins congneuës. Il y a semblable raison au tout, et en ses parties. Je voy la teste, l’estomac, les mains, les pieds, et toutes les autres [12r] parties de l’homme, il ne faut rien imaginer en cela, je n’ay sens qui ne les comprenne : Mais ce tout que vous dites est entendu par la raison seulement. Or si ce qui se presente au sens est plus congneu, comme vous mesmes avez confessé, les parties sans doubte ne seroient plustost et plus certainement cogneuës que le tout.
- 96 Aristote, Phys., 184a 18.23; Metaphys., 993b 7-11.
- 97 Aristote, Analit. post., 73b 31.
- 98 Aristote, Metaph., 1006a 32-34. Alexandre d’Afrodise, In Metaph., 276.29-37.
83Quant aux choses confuses, je suis bien esbahy pourquoy on les congnoist mieux que les simples. Un Oximel, en Galien et Mesné est composé de miel, d’eau et de vinaigre[.] Dioscoride met davantage du sel. Ces trois especes estans confuses ensemble, me sont du tout incogneües, si ce n’est par la raison, ou par quelque advertissement qu’on m’en aura faict : là où si elles estoient à part, je dirois bien autrement, cela est du miel, cecy de l’eau, et cestuy-là du vinaigre. Parquoy je veux prouver que la reigle d’Aristote ne peut estre aucunement veritable, et que quand elle auroit lieu, vous deviez avoir [12v] mis difference entre le tout et l’universel. Et dit par mesme raison, si vous entendiez ceste reigle par demonstration, ou par doctrine. Le Philosophe. Quand Aristote dit96 que par le confus comme premier cogneu à nous, nous pouvons venir à la congnoissance des simples et moins cogneuz, il l’entend en ceste sorte. Un corps est cognu en nature après les elemens desquels il est composé : et toutesfois il m’est aucunefois plus aisé de discerner un corps que les elemens, d’autant que je ne les ay cogneuz qu’après avoir veu le corps. Aussi quand je dy que la cognoissance de l’universel est premiere en nous, il faut entendre universel pour un singulier indefiny : C’est à dire pour une proprieté singuliere, qui peut estre adaptée et convenir à plusieurs. Quand je voy un homme, et dis que c’est un animal, j’ay certainement comprins en mon esprit que c’est qu’un animal, et qu’iceluy animal est en l’homme, [13r] toutesfois venant au particulier, si je dy c’est quelque animal, ou quelque homme, je monstre n’avoir point d’asseurance quel animal c’est, ou quel homme : et parce ceste congnoissance est dite obscure et confuse, combien qu’à nous elle se dit premiere. Comme les enfans dit Aristote, ne congnoissent point au commencement leurs peres comme peres, mais au nombre seulement des autres hommes. C’est à dire ils congnoissent le particulier par le general : ou souz ceste confuse cognoissance de l’universel, ils se font un chemin à congnoistre le singulier : et sont naturellement plustost asseurez du commun, que d’iceluy singulier et propre. Quant à ce que vous alleguez, que nature ne fait point d’universel, mais seulement les especes : sçachez que quand Aristote a parlé icy97 d’un universel, ou d’un genre, il n’a pas entendu de cest universel, qui comprend toutes les especes qui ne se peut veoir ny cognoistre [13v] qu’en nostre esprit : mais de l’universel qui est particulierement en aucunes d’icelles. Si je voy de loing Pierre ou Jean, et je dis que c’est un animal, je n’entends pas animal pour ceste masse et conjonction des especes soubs une raison qui n’est que imaginative : mais je le prens pour ceste proprieté particuliere qui est en chacune d’elles, et par laquelle difference et proprieté, je les puis congnoistre. Autrement je dirois qu’un mesme animal fust raisonnable et irraisonnable. Davantage vous ne pouvez pas penser que quand nature veut produire un homme sur la terre, qu’elle face premierement un corps qui puisse estre ou pour cest animal, ou pour l’autre. Elle faict ce corps particulier pour cest homme, et un autre pour un autre homme : Après que par mesme raison elle a procedé ainsi à ces especes ou individus, elle en tire un general qui se appelle homme, lequel ne peut subsister, ny estre que par ses especes : car [14r] il n’y a point d’animal qui ne soit ce chien, ce cheval, cest homme, ou quelque autre de ces especes : et ainsi l’homme est en Antoine, en François, et en tous les autres hommes. Nature donc ne congnoist point ce general, que par les especes, et par consequent il ne luy est pas si tost cogneu que les especes : là où si vous entendiez animal de celle raison qui faict appeller le chien, le cheval, et l’homme animal, Nature la cognoistroit plustost que les especes : car (comme dit tres-bien Aphrodisius)98 ostant l’homme, encores l’animal demeure : mais l’animal osté, il est impossible qu’il y ait un homme. Dequoy vous pouvez entendre ce que j’ay dit premier ou second quant à la nature, ou quant à nostre cognoissance. Et par ce sera-il facile de faire distinction entre la demonstration et la doctrine, si nous considerons les corps, comme ils sont tels corps, c’est à dire ayant celle difference ou marque qui les nous faict congnoiǀstre [14v], et non pas en general comme ils sont corps. La congnoissance des singuliers, est après l’universelle quant à nous : et parce d’elle nous commençons la doctrine, car l’universelle nous est plus claire, plus certaine, et plus comprehensible : mais où il faudroit proceder par voye de demonstration, nous mettrions l’universelle, (c’est à dire celle raison universelle et commune à plusieurs, qui fait les corps estre et se nommer tels) premiere en nature, et seconde en nous. Touchant ce que vous dictes du tout et de l’universel, il n’y a qu’une difference en nostre propos, comment le tout se congnoist plus facilement que ses parties, et se comprend par les sens : l’universel aussi nous est plus congneu que ses especes : mais il ne se comprend, que par la raison, et en l’esprit de l’homme. L’Oximel ne preuve rien contre moy, car nostre question n’est pas de la confusion des especes, mais de la raison et congnoissance des choses : je [15r] continueray mon premier propos, si vous n’avez plus rien à me demander. Le Theologien. Je reserveray tout à la fin, pour ne vous fascher plus à ceste heure. Le Philosophe. Estant donc certain et confessé de tout le monde qu’il y a des principes, c’est à dire de vrais et propres commencemens de toutes choses, l’ordre veut que nous entendions s’il y en a un, ou plusieurs, et quels ils sont. En cecy il y en a eu plusieurs differentes opinions des anciens philosophes, qui sont toutes arguées par Aristote, avant que produire et declarer la sienne. Et comme je suis certain qu’ils ont tous failly, si suis-je fort aise neantmoins de veoir en ceste leur simplicité et ignorance, l’accord commun de tous les sages, touchant la divinité, et qu’il n’y eut jamais de si ignorans, lourds, ou pervers, qui n’aie recongneu un Dieu, comme le vray et commencement de toutes choses. L’ordre veut que nous entendions s’il y en a un, ou plusieurs, et quels [15v] ils sont : Nous les verrons toutes par ordre, pour en recueillir ce qui nous pourra servir à entendre plus aisément les raisons d’Aristote.
- 99 Diogène Laërce, Vies des philosophes, 9.
84Teophraste racompte, que Xenophanes (qui fut precepteur de Parmenides) disoit qu’il n’y avoit qu’un principe, tout et universel, fini et infiny, qui n’estoit ny en mouvement ny en repos99. Par lesquelles paroles obscures et quasi contraires, il a entendu que Dieu estoit le commencement de toutes choses. Et le met-il un et tout, pour monstrer sa perfection et excellence, d’autant que sa puissance est toute en luy-mesmes, et ne depend point d’autre. Aussi qu’il n’est point engendré, mais luy seul est cause et commencement de tout le monde : Car, comme il dit, s’il avoit esté engendré de quelque autre principe, il y auroit eu quelque chose devant le commencement qui ne peut estre d’un pareil et esgal à soy. Il n’est pas procedé, car par raison on ne sçauroit monstrer pourquoy [16r] ce principe duquel nous parlons, auroit plustost prins son commencement de l’autre, que l’autre de luy : Infiny ne se peut-il dire, car infiny est ce dequoy la quantité ne se peut comprendre. Luy donc n’ayant commencement, ny lieu, ny fin, ne peut estre dit infiny : car il ne se peut imaginer quantité en luy, et l’infiny ne peut estre sans quantité. Aussi peu se dira-il estre finy, puis qu’il ne parvient point à un but où il finisse : mais a esté, est, et sera eternellement. Encores void-on bien, que presupposant qu’il soit seul, il est impossible qu’il soit finy, car il faudroit mettre une fin ou un but, que fust non avec luy, pour le respect duquel, il seroit nommé finy, c’est à dire finissant à ce but. En mouvement n’est-il pas, car mouvement se mesure par le temps, et ce principe n’a point de temps.
- 100 Ibid.
- 101 Les grands philosophes de l'antiquité préfigurent dans leur compréhension de la divinité le monothé (...)
- 102 Diogène Laërce, Vies des philosophes, 9.
- 103 Ibid., 8 et 9.
- 104 Aristote, Problèmes, 954 a-b.
- 105 Galien, Sur les doctrines d'Hippocrate et Platon.
85Aussi semblablement n’est-il pas en repos, car puis que mouvement et repos, le referent et signifient l’un [16v] à l’autre, ostant la raison du mouvement de ce principe, on n’y peut imaginer le repos son contraire. Parmenides son disciple, voyant le danger où il pouvoit tomber en disant la verité touchant le principe, il composa deux livres, desquels il intitula l’un, le livre De l’opinion, et l’autre De la verité100. Il ne fut jamais ny ne sera, que la verité ne soit haye et persecutée, en la Religion, tant des princes qui n’ayment que leurs particulieres affections, que du peuple, qui estant par sa disette dependant des grands, est tousjours abesty en l’opinion des grands. Pour ceste raison Diagoras nia totallement Dieu, Anaxagoras fut en danger, Socrates mis à mort, Platon son disciple en traicta en son Timée en parolles obscures, Aristote persecuté, parce que ils parloient autrement de Dieu, que les gouverneurs, et le peuple d’Athenes ne croyoient101. Mais les Sages avoient tousjours leurs opinions à part, et ne pensoient point qu’il y [17r] eust autres dieux qu’un seul : À l’honneur duquel, (comme tesmoigne sainct Paul) ils avoient basty un autel, auquel estoit escrit, au Dieu incongneu. Ce Parmenides donc parle en l’un de ses livres, selon la commune opinion : en l’autre, selon la science, et dit que l’estre, ou ce qui est, est un tout, immobile et fini : le mettant vray principe, pour l’esprit, comme au livre de l’opinion, il avoit mis le feu et la terre, pour les principes sensibles. La raison qu’il pretendoit avoir de l’appeller fin, contredisant en ce à son maistre, estoit parce qu’il imaginoit une force ou puissance finie, et certaine des choses intelligibles, bien que par l’esprit humain elle ne se peust bonnement comprendre. Ce que Melisse après luy ne trouva pas bon, et l’aima mieux dire infiny, regardant à l’infinité et incomprehensibilité (s’il nous faut ainsi parler) de sa puissance102. Tous ceux-cy ont mis le principe immobile, pour les raisons que j’ay dites. Les [17v] autres l’ont mis mobile, pour sauver la generation des choses, qui ne se feroit pas selon les Physiciens, s’il estoit immobile. Or de ceux-cy une partie veulent qu’il soit finy, les autres infiny. Hippase et Heraclite ont mis un principe de toutes choses mobile et finy, et ont escrit que le feu estoit ce principe, d’autant que c’est le plus subtil de tous les elemens qui entrevient le premier en la vie, comme en luy aussi après la mort, les corps se resolvent : en sorte qu’on peut dire que par luy la generation et corruption œuvrent à la mort et à la vie de toutes choses103. Et faut noter pour parler proprement, qu’Aristote104 nous enseigne que la chaleur naturelle qui est en nous, combien qu’elle ne soit feu, duquel il ne s’engendre rien, elle est toutesfois temperée du feu : ou bien nous dirons que nostre chaleur correspond à la chaleur celeste, qui a ses influxions en toutes choses. En sorte que nostre chaleur provient, comme dit Galien105, de [18r] la temperature des elemens, et est temperée de froid, afin qu’elle ne brusle, comme en la Salmandre ou Mandragore, que les Medecins estiment froides, qui ont quelque chaleur qui les fait vivre, sans laquelle elles mouroient.
- 106 Aristote, Metaph., 983b 20-21; Galeno, Commentum in Hippocratis de humoribus, I, 1, XVI, 37.
- 107 Platon, Timée, 29E.
86Thales Milesien106 estoit d’opinion que c’estoit l’eau, par ce qu’il ne s’engendre rien en la terre, ny sur la terre, qui ne prenne son commencement de quelque humeur, qui fournist la nourriture necessaire en la chaleur naturelle, et fait durer la vie : en sorte que quand elle defaut, la mort s’en ensuit : qui est la raison pourquoy les choses après la mort deviennent seiches. Il y a eu d’autres qui ont mis plusieurs principes, desquels Timée107 en met trois finis et immobiles, Dieu, l’Idée, et la Matiere.
- 108 Diogène Laërce, Vies des philosophes ; Aristote, Meter., 340b 15.
87Empedocles108 quatre, et mobiles, le Feu, l’Air, l’Eau, et la Terre, ausquels pour les mouvoir et pousser, il donne pour causes efficientes l’amitié et la haine : voulant entendre que les elemens s’assemblent pour l’affinité qu’ils ont [18v] en quelques qualitez, et se separent pour la contrarieté, comme en toutes mixtions le semblable cherche de s’unir à son semblable, et fuir son contraire. Il imaginoit deux mondes, l’un desquels estoit rond et parfaict, estant tout en soy-mesmes : l’autre composé des quatre elemens et sensible. Que si l’amitié disoit-il, surpassoit la haine, ce monde des quatre elemens iroit à l’autre : mais au contraire si la haine surpassoit l’autre, le premier monde seroit converty au second, c’est à dire, en la matiere et nature des elemens, dequoy il print l’imagination de nostre ame : Que si elle est conduicte par sa propre inclination, qui n’est rien que la vertu, elle s’arreste à la contemplation. Et est lors, comme dit Platon, en son cercle : mais si elle est ravie par une autre force, qui s’appelle en Empedocles haine, elle s’amuse lors aux choses basses et sensibles, et sort de son cercle.
- 109 Diogène Laërce, Vies des philosophes.
88Anaxagoras, Democrite, Leucipǀpe [19r] et Epicure, estoient d’opinion qu’il y avoit plusieurs principes infinis et mobiles. Anaxagoras109 mettoit pour principes les similaritez : vous sçavez que la partie similaire est celle partie qui est semblable au tout, comme on void qu’une piece de bois est, et se nomme bois : Sa fantasie estoit que tout est en tout, c’est à dire, qu’il n’y a rien qui ne soit composé et mixtionné l’un avec l’autre : et que la generation ne se faict pas comme les autres Philosophes pensent, par la mutation d’une chose en autre : mais par l’excretion et separation des proprietez confuses et meslées ensemble.
- 110 Ibid.
- 111 disgreger : diviser, disperser.
89Democrite110 et les autres deux forgerent leurs principes des atomes, qui sont corps si petits qu’on ne les peut ne veoir ny toucher, sinon quelquefois aux rayons du Soleil. Ils disoient que ces atomes estoient tous d’une substance, et que la difference qui estoit entr’eux estoit seulement en la figure : les uns estans carrez ou [19v] aiguz, les autres ronds : en sorte que les contrarietez que nous voyons au chaut, au froid, et autres telles qualitez ne proviennent point de la contrarieté de leur substance : mais d’autant que les atomes ronds sont plus faciles à se mouvoir, ils engendrent le chaut, qui est de facile mouvement aussi, et penetratif : Les carrez le froid, parce qu’ils se concreent ensemble, et ne se rarifient point comme les autres : tout ainsi est-il des couleurs. Si les atomes se presentent aiguz à la veuê, ils paroissent blancs : Car comme l’aigu divise entrant facilement, le blanc aussi disgrege111 la veuë : ou bien d’autant que la poincte de la Pyramide est en nostre œil, et qu’elle s’en va tousjours estendant jusques à la base, l’atome en forme de Pyramide, ne nous peut reprensenter autre couleur que la blanche.
- 112 Théophraste, Opinions des physiciens, I ; Simplicius, Commentaire de la Physique d’Aristote.
- 113 concause : hapax de F. de Neufville, dont il donne la définition « trois concauses, c’est à dire, t (...)
- 114 Platon, Timée, 27 c ss.
90Platon qui est estimé le dieu des Philosophes, a reprins quelques unes de ses opinions, et en a suivy [20r] aucunes : mettant (si nous considerons bien ses escrits) en effect deux principes, comme Theophraste112 le recite. Desquels il nomme le premier, le subjet ou la matiere, qui est capable de toutes formes : l’autre, la cause, ou ce qui meut ceste matiere, attribuant cest office à la bonté et puissance divine. Mais à la prendre par le menu, comme il a esté deduit par luy, nous dirons qu’il y a trois causes l’efficiente, l’exemplaire et la finale : et trois concauses113, c’est à dire, trois autres causes qui sont comme joinctes à ces trois, sçavoir est, la Matiere, la Forme, et l’Instrument. Nous avons desja parlé cy dessus des quatre, il ne nous reste à veoir maintenant que c’est qu’il entendoit par l’exemplaire et l’instrumentale, et pourquoy il en appelle une cause, et l’autre concause. Pour l’entendre aysément et facilement, fault presupposer qu’il met deux formes : la premiere qui ne se comprend qu’en l’esprit, qui est tousjours [20v] une, quelque mort ou naissance qui advienne és choses naturelles, qui ne prend rien d’ailleurs, et ne va point à autre que soy-mesmes, l’autre et seconde forme est de mesme nom que la premiere, et semblable à elle, c’est à dire à la semblance : mais on la comprend par les sens du corps, comme l’autre par l’esprit : d’autant qu’elle s’engendre, se tenant quelque fois en un subjet, et s’en departant quelquefois, parce qu’elle ne consiste point de soy, mais en une autre chose. La premiere est l’Idée : la seconde est la forme, en la signification que nous l’avons prinse au paravant : La conception de Platon estoit ceste-cy114.
- 115 équivocation : équivoque reposant sur l’homonymie.
- 116 fallace : fausseté, tromperie.
91Pour faire quelque chose, en premier lieu il faut presupposer la matiere, en laquelle on besongne : pour tant l’appelle-il la mere, comme celle qui reçoit tout et nourrit tout. En après la forme, qui est ce charactere qui imprime une certaine marque, par laquelle nous puissions discerner [21r] et congnoistre ce qui est faict. Ceste forme est emprainte par la cause efficiente, comme la façon du pot procede du potier. Pour luy imprimer ou empraindre, là faut prendre et imaginer de quelque exemple, et cela faict par necessité, il faut avoir un instrument par lequel on l’imprime, ce qui se fait tout pour quelque fin. Ainsi ce sont les six principes de Platon, il en appelloit trois causes, qui sont celles, qui font ce qu’elles sont d’elles mesmes, c’est à dire, qui ont leur efficace et action d’elles mesmes : comme l’efficiente, la finale et l’exemplaire, et trois concauses, la matiere, la forme, l’organe ou l’instrument, par ce que leur energie et force ne gist pas en elles seules, mais depend des autres, ce que par le progrez de la dispute d’Aristote nous verrons plus amplement. Aristote, (qui nous doit servir comme de reigle de verité en la philosophie) a reprins toutes ces opinions que j’ay deduites, par argumens si subtils et si bien faicts, [21v] que vous serez esbahis, en les oyant, du grand esprit et divin jugement de cest homme. Mais avant qu’entrer en jeu, je vous prie ne vous fascher point si j’use quelques fois d’autres termes que vous n’avez accoustumé d’ouyr en François, et si je ne deduits plus facilement ces argumens, qui sont si aigus et si briefs, qu’il est impossible de les declarer, en sorte qu’il n’y ait tousjours de la difficulté : d’autant que l’équivocation115 des termes engendre en ces disputes beaucoup de fallaces116 et tromperies : et qu’il est besoin, selon Platon, d’entendre tousjours ce dequoy on dispute. Pour proceder en bon maistre, Aristote prend les principaux termes, desquels ont usé les autres Philosophes, et declare en combien de sortes on les peut entendre.
92Pour venir donc à la premiere opinion qui mettoit l’estre ou le principe, un et infiny, il a pensé estre necessaire, devant que passer outre, de declarer en combien de sortes un se peut prendre, pour monstrer qu’en [22r] quelque signification que le vueillez entendre, le principe ne peut estre un, comme Parmenides et Melisse avoient dit. Et faut noter que la difficulté qui est à trouver les vrayes differences des diffinitions, est à cause que les formes essentielles des choses nous sont incogneuës.
- 117 que c’est : ce que c’est.
- 118 Cette longue discussion sur l’unité s’étend du plan métaphysique au plan politique. À la manière d’ (...)
93Aristote quelque grand escrit qu’il eust entreprins, n’entre point en la definition de l’un, par le denombrement de ces significations et descriptions de son estre : c’est à dire de ce qu’il le faict et dire et estre un, il le nous faict bien entendre. Ceux qui sont venus après luy, non pas les Grecs, mais les Latins ont passé outre, et ont diffiny unité estre privation de divisibilité en soy, et communicabilité en autre : c’est à dire qu’un est ce qui ne se peut diviser quant à soy. Et si vous dictes que ceste diffinition, n’est selon les reigles de Dialectique, car au lieu de declarer l’estat du definy, elle le descrit par privation[,] il nous suffira d’entendre, que c’est117 un qu’on nomme un en Philosophie118.
94[22v] Retournons à la doctrine d’Aristote : Un se dict ce qui est un de nom seulement, ou de ce qui est en effect et vrayement un de nom : comme si je dis un homme vivant, et un homme peint, je ne baille qu’un nom à tous deux. Un en effect se peut considerer en beaucoup de sortes.
- 119 impercusible : hapax de F. de Neufville, qu’il définit aussitôt après « qu’on ne peut parcourir ».
95Premierement, en l’universel, si je dis que toutes les especes ou genres subalternes ne sont qu’un : d’autant que toutes ont un genre general, qui se nomme substance. Aucunefois nous appellons un en espece, comme si je disois que la blancheur de la laine et de la neige ne fut qu’une, d’autant qu’elles sont souz une espece. Un se dict aussi du continu, tout le corps d’un arbre est un, par ce qu’il est continu. Un aux nombres ou quantitez est, ce qui ne se peut diviser ou partir : comme le point en Geometrie, et l’unité en Arithmetique. Or si le principe est un, il faut qu’il le soit en quelqu’une de ces sortes : ou pour le dire autrement, il faut qu’il [23r] soit un ou en substance, ou en qualité, quantité, ou en quelque autre de ces accidens. En substance il ne peut estre un, car autrement il faudroit dire, survenant ce principe à la substance, qu’il seroit un, et non un, mettant ladicte substance avec luy, ou bien que la substance et qualité ne fussent qu’un. En quantité n’est-il pas un, car quantité ne peut subsister de soy-mesmes sans la substance. Davantage, ils l’ont mis infiny, qui seroient deux contraires : car infiny est comprins en la quantité, d’autant qu’il ne se peut imaginer une quantité, qui ne soit finie ou infinie. S’il estoit donc infiny qui est en qualité, laquelle ne peut estre sans la substance, nous dirons que deux ne seroient qu’un, comme il est impossible qu’ils soient substance et infiny : Car si nous le mettons substance, en cela est-il finy, d’autant que la substance ne peut estre infinie à raison de soy, et si elle se nomme ainsi, c’est en tant qu’elle participe de la quantité. Pour [23v] l’entendre plus clerement, il faut presupposer qu’infiny n’est qu’une quantité impercursible119, c’est à dire une quantité que nous ne pouvons parcourir, de laquelle nous ne pouvons trouver le bout. Si infiny se dit d’autre chose, c’est par accident. Si je disois qu’un homme fust infiniement fort, infiny, n’est pas là proprement : comme aussi cest homme est plus blanc que l’autre, plus en cest endroit, n’est pas en son lieu : car blanc est du predicament de qualité, et plus et moins se disent de la quantité. Si donc le principe est un, il ne peut estre infiny, et s’il est infiny, il ne peut estre un.
- 120 Nous remplaçons le point de l’édition par une virgule.
96Tout ainsi que nous avons declaré qu’un se prend en plusieurs sortes, aussi faict l’Estre, ou ce qui est : et ce neantmoins quelque signification qu’on luy baille, il ne peut estre un, s’ils prennent l’estre pour un genre, bien qu’il soit un en raison, si est-il plusieurs en nombre : car genre se dit de ces especes, qui sont plusieurs en nombre, et les espece des individus. [24r] S’ils ont voulu entendre que cest Estre fut tout un, et composé en soy comme une Sphere : si faut-il qu’ils confessent, comme dit Platon, qu’il a des extremitez : s’il a des extremitez, il a des parties. Or donc combien que vous le puissiez comprendre un, comme un tout en ses parties, si est-ce qu’il ne peut estre subject ou apte à estre party, et estre un. S’ils l’appellent donc un, à cause de la continuité, ils faillent grandement : car tout continu a ses parties, s’ils le prennent pour indivisible, ils ostent la quantité : car ce qui est indivisible peut bien estre le bout ou la fin de quelque chose, mais il ne peut estre dict ny finy ny infiny : par consequent leur principe ne sçauroit estre infiny. En après dit Aristote, ces Philosophes se sont bien abusez de mettre le principe un : Car s’il est principe, il est principe de quelque chose, et se refere à elle. Le mettant donc un, ils ostent le principe, et sont indignes qu’on dispute contre eux120, [24v] car contre celuy qui oste ou nie les principes d’une science, il ne faut point disputer. En Philosophie naturelle nous disons pour une maxime, que nature est le commencement du mouvement, ceux-cy mettent le principe immobile, et ostent par ce moyen la nature, qui est le fondement de leur science. Le Theologien. Je vous prie sans interrompre vostre propos me vouloir esclarcir icy d’un doute. Vous dictes que la substance de soy ne peut estre infinie, et si elle est dicte finie ou infinie, que c’est par accident. Un corps est-il pas une substance ? toutesfois il ne peut estre dict ny appellé corps, qu’il n’aye trois dimensions, la longueur, la largeur, et l’espesseur. Car nous mettions ces trois, la ligne, la superficie, et le corps, pour les trois quantitez, qui se voyent à l’œil, et se peuvent imaginer. Si donc ces quantitez font qu’un corps soit ce qu’il est, et que sans elles on ne le peut imaginer, il faut dire que la quantité est en quel[25r]ques choses la vraye substance. Le Philosophe. Vous voulez dire que la quantité est ou la substance du corps, ou pour le moins un accident substantiel, sans lequel il ne peut ny subsister ny estre. Pour entendre bien cecy, il faut sçavoir que substance n’est pas un nom equivoque, ains est un genre, qui contient tout ce qui peut subsister de soy : soit qu’il ait un corps, ou qu’il n’en ait point.
- 121 Aristote, Metaph., VII, 1042a.
97Un corps est nommé tel, d’autant qu’il est composé de la premiere matiere, et qu’il a ces trois dimensions que vous dictes : lesquelles ne sont à le bien prendre, en ce corps, que par l’execution de la matiere, et ainsi ne peuvent estre qu’une difference baillée, ou advenuë à ceste matiere, dequoy elle est nommée corps. Car estre et subsister de soy, qui est le propre de la substance, ne depend point d’une quantité ou qualité, il a cela en luy-mesmes : ce que vous entendrez aisément, par un exemple. Je voy un chesne qui a dix pieds de long, je [25v] ne le puis veoir ny imaginer tel qu’il est, qu’il n’aye dix pieds : et neantmoins je ne diray pas, que la quantité des dix pieds soit sa substance, c’est à dire, qu’elle face qu’il soit bois ou chesne. Ainsi est-il du corps qui est corps à raison de la substance, mais il est comprins par la difference qu’il a d’estre long, large et profond. Le Theologien. J’entends bien vostre intention, et que c’est que vous voulez dire : et aussi que de cela s’ensuit ce que dit Aristote121, Que la substance ne peut estre quantité, et que par consequent elle ne peut estre infinie. Je reserve comme je vous ay promis à la fin à debatre quelques raisons, qui ne me semblent pas fort bonnes, quant au principal de la doctrine.
- 122 Si : adverbe concessif (si et pourtant sont donc redondants ici).
- 123 Aristote, Phys. 231a 24, 231b 16.
98Le Philosophe. Quand je penseray avoir fait, ce sera à recommencer à ce que je voy. Poursuivons cependant le demeurant : Vous avez ouy les arguments d’Aristote, qui tendent tous à deux raisons principalles, sçavoir est qu’une mesme chose ne peut [26r] estre une et plusieurs : le principe se trouve tel, qu’il ne peut estre un : il faut donc qu’ils soient plusieurs. La seconde raison, que encores qu’il fust confessé estre un, si auroient failly grandement les Philosophes de l’avoir mis infiny, d’autant que l’infiny est sur la quantité, et par consequent le principe ne se peut imaginer infiny, sans premierement imaginer la quantité. Or combien que cela soit conclud, selon les reigles de Dialectique, et de la Philosophie naturelle, si est-ce qu’il faut amplement declarer deux des poincts que nous avons deduits : autrement la doctrine d’Aristote seroit trouvée ou trop obscure, ou imparfaicte. Nous avons dit qu’une mesme chose ne peut estre une et plusieurs : et davantage selon l’opinion de Platon, qu’encor que l’Estre soit continu et tout en soy, il ne laisse pas pourtant d’avoir des parties, et ayant des parties de n’estre plus un. Pour prendre en premier lieu ce dernier article, vous me direz qu’un continu [26v] est un en effect, devant qu’il soit divisé, car combien qu’il puisse estre mis en plusieurs parties, si122 ne dirons-nous pas pourtant qu’il soit autre qu’un, autrement nous pourrions dire que toutes les eauës du monde ne fussent qu’une eauë, car elles se peuvent toutes mesler : et ainsi du feu, et quasi de toutes choses. Il faut donc entendre qu’une mesme chose peut estre estimée une, pour une consideration, et plusieurs pour une autre : comme si je disois des eaux, elles sont plusieurs actuellement, mais une en puissance, c’est à dire, qu’elles peuvent estre reduictes à une : ainsi est-il du continu. Pourtant Aristote disant qu’il estoit impossible qu’une mesme chose fust une et plusieurs, adjouste tresbien, selon soy, et pour mesme consideration : car deux contraires ne peuvent estre ensemble, donnant par cela entendre, qu’il ne seroit point inconvenient, qu’une chose fust tenuë pour une quant à soy, et plusieurs quant à d’autres [27r] choses : ou une pour un respect, et plusieurs pour une autre, comme j’ay dict. Mais au lieu de Platon, nous prenons un pour indivisible, pour monstrer que l’Estre ne le peut estre, il preuve qu’il a des parties, et par consequent qu’il n’est pas si un, qu’il ne soit divisible. Davantage, il faut bien noter pour souldre le premier doute, et mieux entendre cestuy-cy, que le continu a mesme raison que le tout, c’est à dire, que si nous disons que le tout soit un, aussi dirons nous qu’un continu soit un. Cecy nous sert grandement à bien entendre Aristote, qui a voulu que le continu ne peut estre proprement appellé un, puis qu’il se peut diviser123 : Car en reprenant les anciens philosophes, il a usé de ceste raison. S’il est ainsi donc que le continu et le tout soient de mesme raison, c’est à dire, que ce que nous dirons de luy, se dira de l’autre. Si le continu n’est pas tenu pour un, parce qu’il se peut diviser, par mesme raison le tout ne [27v] sera pas un, car il a des parties, et pource il faut veoir si le tout est un avec ses parties, qui est un doute bien difficile. Car si nous disons que le tout n’est autre chose que toutes ses parties, comment accorderons-nous l’autre proposition tresveritable, qui dit que les parties ne sont pas mesme chose que le tout ? il s’ensuivroit qu’une chose fust autre que soy-mesme. Nous disons que le tout n’est rien que les parties, après nous disons que les parties sont autre chose que le tout, ce tout doncques sera l’un et l’autre. Davantage si le tout est mesme chose que toutes ses parties, il est aussi mesme chose que chacune de ses parties, car s’il ne l’estoit à une, il ne le sçauroit estre à toutes. Or s’il est mesme chose avec chacune de ses parties, il faudra que les parties entre elles soient une mesme chose : parce que si plusieurs parties sont mesme chose qu’un tout, il faut par necessité qu’elles le soient entr’elles : Autrement le tout seroit mesme chose, et [28r] non mesme chose avec ses parties, ou il ne l’est pas ? Voyez comment ces divins esprits ont penetré subtilement jusques aux plus grans secrets de la nature, et comme ils n’ont rien laissé qu’ils n’ayent espluché de tous costez pour trouver la verité : qui est comme j’ay dit au commencement la vraye et seule fin de la philosophie. Nous dirons donc que le tout consideré comme advenant aux parties, et comme la perfection d’icelles, est autre chose que ses parties : Mais ayant esgard que il n’y a rien qui le face et constituë tout, que ses parties, il ne peut estre autre chose que ses parties. Noz Peripateticques donnent un exemple, pour faire entendre cela en ceste sorte. Il y a plusieurs cordes en une harpe : si je les tends toutes pour un son Lydien, Phrygien ou Doricque : chacune à part rend ce son, et toutes ensemble ce mesme son : l’harmonie qui ensuit de toutes ensemble est autre sans doute, que le son que chacune rend à part : et si est une mesme chose, [28v] car il n’y a rien qui face l’harmonie que le son particulier de toutes les cordes. Pour venir à nostre principale proposition, que l’Estre, ne peut estre un, par la raison que les Philosophes ont alleguée, c’est à sçavoir, qu’il estoit un tout et un contenu, Aristote dit ainsi : Il est bon de sçavoir que le tout et le continu sont souz une mesme raison, comme nous avons dit. Et après il n’est pas hors de propos, que nous demandions, si le tout, et les parties sont une mesme chose : mais en quelque façon que le vouliez prendre, c’est à dire, ou que le tout soit une mesme chose avec ses parties, ou qu’il ne le soit pas, on ne peut par cela prouver que le principe soit un. Car si vous tenez que l’Estre soit un continu, et que d’autant que le continu est une mesme chose avec ses parties, que le principe est un, vous faillirez en cela, pour autant que continu est ce dequoy les parties s’unissent et lient ensemble à un but ou fin comme entr’elles. En [29r] sorte que vous ne pouvez imaginer un continu, que quant et quant vous n’imaginiez plusieurs parties, joinctes et comme attachées l’une à l’autre. Si donc vous dictes que le principe est un continu, vous confessez en luy plusieurs parties, et parce ne peut estre un. Encores faillirez vous davantage si le tout n’est pas une mesme chose avec ses parties. Car le principe estant un tout comme vous dictes, et n’estant pas une mesme chose avec ses parties sans lesquelles neantmoins il ne peut estre tout, vous confesserez en despit de vous, que le principe ne peut estre un, puis qu’avec luy il faut mettre les parties, avec lesquelles il n’est pas une mesme chose. Jusques icy nous avons parlé des parties continues.
- 124 Diogène Laertius, Vies des philosophes, IX, 24.
- 125 ne... ne : ni... ni.
99Si nous le prenons des parties separées du tout, ce que nous avons dit seroit moins en doute : car comme dit Alexandre Aphrodisée, le fondement est autre chose que la maison, la muraille aussi et le toict : touǀtesfois [29v] la maison n’est autre chose que toutes ses parties ainsi distinctes mises et unies ensemble, comme nous avons dit : en sorte que si l’intention des Philosophes a esté de mettre ce tout sans parties, ils luy ont osté la quantité, et ce pourtant ils ont voulu qu’il fust infiny, qui sont deux choses contraires. Plus grand erreur encores ont-ils commis, dict Aristote, en ce qu’ils ont dict, que un estoit toutes choses, veu que c’est autant en effect que s’ils disoient que le bien et le mal fust tout un, ou qu’un cheval et un homme ne fussent qu’une mesme chose. Il reste maintenant de veoir comment Melisse a failly, en ce qu’il a dit que ce principe ou Estre estoit sans commencement, infiny, et immobile. Pour mieux entendre les raisons d’Aristote, il faut deduire l’argument de Melisse124, en la mesme sorte qu’il a esté deduit par luy. L’Estre n’a point esté engendré, ce qui n’est point engendré n’a point de commencement : ce qui n’a [30r] point de commencement, n’a point de fin : ce qui n’a ne125 commencement ne fin est infiny : le principe ou l’Estre est donc infiny. De cela s’ensuit necessairement qu’il est immobile, car puis qu’il est infiny, il occupe tout le lieu qu’on peut imaginer : le tenant tout, et estant un, comme nous avons dict, il est impossible qu’il se puisse mouvoir, et par consequent il faut qu’il demeure immobile.
- 126 auquel : dans lequel, pendant lequel.
- 127 Aristote, Phys. I, 2, 184 b 15-17.
100Aristote donc reprend Melisse en sa façon d’argument, en ce qu’il a voulu prouver que l’Estre n’estoit point engendré, parce qu’il n’avoit point de commencement : Et dit que le commencement se peut considerer en deux sortes, ou comme le commencement du temps, ou commencement de la chose qui est faicte. Le commencement du temps, est cest instant auquel126 la chose a commencé d’estre : le commencement de la chose est ou la matiere, ou la forme, parce que c’est de là où elle commence d’estre127.
- 128 « au » dans le texte. Nous proposons « ayt ».
- 129 L’erreur de Melisse consiste en l’avoir identifié l’infini du temps avec l’infini de l’espace.
101[30v] Si Melisse a entendu du commencement du temps, il devoit avoir dit ainsi : l’Estre n’a pas esté engendré : ce qui n’a point esté engendré, n’a point de commencement temporel : ce qui n’a point de commencement de temps, n’a point de fin : ce qui n’a ne commencement ne fin, est eternel. Au lieu de ce mot eternel il a mis infiny, enquoy il a failly grandement : s’il a entendu du commencement de la chose, c’est à dire ce dequoy elle a commencé d’estre, il a encores plus failly : d’autant qu’il ne s’ensuit pas que si ce qui a esté engendré ayt128 commencement, que ce qui n’a pas esté engendré, n’ayt pas de commencement129. Qui gardera que cest Estre icy, ou principe, duquel nous parlons, n’aye sa matiere et sa forme, comme toutes les autres substances ? En après, encor’ qu’il fust infiny, et qu’il tinst et occupast tout le lieu, pourquoy ne pourroit-il se mouvoir et tourner en soy, comme font les corps Spheriques ? Davanǀtage [31r], s’il ne se meut point d’un lieu en autre, n’y a-il pas un autre mouvement, quand une chose est alterée d’un accident en l’autre ? Et toutesfois Melisse n’en fait point de mention. Et parce se peut-il facilement entendre, qu’il n’a pas suffisamment conclud aux argumens lesquels il a voulu deduire. Quant à Parmenides il a aussi failly, voulant prouver que l’estre est un, en ceste sorte. Il n’y a rien qui soit que l’Estre, donc ce qui n’est l’Estre n’est rien. Si ce qui n’est l’Estre, n’est rien, tout ce qui est, est un Estre (ce qui s’exprime beaucoup mieux en langue Grecque qu’en Françoise) parce qu’encores que la majeure de son argument fust vraie, prenant l’Estre pour la substance, il ne s’ensuit pas que tout ce qui n’est substance, ne soit rien, pour autant que tous les accidens ne sont pas substance, et toutesfois ils sont quelque chose. Davantage, il faut qu’il ait entendu que l’Estre fust, ou accident ou substance. S’il a voulu dire que [31v] les accidents seulement sont, et que la substance ne soit point : comment seroit-il possible, puis que par necessité il faut qu’il y ait quelque subjet, duquel il soit accident ? S’il a entendu que l’Estre fust la substance seulement, il s’ensuyvroit qu’une mesme chose fust, et ne fust pas. Car si je dis Pierre est blanc, j’entends que la substance de [P]ierre soit blanche.
102Or par le fondement de Parmenides, si les accidens ne sont point, la substance sera, et ne sera pas. C’est à dire, en tant qu’elle sera blanche, elle ne peut estre, et si est toutesfois de soy comme substance : d’autant necessairement ayant cest accident, elle est blanche. Par mesme raison si l’Estre ne peut estre dit que de la substance, la quantité ne peut estre, et toutesfois ils mettent l’Estre ou finy ou infiny : qui est attribuer Estre, et n’estre pas, à une mesme chose.
- 130 more ou maure : brun foncé (par extension métonymique, un Maure désignant étymologiquement un habit (...)
- 131 Supra [19r].
- 132 excretion : séparation.
103Aristote passe encores plus avant, et dit que si Parmenides a entendu comme l’Estre fust substance seuleǀment [32r], encores ne peut-il dire qu’il soit un, veu qu’il n’y a substance qui ne se divise en soy-mesme, par la diffinition. Comme quand je dis l’homme est un animal raisonnable mortel : ceste substance homme, est divisée en trois autres substances, qui sont toutes trois diverses l’une de l’autre. De prouver que ce soit trois substances, il est grandement facile : d’autant que par necessité il faut que ce soyent ou substances, ou accidens. Si ce sont accidens, ou ils sont separables, ou non : ou ils conviennent à l’homme seul, ou à quelque autre chose que l’homme. L’accident separable, est celuy qui peut estre, ou n’estre pas au subjet, comme d’estre assis. L’homme peut estre assis, ou bien ne l’estre pas. L’accident inseparable ne peut semblablement estre osté de son subjet, et comprend en soy son subjet : comme si je dis de quelqu’un, cestuy-là a le nez camus, je ne puis entendre camus, que quant et quant il ne [32v] comprenne le nez de telle sorte. Or il y a une reigle certaine, qui dit, que en la diffinition du tout, la partie est comprinse : mais souz la partie, le tout ne peut estre comprins : comme quand je dis l’homme est un animal raisonnable, animal et raisonnable sont des parties de l’homme. Si je voulois diffinir animal ou raisonnable, je dis comme ils sont particulierement en l’homme, je ne dirois pas raisonnable est homme, ou animal est homme. Si donc animal raisonnable, et qui a deux pieds estoient accidens separables de l’homme, il se pourroit trouver un homme qui ne seroit ny animal ny raisonnable, et qui n’auroit pas deux pieds, qui est faux : car puis qu’ils conviennent à sa definition, et le font estre ce qu’il est, sans eux il ne peut estre. Si animal raisonnable et qui a deux pieds estoient accidens inseparables, ou ils conviendroient à luy seul, ou à d’autres avecques luy. À luy seul, comme le pair au nombre. Car il n’y a chose [33r] à laquelle cest accident de pair ou impair puisse estre attribué, qu’au nombre. À d’autres, comme d’estre noir ou more130, il ne peut estre autre que noir. Si l’animal donc raisonnable et qui a deux pieds, estoient accidens inseparables, et ne fussent accidens que pour l’homme : la diffinition d’un chacun d’eux conviendroit à l’homme : mais comme nous avons dit, l’homme ne peut estre prins en leur diffinition. Il faut donc conclure que ce ne sont pas accidens inseparables de l’homme, si ce ne sont accidens, ce sont substances : l’homme qui est aussi une substance, a esté divisé en celles là. Par consequent encores que l’Estre soit une substance, si ne doit-il pas pourtant estre dit un. Les autres philosophes, comme nous avons dit, mettoient le principe un et finy : comme Heraclite le Feu, Anaximenes l’Air, Thales l’Eau, et Anaximandre ce qui est entre les deux. Ceux-cy n’entendoient pas un principe, comme les autres : que toutes choses fussent [33v] un, mais qu’il y avoit un principe duquel procedoient toutes choses : lequel ils mettoient tenant le lieu de la matiere, et puis une partie d’eux, (comme nous avons dit131) pensoient que tout fust en tout, et que par excretion132 des choses semblables et dissemblables, tout ce qui est, se fist et engendrast en ce monde. Les autres estoient d’opinion, que la densité et rarité estoit la cause de la generation, qui sont comme vous voyez deux contraires : en sorte que nous pouvons dire, que ces Philosophes prenoient les contraires pour les principes, qui donnent la forme à la matiere. Si vous demandez quelle contrarieté ils entendoient, je le diray en un mot, par l’excez et le defaut, ou par le meilleur et le pire : si je dis que le noir soit le pire ou le defaillant, et le blanc celuy qui excede et le meilleur. Ils ont donc voulu dire que la matiere est tousjours une, et qu’elle est vaincuë et comme contraincte par la densité et rarité de [34r] prendre telle et telle forme. Sur lequel poinct il faut que vous notiez, que Platon estoit de contraire opinion à eux. Ils mettoient la matiere souz le nom des contraires, lesquels ils appelloient le grand et le petit : et souz l’ombre, la forme. Car son opinion estoit suyvant la doctrine des Pythagoriques, que la forme estoit l’unité, et par cela mettoit finie la matiere infinie : au contraire, comme celle qui est cause dequoy les formes se respandent en diverses sortes. Ils luy bailloient le nom de grand et petit, parce que la plus prochaine forme qu’elle reçoyve est la quantité, aux trois dimensions qui establissent les corps : qui sont comme j’ay dit, la longueur, la largeur et l’espoisseur.
- 133 Pline, Histoire naturelle, VII.
- 134 ores que : bien que.
- 135 si est-ce que : cependant.
- 136 lairra : laissera ; ne lairra pas : ne manquera pas.
- 137 concretion : action de s’épaissir, solidification, mais le mot semble ici un hapax au sens de mélan (...)
- 138 Supra [34r].
- 139 ne : ni.
104La difference entre Anaxagoras et Empedocles estoit, que Anaxagoras mettoit une intelligence qui avoit separé au commencement les choses qui estoient ainsi meslées, et y tenoit perpetuellement la main : [34v] en sorte que ce meslange ne se pourroit plus faire. Mais Empedocles pensoit, comme j’ay dit, que le monde rond et spherique, se meslast journellement avec les quatre elemens, et les quatre elemens avec luy, par une certaine revolution perpetuelle et infinie. Aussi Anaxagoras mettoit les similaritez infinies : Empedocles au nombre de quatre seulement, c’est à sçavoir l’Eau, l’Air, le Feu et la Terre : adjoustant toutesfois que ces quatre n’estoient point elemens, d’autant qu’ils sont tous meslez et confus ensemble : et qu’il n’y en a que deux qu’on puisse appeller ainsi, la matiere et la forme. La raison qui a faict dire à tous ces Philosophes que toutes choses estoient ainsi l’une en l’autre, et que la generation n’estoit que l’excretion et separation d’icelles, estoit fondée sur une maxime de physique : que de rien il ne se peut rien faire. Puis donc disoient-ils, que tous les jours nous voyons qu’il n’y a rien dequoy il ne [35r] s’engendre quelque chose : il faut dire que tout est en tout, et comme on dit simplement un vaisseau, où il y a plus de vin que d’eau, que c’est du vin : aussi l’on a appellé au commencement Chair, Os, Sang, ce où il y avoit plus de chair, d’os et de sang. Aristote reprend ces opinions, et celles mesmement d’Anaxagoras en ceste sorte. Les similaritez à ce qu’il dit sont les principes de toutes choses, les similaritez sont infinies, l’infiny est incongneu de nature : Les principes donc selon Anaxagoras sont incongnus de nature. Or il est impossible d’avoir cognoissance des choses desquelles nous ne sçavons pas les commencemens, et par consequent tout ce qui est en nature nous seroit incongneu, et n’y auroit plus de science. S’il n’y a point de science, pourquoy le croyons-nous en ce qu’il a dit des principes ? En après Aristote prend deux maximes, pour prouver qu’il est impossible que tout soit en tout, et que de tout touǀtes [35v] chose s’engendrent. La premiere est, qu’il y a une certaine mesure à toutes les formes du monde, laquelle vous ne pouvez surpasser que toutes leurs formes ne soient corrompues. Il se trouvera un homme de deux pieds et demy, un autre de neuf pieds, comme recite Pline au septiesme livre de son histoire133. Les deux quantitez, bien qu’elles soient extremes, peuvent considerer la forme de l’homme. Mais si vous l’imaginez petit comme une pulce, ou grand comme une montagne : ce ne seroit plus un homme. La seconde maxime est que tout corps finy, se mesure par un autre corps finy, c’est à sçavoir le grand par le petit. Si je veux sçavoir combien une tour est haulte, je la mesureray à doigts, à pieds, ou à toises. Si donc de la similarité de l’eau, je tire une similarité de chair, et après une autre, et encores une autre : il faudra par necessité que ce qui est de chair en l’eau, prenne fin : puis qu’il est certain que tousǀjours [36r] estant d’un corps finy, il ne peut durer. Car ores que134 vous puissiez imaginer de chacune chose mille et mille parties, si est-ce que135 pour cela elle ne lairra136 pas de defaillir, ou il n’y en aura plus. Et davantage, comme nous avons dit, il faut pour la conserver, qu’il y en demeure autant qu’il luy en est necessaire, pour sa forme. Ce que nous pourrons sçavoir par la mesure que nous aurons arrestée en nostre esprit, jusques à laquelle, soit en croissant, ou diminuant, la chose peut venir. Dequoy il appert clairement qu’il faut confesser de deux choses l’une, ou que l’excretion et separation ne sera pas perpetuelle, comme disoit Anaxagoras : ou que tousjours et à jamais nous pourrions tirer de la chair d’une pierre, qui est totallement impossible. Quand nous serions aussi devenus à la moindre partie que nous pouvons facilement imaginer, il ne seroit pas aucunement possible d’en tirer davantage : d’autant que [36v] ce qui est tiré d’une chose doit estre moindre par raison, que ce dequoy on le tire. Il s’ensuyvroit encores une plus grande absurdité, de l’opinion de ce Philosophe : car si les similaritez estoient infinies, et l’excretion infinie comme il dit, il n’y auroit si petit morceau de chair au monde, dans lequel il n’y eust une infinité d’autres choses : qui est une doctrine pour faire plustost rire que pour enseigner. Si les choses estoient infinies, le lieu seroit infiny : bref tout le monde seroit en confusion, sans ordre, et sans mesure. Quant à la reigle sur laquelle il s’est fondé, que de ce qui n’est pas, il ne se peut rien faire : et par consequent que toutes choses s’engendrent de quelques autres conformes à elles, il la faut entendre ainsi : que de ce qui n’est nullement, il ne se peut rien faire : mais de ce qui est en quelque sorte, et qui toutesfois est entendu n’estre point, quant à la generation qui s’ensuit de luy, toutes choses sont engendrées. De ce [37r] donc qui n’est pas, il s’engendre quelque chose. Un gland n’est pas un chesne : et toutesfois un chesne s’engendre de luy. Voilà comment de ce qui n’est pas, il se fait quelque chose. Et ne sera pas besoing venir à ces similaritez, et tirer d’une pierre, de l’eau, de la chair, un million de parties, selon Anaxagoras, pour faire ce chesne. Une guespe n’est pas conforme au cheval : et neantmoins elle s’engendre du corps pourry d’un cheval, les mouches à miel d’un corps de bœuf ou de toreau, comme l’air s’engendre tous les jours de l’eau, le feu de l’air, et d’un petit grain provient une grande herbe. L’ordre requeroit maintenant que Aristote parlast de l’opinion d’Empedocles, et des autres qui ont mis les principes plusieurs et infinis : mais il l’a reservé jusques à ce qu’il ait monstré les principes formels des choses : par lesquels toutes choses viennent à leur forme, pour prendre de ce fondement, les principaux arǀgumens [37v], desquels il entend user contre les autres. Car quand il aura prouvé qu’aux contraires qui sont mis pour principes formels, il faut par necessité adjouster un troisiesme comme leur subjet, qu’il nommera la matiere : et que cestuy-là seul est suffisant en la generation et corruption de toutes choses, il s’ensuyvra que les principes d’Empedocles et des autres sont superflus, et ne doyvent estre mis en cest ordre. Le premier poinct que nous avons à prouver est, que les principes formels sont contraires. Ce qui se peut verifier estre ainsi, tant par l’authorité de tous les anciens philosophes, que par plusieurs autres raisons qui nous contraignent de le croire. Parmenides, comme nous avons dit, mettoit pour principes au livre de l’opinion, le chaut et le froid, soubs les noms du feu et de la terre. Empedocles les quatre elemens, desquels il mettoit le feu pour le chault, et les autres trois pour le froid. Il y en aǀvoit [38r] d’autres qui disoyent, que la densité et rarité estoient les principes. Democrite les Atomes, et le vuide : attribuant la cause de la generation et corruption, comme faisoit aussi Anaxagoras, à la concretion137 et excretion, c’est à dire à la mixtion et separation des choses. Platon appelloit (comme vous avez ouy138) le grand, et le petit, les deux premiers principes contraires. Toutesfois il ne faut pas s’abuser en cest endroit, car la pluspart de ces philosophes a entendu soubs le nom de principes, la matiere, et nous parlons des principes formels. Mais l’intention d’Aristote est de prouver seulement, que tant par la nature que de la verité, ils ont esté contraints de dire, que les premiers principes estoient contraires, combien qu’ils les ayent mis et entendus tout autrement qu’il ne veult faire. Aussi à le bien considerer, les principes ne se peuvent imaginer autres, que contraires. Car en premier lieu, il faut qu’ils ne soient point engenǀdrez [38v] d’autres choses, autrement ils ne seroient pas principes : ne139 l’un de l’autre, si vous ne les voulez mettre partie principes et partie non principes. En après il est requis que d’autres choses procedent d’eux : autrement ils ne seroient pas principes. Or ces trois proprietez se treuvent en ces premiers contraires, c’est à dire en ces premieres generalitez, souz lesquelles toutes choses sont comprises. Or que par raison il faille necessairement que les principes soient contraires, Aristote le preuve ainsi. Toutes choses ne sont pas nées ou disposées indistinctement, à agir ou faire l’une contre l’autre : ou endurer et se souzmettre l’une à l’autre. Le diamant ne peut estre dompté du fer : une ligne, ou un point, ne feront pas tourner en douceur une chose amere. Toutes choses aussi ne se font pas indistinctement l’une de l’autre. Le blanc peut estre tourné en noir : il ne le sçauroit faire devenir longueur ou largeur, car il n’est pas disǀposé [39r] à cela : Pourtant mettons nous les mutations d’un contraire en l’autre, comme du chaut au froid, du bon au mauvais, et ainsi des autres : en sorte que tousjours un contraire engendre son contraire, et un contraire se muë ou corrompt en son contraire. Ce qu’il faut toutesfois bien entendre, et ne s’abuser point aux termes : par ce que le noir ne peut engendrer le blanc, plustost il le destruict et ruine : ne le chaud le froid, et ainsi des autres. Mais quand nous disons que les contraires s’engendrent l’un de l’autre, nous entendons s’engendrent l’un après l’autre : Et que si l’un n’estoit, l’autre ne pourroit estre. Si l’eaue n’avoit esté froide, elle ne pourroit devenir chaude : Si l’homme n’avoit esté bon, vous ne parleriez pas bien, si vous disiez qu’il fust devenu mauvais. Et pour parler proprement, il faut dire que le froid ne se tourne en chaut ni le sec en humide, mais que le subjet reçoit ses mutations, et selon qu’elles dominent, elle[s] muent froid ou chaud.
- 140 Platon, Simpose, 202a
- 141 Aristote, Metaphys., 1039b 20-31.
- 142 Comprendre : « Aristote voulant prouver que oui [les générations de choses composées sont aussi des (...)
- 143 dessassemblément est attesté au XVIe siècle, mais non desassemblage.
- 144 masson : maçon.
- 145 Comprendre : « et quelqu’un d’autre [qu’un maçon] fera quelque chose d’autre d’un autre dessassembl (...)
- 146 ne : ni.
- 147 provenante : qui provient (accord du participe présent employé comme adjectif).
105[39v] Partant Platon a parlé beaucoup plus clairement qu’Aristote, en ce qu’il a dit, que les contraires ne se faisoient pas l’un de l’autre, mais l’un après l’autre140. S’il est donc ainsi que toutes generations et corruptions se facent des contraires, nous voyons bien clairement, que les principes des choses doivent estre mis et entendus contraires. Vous ne pourrez dire que ceste regle est certaine et indubitable, quant aux accidens : mais qu’elle ne peut avoir lieu en la substance, en laquelle il n’y a rien contraire. Le feu et l’eau ne sont pas contraires, comme une substance à l’autre : d’autant qu’ils ont tous deux un mesme sujet : mais ils sont contraires quan[t] à la forme, et autres qualitez qu’ils ont propres et particulieres. Or d’autant que ces formes et qualitez sont substancielles, nous dirons que la mutation en toutes choses simples prouvient des contraires, soit quant à la substance, comme aux Elemens : ou quant [40r] aux accidents, comme nous avons monstré par plusieurs exemples. Il reste de voir si les generations des choses composées, sont aussi des contraires, comme les simples. Aristote141 voulant prouver, qu’ouy142, declare premierement, comment et en combien de sortes composé se peut entendre, et dict ainsi. Nous considerons ce qui est composé ou quant à l’ordre, ou quant à la composition, ou quant à tous deux. Une statuë à l’ordre seulement, d’autant que chacune de ses parties a son lieu propre. Un monceau de plusieurs grains à la composition : car il n’est point requis que chacun grain ait son ordre. Une maison à l’ordre, et la composition ensemble. Ainsi est-il des choses naturelles, excepté que la nature ne considere jamais l’ordre seulement. La composition seule est és parties similaires : au sang, à la chair, la composition et l’ordre sont ensemble, és parties dissimilaires : comme en l’animal en la plante, et autres semblaǀbles [40v]. Il y a toutesfois encores difference entre la composition naturelle et l’artificielle. Car és choses naturelles, il y a une simpathie des parties meslées : en l’artifice, il n’y a que la collocation et l’assemblément des parties. Comme donc une maison se fait des parties desassemblées, l’homme aussi, la pierre, le bois s’engendrent, se composent et prennent leur estre de ce desassemblément ou desassemblage143, s’il faut ainsi parler, des parties similaires et dissimilaires, desquelles ils sont composez. Or comme vous ne direz pas, qu’une maison soit bastie du desassemblément des pieces d’une robbe, mais de son contraire seulement : c’est à dire, de ce desordre qui faisoit que ces pieces et ce bois ne fussent pas une maison. Aussi l’homme n’est pas engendré, et ne prend pas son commencement par la reduction de toutes les parties du monde à une composition, mais d’icelles seulement, lesquelles unies et joinctes ensemǀble [41r] le font homme. Nous entendons que la composition des parties, et la discomposition et desordre, sont contraires : mais nous ne pouvons bailler autre nom au contraire, que de la privation : qui n’est pas proprement contraire, car un contraire est seul contraire, et definy. Le blanc n’a contraire que le noir, et le chaud, que le froid : mais la composition et l’ordre n’a point de contraire, definy et certain. Un Masson144 fera une maison d’un desassemblement de pieces d’une sorte, et un autre, d’un autre145. Aussi à parler proprement il n’y a rien contraire à une figure, sinon en general, ce qui n’a point de figure : qui est proprement une privation, et non pas un contraire. Nous dirons donc pour nous resoudre sur ce poinct aigu et difficile, comme vous voyez : que les œuvres artificielles, qui ne baillent autre chose que la figure, à laquelle il n’y a rien contraire, comme j’ay dict, font ce qu’elles font, [41v] non pas des contraires, mais des privations seulement : ostant la figure ou forme, qui estoit en une chose, pour la donner à une autre, ce qu[i] s’appelloit simplement pierre mis en composition, et en ordre est appellée statue, ou image, par la privation de sa figure. Mais si l’œuvre artificielle manie les autres qualitez qui ont proprement leurs contraires, elle ne fera rien que par contraires. Il n’y a peintre au monde qui sceust faire du noir, que de la couleur blanche, ou des autres moyennes : le sec du moite : le dur du mol : et ainsi des autres. La nature donc qui ne besongne pas seulement à bailler les formes, mais en toutes les autres qualitez aussi qui reçoivent les contraires, par necessité elle fait et produit ce qu’elle produit des contraires. Un exemple rendra cela bien facile. Nature ne fait pas de tout ce qui est privé de la figure de l’homme, un homme. Elle ne le fait ne146 d’une pierre, ne d’un cheval, mais de la prochaiǀne [42r] matiere apte et disposée à faire un homme. Ceste matiere provenante147 de l’homme, partie de la femme est privée de sa figure prenant celle de l’homme. Il y a double contrarieté en cela. L’une de ce qui n’estoit pas homme en l’espece et figure de l’homme : l’autre des qualitez contraires. Car ce qui est trop humide en ceste matiere est desseiché : le chaud refroidy : et ainsi des autres qualitez pour venir à faire l’os, la chair, le nerf, le poil, selon les qualitez qui dominent en ces parties. Quant à la premiere matiere, elle est subjete à toutes formes, et reçoit toutes formes. Si une pierre se corrompt, ce qui estoit des quatre elemens produira une herbe, de l’herbe se fera du sang : ce sang est la matiere prochaine, de laquelle nous parlons à ceste heure, qui contient, et est, pour parler plus proprement, une partie de la premiere matiere qui ne perist jamais. L’homme est un composé pour le faire : nature proǀcede [42v] par la mutation d’un contraire en autre. Il faut donc conclure que les substances supposées se font de leurs contraires : lesquels sont difficiles à entendre, par ce que nous n’avons pas les termes propres pour les exprimer. L’homme est comme une composition de toutes ses parties : le contraire n’a point de nom propre, sinon en commun, non homme. Et toutesfois comme nous avons dit, de tout ce qui est non homme, l’homme ne se fait pas. Or d’autant que non seulement és choses naturelles, mais en toutes autres, la mutation se fait d’une qualité en autre, par la privation defaillant, comme j’ay dit, aucunefois le contraire : Aristote pour mettre deux principes contraires tres-universels, et soubs lesquels tout ce qui se peut imaginer se comprenne, a mis la privation et la forme, comme les premieres causes de toutes les mutations du monde. Nous voyons qu’en tout ce que nous pouvons [43r] imaginer en nostre entendement, il y a tousjours deux contraires universelles, desquelles procedent toutes les autres : comme en la superficie, le large et l’estroit : aux couleurs, le blanc et le noir : aux nombres le pair et impair : ainsi en la substance qui est le genre tres-general, la raison veut que nous imaginions deux contraires : desquels les mutations descendent, en la generation et corruption de toutes choses. La perfection de la substance de l’une, est la vertu. Ceste substance est supernaturelle, et neantmoins par la forme et la privation, nous imaginons la mutation en elle, de l’ignorance, à la science : de la malice, à la vertu. Ce qui constitue ceste perfection, c’est la forme. Ce que nous pouvons comprendre pour contraire à ceste perfection et habitude de l’ame, c’est la privation du sçavoir et de la vertu. Ainsi est-il és choses celestes. Somme pour conclure en peu de mots tout ce que nous avons dit [43v] jusques icy, il n’y peut avoir ny un principe seul ny infinis : les principes doivent estre contraires, et les plus generaux qu’on peut imaginer en toutes choses. La privation et la forme sont tels : Par necessité faut-il donc confesser que ce sont les vrais principes. Il faut bien cependant noter que la substance peut avoir d’autres contraires que ces deux, comme animé, et non animé : raisonnable, et irraisonnable. Mais toutes ces differences dependent des deux premiers contraires. Car ce qui est fait raisonnable, estoit auparavant qu’il fust tel, privé de la forme qui le fait estre, et nommer raisonnable. Ces deux principes estans mis contraires, comme j’ay dit, ils ne peuvent estre ny subsister d’eux-mesmes. Il faut par necessité presupposer qu’il y ait quelque subjet, dans lequel ils demonstrent leurs forces, et pour lequel, s’il faut dire ainsi, ils combattent. Le chaud et le froid ont quelque subject, soit de l’eau ou [44r] quelque autre chose, pour lequel ils se chassent l’un l’autre, selon que l’un de ses accidents domine, ou est vaincu de l’autre. Donc il faut par necessité mettre le troisiesme principe, et qui est plus proprement principe que les autres, qu’Aristote, suyvant tous les anciens Philosophes, nomme la matiere. La raison pourquoy on la met plus principe que les autres, est : d’autant que nous prenons les principes, comme la cause et le fondement des substances composées, qui n’ont point leur estre par autres qu’elles-mesmes : mais subsistent de soy, et n’ont point besoing d’un subject, comme les accidens et les formes, parce que la matiere peut estre sans la forme, la forme au contraire ne seroit rien sans la matiere : et partant la matiere ne desire point la forme, pour estre simplement, mais pour estre ornée d’elle et deffinie.
- 148 immusicien : hapax de F. de Neufville qu’il explique « je comprends deux choses, le subjet qui n’es (...)
- 149 Pourtant : pour cette raison.
- 150 colloquer : placer, disposer. À ne pas confondre avec le verbe homonyme : « parler avec ».
106[44v] Au contraire la forme appete la matiere, pour estre. Si donc il faut que les principes des choses qui subsistent, et ont leur estre d’elles mesmes, soyent de semblable nature à elles : la matiere sera plus principe aux substances, que la privation, et la forme. Ce que Aristote ne dit pas pour oster la raison du principe à la forme, mais pour monstrer que par necessité il faut mettre la matiere entre les principes : aussi ne peut elle estre seule principe, d’autant que d’elle seule, il ne se peut rien faire : et il est besoing, comme nous avons dit par plusieurs fois, que les principes soient principes, des autres choses. Je croy qu’il n’y a personne, qui n’entende bien la difference qui est entre la forme et la matiere : mais il ne se peut facilement comprendre, que la privation et la matiere ne soient une mesme chose. Quant au subjet c’est tout un, mais la raison le distingue : d’autant que la matiere attend la forme, la privation ne l’atǀtend [45r] point, comme nous dirons maintenant. La privation n’est pas principe proprement, mais par accident seulement : d’autant que à la generation des choses elle ne sert de rien, sinon en tant qu’il est besoing qu’elle soit absente ou dechassée, devant que la matiere puisse recevoir la forme : c’est à dire pour parler facilement, il faut que la chose ne soit plus privée de la forme qu’elle doit avoir. Mais tout cela se peut plus clairement entendre, en voyant comme à l’œil l’ordre de la generation de toutes choses. Si nous disons que cecy et cela est fait d’un autre : Nous pouvons considerer les deux, tant ce qui est fait, que ce dequoy il est fait, ou comme composez, ou comme simples. Si je dy l’homme est devenu musicien, ou bien au genre neutre, ce qui n’estoit pas musicien est fait musicien : je parle d’un simple à l’autre. Mais quand je dy l’homme non musicien, est fait musicien : je dis que d’un [45v] composé est fait un composé : en la privation je puis dire les deux, ou du non musicien est fait le musicien, ou le non musicien est fait musicien : là où, en la matiere, je ne diray que l’un ou l’autre. Cecy est subtil et difficile, mais je le rendray bien clair par un exemple. Quand je dy, de l’immusicien148 est fait le musicien : je comprends deux choses, le subjet qui n’estoit pas musicien, et l’ignorance ou la privation de la musique. Pourtant149 se peut-il dire en deux sortes, ou l’immusicien est fait musicien, ou de l’immusicien est fait le musicien. Mais en la matiere je ne puis dire proprement si Pierre est fait musicien, ou l’homme est fait musicien ? d’autant qu’en l’homme ou en Pierre n’est point apparente la privation de la musique. Pourtant cecy est fait de cela, s’attribue à la privation : Cecy est fait cela à la matiere. Ce qui se doit entendre de la premiere matiere. [46r] Car en l’autre matiere prochaine, de laquelle nous avons parlé au paravant, il y a une autre consideration. Je diray ainsi, de ce pepin est faict cest arbre, et non pas ce pepin est faict un arbre. D’autant que tout le pepin se change et est privé de sa forme : et ce mot cecy est faict cela, monstreroit au contraire, que le pepin auroit attendu la forme de l’arbre. Pourtant faut-il faire une regle generale, qu’en toutes generations substancielles il n’y demeure rien de matier[e], sinon ce qui est la premiere. La difference donc de la privation et de la matiere se considere ainsi. Premierement qu’en la matiere jamais nous ne dirons d’une mesme chose, cecy est faict cela, ou de cecy est faict cela, mais l’un ou l’autre seulement : en la privation tous deux se peuvent dire : en après la matiere attend la forme, la privation ne la peut attendre : L’homme qui [46v] est la matiere, attend ceste qualité de musicien, et ne la refuit point : l’immusicien, qui est la privation, ne le peut attendre, par ce que deux contraires ne peuvent estre ensemble : Ce qui s’entend comme j’ay dict de la premiere matiere. La prochaine n’attend point, et se change toute. Estant donc certain que pa[r] necessité en toutes mutations de formes ou qualitez il faut avoir un subject, sur lequel elles s’employent : nous mettrons les quatre Elemens pour un subject commun à toutes les choses naturelles, je dy de celles qui s’engendrent et corrompent : comme aussi le corps sans qualité, est le subject des Elemens. Ce que nous pourrons mieux et plus particulierement entendre, si nous considerons que toutes les choses du monde se font en cinq sortes. Ou en premier lieu, par le changement seul de la figure, sans qu’il paroisse ou se diminuë rien de la matiere : Comme [47r] il se void quand on fait une statuë de bronze ou bien pour la seconde sorte par l’augmentation de la quantité, comme nous voyons que toutes choses croissent en recevant leur nourriture. Tiercement par detraction, comme en faisant une image de pierre : il en faut tousjours oster, jusques à ce que la pierre represente l’image. La quat[r]iesme sorte est, par l’ordre ou composition des parties : comme nous voyons, que colloquant150 les pierres et le bois par ordre, nous faisons une maison. Pour la cinquiesme, nous mettons l’alteration : quand les choses se muent en leur substance, comme fait le pepin ou la semence, en la generation des arbres, ou des plantes. En toutes ces choses vous avez veu, qu’il y demeure tousjours comme le cuyvre en la statue : l’homme ou la plante en la nourriture : la pierre en l’image : les pierres et le bois en maison : en l’alteration ce corps qui se change [47v] en une autre substance.
107Dequoy nous pouvons entendre clairement, que toute chose qui est faite, est composée de la matiere, et de la forme, et qu’il y a double subject. L’un qui est contraire à la forme que nous avons nommée privation : L’autre qui attend et reçoit la forme, auquel est donné le nom de la matiere. Tout ainsi est-il quant à la forme et la matiere és choses qui sont sans estre engendrées, comme les Elemens et les corps celestes. Voylà la methode que tient Aristote pour prouver ces trois principes.
- 151 ague (variante graphique de aigu) : pointu, subtil.
108Le gentilhomme. Je ne me puis assez esbahir de vostre memoire, non pas en la deduction seulement de ces choses si agues151 et difficiles, mais aussi au langage, qui est fort malaisé à trouver soudainement pour les faire entendre.
- 152 comporter : coexister. Ne se peuvent comporter : ne peuvent coexister, ne peuvent s’accorder.
109Le Theologien. Vous me permettrez bien, qu’à la fin je vous die comme Theologien et de la profession mesmes, que vous commencez à suyvre, ce qu’il me semble de ceste doctrine. Car voz argumens et les miens ne se [48r] peuvent comporter152, estant mes armes d’une autre sorte.
- 153 tout que : comprendre « tout ce que ».
110Le Philosophe. J’entens bien que vous me voudrez mettre la Theologie en avant, de laquelle je ne fais que commencer à faire profession, mais jusques icy il me semble qu’ayant en tout mon discours suivy ce que j’ay apris d’Aristote, duquel seul, jouxte vostre commandement, je vous ay promis l’abbregé, ne puis estre censé vous avoir offensé, ores que vous ayez tousjours plus aymé Platon que ledit Aristote. Le Gentilhomme. Je vous prie nostre M. ne parlez plus de ceste perte, mais ayez esgard à la perte du temps : car ce pendant que vous devisez de cela, nous eussions ouy beaucoup de bonnes choses. J’ay si grande envie d’entendre de vous quelle a esté l’opinion de ce divin esprit, touchant le ciel et la constitution du monde, que si vous n’estes las et ennuié, je voudrois que le jour durast encores 10. heures. Le Theologien. Ce seroit là principalement où je le voudrois prendre : je vous prie toutesfois, que vous ne [48v] laissiez pas pour ce que je vous ay dit, de nous ravir là haut avec vous, après que vous aurez achevé tout que153 vous avez encore à dire, touchant les principes.
- 154 Je ne sçay que : je ne sais comment.
111Le Philosophe. Je ne sçay que154 vous voulez que j’[a]cheve Monsieur nostre Maistre, il y en auroit assez pour une sepmaine.
- 155 dispute : discussion, débat.
112Le Theologien. J’entens que vous couppiez la dispute155 des principes où il vous semblera estre à propos, à fin que nous oyons quelque chose des corps celestes : car puis que estant empesché és affaires de l’estat, pour raison dequoy nous n’avons pas grand loisir : et mesmes qu’ils s’advancent fort, il vaut mieux deduire sommairement les principalles matieres, que de demourer tousjours en un. La premiere feste qui sera, nous entrerons à la dispute de l’ame, et à la feste d’après aux autres disputes naturelles de la Philosophie naturelle.
- 156 que c’est que : ce que c’est que.
- 157 Supra [34r], déjà rappelé en [38r].
- 158 faillir : se tromper.
- 159 preuve : prouve.
- 160 Aristote, Metaphys., 987b ss.
- 161 Se reporter aux notes 50 et 113.
- 162 Aristote, Metaph., ∆, 2.
- 163 masson : maçon.
- 164 Supra [20r] et [21r].
- 165 si : donc, ainsi.
- 166 appert (forme du v. apparoir) : apparaît.
- 167 fortune : sort, destin (sens étymologique).
- 168 sans doute : synonyme de « certain » (dépourvu de doute, d’incertitude).
- 169 donner : fondre sur, percuter.
- 170 faire election : choisir.
- 171 election : choix.
- 172 Explétif en tête d’une proposition principale, après une subordonnée de concession : « combien que. (...)
- 173 entendre : comprendre.
- 174 és (article contracté) : dans les.
- 175 bien fortunez : chanceux.
- 176 pourtant : pour cette raison.
113Le Philosophe. Puis qu’il faut que je [49r] vous obeisse, je concluray ceste dispute des principes, pour venir à celle du ciel et du monde. Toutesfois il est besoin avant que passer outre, de sçavoir comment nous pourrons cognoistre la matiere. Vous la congnoistrez (dict Aristote) par la proportion, sçachant quel lieu elle tient en la constitution des choses. Comme le bois est quelque chose separée de tous les vaisseaux et instrumens de bois qui se peuvent imaginer : la matiere aussi est autre chose que tous les corps que nous voyons. Si je voulois declarer à un aveugle de nature, que c’est que156 du bois, je luy ferois penser, que ce n’est ny un lict, ny un banc, ny une porte, ny autre chose en somme qui soit faite du bois : mais que c’est une matiere subjecte à toutes ces especes, qui pour la substance, n’a que faire de leurs formes, sinon en tant qu’elle est née et disposée à les recevoir. Il est fort difficile de la comprendre, mais si nous imaginons que tous [49v] les accidents et toutes les formes que nous voyons, soient ostées, et qu’il y a quelque subject qui les reçoit, qui ne se void point, et est totalement, autre qu’icelles formes, nous la pourrons tellement quellement comprendre : comme Platon pour la faire entendre disoit, que c’est une chose, qui n’est ny homme, ny cheval, ny autre corps quelconque : mais qu’elle leur est subjecte, ou est pour en parler plus clairement, dessouz la forme de ces corps que nous voyons. Il l’appelloit, comme nous avons dit157, le grand et le petit, mais il failloit158 en cela, qu’il ne congnoissoit pas la privation, sans laquelle il est impossible, que de ce qui n’est, il se face quelque chose : non pas de ce qui n’est pas totalement, comme nous avons dict au paravant : mais de ce qui n’est pas ce qu’il doit estre la forme, qu’Aristote appelle divine, est celle qui orne la matiere, et est estimée bien : d’auǀtant [50r] qu’il est bien d’estre, comme la privation mal, par ce qu’il est mal de ne rien estre. La forme est comme le masle, la matiere comme femelle. Or Aristote preuve159 par beaucoup de raisons que la matiere n’a point esté engendrée, et par ce moyen qu’elle n’a point de commencement, et ne peut aussi estre corrompuë. Et à fin que vous ne l’accusez qu’il ait en cela blasphemé contre Dieu : il entend qu’elle n’a point de commencement, quant au temps, et non pas quant à la cause. Car là où il parle, de ce qu’il appelle premier, suyvant Platon, il recongnoist qu’en luy et par luy est l’estre et la vie de toutes choses : aux unes plus, aux autres moins entiere et perdurable : Disant davantage que le ciel et le monde sont procedez de luy. Ce qui se peut clairement veoir aux argumens mesmes qu’il faict, pour monstrer que la matiere ne peut estre engendrée, ny corrompuë. Si [50v] elle estoit, dit-il, engendrée, il faudroit presupposer quelque subject, qui eust esté devant elle. Or c’est le propre de la matiere d’estre la premiere, et devant toutes choses : il faut donc confesser qu’il n’y a rien devant la matiere, et par consequent qu’elle n’est pas engendrée. Et d’autant que nostre intention a esté de rechercher les principes des choses naturelles, il faut par necessité entendre ce que nous appellons choses naturelles. Ce sont celles qui ont le commencement de leur mouvement en elles-mesmes. Quand un animal va d’un lieu à autre, c’est de luy-mesmes qu’il se meut et remue. Quand une pierre tombe du haut en bas, c’est de son naturel mouvement : il n’y a rien par le dehors qui la pousse : ce que ne se doit pas seulement entendre du mouvement, d’un lieu en autre : mais de l’alteration aussi et augmentation de toutes choses. La nourriture me faict croistre par [51r] la vertu, ceste force naturelle qui est en moy. Les choses non naturelles, sont au contraire. Un banc est banc, parce qu’il a esté fait ainsi, il n’a rien de soy-mesmes, quant à sa forme. Nous dirons donc, que nature est le commencement du mouvement et du repos, en ce en quoy elle est premierement, et de par elle, non pas par accident. Nous avons dict mouvement et repos, parce que nature ne meut pas les choses que jusques à certaine fin, c’est à dire jusques à l’accomplissement de leur forme, où elles se reposent. Ce mot aussi premierement est adjousté, à la definition de nature, pour faire entendre que combien que l’ame raisonnable, qui est en l’homme, le face mouvoir, ce n’est qu’après la nature, et par l’ame irraisonnable. Dequoy comme de l’effect ou operation de nature, nous entendons, que ceste nature n’est autre chose qu’une vie, ou qu’une force conǀfuse [51v] et cachée dedans les corps, qui les gouverne, et est en eux le principe ou commencement du mouvement et du repos, de soy et non par accident. La nature, és choses qui ont ame, est l’ame : à celles qui n’ont point ame, ceste vertu et force, qui les maintient et conserve en leur estre. Aussi és corps celestes, nous imaginons la nature, qui les fait mouvoir, et tourner incessamment à l’entour de leur centre, qui est immobile. La nature se peut considerer ou en la matiere, qui ne perit point, quelque mutation qui advienne : ou en la forme, ou en la generation, qui conduit la matiere à recevoir la forme. Toutesfois comme Aristote160 preuve bien amplement, plus proprement nous devons considerer la nature en la forme, qu’en la matiere : comme celle, qui faict estre les choses ce qu’elles sont. Car la fin de la nature, à le bien prendre, n’est qu’engendrer ou donner la forme, aux choses : et après qu’elǀles [52r] sont engendrées, de les conserver en leur forme. Il faut neantmoins entendre, que ces deux, la matiere et la forme, ne sont comme j’ay touché au paravant, que concauses161, et que l’efficiente, et finale, sont les vrayes causes. Je croy qu’il n’y a personne qui ne sçache qu’en tout ce qui s’engendre et se fait, nous considerons quatre causes162. Si je parle d’une maison, les pierres et le bois sont la matiere : la figure, qui luy est baillée, est la forme : le masson163, la cause efficiente : l’usage d’icelle, pour nous retirer en seureté et nous garder des injures du temps, la cause finale. Platon, comme j’ay dict164, adjoustoit l’exemplaire et l’instrumentale. Mais Aristote ne pense point que la nature regarde à quelque exemple ou patron, quand elle fait une chose : et bien que nous puissions imaginer, qu’elle ait comprins comme font les artisans quelque forme, devant qu’elle mette (s’il faut ainsi parler) la main [52v] à l’œuvre : si est-ce que nous ne dirons pas qu’elle comprend ceste forme ou image par congnoissance, comme nous : mais vivement en elle et de sa force. Quant à l’organe, ou instrument de nature, il n’en congnoist point d’autre, que la chaleur naturelle, qui est subjecte à la nature : Par ce n’est-il pas d’advis qu’on mette plus des quatre causes. Or combien qu’elles soient causes d’un mesme subject, elles sont toutesfois differentes, et si165 peuvent estre causes l’une de l’autre. L’exercice se faict pour avoir santé, la santé est la cause finale de l’exercice, et iceluy exercice la cause efficiente de la santé. Aussi faut-il entendre que les causes se considerent, comme causes de soy, ou par accident : et comme prochaines ou loingtaines. Le masson est la cause de soy, et prochaine de la maison. S’il est chauve, ou borgne, ce chauve, ou ce borgne, sont aussi cause de la maison : car ils sont inseparables du [53r] masson : mais ce n’est pas de la nature de la cause, mais par accident. Davantage, les causes sont ou actuellement, ou en puissance : le masson qui bastist, est actuellement cause de la maison. Celuy qui bastira, en puissance : c’est à dire, il pourra estre cause de tout ce qui a esté dict, touchant les causes. Il appert166 donc, par ce que nous avons dict, qu’il ne se fait rien au monde, sans quelque cause certaine et definie : et pourtant sembleroit-il qu’il n’y eust point de fortune167, et que les hommes ont trouvé ce mot sans propos, par lequel ils veulent faire entendre quelque chose advenuë sans cause, qui ne peut estre. Aristote tient pour certain et sans doute168, qu’il ne se faict rien sans une certaine cause et definie : Mais d’autant que tous les hommes, et de tous temps, ont attribué quelques choses à la fortune, desquelles toutesfois ils voyoient et congnoissoient bien les causes : il [53v] veut qu’on mette difference entre ce qui advient par fortune, et les autres choses. Si j’ay tiré d’une arbaleste ou harguebuze pour tuer un sanglier, et que le traict ou plomb donne169 au plus grand de mes amis, qui estoit caché dans le bois, on dira que je l’ay tué contre ma volonté, et par fortune : et neantmoins il n’y a personne, qui voye la cause prochaine de la mort qui est le coup du traict ou du plomb, et que j’ay eu volonté et faict election170 de tirer, en telle et telle sorte : et par ce les loix anciennes ne punissoient point tels homicides, comme les volontaires : ainsi qu’on void en Homere et Herodote, d’autant qu’elles avoient tressagement esgard, que combien que la volonté et election171 soient causes du coup, si172 ne peult on dire qu’elles soient causes de la mort. Et par consequent il fault confesser, qu’il n’y a autre cause que la fortune, en beaucoup de [54r] choses : Pour le bien entendre173, il faut considerer, que toutes choses se font ou tousjours, ou presque tousjours, ou peu souvent, d’une sorte. Celles qui se font tousjours d’une sorte, sont les celestes, desquelles le cours est certain, perpetuel et immuable. Le plus souvent sont les naturelles, comme de faire la main de cinq doigts, et les autres membres, selon leur proportion et mesure. Le contraire de ce presque tousjours, est le peu souvent : comme six doigts en une main, qui est compté pour ce troisiesme. Fortune ne peut avoir lieu és choses qui se font par necessité, et tousjours d’une sorte. Il n’y a personne qui vueille dire, que les jours sont plus grands en esté qu’en hyver : Ou que le soleil demeure plus sur terre en esté par un evenement casuel, ou par fortune. Aussi peu la mettrons-nous entre les autres choses naturelles : [54v] il faut donc conclure, que la fortune ne peut avoir lieu qu’au troisiesme : c’est à sçavoir és choses qui peu souvent advient ainsi. En après, il faut entendre, que de tout ce qui se faict, ou il se faict pour quelque fin ou non. Toutes œuvres naturelles et artificielles se font pour quelque fin : mais si je remu[e] la teste en parlant, ou que je joüe des doigts sans y penser, je ne le fais pas pour une fin. Nous ne mettons pas la fortune en ce dernier, d’autant qu’il seroit hors de propos de dire, que je remuasse la teste par fortune, il faut donc dire selon ceste division, et la premiere, que le cas et la fortune est des choses qui adviennent peu souvent, et qui se font pour quelque fin. Or des choses qui se font pour quelque fin, les unes sont en nostre election, les autres n’y sont pas. Les choses naturelles sont hors nostre election, aussi sont les artificielles. [55r] J’auray bien pensé de faire un tel traict en la peinture, mais il ne sera point en mon election qu’il soit du tout tel ou tel : autrement tout le monde seroit bon peintre. La forme donc a lieu és choses qui sont en nostre election, le cas ou evenement casuel en celles qui n’y sont pas. Encores des choses qui se font pour quelque fin, les unes procedent de nostre pensée, les autres de la nature. De nostre pensée celles qui sont en nostre election, et les artificielles qui n’y sont pas, comme j’ay dit. De nature les choses naturelles. La fortune est de celles qui procedent de nostre pensée, le cas des naturelles. Si donc des choses naturelles ou de celles que j’ay pensé faire pour quelque fin, il y en a quelque une qui ne parvienne pas à son but, ou bien que par quelque accident il survienne quelque autre chose, que ce qui est de son but et de sa fin : nous dirons que c’est fortune. Je m’en allois jouër à la paulǀme [55v] pour faire exercice, j’ay trouvé un Libraire qui m’a monstré beaucoup de beaux et bons livres : je me suis arresté tout court, pour acheter ses livres, et ay laissé le jeu de paulme. Je diray lors que je les ay achetez par fortune : car cela est survenu par dessus ma deliberation, et sur la volonté qui me menoit à la paulme. Fortune donc est un accident des choses qui adviennent peu souvent, qui se font de nostre election, et pour quelque fin. Le cas est la cause par accident, és174 choses naturelles, qui se font pour quelque fin, et adviennent peu souvent. Il est aisé maintenant de comprendre qu’il y a fortune en quelques choses : et pourquoy on l’appelle inconstante, incertaine, et desraisonnable. Et aussi pourquoy on dit que les hommes sont heureux, ou mal-heureux : bien fortunez175, ou mal fortunez. Fortune ne peut estre que des choses desquelles nostre pensée et la nature estoyent les [56r] causes et ce par accident. Or ce qui advient par accident est tousjours après, et suit ce qui estoit de soy. Pourtant176 ont failly lourdement quelques Philosophes qui ont pensé que le monde estoit fait par fortune : par ce que si la fortune y devoit avoir lieu, la pensée, la raison, et la nature auroyent plustost esté : et par consequent seroyent plustost cause de la constitution du monde, que la fortune. Ce que nous verrons plus clairement, si vous voulez que je couppe icy les disputes de l’infiny[,] du continu et du vuide, et que je declare sommairement qu’elle a esté l’opinion d’Aristote touchant le ciel et le monde : ne voulant pas toutesfois laisser derriere, si j’ay loisir la tant belle dispute qu’il fait de nature, comme elle ne fait rien sans cause. Le Gentilhomme. Je suis fort marry que nous n’avons le loisir d’ouyr ce tant beau et docte discours : mais puis que le temps [56v] de nostre depart nous presse, je vous prie traicter du ciel et du monde.
114Le Theologien. Il seroit desormais temps de se retirer : il vaudra mieux remettre à Dimanche le surplus.
- 177 je vous prie ne faillir (à): je vous prie de ne pas manquer (de).
- 178 aidant Dieu : Dieu aidant (formule lexicalisée équivalant à « si Dieu veut »).
115Le Gentilhomme. Je vous prie donc tous deux ne faillir177 à vous trouver en ce lieu, et me rendrez infiniement vostre obligé. Le Philosophe. Monsieurs il n’y aura point de faute, aidant Dieu178. Et cependant j’auray un peu plus de commodité de penser à ce que j’auray à dire, que ne m’avez donné ce jourd’huy.
À Dieu donc. [57r]
Le Gentilhomme. Le Theologien. Le Philosophe.
- 179 condeputé : celui qui est député en même temps qu’un autre.
- 180 doint : donne (forme du subjonctif).
116Le Gentilhomme. Je ne sçay que penser de mes condeputez179, qui m’avoient tant promis de se trouver icy ce matin, et je n’y vois nulle apparence. Il me semble ou qu’ils ayent oublié leur promesse, ou qu’à l’exemple d’Alexandre le Grand, qui se plaignoit d’Aristote, de ce qu’il avoit mis en lumiere le livre de la Physique, d’autant qu’il ne vouloit que les autres sceussent autant que luy : qu’à son exemple, dis-je, ils nous veulent cacher leur sçavoir : dont il me desplaist infiniment, pour le goust qu’ils m’ont donné dés l’autre journée, et aurois un extreme dueil, si je perdois une si belle occasion. Mais ne sont-ce pas eux que je vois ? ce sont eux-mesmes. O qu’ils [57v] me font un grand plaisir ! je prie au bon Dieu messieurs, qu’il vous doint180 le bon jour : vous m’avez bien fait icy attendre, et ne crois point que si vous eussiez eu si bonne envie de continuer vostre discours, comme j’ay de l’entendre, vous n’eussiez esté si paresseux à ce matin.
- 181 Comprendre : « le fait d’avoir tant tardé ».
117Le Theologien. Nous n’avons pas la commodité comme vous : car nous avons esté empeschez à nostre service, après lequel nous n’avons point arresté. Le Philosophe. Nous recompenserons avec l’aide de Dieu, ce que nous avons tant tardé181.
- 182 vois : variante de « vais ».
118Le Gentilhomme. Je vous en prie, et ne tardons plus : car l’affection que j’ay de vous ouyr est telle, qu’une heure n’en dure cent. Le Theologien. Poursuyvez donc, mettez peine à nous satisfaire et contenter. Le Philosophe. Il ne tiendra pas à moy : neantmo[i]ns estant la matiere haulte et ardue, vous m’excuserez tous deux, si je n’y vois182 avec une telle dexterité, et que vous le desirez, et que la matiere le [58r] requiert : pour le moins je feray ce que je pourray.
- 183 C’était le sujet de la première journée.
- 184 planitie : planéité (caractère de ce qui est plan). Hapax (non attesté par le Grand Corpus des Dict (...)
- 185 profondité : profondeur.
- 186 combien que : bien que.
- 187 ne : ni.
- 188 preuve : prouve.
- 189 Aristote, De cælo, 277 ss.
- 190 Simplicius, Commentaire au De cælo, 13, 22.
- 191 lairroit : laisserait.
- 192 vuide : vide.
- 193 qui est tel : qu’il est tel. La confusion entre qui et qu’il est fréquente dans les textes de l’épo (...)
- 194 D’où vient que : d’où il résulte que.
119Pour venir donc à l’ordre d’Aristote touchant le ciel et le monde, il faut presupposer, ce que nous avons dit au commencement de ceste dispute : que le vray subjet de la philosophie naturelle, soit ou les corps, ou les choses qui ont corps. Les princip[e]s donc cogneuz, par ce que nous avons dit auparavant183, il reste maintenant de cognoistre le corps. Devant que d’y entrer, Aristote declare que continu est ce qui est divisible en tousjours divisible : c’est à dire que nous pouvons imaginer que le continu soit tousjours divisible, en chacune de ses parties, tant petite soit-elle. Ce mot continu se dit des magnitudes, qui sont trois : la ligne, la superficie, et le corps, outre lesquelles il est impossible d’en imaginer d’autres : car en toute la nature il n’y a que trois dimensions : deux qui se terminent et finissent à la planitie184, qui sont la ligne et la superficie, et une qui [58v] mesure la profondeur, comme demonstre Ptolomée par les differences des intervalles, qui se doyvent discerner par lignes droites contiguës avec les corps droits, desquels corps, on n’en peut imaginer que trois : ce qu’il faut tenir pour certain, sans que les esprits resolus se deussent arrester aux subtilitez d’Occan, qui disoit la ligne n’estre rien que privation d’estre superficie, et superficie privation d’estre corps : car il est certain qu’en ce que superficie se comprend par le sens, elle est, et pourtant ne se peut nier qu’elle ne soit du corps, ou au corps, lequel a ses trois dimensions, longueur, largeur, et profondité185 : Et par ce nous disons qu’il est parfaictement dimensionné, c’est à dire qu’il a toutes les dimensions, qu’une magnitude peut avoir : et si est divisible parfaictement, d’autant qu’en chacune de ses dimensions, il se peut diviser en plusieurs parties tousjours divisibles. Quant à cest esgard tous les [59r] corps particuliers sont parfaits : mais si nous les considerons comme partie du tout, ou de l’univers, qui est ce grand corps du monde, hors lequel il ne se peut rien ny imaginer ny comprendre : nous les estimerons imparfaits, comme toutes parties sont moins parfaites que leur tout. Or d’autant que ce grand corps ne se peut par autre chose mieux cognoistre, que par ses parties : il faut sçavoir combien elles sont en nombre et leur nature. Le ciel est la premiere et plus noble partie du monde, selon Aristote (combien186 que Ciceron le calomnie) d’autant qu’il n’est ne187 engendré, ne corruptible : comme sont les elemens, qui tiennent le lieu des autres quatre parties. Ce que cest homme divin preuve188 en ceste sorte : Il n’y a en toute la nature que deux lignes simples, la droicte et la circulaire. Tout mouvement simple se faict sur la distension ou estendement, s’il faut ainsi dire, de ses lignes : il [59v] faut donc confesser qu’il n’y a que deux mouvemens simples, le droit et le circulaire189. Mouvement circulaire, est celuy qui se fait à l’entour de la ligne qui passe par le centre de l’univers ou du monde. Le mouvement droict se considere en deux sortes : ou tendant du centre en hault, ou d’en haut au centre, que nous mettons au milieu du monde. Or il y a une maxime, qu’un corps simple ne peut avoir qu’un mouvement simple : car s’il en avoit deux, ils s’empescheroient l’un l’autre. Ce qui a lieu par mesme raison aux corps composez, en sorte que les quatre elemens, combien qu’ils soient confus et meslez ensemble, si n’ont-ils toutesfois que chacun leur particulier mouvement, selon les qualitez qui sont en eux dominantes, comme l’eau et la terre pour leur pesanteur en bas : l’air et le feu, pour leur legiereté en hault : faisans tous quatre le mouvement, que nous avons dit estre sur la ligne droite. S’il est donc [60r] certain qu’un corps ne peut avoir qu’un mouvement, ou qu’un mouvement simple ne peut avoir qu’un corps : il faut assigner par necessité quelque corps au mouvement circulaire. Ce ne pourroit estre pas un des quatre elemens, qui ont le leur propre et simple sur la ligne droite : il faut donc qu’il soit assigné au ciel, et que nous concluons qu’autre chose du monde, telle qu’elle soit, ne peut avoir ce mouvement, ne selon nature, ne contre nature. Car combien qu’un element puisse estre ravi par la revolution du ciel, et soit tourné circulairement à l’entour du centre : si est-ce que ce mouvement ne peut estre en luy, ne selon ne contre nature. Selon nature en premier lieu ne peut-il estre, puis qu’il en a un autre : aussi peu est-il contre nature, car il n’est pas contraire à son naturel mouvement. Pour l’entendre clairement, il faut presupposer qu’une chose ne peut avoir qu’un contraire : le noir est le contraire du blanc, et non pas le long ou le large. La [60v] dextre du senestre, et ainsi des autres. Le feu tend en haut selon son naturel mouvement, son contraire seroit de tendre en bas. Si donc il est quelque fois ravy par le mouvement circulaire, il ne sera en luy ne selon ne contre nature. Bien pourrions-nous dire comme Simplicie190 l’expose, que ce mouvement soit sus et outre nature, c’est à dire que c’est privation du naturel mouvement, et de son contraire. Comme la ligne est moins parfaicte que le cercle, qui est tout en soy : le mouvement des elemens est moins parfaict que celuy du ciel. Que la ligne soit moins parfaite, vous le pouvez considerer facilement, d’autant que si vous l’imaginez finie, on y peut tousjours adjouster, l’estandent plus avant, et en ce elle se monstre defectueuse. Si au contraire vous l’imaginez infinie n’ayant point de fin, elle ne peut estre dite, ne accomplie, ne parfaicte : or ce qui est imparfaict en nature, est tousjours après le parfaict. [61r] La ligne donc naturellement doit estre après le cercle. En quoy il nous faut bien noter que la perfection du ciel n’est pas en ce qu’il est rond seulement, mais en ce que son mouvement est circulaire. Qu’il soit rond, il l’est sans doute, car s’il estoit quarré, les angles seroient plus distants du centre que les costez : ce que nous voyons qu’il fait, revenant d’où il a commencé son mouvement, il lairroit191 une espace vuide192, qui est contre les premieres reigles de Physique, comme Ptolomée le demonstre, et se void à l’œil, qui193 est tel, car les estoilles qui sont près du Pole ne se couchent jamais : c’est à dire, ne vont point sans l’orison, mais font (estant ravies avec toute la sphere) les cercles à nostre veuê plus courts, si elles sont plus près du Pole, ou de tant plus longs, qu’elles en sont eslongnées. Et si encores le ciel estoit de figure ovale, son mouvement se pourroit sauver sans avoir ne vuide, ne penetration des corps, [61v] presupposant que deux Poles fussent aux deux bouts de l’ovale : n’importe (pour le declarer mieux comme dit Averrois) qu’ils fussent fixes et permanens, toutesfois les plus excellens corps n’obtiendroient pas la plus parfaite figure : car la spherique est plus capable de la ligne, d’autant que toutes les lignes tirées du centre de la circonference sont egalles à ce, quelque part ou de quel costé que vous mettiez les Poles, le mouvement sera parfait : ce qui ne peut estre en la figure ovale. Comme donc au commencement nous disions qu’il faut cognoistre les choses obscures et cachées, par celles qui sont plus cogneuës et descouvertes à nous : si nous voulons sçavoir quelle est la nature du ciel, nous l’entendrons par ses operations qui nous sont manifestes. Nous voyons que le ciel est tourné circulairement, ce mouvement simple luy est naturel, car s’il estoit contre nature, il seroit impossible [62r] qu’il peust tant durer : d’autant que tout ce qui est meu et poussé contre sa nature, endure et a besoing de repos. D’où vient que les corps naturels n’ont point besoing de repos194 : mais les animaux qui sont meuz par l’ame d’un autre mouvement que le naturel, ont besoing de repos. De la diversité du mouvement du feu ou de quelque autre des elemens, et du ciel il se peut voir clairement que ce n’est pas une mesme chose. Car le mouvement de la ligne droicte est, comme nous avons dit, propre aux choses legeres ou pesantes : le ciel n’est ne leger ne pesant : car s’il estoit l’un des deux, il faudroit par necessité qu’il eust l’autre pour contraire, comme le feu et la terre sont, l’un pesant, l’autre leger.
- 195 Aristote, De generatione et corruptione, 273a 17.
- 196 peust : pût.
- 197 ne : ni.
- 198 embas : en bas.
- 199 Comprendre « de plus ».
- 200 Aristote, Phys., 214b 29-35.
120Le ciel ne peut avoir ce mouvement sur la ligne droicte, ne selon, ne contre nature, par les raisons que nous avons dites. Il faut donc confesser qu’il n’est ne peǀsant [62v] ne leger. Aussi s’il est certain, comme nous avons deduit parlant des principes, que la generation se fait du contraire, si le ciel estoit pesant ou leger, l’un de ces deux s’engendreroit de son contraire, et se corrompreroit en son contraire. Or le ciel n’ayant point de contraire, ne peut estre ne engendré ne corrompu d’autre. Si vous le voulez entendre plus clairement, prenez les diffinitions du leger et du pesant, et icelles converties vous verrez que le ciel ne peut estre ne l’un ne l’autre. Pesant est ce qui tend du haut en bas vers le centre : leger ce qui part du centre et tend en haut. Ce qui ne tend ne en haut ne en bas, comme le ciel, ne peut estre dit pesant ne leger. Toutesfois, comme dit Platon, en un corps Spherique, il n’y a ne haut ne bas à parler proprement : et ce qu’Aristote195 dit haut ou bas, il l’entend selon l’usage des hommes, qui appellent haut ce qui est dessus eux, et bas [63r] ce qui est dessoubs : combien qu’en ce corps Spherique du monde, ne l’un ne l’autre bonnement ne se puisse comprendre. Les elemens ont des inclinations chacun en sa perfection : le feu tend au ciel comme à la perfection de sa nature, l’air au feu, et ainsi des autres. Le ciel n’a point de plus parfait, auquel il puisse tendre : il ne faut pas donc s’esbahir s’il ne se meut point, ne en haut ne en bas, mais tousjours en soy-mesmes. Davantage, en soy-mesmes, c’est à dire, en sa Spherique revolution, il ne peut avoir mouvement contraire, d’autant que par les plus eslongnées extremitez des lignes droites, se finist le contraire : et en la Spherique, les lignes sont circulaires. Et si vous dites qu’il y a contrarieté, en ce que le demy cercle de A. en B. soit autre que de B. en A. c’est à raison du diametre, qui est ligne droicte. Et pour le conclure en un mot, puis que les mouvemens cirǀculaires [63v] tendent à mesme fin et but, ils ne peuvent estre contraires. J’ay dit cela en passant, pour reveiller monsieur nostre Maistre, qui a ouy tant de bons mathematiciens en Allemagne, (avec monsieurs le Cardinal de Lorraine, duquel il a esté le nourrisson.) Encores meslant la Physique avec l’Astronomie, nous devons considerer en ce qui est d’une revolution ou mouvement circulaire, le total, non chacune partie : d’autant que les parties joignantes ou prochaines des Poles, sont moindres que l’equateur. Il semble donc par raison, que si en pareil espace de temps se font les revolutions des plus grands ou moindres cercles, que les uns aillent tost, les autres tard, par consequent il y auroit de la contrarieté en ce mouvement. C’est ce que disent les mathematiciens, que toutes les parties de la Sphere se meuvent egalement, mais non pas universellement. Car és plus petis cercles les estoilles vont plus [64r] lentement, qu’aux grands : d’autant qu’en mesme temps, ils parachevent leur tour circulaire, et le finissent où ils l’ont commencé : par necessité faut-il bien donc que qui a plus de chemin, s’en aille plustost. Que le ciel ne puisse estre engendré ne corrompu, il se void de ce que j’ay dit. Mais pour l’entendre plus clairement, il faut sçavoir ce que nous appellons engendré. Engendré est ce qui a ce qu’il est, d’un autre. Car necessairement tout ce qui est fait, est fait d’un autre : d’autant qu’il est impossible, selon Platon, d’imaginer une generation sans cause : au contraire nous disons que le non engendré est la premiere cause, estant un et simple, duquel toutes choses participent : autrement elles ne peuvent rien estre. Ce qui est un, ne participe point de la multitude, mais la multitude participe de l’un, comme engendrée de luy. Le ciel donc estant un, et ne participant point de la multitude, [64v] il ne peut estre engendré, ne augmenté, ne alteré, qui sont comme secondes generations des choses : aussi en tant de millions de jours, on n’a point veu qu’il se soit changé ny alteré en ses parties. Ce qui est bien raisonnable, attendu dit Aristote, le prenant droictement que c’est le grand siege des dieux, qui sont immortels et impassibles : Quelque grandeur neantmoins qu’on imagine en luy, si n’est-il pas infiny, comme ne sont pas aussi les autres parties du monde, qui sont les elemens : et par consequent iceluy monde ne peut estre infiny, puis que ses parties sont finies : lesquelles prinses ensemble ne sont autre chose que le tout. Si le ciel estoit infiny, les lignes tirées du centre à la superficie seroient infini[e]s : non pas quant à la longueur seulement, mais aussi quant à la distance entre elles. Comment pourroit donc se mouvoir le ciel à travers ses lignes infinies ? Il auroit tousjours [65r] quelque chose hors soy-mesmes, qui ne peut estre au mouvement circulaire. Davantage, il est impossible que le ciel peust196 passer ces distances des lignes infinies en temps finy, et toutesfois nous voyons qu’en certain temps il fait sa revolution : Dequoy il se peut assez entendre qu’il n’est pas infiny. Son mouvement donc ne197 son corps ne sont point infinis, puis qu’ils sont specifiez par le cercle et la Sphere, qui sont corps finis. Je dis notamment, par le cercle et la Sphere : par ce que le ciel n’est proprement ne l’un ne l’autre : car cercle, comme sçavez trop mieux, n’est qu’une superficie contenant deux dimensions, la longueur, et largeur : et la Spherique, un corps solide, ayant les trois : car le ciel n’est pas Spherique, estant rond dehors et concave ou creux par le dedans. Il n’est pas cercle aussi, car il a plus que des deux dimensions susdites. Que les quaǀtre [65v] elemens soient finis comme le ciel, Aristote le preuve ainsi. Le propre, simple, et naturel mouvement des elemens, est ou en haut, ou en bas : selon qu’ils sont pesans ou legers. Ils ont donc deux buts et termes certains et finis : l’un duquel ils commencent leur mouvement, l’autre où ils le finissent. Le feu part d’embas198 pour monter en haut, qui sont deux lieux contraires, certains toutesfois et determinez : autrement nous ne sçaurions dire ce qui seroit ou haut ou bas. Si donc les quatre elemens se mouvent en certains lieux et determinez, ils sont finis : car il est impossible qu’un infiny soit en un lieu finy et determiné. Aussi, comme nous eussions veu si j’eusse poursuivy la doctrine d’Aristote touchant les principes, il est impossible qu’il y ait un corps infiny. On pourroit dire que le monde soit finy, et que toutesfois cela n’empesche point qu’il n’y ait pluǀsieurs [66r] mondes. Ceux qui voudroient dire qu’il y eust plus d’un monde, devroient en premier lieu declarer s’ils n’entendent pas que les autres mondes soyent semblables aux nostres : c’est à dire qu’ils soyent composez de mesmes parties que cestuy cy, de mesme inclination, proprieté et nature. Car s’ils entendent de quelques autres mondes dissemblables aux nostres, ce seroit parlé improprement, de dire qu’il y en eust plusieurs, attendu qu’ils ne seroyent pas d’une mesme espece. Ès autres mondes donc la terre tendra en bas, et le feu en haut : il y aura un certain but ou extremité. Et le milieu aussi, ou le centre, comme nous avons dit du nostre. Et comme les parties de la terre differentes en nombre, et unies en espece, ne peuvent avoir qu’un simple mouvement, selon l’inclination de leur nature : aussi est-il impossible que la terre de l’autre monde, qui est par la presupposition que nous avons faite [66v] differente en nombre seulement de la nostre, tende en autre lieu que la nostre. Si toutes tendent à un milieu ou à un centre, comment pourrez vous soustenir qu’il y a plusieurs mondes ? Ce qui se peut clairement verifier, par ce que nous avons dit, qu’un corps soit grand ou petit, tant en sa totalité qu’en ses parties, n’a qu’un mouvement naturel et simple : si toute la terre tend à un lieu, c’est à dire, a de la nature de son mouvement une extremité et milieu certain et definy, il n’y peut avoir plus d’un monde : autrement la terre d’un autre monde qui seroit menée par son naturel mouvement vers le centre de la nostre, transperceroit le feu et le ciel de son monde, et par consequent tendroit du bas en hault, qui est totalement contraire à sa nature. Il n’y a point de doubte que tous les elemens ont un certain but, vers lequel ils sont portez de leur nature, et non point par une force exterieure. Si je jette une pierre en [67r] haut, tant plus elle s’eslongnera de moy, d’autant se diminuera la force qui la porte en haut : davantage si la pierre est fort grosse, ma force y pourra moins que si elle estoit petite. Au contraire en son naturel mouvement tant plus elle approchera du centre, d’autant aura elle plus de vigueur en son mouvement : et tant plus grosse et pesante elle sera tant plus rondement elle rendra en son lieu ou au centre. Dequoy il se peult clairement veoir, quel est le naturel et propre mouvement de toutes choses. Et si y a plus199, qu’un element d’une mesme espece ne peut avoir qu’un mouvement, par lequel il sera porté, ou du milieu à une extremité, ou de l’extremité au milieu. S’il n’y a qu’un milieu, il n’y a qu’un monde. Comme aussi s’il n’y a qu’un moteur ou une cause, il ne doit pas avoir plusieurs cercles. Non seulement dit Aristote, il n’y a point plus d’un monde, mais encores est-il totalement impossible qu’il y en eust [67v] plusieurs. Hors de ce monde n’y a ne corps, ne lieu, ne vuide, ne temps. Car s’il n’y a point de corps, il n’y a point de lieu : s’il n’y a point de lieu, il n’y a point de vuide : s’il n’y a point de vuide, il n’y a point de mouvement, s’il n’y a point de mouvement, il n’y a point de temps. Or est-il que deux Spheres contiguës ne se touchent qu’en un poinct : s’il y avoit plusieurs mondes, tout ce qui seroit entr’eux, seroit vuide200.
- 201 Aristote, Metaph., 1071b 3-22 ; 1073a 3-14.
- 202 Le sujet sous-entendu est « ces choses ».
- 203 Platon, Phèdre, 247c-248c.
- 204 si est-ce que : pourtant.
- 205 vegetante : nourrissant, fortifiant (accord du participe présent employé comme adjectif).
121Ce premier moteur donc qui est hors le monde, est immobile, inalterable, impassible, divin, immortel, cause parfaicte, et premiere de l’estre et mouvement de toutes choses201. Nous avons dict au paravant que le ciel ne peut estre engendré, et par mesme raison qu’il est incorruptible. Platon neantmoins, et quelques autres Philosophes ont pensé qu’encores qu’il eust esté faict, il estoit pourtant eternel, et ne periroit point : qui est, comme dit Aristote, une chose impossible. Car s’il a [68r] esté faict de quelqu’une des choses qui estoient autrement disposées que maintenant elles ne sont en luy, ont gardé202 ceste vertu et disposition de recevoir une autre forme, et par consequent le ciel s’il a esté faict, ne peut estre incorruptible. Mais il n’y a temps, auquel on ait peu dire, que le ciel ne fust pas, ne jamais il n’adviendra temps qu’il ne soit : il est donc eternel et incorruptible. Car ces deux s’entresuyvent, non engendré ou faict, et eternel, comme engendré et corruptible. Le mouvement du ciel est aussi eternel, non pas par violence ou necessité, comme aucuns ont voulu dire, ou bien que l’ame qui est en luy le meuve, comme les corps de çà bas : mais par sa disposition naturelle tresparfaicte et divine. Combien que donc le ciel ait une ame diffuse et estenduê par tout ce grand corps, qui luy est appliquée, comme dit Platon203, de tous costez, si est-ce qu’il204 n’est point meu ou poussé d’elle : autreǀment [68v], comme nous avons dict au paravant, il auroit besoin de repos, et ne pourroit estre ny eternel ny perdurable. Nous n’obmettrons en ce lieu, que ceste opinion que le ciel fust animé ou eust ame, estoit venue des escoles des Philosophes partie Pythagoriciens, qui ne pouvoient comprendre qu’il n’eust une ame qui le poussast et meust, puis que tous estoient d’accord, qu’il estoit corps : et par ce qu’ils voyoient que toutes mutations adviennent çà bas, à cause et pour les influences du ciel, ils le nommerent Dieu, Theos en Grec, qui vaut autant, comme estant en perpetuel cours et mouvement. De ceste opinion, sont procedées les autres, que Dieu estoit la lumiere et la chaleur vegetante205 toutes choses, mais nous reservons ces disputes en un autre lieu, venons à nostre propos.
- 206 si : pourtant.
- 207 Aristote, Meteor., B, 5, 302a 33; 363 b 4.
- 208 devant que : avant de.
- 209 par deçà : de ce côté-ci, dans nos contrées. L’on oppose souvent deçà (pour désigner l’endroit le p (...)
- 210 paradventure (par aventure) : peut-être.
- 211 si : s’emploie, semble-t-il, ici comme adverbe explétif, avec une valeur éventuelle de renforcement (...)
- 212 Le sujet est le feu et la terre.
- 213 Averroes, Destructio destructionis philosophorum.
- 214 si est-ce que : pourtant.
- 215 aucunesfois : quelquefois, parfois.
- 216 remis : mou, paresseux.
- 217 soudain : rapide.
- 218 tardif : lent.
- 219 intransmuable : immuable.
- 220 demeurast derrie dans le texte, corrigé en « demeurant derrière ».
- 221 les moindres : ceux qui accomplissent leur tour sur les plus petits cercles.
- 222 diaphané : diaphane, transparente. L’adjectif est attesté sous la forme diaphane mais non diaphané, (...)
- 223 ravir : transporter, entraîner de force.
- 224 tardif : lent.
- 225 passer outre : continuer.
122Or combien que le ciel soit Spherique, si206 luy baillons-nous les differences du haut et bas, de dextre et [69r] senestre, ayant esgard à sa vertu, non pas à sa figure. Les extremitez de la longitude sont le haut et le bas, comme le dextre et senestre de la latitude. Nous prendrons le haut et le bas és deux Poles, qui tiennent tousjours mesme lieu, et sont immobiles. Cela est dict un peu trop cruement : il le faut esclarcir par une facile imagination, faut imaginer une Sphere en repos, et qui ne se meuve point : car à une chose qui est en perpetuel mouvement, on ne peut assigner un certain poinct et arresté. Proposez donc en vostre esprit, qu’il y aye une ligne, qui passe par le centre du monde, et traverse les deux Poles, et parvienne jusques à ceste Sphere reposante : imaginez une autre ligne, laquelle passant par le centre du monde, le divise à Angles droits, par le milieu, et une autre troisiesme ligne, qui coupp[e] ces deux Angles droicts par le milieu, au centre du monde, comme les autres : vous trouverez entiere cognoissance de ce qu’appelǀlez [69v] haut et bas, au ciel, dextre et senestre, devant et derriere. Par ce les Poëtes ont feint qu’Atlas soustenoit le ciel, ayant la teste au Pole antartique, les pieds à l’artique, le bras droict à l’Orient, le gauche à l’Occident, la face tournée vers la partie anterieure. Pour ceste raison Aristote207 met l’antartique pour le haut, ce que toutesfois nous de l’Europe ne voyons point : et le Septentrional ou artique, qui est presque sur noz testes, pour le bas : d’autant qu’il est necessaire qu’il soit ainsi, si nous prenons le dextre à l’Orient, et que nous soyons en la partie anterieure du ciel, comme il est raisonnable. Mais si nous considerons le propre mouvement du soleil et des autres planettes en leurs cercles, ce seroit au contraire : car leur Orient est en l’Occident du premier mobile. Devant que208 passer outre, il faut noter, que pour parler proprement, il n’est point necessaire que le ciel non plus que les planettes, ait dexǀtre [70r] ou senestre. Car Orient, est dict au respect de ceux, auquel le soleil apparoist. L’Orient est donc en chasque poinct du ciel : et ce qui se dit oriental deçà l’equateur, est Occidental par deçà209. Moins est-il necessaire pour la perfection du ciel, qu’il ait dextre ou senestre : car nostre ame qui est plus parfaicte, n’en a point, ne haut ne bas, ne devant ne derriere : revenons à nostre dispute. Vous demanderez paradventure210 la cause pourquoy ces deux Spheres sont contraires l’une à l’autre, et s’il estoit besoin qu’il y eust contraire mouvement au monde. Puis que necessairement, dit Aristote, estans comme nous avons declaré les elemens contraires, il faut que la generation et corruption s’ensuyve : il faut aussi qu’il y ait un autre mouvement, que l’entier circulaire. Car s’il n’y avoit qu’un mouvement, et que toutes les parties du monde se [70v] tinssent tousjours en mesme endroit liées et attachées ensemble, toutes les choses de çà bas n’auroient qu’une passion, et demeureroient tousjours d’une sorte. Il n’y auroit point de changement au chaut au froid, à l’esté ou à l’hiver : ce seroit tousjours une saison. Ouy, direz vous, mais qui nous contraint de mettre ces elemens au monde ? Si j’eusse continué mon propos des principes, vous eussiez entendu qu’il faut necessairement qu’il y ait tousjours mouvement. Car nous ne pouvons entendre le commencement du mouvement ne du temps. S’il faut qu’il y ait perpetuel mouvement, il y a quelque chose qui est meuë perpetuellement, car le mouvement est en quelque chose. Le ciel qui est un corps divin et eternel, doit avoir par necessité un eternel mouvement, et s’il211 n’y a point d’autre que le circulaire. Or en tout mouvement circulaire, il faut qu’il ait un milieu, qui demeure et se repose : il a fallu donc [71r] par necessité, que la terre qui est pesante, et tend au centre, fust au monde. La terre a le feu pour contraire, quant au mouvement, et ne peuvent212 estre l’un sans l’autre. Il faut donc confesser que, sans les elemens, le monde n’a peu estre comme le ciel est rond et spherique, aussi sont les elemens, quant à la totalité de leur figure : mais ils ne sont pas parfaictement ronds et polis, comme le ciel. Le mouvement du monde est regulier, c’est à dire qu’en certain temps il faict son cours certain et definy, ne se hastant point plus à une fois qu’à l’autre. La terre est donc le centre du monde, et combien qu’elle nous semble fort grande, elle est toutesfois presque d’insensible quantité, à l’endroit du firmament : Nous imaginons deux poles aux deux bouts de la ligne ou aixeau, qui passe par le centre du monde, et sus le ciel ils se trouvent aussi immobiles, sans entrer en la réverie d’Averrois213, qu’ils sont mobiles [71v] selon la forme, et non selon le subject, ou comme il a dict autrement, que les Poles imaginatifs sont immobiles, mais que les vrais Poles, ne sont non plus en repos, que les autres parties du ciel, ce qui est faux : car par necessité, il faut que tout ce qui est rond circulairement, ait quelque immobile, sur lequel il se repose : Les Poles du Zodiaque sont bien mobiles, estant ravis du mouvement du premier mobile, comme sont toutes les inferieures Spheres, lesquelles encores qu’elles soient beaucoup moindres, si est-ce214 qu’elles ont leurs revolutions esgales au premier mobile. Car en mesme espace de temps, elles se meuvent en leurs angles droits, lesquels bien qu’ils soient moindres, sont toutesfois proportionnez aux autres plus grans. Dequoy la demonstration en Euclide est facile. Pour parler du premier mobile qui nous est plus cogneu, si son mouvement estoit irregulier, aucunefois215 il seroit vigoureux et roide, aucunefois lent et reǀmis [72r]216 : ce qu’on ne vid jamais, et ne peut estre. Car si tousjours il estoit hasté, il seroit infiniement legier, à ceste heure. Si au contraire il estoit tousjours retardé, son mouvement seroit plus lent, que celuy d’une tortue : le mouvement du ciel est donc regulier. Quand on dit qu’un mouvement est irregulier, et qu’il est quelquefois soudain217, quelquedois ta[r]dif218 et pesant, on luy attribue fin et commencement. Car il a esté tardif, ou au commencement, ou à la fin. Le mouvement circulaire, comme nous avons dit tant de fois, n’a ne commencement ne fin : et par consequent il n’est point irregulier. Le moteur tant du premier ciel que des autres Spheres, est immobile, et intransmuable219, simples, non engendré, et incorruptible. Le ciel aussi est incorruptible, comme nous avons dit, et intransmuable. Des deux costez donc tant de celuy qui meut que de celuy qui est meu, le mouvement du ciel ne peut estre irregulier : car l’irregularité est quand un des deux se change. Non [72v] seulement dit Aristote, le ciel n’est point transmué en sa totalité, mais aussi en ses parties : car toutes les estoilles et planettes sont en la mesme distance, et pareil ordre qu’ils estoient, il y a mille ans : Dequoy il se peut voir clairement, qu’il n’y [a] rien d’irregulier, ny en tout le corps du ciel ne en aucune de ses parties. Aussi les estoilles quelque diversité de couleur qu’elles ayent pour leur espoisseur ou rarité, sont de mesme substance que le ciel. Elles ne sont pas de feu, comme plusieurs ont escrit, mais par leur mouvement elles eschauffent et embrasent l’air, comme les pierres qui sont jettées de grand force. Le soleil beaucoup plus que les autres pour sa grandeur : comme nous voyons à l’œil, que le jour est plus chaut que la nuict, et l’esté que l’hiver : par ce que lors il est sur nous et s’approche de nous. Il faut entendre que tout le ciel est continu, et que les grands cercles et les petits font leur tour en [73r] mesme temps, autrement si l’un passoit devant, l’autre demeura[n]t derriere220, le ciel ne seroit pas entier et continu. Par necessité faut-il bien que ceux qui divisent la Sphere par le milieu, comme l’Equinoctial et le Zodiaque, se hastent en leur mouvement pour parvenir aussi tost au point que les moindres221. Les corps des estoilles et des planettes ne se meuvent point : ils sont fichez en la Sphere, qui les tourne, et sont quant à eux immobiles. Nous ne voyons pas les Spheres, parce qu’elles sont diaphanées222, mais il faut imaginer que les planettes sont ravies223 ou tournées, par leurs cercles, comme les estoilles au firmament : les uns plustost, les autres plus tard, selon qu’ils sont près ou loin dudit firmament. Il est raisonnable que la Sphere de Saturne qui est près du firmament au hu[i]ctiesme Sphere, soit plus tardif224 au mouvement propre qu’elle a, que celle de la lune : d’autant qu’elle est plus près de la Sphere, qui [73v] l’empesche et retarde. Or ne faut-il penser que ces corps de planettes, soient insensibles comme une pierre, ils ont, dict Aristote, action et vie, c’est tout ce que je vous diray du ciel pour ceste heure, tant par ce qu’il est jà tard et temps de se retirer, qu’aussi je me trouve si las, que je ne puis passer outre225. Mais si vous voulez : nous poursuivrons à la premiere commodité, ce qui reste des elemens, ou si vous aymez mieux ouyr quelque chose de l’ame, nous remettrons le reste des elemens à quelque autre commodité.
123Le Gentihomme. Puis que votre excuse est pertinente et peremptoire, je ne voudrois estre si importun, que de vous presser plus avant pour ceste heure : bien m’attendray-je que vous acheverez à la premiere feste qui sera, l’Astrologie d’Aristote, en laquelle je ne sçay s’il estoit si grand ouvrier, qu’és autres choses, mais j’espere par [74r] vostre moyen le sçavoir.
- 226 Le disner est le principal repas de la journée (il se prend au milieu du jour et rompt le jeûn de l (...)
124Le Theologien. Je vous prie remettre notre assemblée à la presdinée226.
125Le Philosophe. Quand il vous plaira.
126Le Gentilhomme. Je m’accorde à ce qu’il vous plaist. [74v]
127Le Theologien. J’auray à ce coup, Monsieur ma revanche, du reproche que vous me faisiez, d’avoir esté paresseux, veu qu’il y a plus d’une heure que je vous attens.
- 227 contendant : personne partie prenante d’une querelle. Le Gentilhomme évoque une querelle qui a impl (...)
- 228 appointer : se mettre d’accord par conciliation (ici sans coup frapper, c’est-à-dire sans duel).
- 229 appartenir : concerner, se rapporter à ; celuy qui avoit l’advantage m’appartient : ici cela signif (...)
- 230 partie : adversaire.
- 231 L’adversaire a cherché à conclure la querelle à l’amiable, bien qu’il soit l’offensé et le cousin l (...)
- 232 qui : ce qui.
- 233 a(d)vouer : reconnaître.
- 234 ores que : bien que.
- 235 vacation : fonction (l’adversaire du cousin n’est pas un homme d’épée).
128Le Gentilhomme. Je suis infiniement mary de vous avoir tant fait attendre, mais je m’asseure que quand vous sçaurez l’occasion de mon retardement, vous le trouverez raisonnable. Car j’estois empesché à autres discours, qu’à la philosophie, ayant esté employé à une querelle, que j’ay par la grace de Dieu veu finir, d’autant que les contendans227 d’eux-mesmes se sont appointez228, sans coup frapper, dont j’ay esté infiniement aise : parce que celuy qui avoit l’advantage m’appartient229, et a esté requis d’amitié de sa partie230, ores qu’elles eust esté offensée231. Dont je louë Dieu que le tout soit reussi à [75r] nostre advantage, et à si bonne fin : et s’il faut en passant, que je louë mon cousin d’une grand modestie, qui n’a jamais voulu declarer qu’à moy, et à un autre de ses plus fideles amis, le motif de sa querelle, qui232 a esté en partie cause de l’accord : par ce que sa partie croyant que nul sçeust le differend qu’eux deux, est venu luy-mesmes le requerir d’amitié. À quoy j’advouë233 qu’ores qu’il234 eust esté offensé par mon cousin, qu’il a vertueusement faict, tant pour sa vacation235 qui n’est d’espée, que pour la reverance des commandemens de Dieu.
- 236 cayer : se reporter à la note 66.
- 237 manifeste : déclaration, écrit, destiné à exposer ses vues, ici sur la question de l’honneur.
- 238 police : réglementation. Le Theologien demande une réglementation sur la question du duel.
129Le theologien. Monsieur, vous feriez infiniement bien, et une bonne et saincte œuvre, si par voz cayers236, vous mettiez quelque reglement, à ce desreglé point d’honneur, qui outre l’offense de Dieu, qui y est apparente et extreme, attire à soy un manifeste d’honneur237 : veu que si pour l’honneur de Dieu, et la reverence de ses commandemens, vous endurez outrage, vous estes tenu pour infame, [75v] si vous tuez vostre partie, un bourreau souillera ses mains dedans vostre sang, qui infamera et vous et vostre lignée, et ce-pendant nul ne met peine d’y faire mettre quelque police238 : je vous prie Monsieur, y tenir la main à ce coup.
130Le Gentilhomme. Cest erreur est tellement inbibé és cœurs des François, avec l’induction de sathan, que malaisément y verrez vous ordre ny police, si Dieu n’y met la main par sa grace : ce que je luy supplie de tout mon cœur vouloir faire. Mais remettant ce poinct à nostre assemblée, je vous supplie que nous continuons nostre desseing.
131Le Philosophe. Je voy bien que c’est à moy à qui vous en voulez, parquoy puis qu’il vous plaist ainsi, je m’en vay commencer, et vous diray, que la dispute de l’ame parfaicte, je prendray le propos où je l’ay laissé pour donner loisir à Monsieur nostre Maistre, de dire ce que par deux fois il a promis : à fin que nous sçachions lequel il suyvra plustost, Platon ou Aristote. [76r]
- 239 se baigner : se delecter (Aristote se réjouit quand il peut contredire Platon).
- 240 accort : habile, astucieux. Accort comme subtil, sont synonymes et peuvent signifier en bonne part (...)
- 241 esbaissez : graphie pour « esbahissez ».
- 242 Le theologien prefère Platon à Aristote
- 243 quand : quant.
- 244 sçavoir est : c’est-à-dire.
- 245 quand du lieu : le verbe qui précède est en facteur commun, il faut donc comprendre « quand on trai (...)
- 246 fallace : fausseté, erreur.
- 247 Ce n’est pas à dire : cela ne veut pas dire. Négation de c’est à dire qui n’est pas encore figé à l (...)
- 248 Comprendre : « il n’y aura pas à reprendre celui qui dirait "il est un et non un" ».
- 249 confesser : avouer, admettre.
- 250 à à dans le texte. Nous corrigeons.
- 251 que que ce soit : quoi que ce soit.
- 252 Aristote, Phys., 265a 11-265b 8.
- 253 Aristote, Meteor., I, 4, 341 b10.
132Le Theologien. Je n’ay pas si grande affection à cestui-cy ou à l’autre, que je n’ayme mieux, comme dit vostre Aristote, la verité : et pour vous dire en peu de paroles ce que j’en puis juger, il me semble que Platon estoit beaucoup plus droict, et plus sincere qu’Aristote. Il fait tousjours et avec raison grand honneur à son precepteur Socrates, il reprend modestement les anciens, et où il se veut ayder de leurs opinions, il le confesse volontiers. Aristote au contraire, n’allegue jamais personne que pour le reprendre. Il se baigne239 quand il peut contredire à Platon son maistre. Il est aigu et prompt, mais vous verrez le plus souvent que ses argumens sont plus apparens et sophistiquez, que veritables, quant aux forces et proprietez de l’ame, quant à la divinité aussi. Il se monstre plus subtil ou accort240 en dispute que Platon, mais il ne vient ny ne peut attaindre aux tant divines et hautes conceptions de l’autre. Ne vous [76v] esbaissez241 donc pas, si j’ayme mieux Platon, puis que je l’estime plus droit, et que sa doctrine approche autant de la foy, que celle d’Aristote en est eslongnée242. Quand243 à ce que vous avez desduit si clairement, et en si bon ordre, que j’estois ravy en vous oyant : je ne puis nier certes qu’Aristote n’ait divinement recherché, ce que la pensée humaine peut comprendre : et que ce ne fust un esprit aussi vif et cler, qu’il y en eust jamais au monde. Mais si avez vous passé beaucoup de choses, ce me semble, legerement, combien que je n’aye pas si bonne memoire qu’il m’en puisse souvenir. Aussi vous ne vous estes pas tousjours arresté à Aristote seul, vous avez entremeslé beaucoup de subtilles et belles considerations des autres, qui sont venus après luy : et si avez repeté plusieurs disputes, ausquelles il ne touche, faisant couler les siennes entre les autres, si bien à propos, que quasi nous avons honte de les contredire. Pour en toucher [77r] toutesfois quelques unes, il me semble en premier lieu, qu’il fait grand tort aux Philosophes, qui mettent l’Estre un et infiny, d’interpreter leurs opinions comme s’ils eussent parlé d’un principe naturel. Car il se void assez qu’ils parloient de ceste cause premiere, qui ne peut estre, selon Aristote mesmes, qu’une et eternelle. Autrement quel besoin estoit il que Parmenides fit deux livres, l’un de l’opinion, où il met deux principes naturels et sensibles, sçavoir est244 le feu et la terre, et l’autre de la verité : auquel il ne parle que du principe intellectuel, et le met un, infiny et immobile, entendant beaucoup mieux qu’Aristote, que Dieu est la premiere cause et le vray principe de toutes choses. Les Philosophes ont bien entendu qu’il y avoit un estre sensible, des choses qui s’engendrent et corrompent : et que cest estre là, est mobile, mais que l’autre estre intellectuel est immobile : car s’il estoit meu de estre, il viendroit [77v] à non Estre, par ce que la forme de l’Estre ostée, la substance n’y est plus. Or cest Estre ne peut estre engendré, car s’il l’estoit il faudroit confesser qu’il y eust un autre Estre, devant luy : et ainsi la speculation seroit confuse et infinie, ou que du non Estre, qui n’est rien, l’Estre fust fait. Par mesme raison il faut bien, que l’Estre soit immobile et infiny, s’il doit demeurer Estre : car venant à non Estre, il n’est plus Estre. Mais il faut bien considerer, qu’il y a grande difference de dire simplement l’Estre est mobile, ou de dire tel Estre est mobile. D’autant que je puis dire qu’il ait cessé d’estre, en qualité ou quantité, ce qu’il estoit, mais non pas en substance : Ainsi l’Estre n’est ne accident, ne ayant accident ; et ne peut estre que non engendré et immobile. Combien que passant plus outre, examinant un peu ceste vostre Philosophie, l’Estre se dira, duquel les parties s’assemblent à un but certain : et se peut diviser en [78r] tant de parties, que ses parties se peuvent subdiviser. Quand on traite de la ligne, de la superficie, du corps, quand du lieu245, du mouvement, du temps, chacune de ces choses est divisible : mais en pas unes de ces significations l’Estre ne peut estre dit un, d’autant qu’il est continu. Si on le met indivisible, contre le poinct, il n’est pas infiny, car l’indivisible n’est comprins souz aucune quantité, et finy et infiny sont de la quantité. Et si, à parler proprement, cest un ne se peut dire indivisible : car à l’indivisible on ne peut attribuer aucune qualité. Si la partie est diverse au tout, elle n’est mesme chose, car plusieurs parties ne sont mesme chose que le tout, et toutesfois le tout, n’est que ses parties, dont il soit un, et non une chose. Aristote mesmes, enseigne où sont les fallaces246, qui s’entendent tant des parties separées, que des continues, des similaires, que des dissimilaires. [78v] Car ce n’est pas à dire247, que si une goutte de sang, est sang qui sorte, elle soit tout le sang : et toutesfois toutes les parties du sang ensemble, ne sont que tout le sang. Mais en quelque sorte que ce soit, qu’estoit-il besoin d’extravaguer en ceste dispute. Car Parmenides ayant dict clairement, que l’existant estoit prochain de l’existant, donne assez à entendre, que l’Estre estoit continu, et qu’il n’y avoit de divisé ou divisible en luy. Donc le disant un, il entend veritablement qu’il fust continu, et indivisible, car il est en soy tout semblable. Cest Estre ne peut avoir corps, car autrement il auroit des parties : mais en la raison de ce, seulement se comprennent toutes choses qui sont, combien que nous ne les pouvons separer par imagination : mais tousjours sont-elles unies en l’Estre qui les comprend et contient toutes. Il est donc un, et tout, si toutesfois par separation intellectuelle, nous [79r] comprenons que mille et mille choses sont, et parce que l’estre à ce regard n’est pas un, on peut tout calomnier. Mais si Aristote se fust arresté au sens et intention des Philosophes, et non aux paroles, pour leur contredire, il n’eust en vain tant de fois repeté une chose, qui est plus claire que le jour. Car quelle contrarieté y a-il à dire, qu’une mesme chose soit une pour un regard, et plusieurs pour un autre, puis qu’un peut estre quant au subjet un à plusieurs : quant aux accidens, un peut estre un casuellement à plusieurs en puissance, en sorte à qui diroit, il est un et non un, ne sera à reprendre248. En après là où vostre Aristote se vante d’avoir trouvé quelque chose plus que les autres, touchant les diverses significations de l’estre, et le mettant comme equivocque : vistes-vous jamais philosophe qui dist, que s’il y a des choses qui participent, les unes plus, les autres moins d’une qualité, que pour cela la qua[79v]lité soit equivoque. Quant aux principes qu’il dit avoir trouvez, c’est à sçavoir la forme, la privation, et la matiere : encore que je vous vueille confesser249 qu’ils ont substance d’eux-mesmes, sans autre principe, si est-ce que pour cela il me semble qu’Aristote n’avoit rien trouvé dequoy il se deust vanter. Car il n’y eut jamais Philosophe devant luy, qui ne recogneust és substances la matiere et la forme, combien que les uns les appellassent d’une sorte, et les autres d’une autre. Quant à la privation, il semble que non seulement elle ne doit pas estre nommée principe, mais qu’elle est totallement contraire au principe. Nous recherchons les causes desquelles toutes choses procedent, et vostre Aristote nous met en avant la privation, qui seroit plustost le principe de n’estre point. Mais ce n’est pas là seulement où il s’abuse de sa privation : il avoit si grand envie de contredire à250 Platon, qu’il [80r] luy met sus faulsement, qu’il avoit ou mal inventé de soy, ou mal entendu de Socrates, la raison des idées. Et toutesfois il sçavoit bien que les Pythagoriques avoyent escrit, avant que Platon fust né, qu’il y avoit un monde exemplaire. Mais pour retourner à nostre propos : Platon avoit escrit, que ce que nous comprenons en l’esprit de la raison de toutes choses, est beaucoup plus certain et parfait, que ce que nous cognoissons par les sens en elles. Il falloit donc qu’il y eust quelque plus parfaicte nature, de laquelle procedast ceste entiere cognoissance : et par ce il mettoit les idées, c’est à dire certaines especes ou formes, qui reduisoyent plusieurs choses à une, et disoit que selon icelles, c’est à dire, au patron de ces formes, Dieu ou que que soit251, ceste nature parfaicte avoit créé le monde. Si Platon dit, Aristote a entendu que selon les raisons des sciences, comǀme [80v] plus parfaites que celles que nous cognoissons és choses sensibles, il faut qu’il y ait des formes ou idées : puis que l’ame ne peut rien comprendre qui ne soit : si vous pensez à quelque chose corrompuë, et qui ne soit point, il faudra confesser que des choses corrompuës et passés, il y ait une idée. En après s’il y [a] quelque chose singuliere et parfaicte, qui pour estre une en plusieurs, fait que les hommes sont hommes : il faudra qu’il y ait quelque chose singuliere aussi, qui soit une en plusieurs, qui donne de n’estre point homme aux substances qui ne seront point hommes. Et comme nous supposons de l’une, aussi faudra-il faire de l’autre. Vous voyez la calomnie du Philosophe, d’autant que toutes choses qui sont, comme nous avons dit, ne peuvent estre sans cause, nous recherchions comment ce monde, tant en sa totalité qu’en ses parties, a esté fait à l’idée de l’autre monde intellectuel : lequel [81r] celle nature ou substance sempiternelle, qui a esté cooperante avec Dieu à la creation, a prins comme un patron et forme, pour nostre monde sensible : et Aristote ne veut mettre en avant les privations, lesquelles par faute de cause demeurent privations. Je demande, pour le dire plus clairement, la cause de ceste image, de l’homme, qui est faict, selon que l’escriture saincte le tesmoigne, à l’image de Dieu : Et Aristote me vient parler de la privation, qui n’a point de cause. Qui est celuy qui doubte, que si pour une raison je suis homme, que ne l’ayant point, je ne seray point homme : Et que les choses corrompuës, laissent un image non pas de ce qu’elle ne sont plus, mais de ce qu’elles ont esté ? En après comment sustiendra-il qu’il n’y ait point d’infiny à la quantité, c’est à dire, en la magnitude ou aux nombres, comme il dit tant de fois en ses principes ? Et combien que le monde soit eternel, le temps pourǀra[81v]-il estre finy, si le mouvement n’a point de fin. Il a ainsi quelques maximes qu’il tient pour certaines et asseurées, et si l’on y regarde de près, il n’y a rien de plus faulx ne plus mal à propos. Regardez ce qu’il dit au second livre des principes : C’est, dit-il, une grande follie de penser qu’une chose ne soit point faicte pour quelque fin, si l’on n’a veu la deliberation du moteur, c’est à dire de celuy qui fait la chose : et toutesfois l’art qui fait, ne delibere point : voulant dire, que si l’art ne delibere point en ses œuvres, à plus forte raison la nature ne doit pas deliberer. Il faut dire ou qu’il a eu quelque si subtil et caché jugement, que nous n’y pouvons rien entendre, ou qu’il a dit la chose la plus absurde du monde. Y eut-il jamais si pauvre de sens, qui n’entendist que l’art ne peut estre appellé art, si sa fin n’est entenduë ? qu’il n’y eut aussi jamais homme qui ne deliberast devant que de commencer son œuvre ? [82r] Quant à la dispute du monde, il dit de belles choses : mais Platon le surmonte, d’autant que la verité est à preferer à la mensonge. Vous avez commencé par les trois dimensions des corps, et les avez presupposées pour prouver qu’il y a trois mouvemens, c’est à sçavoir deux sur la ligne droicte, et un sur la circulaire. Tant plus je pense à vostre dialectique, tant plus je m’esbahis où vous avez trouvé ceste consequence des trois dimensions aux trois mouvemens. Car ils n’ont rien de commun ensemble. Et puis vous dites que des elemens les uns tendent en haut, les autres en bas, sur la ligne droicte : je vous demande si c’est parlé en Philosophe, et si vous ne sçavez pas bien, que l’element a un certain lieu et diffiny, auquel il se repose sans estre meu ne en haut ne en bas, si ce n’est par violence. Si vous jettez par force de la pierre en haut, elle se veut joindre [82v] naturellement avec les autres parties de son espece. Et par ce qu’il n’y a point d’autre chemin que par la ligne droicte, du haut en bas : il faut bien par necessité qu’elle tende en bas vers le centre. Ce mouvement donc n’est point propre à la terre, et ne luy convient sinon quand elle est hors de son lieu, et par consequent il ne luy peut estre si naturel que dit Aristote252. Le feu comme luy-mesmes confesse aux Metheores, est tourné circulairement : il a donc ce mouvement, ou selon, ou contre nature253. S’il l’a selon nature, il a plus d’un mouvement naturel, si contre nature, comment peut-il durer sans repos ? En après, vous disiez que le ciel est incorruptible, ou par ce qu’il est rond, ou par ce qu’il est meu circulairement. Aristote dit que tous les elemens sont ronds, et que toutesfois ils sont corruptibles. La forme donc ne le fait point incorruptible : aussi peu le mouvement, car il n’y auroit point de raison, que le [83r] ciel fust eternel pour un mouvement, et que le feu par mesme mouvement ne le fust pas.
133Le mouvement circulaire, disiez vous, est plus parfait que celuy de la ligne droicte : pour autant que la ligne droicte, soit que vous l’imaginiez finie ou infinie, ne peut estre parfaicte : si elle y est finie, on y peut adjouster, et parce elle est defectueuse : et si elle est infinie, encores est-elle plus imparfaicte. Je vous prie regardez comment cela est conclud, et si il est veritable : Toute ligne droicte n’est pas infinie : et si à toute ligne droicte on ne peut pas adjouster. S’il n’y a rien hors le monde, que voudriez-vous adjouster à la ligne diametrale de la Sphere du monde ? En après, si vous prenez l’imperfection de la ligne droicte à son infinité, que direz-vous de la circulaire, qui se meut tousjours à jamais, selon vostre opinion, et qui n’a ne commencement ne milieu ne fin ? Ce que je dy, pour monstrer [83v] que les argumens d’Aristote, pour prouver l’eternité du monde, ne sont pas si necessaires qu’il la faille confesser. Les elemens disiez-vous aussi, sont pesans et legers : le ciel ne peut estre ne l’un ne l’autre, s’il n’y a point de haut et de bas en une Sphere, comme dit Platon, et après luy Themistie, il n’y a rien qui tende ny en haut ny en bas, et par consequent il n’y peut avoir ny pesant ny leger. Un autre de voz argumens estoit :
- 254 « finer » dans le texte que nous corrigeons.
- 255 Avicenne, Livre de la guérison, IV.
- 256 Aux : hapax, créé par décalque de Ptolémée, et que F. de Neufville explique par « apogée ».
- 257 Aristote, Metaphys., XII, 7.
- 258 privature : privilège, non attesté dans le Grand Corpus des dictionnaires (Classiques Garnier numér (...)
- 259 omogenée, eterogenée : homogène, hétérogène.
- 260 Columella, De re rustica.
- 261 Vitruve, De architectura, I.
- 262 interjection : hapax au sens de rencontre, point de rencontre (non attesté dans le Grand Corpus des (...)
- 263 eccliptique : écliptique (plan de l’orbite d’une planète autour du Soleil).
- 264 equinoxial : equinoxe.
- 265 lairray : laisserai.
- 266 seur : sûr.
- 267 Platon, République, VI 508 ss.
- 268 oy : ouï (entendu).
- 269 s’entend : se comprend, est compris.
- 270 Le sujet sous-entendu est « les Aristotelites ».
- 271 Platon, Politique, 260e.
- 272 die : dise (forme du subjonctif).
134Les elemens sont contraires, et par ce sont-ils engendrez et corrompus : le ciel n’a point de contraire, il ne peut donc estre ne engendré ne corrompu : voyez quel argument pour un si grand Philosophe. La substance n’est-elle pas engendrée ? et toutesfois luy-mesme dit qu’elle n’a point de contraire : une ame irraisonnable, qui est engendrée, ne peut avoir de contraire, ne la figure aussi : toutesfois vous prenez pour une maxime indubitable, [84r] qu’il n’y a ne generation ne corruption, où il n’y a point de contraire. Mais encores qu’il fust ainsi, n’y a-il contraire que du mouvement du lieu ? Vous avez mis le feu et la terre contraires. L’eau est-elle pas aussi contraire au feu que la terre ? Si le ciel donc n’a point de contraire quant au mouvement sphericque, n’y a-il point d’autres contraires qu’il peust avoir ? Aussi ne puis-je sçavoir quel mouvement ne comment vous l’entendez : car vostre Aristote dit, que mouvement est l’acte du mobile, en sorte qu’il presuppose la chose qui est meuë ou mobile devant le mouvement. S’il y a quelque chose devant le mouvement, comment est-il eternel, et sans commencement ? Ou s’il a eu commencement, comment se peut-il imaginer sans fin ? puis comment ne doit-il avoir fin, estant de mesme nature et qualité ? comment n’aura-il de [fin sinon254] par necessité, comme il a esté necessaire de [84v] commencer, autrement le monde ne fust pas. Ce n’est pas tout, vostre philosophe baille pour toute puissance à Dieu de mouvoir et faire tourner le ciel : et qui est pire, il le fait compagnon des autres intelligences, ne l’exemptant non plus de ce tournoyement que les autres. Ce que Avicenne255, qui l’estime tant, et le suit volontiers, n’a peu endurer : il met Dieu en repos, et laisse travailler les autres. Ne rougissez vous point quand il dit, que les astres ont ame, et que toutesfois ils ne se meuvent point, sinon par la revolution de leurs Spheres ? ce sont volontiers quelques huistres ou esponges qui ont ame, et ne remuent point. Le soleil, dit-il après, n’est pas chaud de soy, il l’est par son mouvement, et par ce l’esté est plus chaut que l’hyuver, et le midy que le soir. Car le soleil est alors plus près de nous. Un enfant de six ans qui auroit estudié un mois en Astrologie, ne diroit pas que le soleil fust plus près de nous [85r] à midy qu’au matin : mais il diroit bien, que les rayons sont plus droits ou perpendiculaires à nous l’esté que l’hyver, à midy qu’au soir ou au matin. S’il eust entendu, que le soleil est en un cercle eccentrique, et que l’esté il est en son Aux256, ou Apogée, comme Ptolomée le nomme, qui se trouve au signe de l’escrevice, il n’eust jamais dit qu’il fust plus près de la terre l’esté que l’hyver : car c’est tout le contraire. Si le soleil aussi n’avoit la chaleur de sa substance, mais par le mouvement, la lune qui est plus près de nous, devroit plus eschauffer la terre que le soleil : comme nous estant plus prochaine. Je voudrois que ce grand esprit nous eust plus clairement fait entendre, comment le mouvement du ciel se fait : je luy confesse, si voulez, qu’il ait ame, et que par ceste ame, il ne soit point poussé ne meu, mais par l’intelligence et moteur, qui est hors luy. Ce mouvement donc est-il naturel [85v] ou non : s’il est naturel, il tend à la fin du mouvement naturel, qui est de bien estre, et parvenir au repos d’icelle ame. Nulle chose de ce monde, de sa nature, ne retourne contremont, pour recommencer son mouvement, n’ayant attaint par l’accomplissement d’iceluy le but, ne la fin où elle tendoit. Ce ciel se tourne, et va incessamment, sans qu’il apparoisse qu’il y ait aucune fin en son mouvement. Davantage, il est parfaict, et ne peut atteindre à plus grande perfection. Aristote dit que Dieu est moteur du premier ciel257, et sur cela on a voulu dire que comme le moteur n’a point de fin, aussi n’a le mouvement : mais ils se confondent, en ce qu’ils font le monde finy, et par ce non semblable au moteur qui est infiny. De ceste absurdité en procede une autre : car puis que le monde est finy, il ne peut par consequent avoir puissance et effect que finis et determinez : [86r] comment seroit-il doncques eternel comme vous dictes ? Surquoy avant que je passe plus avant, vous noterez s’il vous plaist cecy : les sages, pour oster ce mot de corruption du ciel qui est commun à la matiere, ont tant attribué de dignité à sa forme, que quasi ils ont voulu dire, que sa substance ne subsistoit pas de la matiere, comme le mesme et de toutes autres choses qui sont en ce monde. Aristote au contraire, non seulement ne luy attribue ceste grande dignité et privature258 à sa forme, mais il la faict beaucoup moindre qu’elle n’est : car quand nostre ame est en nous, elle nous pousse et vivifie, soubs la vertu et puissance de ce Dieu eternel, auquel et par lequel nous vivons, nous nous mouvons et sommes, entendans le dire de sainct Paul : L’ame du ciel ne luy sert de rien, sa forme encore moins pour ses operations, puis que sans l’intelligence qui est hors le ciel, il [86v] ne se meut point selon Aristote : selon le dire duquel, sa matiere est formée comme les autres corps, mais plus excellente, s’il est corps, de le diffinir là dessus, si les parties sont omogenées ou eterogenées259 : C’est escrire, si chasque partie du ciel est ciel o[u] non. Le bois est une partie omogenée de l’arbre, qui toutesfois ne se peut dire l’arbre, comme l’estoille ou astre, est une partie du ciel. Ceste question en peut amener une infinité d’autres, le ciel ne contient sans ce que disons, qu’il soit transparant, diaphanée, ou tangible, combien que qui l’a veu en pourra juger. Or que l’estoille soit la plus espoisse de sa partie du ciel, nous avons faute de mot françois pour l’exprimer, car nous disons clair et espois contraires aux grains semez, espois et tenure, à la grosseur, espois ce dit aussi d’une chose solide : le plomb est plus espois que le bois qui est plus porreux, et reçoit plus d’air : et pource en [87r] pareil grade, le bois est plus leger. Mais pour revenir à nostre propos, je prends que le ciel soit comme une toille : là où elle sera mal tissuë, l’on verra à travers : là où les fils seront serrez l’un contre l’autre, on n’y verra pas : l’estoille est un endroit du ciel, où il y a plus de matiere, où le ciel est plus dense ou espois, comme nous parlons en françois. Que disons nous des planettes ? c’est grand cas et incomprehensible, qu’en toute une Sphere, comme ils se tiennent au corps, il n’y ait rien de lumineux, qu’un bien petit corps, qui n’esclaire à toute la Sphere. En après d’où provient il que Mars rougisse, Saturne pallisse, la Lune ait des taches perpetuelles, je vous laisse à penser sur cela, bien que par infinis argumens il s’y puisse contredire. Venons à la substance du ciel, selon vostre docteur, elle est toute une, bien que la constitution soit diverse, comme vous avez bien [87v] traicté de la tardité et celerité, et de ses parties. Or donc si le ciel est eternel, il est infiny, ses operations en toute par parties sont infinies, le total donc durera et tiendra infiniment, le soleil infiniment, et la lune aussi : et la lune quant à mouvement, sera plus grande que le soleil, d’autant qu’elle faict plus de revolutions : il y aura donc au ciel un infiny plus infiny que l’infiny, qui est totalement impossible. Et ne sert de dire comme aucuns à la verité doctes et subtils de nostre temps ont escrit, que ces planettes ne sont pas infinies, mais parties de l’infiny. Car vous ne pouvez partir l’infiny, qu’en parties finies, ou infinies. L’argument est bon, si vous nous voulez bailler des raisons d’Aristote, que le ciel a habituellement de parfaits mouvemens, et en ce est sa perfection, qu’il est peu de repos, je dis que cela faict contre luy : car il n’a rien [88r] de sa substance, mais de la vertu du moteur. Aussi tousjours de soy il est passible, et finira destitué de ceste vertu qui le pousse, quand le temps ordonné et l’heure sera venue. Partant quand Aristote a dit qu’il n’a point de commencement, et qu’il n’a jamais esté temps qu’il n’eust esté, je le confesse, s’il prend le temps, pour la mesure de la revolution du premier mobile, mais s’il l’entend, comme en ses si subtils argumens, ainsi qu’il les tient, cela est faux. Car et le temps a eu commencement, et le ciel, et le monde, et aura fin. En ce qu’il n’a mis que huict Spheres, et Venus et Mercure devant le soleil, il est excusable : car de ce temps là on n’avoit pas observé trois mouvemens en la huictiesme Sphere, qui nous contraignent d’en mettre deux par dessus, et entre le soleil et la lune, Venus et Mercure, comme Ptolomée le demonstre. Aussi peu enǀtendoit[88v]-il que combien que les estoielles fixes, comme il dit, soient tousjours en mesme distance les unes des autres, que leur Sphere toutesfois se meut contre l’Orient, en sorte qu’on les void quelque fois plus eslongnées des signes du zodiaque, qu’elles n’estoient auparavant, tant en declination que latitude. Le signe de la vierge fut observé par Timochares estre distant huict parties du signe Autumnal : Ptolomée le treuve à trois et demy ou environ : aujourd’huy il en est à dixsept ou environ. Ceste mesme estoille du temps de Timochares estoit plus australes ou meridionale que l’equateur d’une partie et deux quintes : du temps de Ptolomée, elle avoit passé du costé de Nort ou Septentrion, plus que l’equateur, de la moitié d’une partie. De ce mesme mouvement de la huictiesme Sphere vient que les equinoxes et solstices ne sont [89r] pas tousjours en mesmes parties des signes du zodiaque. Collumelle260 escrit que l’equinoxe estoit de son temps en la huictiesme partie du bellier, comme fait aussi Vitruve261 : et le solstice en l’huictiesme de l’escrevice : ou pour le dire autrement, ils estimoyent que l’equinoxe fust devant les calendes d’Avril huict ou neuf jours, c’est à dire au vingtquatriesme ou au vingtcinquiesme de Mars : qui n’estoit pas toutesfois veritable : aujourd’huy il est ou le dixiesme ou l’onziesme, et se trouve ceste rencontre et interjection262 de l’eccliptique263 de la huictiesme Sphere et de l’equinoxial264 du premier mobile, aux signes des poissons, et de la vierge. Vous voyans las je lairray265 couler plusieurs doubtes, qu’Aristote nous laisse irresolus. En premier lieu le soleil donne influence principalement et par dessus les corps celestes à ces choses basses : car si on dit que c’est par [89v] ce qu’il est plus prochain de nous, je respondray que les autres trois planettes, Venus, Mercure, et la lune sont plus proches de nous. Et si on dit ce qu’est fort croyable et asseuré, que les planettes ont leur lumiere du soleil, et qu’il l’a de son essence, encores que je voulusse confesser que la lune envoyast à la verité des influences, je demeurerois pourtant tousjours en doubte, pourquoy Saturne est froid, Mars bruslant, puis que l’un et l’autre prend sa lumiere de mesme source, à sçavoir du soleil. Et puis voz Philosophes se confondent, quand ils disent, que les trois inferieures planettes, ont moins de vigueur et de force, parce que leurs cercles sont plus petis, et par consequent leur mouvement plus lent, d’autant qu’ils ne marchent non plus de chemin à faire un jour materiel, que Saturne et les estoilles fixes. On diroit que Saturne d’autant qu’il est le plus haut et a plus [90r] grand cercle à parcourir, doit estre donc plus chaud, qu’un des autres : il n’est pas confessé de tous que le soleil soit plus grand qu’une estoille fixe. Et quand il seroit corps, et qu’on voudroit prendre argument de sa grandeur à la vertu et force qui provient de luy, mille et mille estoilles devroient sans comparaison exceder le corps du soleil, qui est seur266, quelque grandeur qu’on luy attribue. Aussi on ne le nie pas, entre les astrologues mesmes, qui le mettent comme posé et mediocre de mouvement, des autres corps celestes, que les influences des trois planettes superieures ne soient plus vigoureuses et parfaites. Voyons au contraire comme Platon parle sainctement des principes, du monde, de Dieu, et si nous avons le loisir, de l’ame, de la vertu de toutes choses. En premier lieu il reprend les Philosophes qui ne pensoient rien estre que ce qu’ils voyoient, ou touchoient : et le nommoient corps ou substance. Ils sont [90v] dit-il, comme les Geants, qui firent la guerre aux dieux : ils veulent tout tirer du ciel et de l’invisible çà bas en terre. Puis il confesse qu’à grand peine peut-on trouver ce pere et createur du monde, et quand il est trouvé, qu’il est impossible de le declarer : car il ne se peut exprimer par quelque langage que ce soit, comme les autres choses. Il le fait Roy et moderateur de tout le monde : En luy, dit il en ses livres des loix, est le commencement, le milieu, et la fin de toutes choses. Tout ce qui est, dit il ailleurs, est fait par luy, et il est cause de tout. N’estes vous pas ravy quand vous luy voyez demander en son Timée, pourquoy Dieu a faict ce monde ? et qu’il respond, Il estoit bon et pourtant n’a il pas eu d’envie. Il a voulu que toutes choses fussent semblables à luy, au plus près qu’il luy a esté possible. Je ne dis pas semblable quant à la nature, mais de ce seulement qu’elles sont. Comme il est de soy, aussi il a voulu [91r] que ce qui n’estoit pas, fust : mais la difference de son estre et du lieu est en ce que le createur n’a prins son estre d’autre, et il l’a baillée à toutes choses. Dictes moy, s’il se peut rien dire ou plus sainctement, ou plus veritable. Ce mesme Platon dit en sa Republique, que Dieu est hors et par dessus la nature267 : non pas par son eternité seulement, mais aussi par sa puissance, estant meilleur et plus parfaict que les choses faictes par luy. Où est ce Dieu d’Aristote, qui est attaché à une rouë, comme les serfs du temps passé, qui n’a point de preeminence sur les autres intelligences, sinon en ce qu’il a le plus grand ciel à gouverner, et se travaille incessamment à le conduire ? Quant au monde, Platon confesse puis qu’il est visible et qu’on le peut toucher, qu’il est sensible, et par consequent qu’il est engendré : encores ne se contente il pas de cela, il recognoist le Verbe qui a orné ce monde, en sorte qu’il nous doit grande[91v]ment confermer en nostre foy, que celle Parole ou Verbe, qui est nostre Sauveur, estoit congneu des autres anciens Prophetes, et par leurs mains des Philosophes. Il est vray qu’Aristote, ou pour satisfaire aux sages, ou contraint de la verité, dit au livre du monde, que l’ancien langage des Sages estoit, que toutes choses estoient de Dieu, et qu’il n’y a nature qui soit suffisante à se conserver par autre moyen que par luy : mais quand il vient à l’effect, comme vous avez oy268, il ne le recognoist ne pour createur ne pour premiere cause. Aussi en sa metaphysique il maintient qu’il n’y a qu’un commencement et une cause, et allegue le vers d’Homere tant congneu, que la pluralité des seigneurs, ou maistres, n’est pas bonne. Dequoy il se peut entendre qu’il contredisoit pour son plaisir à la vérité, ou qu’il estoit irresolu, tenant tantost une opinion, tantost une autre. Toutesfois les Aristotelites sur la vie maintiennent, que non [92r] seulement il a mieux et plus sainctement parlé de la divinité, que Platon, mais aussi qu’il a senty le mystere de la Trinité, quand il a dict que Dieu s’entendoit soy-mesmes, mettant ceste intelligence sur la seconde personne de la Trinité, et l’amour qui provient, à cause que par ceste intelligence Dieu s’entend269 tout bon, premier, et treshaut, pour le sainct Esprit. Et non contens de cela, luy attribuent270 encores, qu’il a eu cognoissance de l’union de la divinité avec l’humanité : En ce qu’il a dit aux politiques271, que Dieu estoit differend de nous, non pas de genre, mais de nature seulement, comme le Roy du subjet, et le pere du fils. Je laisse à Monsieur le demeurant, à ce qu’il die272 son advis de nostre conference, d’autant que je me suis bien apperceu par sa contenance, qu’il estoit en mesme opinion que moy, touchant vostre doctrine.
- 273 que je ne m’assaye de : que je n’essaie de.
135Le Philosophe. Je ne suis pas si las, si vous me voulez permettre de vous respondre, que je ne m’assaye273 de ce faire.
136[92v] Le Theologien. Je vous prie oyons devant l’opinion de Monsieur, et voyons s’il a si bien retenu, qu’il a mis peine de nous escouter.
137Le Philosophe. Si je pensois qu’il me deust ayder en quelque chose, je l’en prierois volontiers : mais il m’a menacé le premier, et je crains merveilleusement les armes. Toutesfois je seray bien aise de l’ouyr, à ce qu’il se ressouvienne de ce qu’il a apprins en sa jeunesse, et nous en face part, comme nous luy avons fait de la nostre.
- 274 Citation du Timée [22b], parole d’un prêtre égyptien à Solon : « Ô Solon, Solon, vous autres Grecs (...)
- 275 combien que : bien que.
- 276 Isaïe, 44.6.
- 277 Exode, 3.13-15.
- 278 Hébreux, 11.3.
- 279 Psaumes, 33(32).6.
- 280 Jérémie, 23.24.
- 281 Isaïe, 66.1.
- 282 Psaumes, 139(138).8.
- 283 de ce : de cela (c’éts-à-dire que Dieu a créé le monde).
- 284 Voir saint François de Sales : « Origène et saint Jérôme, celui-là en sa préface sur les Cantiques, (...)
138Le Gentilhomme. N’estoit que je crains que mes excuses ne seroient non plus receuës en vostre endroit, que les vostres ont esté au mien, je vous eusse prié m’exempter de ceste charge, comme de chose plus propre à Monsieur nostre Maistre, qui entend toutes sciences, et par special la Philosophie, et la Theologie, desquels depend la conclusion de ceste conference : qu’à moy, qui depuis que je suis sorty du college, ay [93r] esté plus curieux de manier les armes, que les lettres, veu le peu de compte qu’on fait en nostre siecle, des gens de lettres. Mais pour n’estre estimé de vous opiniastre, je vous en diray franchement ce que j’en ay apprins, tant du reste du college, que par les predications où j’ay assisté. Et si ce que je vous diray ne peut estre long, tant pour n’y estre gueres versé, que aussi vous avez assez descouvert l’abus des Philosophes, qui ont pensé par leur sçavoir et grand esprit, comprendre Dieu et ses œuvres. C’est bien ce que dit l’Egyptien en Platon : vous autres Grecs estes tousjours enfans274, il ne sortit jamais un vieil homme de Grece, c’est à dire, de la Philosophie : vostre esprit est tousjours jeune, voz opinions ne sont point anciennes ou âgées. Il semble dit Socrates, que les Philosophes qui parlent ainsi legerement des principes, racomptent des fables aux petis enfans, aussi n’en trouverez vous jaǀmais [93v] deux qui s’accordent. Ils eussent mieux faict de s’arrester à ce que j’ay oy reciter de l’Ecclesiaste, l’homme ne peut trouver ce qui se fait souz le soleil, combien275 qu’il travaille à le cercher, si ne le trouvera-il point : combien que le Sage propose de le sçavoir, si ne le pourra-il trouver. Dieu est un, comme dit Platon, qui oyt les justes et injustes, duquel on ne peut dire, il a esté ou sera : ce mot, il est, luy appartient : car il est une substance eternelle. C’est le grand Dieu qui dit en Esaye276, je suis l’Eternel, tel est mon nom, je ne donneray pas ma gloire à un autre, je suis le premier, je suis le dernier, et n’y a point autre Dieu que moy. Moyse277 dist à Dieu, J’iray aux enfans d’Israêl, et leur diray, le Dieu de voz peres m’a envoyé vers vous. Et s’ils me demandent, quel est son nom, que leur respondray-je ? Dieu dist à Moyse, dy que celuy qui est, t’a envoyé vers eux : c’est à dire, l’Estre eternel, celuy qui n’a point de commencement, et ne finira [94r] point, et duquel toutes choses ont ce qu’elles ont, congnoissent le Dieu. Je ne m’enquerray plus de privation ou de forme, de ligne droicte ou circulaire : car comme dit sainct Paul278, par foy nous entendons que les siecles ont esté ordonnez par la parolle de Dieu, pour estre faits certaines remonstrances des choses invisibles. Les cieux sont faits, dit David279, par la parolle du Seigneur et l’ordre d’iceux par l’esprit de sa bouche. Pour conclusion donc, quelque grand esprit qui soit, qui se presente pour cest effect, incontinent avec deux parolles la saincte Escriture en plus grande majesté que toutes les raisons des plus sages de la terre, le rendront contant et satisfaict. Vous cherchez la premiere cause du monde, vous vous enquerez qui a vivifié le subsequent du precedent, Hieremie280 le dit en un mot. Je, dit-il, parlant en la personne de Dieu, remplis le ciel et la terre : le ciel, dit-il en Esaie281, est mon [94v] siege, et la terres est l’escabelle de mes pieds. Parquoy il ne faut pas s’amuser à sçavoir où ce secret dort : car l’œil de Dieu est partout. Nostre Poëte Hebrieu282 l’a chanté. Où iray-je seigneur Dieu devant ton esprit, ou fuiray-je devant ta face ? si je monte au ciel, tu es là : si je descends aux enfers, je t’y trouve. Qui peut donc plus douter, que tout ne soit faict et administré çà bas en terre, par la providence de Dieu ? Et ceste fin et asseurance ne sert pas à debattre pour Platon contre Aristote, mais à consoler l’homme en toutes ses adversitez, le redresser en toutes ses peines, et à la fin le joindre et unir par foy et charité, avec ce grand moderateur, duquel il se sent estre creature adoptée en l’heritage de sa gloire, par le merite de la mort de son fils Jesus Christ. Que le monde aye esté creé par luy et aye eu commencement, il ne se peut nier, et l’escriture saincte le monstre manifestement, combien qu’à la verité [95r] plusieurs grans personnages ayent voulu dire que les Juifs, craignans qu’on doutast de ce283, avoient defendu à toutes manieres de gens, de lire le commencement du Genese, jusques à trente ans284. Mais laissant les Juifs en leur infidelité, je dis, pour faire fin, que la vraye sapience consiste, à craindre, aymer, et servir Dieu, à fin que par la foy ouvrante en charité, nous puissions parvenir à la gloire qu’il a preparée, pour tous ceux qui le craignent, l’aiment, et obeissent. Dieu nous face la grace d’estre du nombre. Amen.
Laus Deo.