1En matière de changement climatique (CC), les négociations internationales fixent pour leurs signataires des objectifs globaux, communs et différenciés, mais la responsabilité des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs incombe aux instances décisionnelles territoriales. Plusieurs grandes villes se sont donc dotées d’un plan de réduction des émissions de CO² qui inclut des mesures visant à diminuer l’utilisation de la voiture individuelle. Mais comment procéder dans un contexte démocratique où la liberté de se mouvoir est un principe fondamental à la fois politique et économique ? Alors qu’il y a une prise de conscience croissante de la problématique climatique au sein des populations, un décalage important existe entre cette conscience et les pratiques, un fossé fondé sur un entrecroisement de facteurs. Pourtant, il n’y a pour ainsi dire pas eu d’enquête en France, ni ailleurs, visant à expliquer les modalités de ce décalage, à comprendre, en somme, les facteurs et les raisons du refus, des réticences, des blocages aux mesures climato-énergétiques. Ce problème apparaît d’autant plus fort lorsqu’il touche à la culture de la voiture et aux phénomènes de « dépendance au sentier » et de l’automobilisme qui l’accompagnent : logistique et infrastructures, politique et économie, comportements et attitudes, temps et activités.
2L’étude s’inscrit dans la problématique plus large d’un programme de recherche portant sur deux questions principales dont la première est : comment les sciences sociales peuvent-elles accompagner le changement sociétal pour répondre aux objectifs de lutte contre le CC ? L’étude présentée ici vise à comprendre les freins vers un report modal doux dans un cadre de CC par le biais de 30 entretiens semi-directifs et d’un sondage réalisé auprès de 650 Lyonnais : quelles sont les motivations et les raisons de leur rejet relatif des modes doux de transports – TC (transports en commun), marche et vélo ? La seconde question générale soulève le lien entre démocratie participative et soutenabilité environ-nementale, au fondement du développement durable et participatif (DDP), lui-même conçu comme la réponse aux problèmes de gouvernances climatique et énergétique. Ces trois formes de gouvernances sont conçues par la plupart des instances décisionnelles nationales et internationales comme formant un triptyque harmonieux qui, selon nous, pose problème, puisque le DDP, les efforts de réduction des émissions de GES et de la consommation d’énergie ne sont pas toujours coordonnés dans la réalité. La lutte contre le CC ne fait-elle pas face à plusieurs obstacles liés à l’impératif participatif dans le sens large du terme, qui pourraient signer son échec ou, du moins, ralentir son processus en diminuant son efficacité ? Débutons avec une brève mise en contexte conceptuelle avant de présenter les résultats de l’étude.
3Les rapports des instances décisionnelles et de recherches internationales et nationales dans le domaine de la lutte contre le CC mentionnent tous le contexte social comme un obstacle majeur ou potentiel aux mesures technologiques et économiques visant à maitriser les gaz à effet de serre (GES). S’ils mettent tous de l’avant qu’il faut arriver à des changements de comportements et de modes de vie, ils offrent peu de réponses concrètes sociales et politiques aux problèmes d’inacceptabilité, d’habitude, de refus, de l’effet rebond, de la passivité et des résistances des citoyens consommateurs – en somme, aux limites de la participation pour atteindre des objectifs climatiques. Les divers leviers financiers, économiques et légaux sont plutôt bien développés, mais ils sont loin d’êtres complets et suffisants. Les instances postulent, sans pour autant développer cette position, que le DDP résoudra les obstacles sociaux : grâce à la conscientisation, les citoyens adopteront des nouveaux comportements conformes aux objectifs de réduction des GES et de la consommation d’énergie. Les gouvernances climatique et énergétique et le DDP sont conçus comme étant compatibles. Mais qu’entend-on par ces trois formes de gouvernance ? Précisons que les définitions offertes ici reflètent moins notre conception que celles adoptées par les instances décisionnelles (Union Européenne, 2007, 2008 ; GIEC, 2007 ; PNUD, 2008 ; UNEP, 2007, 2008 ; Banque Mondiale, 2008) que nous avons analysées (nationales, mais aussi internationales) et que ces définitions s’inscrivent dans une démarche davantage pragmatique que théorique. Nous limitons nos commentaires aux textes traitant des liens entre gouvernances climatique et énergétique et mesures d’atténuation, la réduction des transports carbonés y prenant une place importante.
4Les institutions analysées conçoivent le DDP comme l’ensemble des efforts et des moyens pour assurer le développement matériel et économique d’une société et des individus tout en garantissant une protection de l’environnement et des ressources pour les générations futures et ce, notamment grâce à l’intégration des populations au processus de prise de décisions — c’est une des facettes de la participation que nous n’abordons pas dans ces pages. Insistons sur le fait que le DDP ne se limite pas à la démocratie participative, il met de l’avant la participation de manière plus générale dans la sphère publique : en informant les citoyens des nécessités environnementales, ces derniers changeraient de comportement en matière de déplacements ou de consommation, par exemple. Notre étude de la mobilité explore les limites de ce présupposé.
5La gouvernance climatique est conçue par les institutions analysées comme l’ensemble des efforts et des mesures technologiques, politiques, sociales, éducatives, légales et économiques à court, moyen et long terme visant à diminuer les émissions (l’atté-nuation) et à promouvoir les mesures d’adaptation. L’objectif ultime est de réduire autant que possible les conflits et l’instabilité, tout en assurant le développement matériel, en modifiant, certes, les infrastructures, mais aussi le système d’acteurs.
6La gouvernance énergétique est conçue comme l’ensemble des efforts et des mesures techniques, fiscales, économiques, politiques et sociales visant à modifier la structure énergétique de nos sociétés, du local à l’international, tout en assurant la sécurité énergétique future. Il s’agit de structurer le système d’acteurs afin de sortir d’une structure énergétique basée sur une variété insuffisante de sources d’énergies, et dont les hydrocarbures sont le fondement.
7Ces trois formes de gouvernance ne sont pas vues par les instances comme indépendantes les unes des autres : elles sont présentées comme faisant partie d’un tout intégré et harmonieux, dont le référentiel principal est le DDP. Mais cette harmonie supposée ou souhaitée pose problème en raison de contradictions. Par exemple, la demande énergétique, liée à la notion de sécurité nationale, au fonctionnement économique et au confort des habitants, provoque une hausse de la demande du charbon en Chine et aux États-Unis, or l’usage de charbon donne lieu à l’émission de GES. On met de l’avant que l’information et la conscientisation des méfaits climatiques de la voiture mèneront à des changements dans la mobilité.
8Notons également qu’au niveau international, les questions énergétiques et climatiques sont inscrites depuis 2004 dans les objectifs de développement du millénaire de l’ONU (PNUD, 2008.), dont les méthodes et l’approche sont issus du DDP, notamment la participation des populations. Plus généralement, on assiste à un effort pour intégrer l’atténuation et l’adaptation au CC dans les politiques de développement, de santé, d’urbanisation, de sécurité (CNA Corporation, 2007, p. 8-9) et de développement des infrastructures énergétiques (production et distribution) (OECD, 2008, p. 164-165). La gouvernance climatique est en voie de redéfinir les autres types de gouvernance à un point tel que l’on peut dorénavant parler de « métagouvernance » (La Branche, 2011).
9L’intégration des gouvernances climatique et énergétique au DDP est certainement une voie à explorer dans la lutte contre le CC, mais cela demeure un « projet » au sein duquel existent de nombreuses contradictions et de nombreux conflits. Notre étude sur la mobilité montre que les citoyens ont une conscience et une information suffisante de la crise climatique, une information accompagnée de convictions écologiques, mais cela n’est pas un critère de choix du mode de transport au quotidien. De plus, les préoccupations climatiques font partie d’un ensemble de préoccupations dont certaines entrent en conflit avec d’autres, et elles ne sont pas nécessairement prioritaires, ça dépend des individus – CSP, âge, ou autres. En même temps, l’environnement semble gagner du terrain dans les représentations et les valeurs, puisque les normes environnementales se diffusent depuis quelques années entre le global et le local et ce, dans les deux sens. Si cette étude montre bien que les valeurs sont traduites en nouveaux comportements à différents degrés et à vitesse variable, elle montre aussi que les valeurs environnementales jouent un rôle réel dans le niveau d’acceptabilité des politiques de déplacements, incluant celles plus contraignantes.
10Poser la question des limites du DDP dans les efforts au passage à une société post carbone nous amène à analyser les freins, les résistances et les réticences au changement, que l’on peut regrouper sous la notion d’(in)acceptabilité sociale des politiques climatiques et énergétiques, et ensuite, les consé-quences du degré d’inacceptabilité et de résistance sur cette gouvernance climatique. Cela a des implications pour le régime climatique international puisqu’une partie du succès des normes climatiques globales dépend de leur légitimité aux yeux des populations au niveau local (La Branche, 2003).
11Poser la question de l’harmonie postulée entre les trois formes de gouvernance, c’est remettre en partie en cause l’architecture de la gouvernance climatique internationale contemporaine. Celle-ci se compose essentiellement des quatre grandes mesures du protocole de Kyoto : les permis d’émissions et les mécanismes de projet, de développement propre et de mise en œuvre conjointe. Mais ces mesures laissent de côté des dimensions essentielles au cœur de la question de la gouvernance : les dimensions sociales et politiques des efforts de réduction et d’adaptation par le biais des changements de valeurs et de comportements des partie prenantes – acteurs économiques, individus, consommateurs, citoyens, administrations, dans un contexte démocratique où les mesures de facteur 4 sont sujettes à l’(in)acceptabilité sociale et politique. Cette question est au cœur de notre programme de recherche et de cette étude sur le choix du mode de transport dans la mobilité quotidienne de la population lyonnaise.
12Le secteur des transports est la seconde source de GES, après les industries de l’énergie – il est à l’origine d’environ 20 % des émissions globales. De plus, l’OCDE rapporte que les transports connaissent le second plus haut taux de croissance et que cela se maintiendra durant les 15 prochaines années. Résultat : une augmentation de 58 % des émissions de CO² entre 2005 et 2030 au niveau global (OECD, 2008, p. 347) !
13À ce problème, l’essentiel des recommandations préconisées est d’ordre technique : améliorer l'efficacité des moteurs, substituer les carburants. Toutefois, la maîtrise de la demande est également mise de l’avant, ceci dit on ne dit pas comment cela devrait être effectué (MIES, 2002, p. 7-13). Le lecteur a ainsi l’impression que la maitrise de la demande sera accompagnée presque automatiquement par les changements organisationnels concordants. Mais maitriser la demande n’est pas une réponse technique, elle implique des changements d’organisation économique, de modes de transports, de style de conduite, et plus globalement de modes de vie.
14En matière d’analyses, c’est dans les années 1990 qu’apparaissent trois champs de recherche : la mobilité sociale, la mobilité résidentielle et la mobilité quotidienne (Bassand et Kaufmann, 2000). D’une définition technique et quantitative de la mobilité, on passe à une approche en termes de flux avec la prise en compte des facteurs qualitatifs (motivations, choix, pratiques…), auxquels viennent s’arrimer les problématiques tout d’abord du DDP et, depuis quelques années, de la lutte contre le CC plus spécifiquement . En tant que source importante de GES, la mobilité est l’objet d’une attention et d’un nombre croissant de mesures et de politiques publiques. Depuis quelques années, aux termes de « transports doux » ou « alternatifs », on a ajouté celui de « non carbonés ». La voiture comme « unique » moyen légitime de se déplacer est remise en question et les termes de « multimodalité » et de « mobilité durable » deviennent communs. L’idée de multi-modalité implique que la mobilité se fait dans une chaine liée de déplacements (Kaufmann, 2000) répondant à des logiques d’usages fondées sur plusieurs facteurs, dont la liberté de mouvement, le confort, mais aussi les contraintes logistiques de la vie quotidienne : accès aux transports en commun, nombre d’enfants, activités, etc.
15Au niveau territorial, ce sont les acteurs locaux, notamment les décideurs, qui font face au défi réel de mettre en œuvre des mesures nationales et internationales de lutte contre le CC (dans le cas de la France, des mesures européennes), pour lutter contre l’effet de serre, notamment dans l’habitat et les transports, les déplacements individuels motorisés contribuant pour moitié aux émissions des déplacements. C’est dans ce cadre qu’en 2007, on a voté en conseil de communauté du Grand Lyon les objectifs de réduction à l’horizon 2020 et 2050, qui nécessitent un plan d’action dont une partie doit être ciblée vers les transports (29 % des émissions de CO² en 2003), dont la moitié sont issus des déplacements individuels motorisés. Mais les efforts pour atteindre ces objectifs rencontrent des obstacles, des freins de différentes natures : techniques, économiques, infrastructurels, politiques, sociaux et comportementaux.
16Notre étude s’est attachée à comprendre les raisons des réticences des individus à utiliser les modes de transports doux et leur ‘attachement’ à la voiture. Pour transcender les freins, les résistances, les réticences au changement et aux politiques climatiques, il faut d’abord comprendre ces obstacles.
17Afin de comprendre, dans un contexte de DDP, comment provoquer, initier, inciter et accompagner des changements de comportements des consommateurs et citoyens en matière de mobilité quotidienne, nous avons mené 30 entretiens qualitatifs qui nous ont servi de base pour une enquête menée auprès de 650 personnes. Pour les deux phases, nous avons respecté le mieux possible les caractéristiques suivantes : proportion hommes-femmes, lieu de résidence (centre-ville, couronne aisée et modeste, âge) et tous devaient être en âge de conduire (18 ans et plus, donc) et devaient avoir le choix (et donc la capacité) d’utiliser un mode de transport doux. Puisqu’il s’agissait de comprendre les réticences des populations, et non pas de l’impossibilité pour celles-ci d’utiliser les modes de transports doux, la possibilité d’utiliser un mode de transport collectif devait logistiquement exister près de l’enquêté (à moins de 600 mètres pour 93 % des interrogés). « Logistiquement », car la capacité « sociale » de mobilité quotidienne demeure en bonne partie définie par l’acteur lui-même. Nous y reviendrons lorsque nous aborderons les freins et les réticences.
18Pour chaque étape des terrains, nous avons séparé les pratiques de mobilité quotidienne des questions environnementales, ne mentionnant ces dernières qu’en dernière phase de l’enquête, pour réduire les biais pro-environnement amenant à une surévaluation de l’environnement comme facteur de décisions dans le choix du mode de transport, une faille relevée dans la plupart des enquêtes et sondages menés en France et en Europe sur les attitudes liées à l’environnement. Nous leur avons donc tout d’abord posé des questions sur le mode de transport au quotidien et leurs activités. Puis, nous avons exploré leurs représentations des différents modes de transports. Ce n’est qu’ensuite que nous leur avons dit que nous avions quelques dernières questions sur l’environnement et le CC.
19C’est à partir d’une double analyse des entretiens que les questions du sondage ont été élaborées. La première, une analyse de contenu, a été effectuée par moi – lecture et comparaison des réponses à partir d’une série de questions directrices. Ensuite, une stagiaire a mené une première analyse lexicale sur Alceste et Sphinx Lexica, sans avoir au préalable consulté la première analyse. Bien entendu, les données de ces logiciels, utilisées sur une base de 30 entretiens, n’ont pas de valeur statistique. Elles sont utilisées pour faire émerger des pistes de travail pouvant avoir échappé à une analyse de contenu et conforter ou non certaines hypothèses. Voici quelques questions à partir desquelles nous avons travaillé : la sensibilité au problème du CC a-t-elle une influence sur le choix du transport ? La taille de la famille a-t-elle des conséquences sur le choix du transport ? Quels types d’individus semblent le plus attachés à la voiture ? Quelles représentations les individus ont-ils des différents modes de transports ? Puis, c’est à partir des conclusions de deux types d’analyse (lexicale et de contenu) que nous avons construit le questionnaire du sondage, en veillant à ne pas évoquer les questions sur le CC au début de l’entretien et en les gardant pour la fin.
20Le sondage a été mené du 22 septembre au 4 octobre 2008, et les données ont été pondérées pour présenter des résultats plus proches de la « réalité » (Institut national de la statistique et des études économiques, INSEE). La pondération a pris en compte la zone géographique, le diplôme et l’âge, les autres données correspondant suffisamment aux chiffres de l’INSEE.
Tableau 1. Résultats obtenus et recherchés par zone
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Effectif obtenu
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Quota obtenu
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% Recherché RP INSEE 1999
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Ville de Lyon
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251
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38,6 %
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38,9 %
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Est modeste
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195
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30,0 %
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34,6 %
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Couronne résidentielle
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104
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16,0 %
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13,6 %
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Ouest aisé
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100
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15,4 %
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12,9 %
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Total
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650
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100,0 %
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100,0 %
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21Pour l’âge, nous avons obtenu les résultats suivants : 18-24 ans (obtenu ; 11,5- recherché ; 14,6) ; 25-59 ans (65,4-61,3) et plus de 60 ans (23,1 -24,1). Pour les diplômes, ce fut plus difficile et nous avons obtenu une sous-représentation des peu diplômés (28,5 % au lieu de 57,1 % inférieur au Bac) et une surreprésentation des diplômés supérieurs au Bac (44,9 % au lieu de 22,7 %), ce qui est courant avec ce type d’enquête.
22La première partie du sondage interrogeait donc les Lyonnais sur leurs modes de déplacements et leurs motifs. Ensuite, nous avons posé des questions sur les représentations des modes de transport (par exemple, sur les sentiments de liberté ou de sécurité), leurs préférences et leur perception des inconvénients et avantages de chacun. Finalement, en troisième partie du questionnaire, nous avons posé des questions sur les liens qu’ils font entre CC et mobilité. Conjuguées, les méthodes qualitatives et quantitatives ont confirmé l’hypothèse : non seulement l’environnement ne joue pas un rôle significatif dans le choix du mode de transport des usagers, mais même les TC sont choisis pour d’autres raisons. Et ce, malgré la croyance, chez 80 % des répondants, que le CC représente LA crise du 21e siècle. S’il n’est pas étonnant de constater un décalage entre valeurs et actions, l’étude fait émerger les éléments et les modalités des conflits entre les valeurs environnementales et celles liées au travail, à la liberté, au confort, etc. Ensuite, elle montre bien que, lorsque conflit il y a, ce n’est pas l’environnement qui obtient la priorité. Cependant, et nous ne nous attendions pas à ce résultat, le degré de valeurs environnementales joue un rôle dans le degré d’(in)acceptabilité des mesures climatiques, incluant les contraintes. Suivant la structure de l’enquête, présentons maintenant les pratiques de déplacements des Lyonnais.
2344 % des Lyonnais utilisent la voiture exclusivement, pour toutes leurs activités - courses, travail, loisirs et enfants. Cette catégorie d’automobilistes exclusifs pour toutes les activités est non seulement la plus importante, mais de plus, elle n’a pas son équivalent TC exclusifs pour toutes les activités. La voiture représente le mode exclusif pour 50 % des déplacements liés au travail et pour 55 % des déplacements liés aux courses – notamment chez les moins de 60 ans et les familles avec enfants, ce qui est compréhensible : il n’est pas aisé de se déplacer en TC en surveillant les enfants et en transportant les courses ! Cependant, 23 % utilisent les TC pour différentes activités, dont 1.5 % en combinaison avec la voiture.
24La marche à pied est bien représentée par la population âgée. Malgré la popularité de la voiture, le covoiturage représente 3 % des usagers pour le travail, les courses ou les loisirs. Cela suggère que la forte propension individualiste de la population et les contraintes logistiques quotidiennes jouent un rôle plus important dans les déplacements que l’objet ‘voiture’ en soi. Ensuite, notons la proportion de multimodaux : 14 % prennent la voiture et un TC, les autres combinaisons possibles représentant 20 %, et ce, pour toutes activités confondues. Les multimodaux sont les moins présents dans les déplacements liés au travail – les contraintes de temps étant très fortement ressenties – mais les plus présents pour l’accompagnement des enfants (il s’agit surtout de la voiture avec la MAP). Pour la très grande majorité des usagers, le vélo n’est pas considéré comme un mode de déplacement, mais comme un loisir ou un sport : seulement 4 % l’utilisent pour aller au travail et 5 % pour se rendre aux lieux de loisir, en raison des dangers de la route, de la perte de temps et des intempéries.
25Au-delà des informations brutes sur les déplacements, l’étude a relevé les facteurs du choix de la modalité, parmi lesquels les représentations, les valeurs et les contraintes pratiques jouent un rôle qui tend à plébisciter la voiture. À partir de ces pratiques et des représentations qui leurs sont liées, nous avons pu faire émerger une typologie des acteurs.
26Nous avons identifié quatre grands groupes d’individus, différenciés selon leurs rapports aux transports.
27i – L’automobiliste monomodal se décline sous deux formes. Le premier groupe n’aime pas les TC pour plusieurs raisons : « mouvement de bétail », « trop lent ». Il aime la voiture par pragmatisme, mais aussi pour la sensation de liberté, voire par plaisir individualiste. C’est l’automobiliste convaincu ou d’affinité. On y retrouve un groupe plutôt masculin, célibataire et jeune professionnel (25 à 35 ans débutant une carrière).
28Ensuite, il y a celui qui ne déteste pas les TC en soi mais les trouve peu pratiques ; il privilégie alors la voiture pour des raisons pragmatiques, sans toujours l’aimer d’ailleurs. C’est l’automobiliste obligé. Il voudrait bien être un multimodal ou il l’est potentiellement, à condition que les contraintes logistiques soient résolues. On y retrouve par exemple, beaucoup de parents de classe moyenne vivant en résidence pavillonnaire (un peu plus âgés, plus scolarisés et un niveau de CSP plus élevé que la moyenne).
29Pour les deux sous catégories, beaucoup font plus de 1500 euros par mois. En tout, 44 % des interrogés sont des automobilistes monomodaux, mais avec des différences selon l’activité : 50 % le sont pour le travail ; 40 % le sont pour l’accompagnement des enfants ; 55 % le sont pour les courses ; pour les loisirs, il s’agit de 36 %. Parmi les avantages et inconvénients quasi consensuels de la voiture, deux apparaissent plus significativement corrélés que les autres pour les monomodaux : 1) le côté « pratique », notamment le fait de pouvoir « s’arrêter où l’on veut » (conception émancipatrice) sont mis en valeur davantage par les automobilistes exclusifs et 2) la difficulté à se garer est moins perçue (78 %) par ceux-ci que par les autres (plus de 90 %).
30Il est difficile d’offrir des chiffres précis pour les catégories suivantes, puisqu’il s’agit des multimodaux, qui ont donc des ‘frontières’ floues entre les différents modes de transport. Néanmoins, les catégories suivantes émergent, avec les pourcentages suivants pour les trois types. Il n’existe pour ainsi dire pas de multimodaux pour l’ensemble des activités mais, globalement, 54 % des interrogés sont des TC multimodaux. Déclinés par type de transport et par activité, 23 % sont monomodaux pour le travail (moins de la moitié des automobilistes exclusifs) ; 13 % le sont pour l’accompagnement des enfants ; 14 % le sont pour les courses ; pour les loisirs, il s’agit de 37 %, c’est la seule activité pour laquelle la voiture est moins plébiscitée que la multimodalité.
31ii – L’altermobiliste stratégique, comme Flamm (Flamm, 2006) le montre, est plus informé et stratégique dans ses choix que l’automobiliste convaincu et il utilise ce qui lui convient le mieux selon l’activité, la trajectoire, le temps, la destination, le type de TC disponible et la raison du déplacement. La distance, comme l’a remarqué Orfeuil (2000), ne joue pas un rôle important.
32Nous distinguons le multimodal, qui utilise différents modes de transport sur un même trajet, du pluriusager, qui utilise différents modes selon ses activités. Les multimodaux disent en partie décider du type de transport selon leur lieu de destination, leur prévision de bouchons et la difficulté à se garer une fois sur place. L’analyse par Alceste montre que ce discours est surreprésenté chez les femmes et les diplômés du supérieur.
33iii – Le TC convaincu préfère les TC surtout pour des raisons de confort, de bulle personnelle et d’efficacité de déplacement. Il est souvent plus écolo, mais pas nécessairement.
34iv – Le TC obligé voudrait faire autrement mais il n’a pas le choix. Il attend de pouvoir s’acheter une voiture. Souvent jeune et étudiant, il a peu de moyens financiers à sa disposition. Il utilisera la voiture dès qu’il en aura la possibilité. Notons que cette attitude des jeunes à l’égard des TC que nous avons relevée concorde avec l’analyse de Bozonnet (Bozonnet, 2003) sur la perte de l’intérêt pour l’environnement chez les jeunes en Europe plus généralement. Globalement, les plus grands utilisateurs de TC (en mode multimodal avec le vélo, la MAP ou la voiture) sont donc plutôt étudiants, chômeurs ou sur l’aide sociale, ils habitent plutôt en centre-ville, ont un enfant ou moins et font souvent moins de 1500 euros/mois.
35On peut le voir, cette typologie n’est pas seulement fondée sur le mode, mais aussi sur l’attitude générale de l’usager face à chaque mode. Ces attitudes sont à leur tour fondées sur des facteurs de préférences, liés à des facteurs comme la CSP, le lieu de vie et autres.
36Comme on l’entrevoit déjà, les pratiques de déplacements s’insèrent dans un cadre dynamique complexe : les préférences, les situations professionnelles, familiales et sociales, les valeurs, le lieu d’habitation, les contraintes et la logistique sont en interaction et jouent un rôle dans le choix modal et dans le niveau de résistance au changement. L’acteur est rationnel, mais cette rationalité dépasse le cadre de la maximisation économique optimale pour inclure le vécu, les représentations et d’autres facteurs ‘sensibles’ comme la perception de la liberté.
37Si la rationalité de l’usager inclut à la fois le confort, le sentiment de liberté, la perception de la crise climatique, les contraintes, il demeure que, de manière globale, le choix des usagers pour un mode de transport est fortement pragmatique : le confort, la rapidité, le temps, le transport des courses et la sécurité. Pragmatique mais pas nécessairement financier. D’ailleurs, Poquet et Dujin ont montré que le confort prime même sur une augmentation, dans certaines limites, du prix de l’énergie (Poquet et Dujin, 2008) ! La voiture, pour sa part, permet de transporter ce que l’on veut et de s’arrêter où l’on veut, ce qui est lié à la représentation de la voiture comme moyen de liberté chez 81 % des répondants, ce pourcentage incluant à la fois les automobilistes convaincus et les usagers des modes doux. La pratique s’allie aux représentations ici, la liberté étant un facteur déterminant dans le choix de la voiture. Cette dimension émerge d’autant plus fortement lorsque les interrogés font une comparaison avec les TC, et surtout le bus, qui réduit la préférence pour la multimodalité en raison des retards, de l’inconfort, de l’insécurité et du temps de déplacement. Ensuite, avec une famille nombreuse, la voiture est perçue comme moins chère. Finalement, il y a les personnes âgées qui jugent les bus trop « incivils » (61 %).
38Et pourtant, la voiture n’a pas une image très positive : au moins deux tiers de tous les interrogés, incluant les automobilistes monomodaux, la trouvent chère, envahissante, polluante et dangereuse (et la moitié des interrogés la trouvent même agressive) ! Que celle-ci demeure le mode de transport de choix nous amène à conclure que ses avantages pratiques dépassent ses inconvénients aux yeux des usagers, notamment pour les automobilistes « obligés ». Cette dimension pragmatique n’est pas à isoler des représentations : si les embouteillages sont vécus par la majorité comme une réelle contrainte, les automobilistes « convaincus », pour leur part, les acceptent, car « cela fait partie du jeu ». Ces mêmes convaincus acceptent très mal de perdre leur temps en TC – même lorsque le temps perdu est équivalent aux bouchons en voiture ! Ceux qui au contraire pensent que l’on perd son temps en voiture mais pas dans les TC, y lisent, travaillent ou répondent à leur SMS. De manière générale, les contraintes « objectives » sont d’autant mieux acceptées que l’on est convaincu que le mode de transport utilisé est le meilleur pour son mode de vie et au contraire, on accepte moins les contraintes du mode de transport que l’on n’aime pas. Une rationalité bien subjective, donc, car dans la pratique, si la voiture et les TC représentent des avantages et des inconvénients, ce sont les avantages de la voiture qui l’emportent sur les avantages des transports doux alors que les inconvénients de ces transports sont perçus comme moins acceptables que ceux de la voiture. Cela rejoint les arguments de Dupuy (2006) sur la dépendance automobile. Selon Dupuy, tout se passe comme si la concurrence était faussée au détriment des modes non automobiles.
39Globalement, l’évaluation des TC est quasi unanime parmi les interrogés : le tram est « meilleur » que le métro parce que l’on peut voir à l’extérieur, il est rapide et ponctuel et on peut descendre spontanément. La spontanéité – liée à la liberté – ne joue bien sûr aucun rôle dans les trajets pour le travail, mais elle en joue un pour les sorties ou les courses. Dans le choix d’un mode de transport, les distances et la durée des déplacements sont, de fait, plus significatifs que l’environnement. Ces facteurs de représentations sont liés aux caractéristiques sociodémographiques des usagers.
40Le sondage a fait émerger quatre déterminants sociodémographiques de base dans le choix du mode de déplacements : le statut socioprofessionnel (A), la zone géographique (B), la structure familiale (C) et les ressources économiques (D).
41A. Le mode de déplacement dépend en premier lieu du statut socioprofessionnel. On retrouve d’abord une logique d’actifs, fondée majoritairement sur la voiture. Ensuite, une logique des retraités avec un fort pourcentage de MAP, mais pour qui la voiture occupe une place importante pour les loisirs. Avec le vieillissement de la population, cela deviendra encore plus significatif. Il existe ensuite une logique d’étudiants ; ceux-ci sont très multimodaux, en partie parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’acheter une voiture. C’est le travail (en raison de la pression pour ne pas être en retard au travail ou pour les activités liées aux obligations familiales le soir) qui est l’activité structurante par excellence, au cœur du système décisionnel de mobilité des individus : heure de départ et d’arrivée, trajets et temps de déplacement. Le travail encourage, voire peut « obliger » à l’acquisition d’un véhicule qui permet le choix d’un habitat dans les zones périphériques, ajoutant ainsi au temps de déplacement et à la complexité du trajet. Par défaut, le travail favorise la voiture.
42B. Le second facteur est le lieu d’habitation. Dans la couronne résidentielle, on retrouve 71 % d’automobilistes exclusifs alors que dans le centre-ville, on retrouve davantage de transports non-motorisés, notamment la MAP. La logique pragmatique, fondée sur l’accessibilité, se juxtapose au statut socioprofessionnel : actifs en périphérie, étudiants et retraités plus nombreux au centre.
43C. En termes de phases de vie, les nouvelles familles et les retraités représentent un intérêt particulier. Les nouvelles familles, avec plus de deux enfants en bas âges, privilégient la voiture quel que soit leur niveau d’attachement ou de rejet symbolique de la voiture et des TC, en raison des contraintes pragmatiques (courses, enfants, loisirs et école), qui font en sorte que l’effort à fournir et le temps perdu en TC sont vécus comme inacceptables. La MAP est cependant bien utilisée pour l’école et les courses de quartier, surtout dans le centre-ville. On retrouve davantage les automobilistes exclusifs dans la catégorie familles avec plus d’un enfant, alors que les célibataires et les couples sans enfants sont davantage des multiusagers non-motorisés. Notons de plus que la logique familiale s’articule avec la zone de résidence : les familles résident davantage à la périphérie en raison du coût de l’immobilier et de l’espace.
44D. Les ressources économiques jouent, on peut s’y attendre, un rôle transversal aux trois facteurs précédents – plus les revenus sont élevés, plus on habite dans la couronne, et donc plus on va utiliser la voiture pour les déplacements. En revanche, le facteur ‘coût’ pose problème : alors que les usagers ont une idée assez précise du temps d’un trajet et du coût des TC, l’estimation du coût de la voiture (à l’exception du plein et du prix de stationnement) demeure très floue. Alors que beaucoup n’ont jamais fait le calcul réel, leur évaluation des avantages et des inconvénients des modes de transports inclut presque toujours une comparaison des prix entre voiture et TC ! La connaissance du coût d’un trajet par TC est très juste, alors que l’évaluation des coûts de la voiture relève parfois presque de la fiction (les remboursements mensuels sur le prêt à la banque et l’assurance sont souvent omis de l’évaluation, ce qui a pour effet de sous-évaluer les coûts de la voiture et donc de diminuer la perception des inconvénients qui lui sont liés). Nous sommes ici assez éloignés de l’acteur rationnel cher aux économistes.
- 1 La dissonance cognitive se définit comme l’écart entre ce qu’un individu pense devoir faire « éthiq (...)
45L’étude montre sans l’ombre d’un doute que les attitudes et les croyances liées au CC ne jouent pas un rôle dans le choix du mode de déplacement pour la majorité des usagers toutes catégories confondues, pas seulement pour les automobilistes. Alors que 81 % des interrogés sont d’accord pour dire que « le CC aura de graves conséquences sociales », cela ne se traduit pas dans des pratiques de déplacements doux. Cela est d’autant plus significatif que 81 % sont convaincus « qu’en réduisant l'usage de la voiture, on lutte contre le CC ». On a donc affaire ici à une réelle dissonance cognitive, voire éthique, puisque 72 % se sentent « moralement obligés de réduire l'usage de la voiture » ; la pression morale interne entre en conflit avec le comportement. L’analyse Alceste montre que les répondants à forte tendance à utiliser l’automobile usent davantage que les autres d’un vocabulaire de culpabilité1, en association avec la liberté et le confort. Ce discours est surreprésenté chez les hommes ; les avantages de la voiture dominent face aux convictions environnementales. Le sondage et les entretiens qualitatifs montrent donc que le confort, l’efficacité du déplacement sur une trajectoire complexe qui demande des efforts et du temps et la liberté sont plus importants au quotidien que l’environnement. Dans le cas des multimodaux et des usagers des TC, celui-ci intervient comme un argument ou une rationalisation secondaire ou a posteriori aux autres. Notre analyse de ces différents éléments nous a permis de mieux comprendre les modalités des freins au report modal, ce qui nous amène à proposer quelques leviers de changement qui vont au-delà des enjeux logistiques et pratiques pour prendre en compte les représentations et les valeurs.
46S’il n’est pas possible de développer des politiques publiques taillées sur mesure pour chaque individu, les différents facteurs relevés (catégories d’acteurs, réticences et obstacles, grandes représentations) jouant un rôle dans le choix des modalités permettent non seulement d’identifier quelques leviers de changement, ce qui est l’objectif initial d’aide à la décision de l’étude, mais aussi de relever le niveau d’(in)acceptabilité de différentes mesures. La question pour la gouvernance climatique est la suivante : comment une collectivité territoriale peut-elle provoquer et accompagner le changement ?
47Rappelons les grandes lignes des freins au report modal. Les deux plus grands inconvénients de la voiture tels que ressentis par les usagers toutes catégories confondues sont les bouchons et les problèmes de stationnement. Les inconvénients liés aux TC sont plutôt les horaires, la desserte et l'accessibilité difficile pour les usagers avec des enfants ou en situation de mobilité réduite. Le vélo, quant à lui, fait face aux intempéries, aux dangers de la route et aux problèmes du transport des bagages et des enfants. Certaines contraintes sont incompressibles (l’hiver), mais on peut agir sur d’autres, par le biais d’actions visant à provoquer des ruptures dans les habitudes, dans l’organisation quotidienne de la mobilité et dans les infrastructures (des alternatives à la voiture doivent exister, sans quoi aucune mesure ne réussira). Au-delà des facteurs logistiques et techniques, quels sont les facteurs améliorant l’acceptabilité sociale des mesures ? Si la conscience des valeurs environnementales ne joue pas un rôle dans le choix d’un mode de transport, cela signifie t-il, du point de vue de la gouvernance climatique, très souvent associée à la participation des citoyens, que nous avons atteint une impasse dans le domaine des transports ? Avons-nous rencontré la limite environnementale du DDP ?
48De manière générale, on peut résumer les interactions entre les différentes formes de politique de la manière suivante : tout d’abord, on peut intégrer l’information, pour conscientiser, la coercition, pour provoquer la rupture et forcer les nouveaux comportements, et l’incitation et la compensation, pour faciliter l’acceptation et contribuer à rendre pérennes les nouveaux comportements. De manière générale, il s’agit d’augmenter la pression sur le mouvement automobile, tout en favorisant les autres modes de transport. On peut catégoriser les différents types de politiques publiques ainsi : Informer et Conscientiser ; Participer ; Favoriser les alternatives à la voiture individuelle ; Structurer la mobilité ; Interdire et Pénaliser.
49L’environnement n’étant pas une priorité pour les usagers, les campagnes de publicité devraient se concentrer sur le « confort », la vitesse et la liberté. Ensuite, les modes de transports doux doivent être présentés comme offrant une solution aux inconvénients majeurs de la voiture : les places rares de stationnement à trouver, l’évitement des bouchons, la sécurité vis-à-vis des accidents, un espace de bulle personnelle, la relaxation, etc. Il faut également mettre de l’avant la « réalité » des inconvénients de la voiture et des avantages des modes doux.
- 2 Joule 2002, montre comment le fait de s’engager publiquement (par exemple, à se déplacer à vélo) am (...)
50Les études récentes sur les changements de comportements montrent qu’agir d’une manière non-conforme à ses convictions induit chez l’individu une dissonance cognitive qui peut amener à un changement de comportements, surtout si l’engagement à changer de comportement est pris publiquement et que le fautif est « rappelé à l’ordre » de manière privée sur ses défaillances personnelles2. On pourrait alors organiser des procédures de participation novatrices dans lesquelles des usagers prendraient un engagement public à faire des efforts concernant leur usage de leur voiture, assistés par des « conseillers en déplacements ». Ils rendraient ensuite des comptes à intervalles réguliers dans des groupes de « partage de stratégies de déplacements ».
51De nombreuses mesures socialement acceptables existent, dont le développement des TC, des voies cyclables sécuritaires avec des abris sécurisés aux lieux de destination, des parking-relais stratégiquement situés avec une amélioration de l’offre des modes doux (notamment la desserte, la fréquence, la mobilité, la vitesse et les horaires). Notre enquête montre qu’en soi, les mesures d’incitation aux transports doux ne seront pas aussi efficaces si elles ne sont pas accompagnées de mesures contraignantes à l’égard de la voiture. Nous développerons ce point plus bas, en guise d’exemple.
52L’autopartage et le covoiturage représentent également une source de développement potentiel, mais il faudrait mener une étude spécifique sur ces modes de déplacements puisque dans notre enquête, le nombre d’utilisateurs n’est pas suffisamment élevé pour que nous puissions en tirer des conclusions. Cela est en soi significatif. Des lignes de taxis collectifs circulant sur des routes fixes ou lors de manifestations sportives ou culturelles sont-elles envisageables ?
53Par « structurer », nous voulons dire des mesures qui contraignent sans punir, par exemple : poteaux de métal sur les trottoirs et réduction des places de stationnements ; limitation du temps de stationnement (ces deux dernières mesures renvoient à un des deux inconvénients majeurs cités par les enquêtés) ; voies réservées aux bus, aux vélos et aux piétons ; réduction des limites de vitesse pour la voiture mais pas pour les TC ; former les nouveaux conducteurs à la conduite fluide et économe des véhicules. On peut aussi envisager une gestion pro-piétonne, pro-TC et pro-vélo des feux de circulation en accordant davantage de temps aux piétons pour traverser les rues, en synchronisant les feux sur les grands boulevards qui permettent une conduite constante à 40 km/h au lieu de 50 km/h, en imposant une limite de 40 km/h pour les voitures mais de 50 km/h pour les bus et en ayant des voies réservées aux voitures avec plus de 3 passagers.
54Il s’agit surtout ici de réduire la place de la voiture par la pénalisation financière, qui est la moins populaire des mesures, mais qui peut être accompagnée d’une compensation, par exemple, pour changer un véhicule polluant. Le montant peut être d’autant plus important que le remplacement se fait rapidement. On peut aussi :
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imposer une taxe sur les véhicules ne respectant pas les standards minimaux d’émissions ;
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interdire des voitures un jour par semaine, selon le numéro de la plaque d’immatriculation ;
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augmenter les prix de stationnement ;
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instaurer le péage urbain dans certaines zones (centre-ville, tunnels) ; notons que cette mesure n’est pas acceptable pour la majorité des enquêtés.
55Ces derniers points développent quelque peu l’approche décrite par Vincent (2008), qui recommandait d’intégrer les trois piliers suivants : i) l’information, pour conscientiser et expliquer les efforts et les contraintes ; ii) la coercition, pour provoquer la rupture des habitudes qui rend possible l’émergence des nouveaux comportements et ; iii) l’incitation, pour faciliter l’acceptation, contribuer au changement et rendre possible la pérennité des nouveaux comportements. Cette intégration des types de politiques publiques, fondée sur une analyse à la fois technique (gestion des flux) et sociologique (usages et représentations), dépasse l’approche mise de l’avant par la plupart des instances décisionnelles, qui se focalisent souvent trop sur l’éducation pour amorcer les changements nécessaires aux objectifs de réduction des GES. Or il s’agit là d’un effort dont les résultats potentiels ne se verront qu’à long terme, alors que l’échéance pour stabiliser les émissions est environ l’année 2015.
- 3 Flamm (2004) montre comment les habitudes jouent comme un facteur d’inertie, limitant l’innovation (...)
56La communication est certes importante pour informer sur les causes et les effets et pour développer la conscience environnementale qui, si elle ne joue pas un rôle à court terme dans le changement de comportements, en joue un dans l'acceptabilité des mesures, incluant celles contraignantes. L’implication évidente est que les campagnes de publicité visant à encourager l’usage des modes doux pour des raisons écologiques font fausse route. La communication devrait plutôt prendre en compte les facteurs significatifs que nous avons relevés : le confort, le coût et la liberté (à la fois pragmatique et « représentée » – c'est-à-dire, la bulle personnelle) sont tous des arguments plus convaincants que le CC. Agir par la contrainte uniquement est peu acceptable politiquement et éthiquement dans une démocratie et cela risque de provoquer des stratégies de refus, de contournement et de résistance. Mais cela peut être utile pour briser les habitudes, qui ne doivent pas être sous-estimées car elles réduisent le poids cognitif d’une décision et rassurent, les actes étant posés sans être réfléchis. Ainsi, les habitudes liées à l’automobilisme freinent le changement vers d’autres modes de transport3. Puis, il faut également prendre en compte les représentations et les réticences des usagers à l’égard des différents modes de transports – comment sont vécus les obstacles et les freins quotidiens aux changements du mode de transport ? Les accompagner d’incitations, d’information et de compensations est une évidence, mais la difficulté est de le faire de manière pertinente : l’incitation et la contrainte n’auront pas les mêmes effets selon la catégorie d’acteurs, les phases de vie, le CSP et les représentations que les individus ont des différents modes de transports.
57De manière plus précise, et pour donner des exemples, une agglomération peut provoquer des ruptures dans les habitudes grâce à des politiques urbaines dont le niveau d’acceptabilité et d’efficacité potentielle à susciter un changement de modes de transports a pu être évalué dans notre sondage. Pour la majorité de nos répondants, mentionnons, dans un ordre décroissant d’acceptabilité :
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le développement des TC (très acceptable), accompagné de programmes de déplacements et de parking-relais ; acceptable pour tous, même pour les automobilistes convaincus quoiqu’à un degré moindre ;
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des voies cyclables sécurisées (plébiscitées par les enquêtés, mais nous demeurons prudents quant à l’impact sur l’usage réel du vélo dans les déplacements quotidiens) avec des abris sécurisés aux lieux de destination collectifs ; cela ne concerne qu’une minorité des multimodaux ;
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les voies réservées aux bus, vélos et piétons, quitte à réduire la place de la voiture, sont plutôt bien acceptées par les interrogés, même les automobilistes, probablement parce que cela offre une mesure de réduction de la dissonance cognitive ;
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la réduction des places de stationnement ; beaucoup moins bien acceptée par les automobilistes ;
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l’augmentation des prix de stationnement (peu acceptable dans les zones résidentielles de la couronne, mais davantage dans le centre-ville, pour toutes les catégories, sans oublier que l’on retrouve beaucoup d’automobilistes dans ces zones résidentielles) ;
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les péages urbains (inacceptables pour beaucoup, et encore plus pour les automobilistes convaincus).
58De manière générale, les mesures financières sont moins acceptables que celles liées aux infrastructures, même si ces dernières ont des inconvénients en termes d’efforts ou d’efficacité dans les déplacements. De plus, ces mesures financières ne sont pas nécessairement plus efficaces pour réduire les émissions. Par ailleurs, elles ne sont pas libres de paradoxes : alors que 79 % des interrogés sont d’accord pour que l’on taxe les voitures les plus polluantes (ce qui concorde avec le bonus-malus, issu également du Grenelle), la taxe carbone proposée par la Fondation Nicolas Hulot, une des mesures-phares des économistes et du Grenelle, fut, sans surprise, défaite en mars 2010 en raison de son inacceptabilité politique, liée à son rejet social.
59Pour terminer cette section, attardons-nous sur une mesure qui nous semble importante en termes de réduction et d’effets sur les comportements : réduire la place de la voiture par le biais de plusieurs mesures permettrait d’avoir un effet significatif sur les émissions tout en mettant de l’avant une mesure acceptable socialement (si l’on exclut les leviers financiers liés). Les moyens réduisant la place de la voiture sur la voirie, sans l’exclure totalement, sont perçus comme acceptables par 83 % des interrogés, incluant les automobilistes exclusifs. Réduire la place de la voiture (à condition d’avoir une bonne desserte de TC) est à la croisée de plusieurs inconvénients perçus par les usagers – notamment les bouchons et la difficulté à se trouver une place de stationnement, qui est la contrainte la plus discriminante, surtout pour les multiusagers. Les embouteillages sont ressentis comme une gêne par quasiment tous les auto-mobilistes (78 %), et encore plus par les multiusagers (92 % d’entre eux).
60L’augmentation des voies réservées aux bus devrait être privilégiée, car cela permettrait de solutionner plusieurs problèmes à la fois. Cela réduirait le nombre de voies dédiées à la voiture et la vitesse de circulation, tout en augmentant les bouchons. Une critique majeure adressée à l’égard des bus est le temps : la lenteur du bus incite les usagers à prendre leur voiture, d’autant plus que les bus sont pris dans les mêmes embouteillages. Les voies réservées aux bus répondraient à ces problèmes : plus il y aura de voies réservées aux bus, moins il y aura de retard par ce mode de transport et plus il y aura de bouchons pour les voitures, ce qui mènerait à une incitation indirecte plus forte vers le bus et la multimodalité. Dans le centre-ville, les tunnels ou les zones industrielles, on pourrait envisager des jours réservés aux plaques avec des numéros pairs et d’autres, réservés aux numéros impairs ; ou encore des jours, des zones ou des voies réservés aux voitures avec au moins trois passagers.
61Une stratégie intégrée de réduction de la place de la voiture inclurait d’autres mesures d’accompagnement au chaînage des modes de transports dans une optique multimodale, comme des incitations au covoiturage, les plans de déplacements des entreprises ou des navettes entre un stationnement collectif et le lieu de travail dans les zones industrielles. Les parking-relais sont relativement appréciés mais ils peuvent avoir un effet pervers : une famille de 4 ou 5 personnes peut faire un parcours de 200 mètres en voiture entre le domicile et le parking-relais dans le seul but d’obtenir le « pass » des TC à moindre coûts.
62Pour conclure, l’idée d’un triptyque harmonieux de gouvernance entre DDP et gouvernance climatique et énergétique, en matière de mobilité, demeure un idéal peu conforme à la réalité quotidienne des pratiques. Si tous les sondages attestent de la montée de la préoccupation climatique depuis quelques années, avec une montée du climatoscepticisme depuis deux ans, ce changement de valeurs n’est pas accompagné de comportements de déplacement climatiquement soutenables. Notre enquête montre que ces nouvelles valeurs jouent cependant un rôle dans le niveau d’acceptabilité des politiques de mobilité : plus on est convaincu de l’importance de la crise climatique, mieux on accepte les politiques incitatives et contraignantes et ce, même si l’on est un « automobiliste convaincu » (mais dans une moindre mesure). Une stratégie visant à changer les comportements et à augmenter l’usage des modes doux ne mettrait donc pas de l’avant le CC comme motivation, mais plutôt la liberté de mouvement et psychologique, le confort physique et psychologique. Les TC seraient présentés comme une solution aux sources de stress majeures de la voiture : la difficulté à trouver une place de stationnement, l’évitement des bouchons et la sécurité vis-à-vis des accidents, etc. Il faut aussi s’attaquer de manière logistique et informationnelle au décalage entre d’une part la perception que les individus ont des avantages et des inconvénients de la voiture et des modes doux, et d’autre part la réalité, notamment la différence du coût entre les modes doux et la voiture. La conscientisation est nécessaire, mais elle demeure insuffisante en soi, car elle ne fait pas le poids face aux contraintes quotidiennes.
63Mais la complexité de la mobilité est grande puisque les freins au changement sont liés à « l’identité sociale » des individus – CSP, travail, phases de vie, structure familiale, lieu d’habitation. Ce sont là des tendances lourdes avec lesquelles il faut savoir composer stratégiquement, en les contournant, en les ignorant ou encore en développant des politiques structurantes et contraignantes, ciblées selon les catégories. Ce que l’on pourrait nommer une sociologie du climat semble donc bien pertinent dans un cadre de gouvernance climatique, même si une telle sociologie n’est pas encore très commune ni reconnue. D’ailleurs, cela aussi change. Ainsi, à la préparation scientifique pour les négociations sur le climat qui a eu lieu en mars 2009, on entendait des appels aux sciences sociales afin qu’elles se penchent de manière plus sérieuse sur les problématiques sociales et politiques liées au CC. Puis, dans son prochain rapport, en 2013, pour la première fois depuis sa naissance, le Groupement inter-gouvernemental d’experts sur le Climat (GIEC) mettra l’emphase sur les dimensions sociales et économiques de la gouvernance climatique et énergétique. Cela n’est pas artificiel puisque fondamentalement, la crise climatique soulève la question éminemment politique du « vivre ensemble » et ce, à tous les niveaux.