1La mise en œuvre du développement durable met souvent l'accent sur sa dimension environnementale au détriment de l'équité spatiale. Cela compromet son opérationnalité en dissociant deux composantes censées être traités conjointement : l'équité spatiale (justice environnementale, conditions de vie) et l'équité intergénérationnelle (préservation des ressources et de la planète pour les générations à venir). La question que pose ce projet est de savoir si le développement durable peut être « juste ».
2Les situations d'arbitrage sont complexes et multiples : je m'attache, dans cet article, à ceux liés à la prise en compte du changement climatique dans les politiques urbaines d'aménagement des espaces urbains d'Europe et d'Amérique du Nord.
3Les espaces urbains sont devenus les principaux leviers d'action des politiques climatiques (Criqui, Menanteau, Avner, 2010). La 18ème session du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe à Strasbourg en mars 2010 affirmait, faisant référence à l'échec de Copenhague : « Il incombe aux autorités locales et régionales de continuer à montrer la voie, là où les gouvernements centraux ont échoué » (Conseil de l'Europe, 2010). Dans la résolution qu'ils ont adoptée, ils soulignent que les villes et les régions jouent un rôle moteur dans les stratégies d'adaptation et de lutte contre le changement climatique et appellent les gouvernements à reconnaître formellement le rôle des pouvoirs locaux et régionaux, à les intégrer dans le processus de négociation et à soutenir leur action en faveur du climat. Il est vrai qu'en décembre 2009, après plus de 10 jours de discussions, la 15ème Conference of the Parties, dite Conférence de Copenhague sur le climat, a accouché d'un accord a minima, flou et très insuffisant. Le seul point positif a été la mobilisation sans précédent de la société civile, du grand public, mais aussi des collectivités territoriales, principalement urbaines.
4Nombre de villes font effectivement preuve d’un grand dynamisme pour prendre en compte le changement climatique. L'initiative est venue des « grandes villes », pour gagner ensuite l'ensemble de la planète. En octobre 2005, les 18 plus grandes villes du monde se sont réunies à Londres pour coordonner leurs actions en matière de politique climatique. Elles se sont engagées, entre autre, à favoriser dans leurs achats, dans leurs marchés publics et dans leurs appels d'offre ceux qui présentent un bon bilan-carbone ou une bonne efficience énergétique. Rejointes par d'autres cités, elles ont formé le groupe C40 – en référence aux 40 grandes villes parties prenantes – et ont établi, en août 2006, un partenariat avec le Clinton Climate Initiative, en s'engageant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et à améliorer leur efficience énergétique (Greenpeace/Reynaers, 2010).
5Ce dynamisme des collectivités urbaines est en partie explicable par la volonté des villes de s'affirmer comme des acteurs majeurs sur la scène internationale en montrant leurs capacités d’initiative, en s'opposant au besoin aux politiques nationales : aux États-Unis, de nombreuses villes ont engagé des politiques locales de réduction des émissions de gaz à effet de serre, alors que le gouvernement fédéral refusait la ratification du Protocole de Kyoto. Le cas du réseau Eurocities montre comment les villes se saisissent de la question climatique comme d'un enjeu susceptible d'accroître leur poids politique et leur visibilité, à l'instar de la manière dont elles ont opéré avec les agendas 21 locaux. Le réseau Eurocities a été fondé en 1986 par six grandes villes (Barcelone, Birmingham, Francfort, Lyon, Milan et Rotterdam), à partir du constat que, confrontées aux mêmes défis et aux mêmes opportunités, elles avaient intérêt à mutualiser leur expérience. Leur objectif implicite était de devenir une plate-forme politique de villes pouvant faire pression sur les institutions européennes. D'ailleurs, en 1998, le texte Eurocities for an Urban Policy était une déclaration en faveur d'une intégration plus forte des préoccupations urbaines dans les politiques européennes. Aujourd'hui, le réseau compte près de 140 agglomérations européennes. En octobre 2008, alors que cela ne figurait pas dans les priorités du réseau, Eurocities a lancé subitement une Climate Change Declaration (Déclaration sur le changement climatique), signée par plus de la moitié des 140 membres (EUROCITIES Climate Change Declaration, 2010). Cette déclaration souligne notamment l'engagement des signataires à mettre en œuvre des actions locales pour le climat, dans le but d'atteindre les objectifs européens de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La moitié des 140 membres ont signé la déclaration. Toutefois, cet intérêt des villes pour le changement climatique n'est pas uniquement conjoncturel. En témoigne Énergie-Cités, une « association d'autorités locales européennes pour une politique énergétique locale durable » qui a été créée dès 1990 et qui représente aujourd'hui plus de 1000 villes dans 26 pays (Energy Cities, non daté).
6Un lien explicite est fait dans toutes ces structures entre développement durable et politique énergétique. Il est décliné par l'ensemble des groupements de villes qui prennent aujourd'hui en charge la question du changement climatique. Le cas le plus symptomatique est celui de l'ICLEI (International Council for Local Environmental Initiatives). Dès 1993, l'ICLEI a créé un réseau nommé CCP (Cities for Climate Protection – Villes pour la Préservation du Climat), qui associe ipso facto développement urbain durable et politiques climatiques dans l'action publique (www.iclei.org/index.php ?id =800). Mais le lien qu'ils ont ainsi contribué à créer est-il si évident que cela, matérialisé par la notion de « ville post-carbone » ?
7Au cœur de la création d'une « ville post-carbone » se trouvent les actions locales pour le climat, prenant en Europe la forme de Plans climats locaux (PCL) dans les espaces urbains (Bailly et Magerand, 2009).
8Elles sont censées contribuer à la durabilité urbaine. Certes, les actions locales pour le climat obligent à repenser la forme du développement urbain : les politiques de rénovation des bâtiments et d'amélioration de leurs performances énergétiques ont des conséquences directes sur la forme urbaine ; l'amélioration de l'offre de transports publics n'a de sens que si elle prend en compte les évolutions des mobilités individuelles à l'échelle de l'agglomération, etc. Cela implique une reconfiguration profonde des territoires urbains et, par conséquent, des politiques urbaines, par exemple pour infléchir la tendance à l’étalement urbain observable depuis deux décennies.
9Mais cette approche est souvent intégrée aux projets de ville durable ou des quartiers écologiques, ce qui donne lieu à un effet pervers majeur : progressivement, l'accent est essentiellement porté sur la composante climatique au détriment des autres aspects du développement urbain durable. Dans la plupart des cas, les aspects climatiques (réduction des émissions de gaz à effets de serre, par exemple) mobilisent les projets et les motivations (Burton, 2001). D'ailleurs, les aides européennes en faveur des projets de villes et de quartiers durables favorisent les programmes centrés sur la question énergétique et climatique. Les innovations sociales, par exemple, n’ont droit qu'à peu de subventions. Elles constituent le parent pauvre des opérations, alors que les comportements des habitants sont déterminants dans l'appropriation des écotechnologies. Les Plans Climat Locaux français relaient la politique initiée par l’ADEME au travers des Chartes Cité-Vie et, plus récemment, des Contrats Aténée. L’utilisation économe de l’espace, la compacité, la mixité fonctionnelle, la mobilité douce, la proximité renvoient aujourd’hui à des préoccupations énergétiques, alors qu'elles ne sauraient s’y réduire.
10Rien ne prouve que les impératifs du développement urbain durable et ceux des actions locales pour le climat soient toujours compatibles. En règle générale, entre les actions locales pour le climat – représentées souvent par des Plans Climat Locaux – et les politiques favorisant la durabilité urbaine – projets de ville durable, écoquartiers, écocités, etc. – il y a des frictions de deux types : une amplification d'effets pervers propres au développement urbain durable par les politiques climatiques locales ; des échelles et des modes d'intervention antagonistes.
11Ainsi, les quartiers durables sont destinés, la plupart du temps, à des catégories de population relativement aisées. La raison en est simple : ces couches sociales sont ciblées car elles peuvent assumer une partie du surcoût de construction et sont prescriptrices de modes et de tendances. L'idée sous-jacente est qu'une demande plus forte prendra forme, entraînant la démocratisation de l’offre par une baisse des coûts liée aux économies d’échelle. En Suède, les opérations urbaines d'Hammarby (Stockholm) et Västra Hamnen Bo01 (Malmö) relèvent de cette approche (Olander, Johansson Niklasson, 2007). Mais cette dynamique ne va presque jamais à son terme : d'une part, un dérapage des coûts de construction s’observe car les promoteurs, contraints par un cahier des charges très exigeant sur le plan environnemental, jouent la carte du standing pour accroître leurs gains ; d'autre part, ce type de logements étant par définition limité en nombre et son attractivité étant forte, la loi de l'offre et de la demande accroît le coût du loyer ou du mètre carré à l'achat, indépendamment de l'évolution des prix à la construction. Cela amène certains auteurs à dénoncer le voile environnemental jeté sur des dynamiques de nature profondément inégalitaire puisqu’elles impliquent l’éviction de populations socialement fragilisées hors de ces nouveaux espaces ou de quartiers centraux réinvestis, vers des espaces périphériques, souvent plus bruyants ou plus pollués (Smith, 2002). Il y a dans ces projets une tendance à l’exacerbation des inégalités environnementales qui se superpose aux inégalités sociales induites. Ici se pose d'ailleurs une question qui touche à la justice environnementale : l'argent public investi ne l'aurait-il pas été plus adéquatement s’il avait été destiné à la réduction des disparités écologiques et sociales entre les quartiers existants ? Les villes n’ont-elles pas d’abord des points noirs à résorber, dont les impacts environnementaux sont plus néfastes que les gains attendus d’un habitat labellisé ?
12Des solutions existent. Elles passent par une bonne inclusion de ces écoquartiers dans la ville, par une différenciation sociospatiale urbaine graduelle et par des montages financiers insérant l'habitat aidé et l'habitat social, comme à Grenoble dans l'opération de la Caserne de Bonne (Facchinetti, 2006). La Caserne De Bonne est une ancienne enclave militaire de 8,5 hectares au centre de Grenoble, où a été édifié un écoquartier. Sa qualité première tient au fait que cette reconversion urbaine a été pensée comme une extension du centre-ville, en veillant aux transitions et dans la continuité du tissu urbain. Autour des trois bâtiments réhabilités de l'ancienne caserne et de 5 hectares de parcs, la Caserne De Bonne offre 900 logements familiaux, dont 40 % d'habitat social, 200 logements étudiants, un établissement pour personnes âgées, une école élémentaire, 5 000 mètres carrés de bureaux, deux hôtels, un cinéma, une trentaine de magasins et sept restaurants. Il en résulte un brassage des usages et des populations, assez rare dans ce genre d'opérations. Cela a pu se faire grâce à un pilotage très volontariste et attentif du programme par la municipalité de Grenoble et un soutien financier important, notamment pour les logements sociaux et étudiants. Ainsi, la municipalité a imposé un rapport de force permanent aux promoteurs, avec un cahier des charges exigeant et un plafonnement des prix, quitte à abaisser leur marge.
13On peut donc espérer qu'à terme, les quartiers durables deviennent plus accessibles et s'insèrent mieux dans le tissu existant, soit par une action volontaire et coordonnée des acteurs locaux comme pour Caserne De Bonne, soit parce qu'en se généralisant, ces quartiers perdront de leur attractivité.
14Mais, avec la montée des préoccupations climatiques et énergétique, les dispositifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre par une meilleure efficience énergétique des bâtiments, la diversification des modes de production d’énergie, la réduction du recours aux combustibles fossiles et le recours aux circuits courts d’approvisionnement deviennent systématiques dans ces écoquartiers. Les réponses techniques prennent alors le pas sur des actions plus globales : gestion foncière active, travail sur les formes urbaines (densifications différenciées, restructuration des noyaux d’urbanité, etc.). Elles ont un coût de mise en œuvre qui se rajoute à celui, déjà élevé, des écoquartiers. Les inégalités d'accès se fixent définitivement pour transformer ces quartiers en réserves de bobos, bien loin des intentions initiales.
15Par ailleurs, une approche par la technique va de pair avec des échelles d'intervention trop ponctuelles et des modes d'intervention peu compatibles avec un développement urbain réellement durable. En effet, le véritable enjeu d’un urbanisme durable est de sortir d’une planification par l’objet pour redéfinir l’équilibre global du tissu urbain, mis à mal par de multiples segmentations. Il s'agit moins de renforcer l'urbanisme de proximité que d'articuler les échelles d’urbanité, grâce à la complémentarité des fonctions et des espaces de pratiques sociales. Il est particulièrement nécessaire de penser la durabilité urbaine (et les opérations et projets qui y sont associées) sur des aires spatiales suffisamment vastes pour prendre en compte la durabilité importée.
16Il y a durabilité importée lorsqu'un territoire garantit sa durabilité en rejetant son coût sur des territoires voisins ou éloignés : transfert des pollutions (exportation de déchets) ou des activités polluantes, achat sous-évalué de ressources (Pearce, Markandya, Barbier, 1989 ; Daly, 1990). Le territoire concerné ne respecte qu'en apparence les conditions générales de la durabilité. Sa durabilité interne est assurée, en réalité, uniquement parce que ses nuisances sont exportées, ses problèmes sont exportés. Le problème est amplifié par le fait que les territoires pertinents de l'action tendent à diverger selon la sphère du développement durable à laquelle l'on s'intéresse. L'espace fonctionnel et d'emploi d'un pôle industriel ne coïncide pas avec le territoire géographique des nuisances environnementales (physico-chimiques, atmosphériques et hydrographiques) qui en résultent. Il tend également à se déconnecter du territoire institutionnel, pourtant censé assurer la régulation des problèmes engendrés.
17Les inégalités et les injustices qui peuvent marquer les générations successives, se manifestent donc également spatialement d'un territoire à l'autre, comme entre individus et sociétés d'un même territoire. Il n’est nullement certain que la complexe architecture réglementaire et normative qui préside à la construction des nouveaux espaces de dévelop-pement durable soit à même de répondre à ce défi, en dépit de discours généreux sur l’articulation des échelles de l’action. Comme ce problème est particulièrement criant dans les espaces urbains, il implique la mise en œuvre de politiques urbaines durables sur une échelle d'action qui comprend les banlieues, les zones périurbaines et les zones rurales ou naturelles dépendantes (Donzelot, 2004 ; Wheeler, 2004).
18Il importe donc d'éviter les actions ponctuelles sur des bâtiments ou des quartiers, qui même multipliées manquent d’une stratégie d’ensemble. Il en résulte une absence de réflexion sur la cohérence du tissu urbain, et plus généralement sur les territoires à prendre en compte. Un développement durable réellement opérationnel suppose d'intégrer les relations de tous ordres qui lient les hommes à leur cadre d'existence (Elliot, 2006). En ce sens, force est de constater que les villes européennes engagées dans des "plans climat locaux" peinent à atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effets de serre qu’elles se sont fixés, entre autres parce qu'elles sont incapables de compenser l’augmentation continuelle des consommations énergétiques. Passer d’une énergie sale à une énergie propre ne suffit donc pas, encore faut-il être capable de modifier les comportements
19Autrement dit, il ne suffit pas de construire un lotissement de maisons « zéro énergie » pour créer un écoquartier. La question est : que se passe-t-il en réalité au-delà des quartiers durables ? Or, l'impératif climatique renforce la durabilité importée.
20Quand ils veulent aménager « vert », les élus acceptent des surcoûts allant jusqu'à 20 % pour obtenir des labels « bâtiment à basse consommation », qui les exonèrent de réfléchir à la démarche de conception urbaine, pourtant plus stratégique que la performance énergétique des édifices. Ces écoquartiers sont alors des vitrines, qui ne règlent pas la question de la ville durable. Il est légitime de se demander si ces quartiers supposés « durables » ne pourraient pas être qualifiés plus justement de quartiers à basse consommation ou à basse émission. Il est vrai que, face aux différents groupes de pression, il est plus facile d’appuyer l’habitat à basse consommation que le plafonnement du CO2 routier.
21Enfin, il existe des contradictions entre les préconisations des politiques climatiques locales et celles relevant de la durabilité urbaine. Il n'est pas évident que développement urbain durable et lutte contre le changement climatique se superposent, ni même se recoupent. Il y a parfois antinomie entre les impératifs de l'un et de l'autre. Les divergences surgissent au détour des interventions sur la densité, le traitement des déchets ou l'usage des sols, pour ne citer que trois exemples.
22La ville durable est souvent associée à une densification du bâti, avec une modification des affectations existantes ayant pour but d'optimiser les conditions d’occupation. Bref, les villes durables sont supposées être denses. Mais la densification, appliquée sans discernement, engendre des effets pervers à l'inverse des intentions initiales : congestion des réseaux de transport, cumul des nuisances sur un espace restreint y diminuant la qualité de la vie, etc. Le « durable dense » est, nous l'avons vu précédemment, surtout habité par des populations aisées ou très aisées. Il s’agit de catégories qui présentent un taux de mobilité élevé. De ce fait, les engorgements automobiles provoqués par les nouveaux habitants sont importants malgré une offre de transports publics généralement bonne. Le report modal ne va pas de soi, en dépit de l'offre. D'une manière générale, deux critiques sont émises à l'égard de la ville dense : elle irait intrinsèquement à l’encontre des « préférences du marché » et des « aspirations des citoyens » (Breheny, 1997) ; elle provoquerait un cumul des contraintes environnementales et des nuisances sur un petit espace (Jenks, Williams, Burton, 1996 ; Neuman, 2005). Finalement, si la ville durable est une ville dense, la recherche de la densité ne saurait être une fin en soi (Mancebo, 2007a).
23Les politiques locales pour le climat introduisent, quant à elles, des arguments en faveur d'un urbanisme de faible densité : la végétalisation par des arbres à évapotranspiration élevée abaisse localement la température (10 % de surface végétale de ce type abaisse la température de 1°C dans un rayon de 100 mètres (Boutefeu, 2007) : dans les espaces de faible densité il y a plus de mètres carrés de toiture par habitant, l'énergie photovoltaïque généralisée peut alors être une importante source d'énergie locale propre, etc. Naturellement, un urbanisme de faible densité peut aussi signifier l'augmentation du trafic routier lorsque la voiture devient la seule solution pour se déplacer d'un endroit à un autre (Weil, 2005). Finalement, une ville adaptée au changement climatique est une ville peu dense, mais sous réserve de dispositifs permettant de limiter l'accroissement prévisible du trafic routier.
24Il apparaît clairement ici que, selon que la priorité est donnée au climat ou à la durabilité, les arbitrages dans les politiques urbaines concernant la densité seront totalement différents. Ils entraineront aussi des mesures d'accompagnement de nature distincte.
25La gestion des déchets représente un autre secteur d'incompatibilité potentielle entre politiques de développement durable et politiques climatiques ou énergétiques locales. D'une part, la durabilité suppose le recyclage des déchets. Mais d'un autre côté, le chauffage urbain avec la valorisation thermique des déchets urbains est un point clé des politiques climatiques locales. Comme la production de déchets urbains, si abondante soit-elle, est néanmoins limitée, tôt ou tard – mesure que chauffage urbain et valorisation thermique se généraliseront – des déchets recyclables devront être brûlés. L'autre solution serait d'utiliser du gaz, du mazout ou l'électricité, ce qui n'est pas compatible avec l'exigence de durabilité non plus.
26L'usage des sols est un troisième domaine, dans lequel des politiques urbaines durables et climatiques donnent des préconisations contradictoires. Les villes durables ont en commun la requalification, la récupération de l'existant. En ce sens, on pourrait les surnommer « villes recyclables », car elles sont censées être en mesure de recycler sans cesse leurs tissus et leurs fonctions, sans passer par les phases d'obsolescence des friches industrielles et des quartiers dégradés et sans gaspillage des sols (Swart, Robinson, Cohen, 2003 ; Whitehead, 2003). Mais, les quartiers énergétiquement efficients et les bâtiments passifs sont le plus souvent des constructions nouvelles dans des aires nouvelles. Il convient de rappeler qu'un urbanisme durable réside moins dans la réalisation de constructions pilotes au « milieu de nulle part » que dans la régénération urbaine, qui prend en charge ce qui existe déjà. Assurer une utilisation mesurée du sol signifie tout d’abord améliorer l'existant. Dans de nombreuses villes, les potentiels de terrains à bâtir sont déjà présents, sans qu’on ait besoin d’affecter de nouvelles surfaces. Or, si la question de l’efficience énergétique commence à s’imposer en Allemagne dans la réhabilitation, ce n'est pas du tout un cas général. Les élus adorent inaugurer de belles vitrines, c'est pourquoi ils privilégient le « neuf ». De ce point de vue, en France, l'Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) a été un ratage complet : il aurait pu être décidé que tous les projets de l’ANRU devaient correspondre à des écoquartiers avec des contraintes énergétiques sur les bâtiments ; cela n'a pas été le cas.
27Trop souvent, des promoteurs livrent « clés en mains » un habitat durable (Bierens de Haan, Dawson, 2006) qui contribue à renforcer ces tendances. Cette approche est courante dans le contexte nord-américain, pour les quartiers dits environnementally friendly (amicaux pour l’environnement). La démarche s’étend aussi aux zones d’activités : des parcs d’activités durables sont créés afin d’être plus attractifs aux yeux des promoteurs, en raison des fortes densités qui peuvent être offertes dans ce cadre (Adriaens, Dubbeling, 2005). Bien peu d'édiles ont propagé le modèle de Lanxmeer. Aux Pays-Bas, dans la commune de Cullemborg, le quartier de Lanxmeer forme un écovillage qui transpose en ville une certaine conception de la communauté de vie, du rapport à l’environnement immédiat proche du village. Là, un groupe de personnes s'est constitué en association et a trouvé un terrain à bâtir avec l'aide de la municipalité sur une zone de protection de champs captants. Ce sont les habitants qui ont procédé à l'aménagement de l'espace et qui ont conçu les 200 maisons de Lanxmeer, appuyés par le programme européen COST et le gouvernement néerlandais. Mais ce cas est tout à fait exceptionnel. Dans nombre d'écoquartiers, seule une couche de vert et des dispositifs techniques répondant à la contrainte climatique camouflent un urbanisme « gris » de facture très classique. Posés là tels des OVNIs, ils sont bien incapables de catalyser une vie urbaine induisant un affaiblissement de l'identité de lieu chez ceux qui y résident (Proshansky, Fabian, Kaminoff, 1983). Il n'y a pas d'urbanité dans ces espaces que l'on peine à nommer territoires. Lorsqu'elle existe, celle-ci, par la force des choses, se limite à ceux qui sont proches socialement, économiquement ou culturellement.
28Il existe donc de réelles difficultés à concilier développement urbain durable et politiques locales pour le climat. Ces difficultés sont encore amplifiées par le fait qu'il existe nombre des contradictions entre les préconisations climatiques et celles liées à la durabilité urbaine : des arbitrages sont nécessaires.
29Il importe de distinguer clairement développement urbain durable et actions locales pour le climat, afin de pouvoir arbitrer de manière efficace. Mais ce n'est pas simple. En effet, devant l'échec relatif de vingt ans de politiques globales, dont la COP 15 de Copenhague a été l'illustration, les actions locales pour le climat ont été promues principales actrices de la lutte contre le changement climatique : stratégie de dédouanement qui emprunte au développement durable l'antienne « penser globalement, agir localement ».
30Or, il y a une différence fondamentale dans l'articulation local-global entre le cadre du développement durable et celui du climat. Dans le cas du développement durable, cette articulation est à la base même de la mise en œuvre de la durabilité. Pensée – avec plus ou moins de bonheur il est vrai – dès le Sommet de la Terre de Rio en 1992, avec les agendas 21 locaux et mentionnée dans Our Common Future, elle est une pierre angulaire du développement durable. Ce n'est pas le cas pour les politiques liées au changement climatique, pour lesquelles il s'agit plutôt d'une aubaine : une manière de masquer l'échec des politiques globales en prenant appui sur l'action volontariste – et intéressée – lancée unilatéralement par les villes, sans lien avec les négociations mondiales. Leur insertion dans un montage local-global s'est faite après coup.
31En effet, progressivement, le développement urbain durable tend à se réduire à une dimension environnementale limitée aux contraintes biophysiques, énergétiques ou écosystémiques. En particulier, il s’agit de solutions techniques et de dispositifs réglementaires qui finissent par engendrer des inégalités sociales ou renforcer celles qui existent déjà : l'équité intergénérationnelle (préserver l'avenir de la planète) prend ici l'ascendant sur l'équité spatiale. Cette situation est très éloignée des intentions initiales du rapport Our Common Future (Brundtland, 1987), qui caractérise le développement durable par sa capacité à prendre simultanément en charge les deux équités. Il n'en demeure pas moins qu'elle correspond à la pratique réelle. Aujourd'hui les conflits entre équité intergénérationnelle et équité spatiale tissent la trame du développement durable. Deux réalités sont oubliées en chemin :
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L'environnement, loin d'être une transcendance s'imposant d'elle-même, est construit par les sociétés. L'Homme se fait une représentation des écosystèmes qu'il habite et la nomme « environnement » à partir des usages dont ses ressources sont l'objet. Tous les objets en interaction dans les écosystèmes ne sont pas présents dans le « panier » de ressources que se construit une société à tel ou tel moment de son histoire. Dès lors, la gestion de l'environnement ne saurait se réduire à des variables physico-chimiques ou biologiques supposées refléter le « bon » fonctionnement des écosystèmes. L'environnement, ce sont les alentours auxquels il faut s'adapter comme à un voisinage plus ou moins bruyant. Un environnement pollué peut constituer un milieu où il fait bon vivre. À l'inverse, un environnement à l'air pur et à l'eau propre peut être tout à fait invivable, comme en témoignent certains lotissements périurbains et grands ensembles balayés par les vents.
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De toute manière, le développement durable ne saurait se limiter à l'environnement, fut-il considéré dans tous ses aspects. En 1983, lorsque le Programme des Nations Unies pour l'Environnement et le Développement (PNUED) confie à la Commission Mondiale sur l'Environnement et le Développement (CMED) la rédaction du rapport qui donnera naissance au développement durable en 1987, la lettre de mission précise qu'il s'agit de créer les conditions d'une solidarité à la fois spatiale et intergénérationnelle qui ne va pas de soi (Brundtland, 1989).
32L'efficacité de l'arbitrage réside donc en grande partie dans son acceptabilité : question éminemment subjective et rarement désintéressée (Fischhoff, Lichtenstein, Slovic, Derby, Keeney, 1981). En effet, les arbitrages entre équité intergénérationnelle (représentée ici par les actions locales pour le climat) et équité spatiale (représentée ici par les actions visant à prendre en compte la durabilité importée et l'espace urbain dans son ensemble) ont des conséquences directes sur les stratégies des opérateurs, sur les modes de gouvernance, sur la définition des ressources urbaines ainsi que sur la manière de penser et de fabriquer la ville.
33L'impératif climatique comme l'impératif de durabilité imposent une transformation en profondeur des référentiels de l'action publique ainsi que des pratiques individuelles et collectives (Mancebo, 2009). Il convient d'inclure, parmi les acteurs locaux, les communautés d'intérêt et les communautés de voisinage, des sociétés d'individus à même de former des associations volontaires. Cela suppose de transcrire, dans le domaine de l'aménagement urbain, les travaux d'Elinor Ostrom, qui a montré que des communautés d'intérêt ou de voisinage gérant collectivement des biens communs pouvaient être plus efficaces que le marché ou que les structure institutionnelles (Ostrom, 1993, 1998).
34La forme des politiques en jeu est donc très dépendante de la culture locale, de la législation et du mode de planification urbaine, mais aussi des valeurs attribuées aux différents biens environnementaux et de l'inventaire des ressources locales (Costanza, Low, Ostrom et Wilson, 2001). Il importe donc, préalablement, de définir ce qui constitue le « bon » environnement pour les sociétés concernées : celui dans lequel l'amélioration des conditions environnementales au sens strict (qualité de l'eau, de l'air, biodiversité, gestion économe des ressources, des sols et des énergies, etc.), conduira à une amélioration des conditions de vie ; celui dans lequel les dispositifs techniques et les écotechnologies déployés, intégrés dans des espaces suffisamment vastes pour prendre en compte la durabilité importée, pourront être appropriés dans de nouveaux modes de vie.
35De plus en plus, les interventions urbaines dites « durables » se focalisent, voire se réduisent, à la composante climatique et énergétique (qui relève plutôt de l'équité intergénérationnelle). Les autres priorités concernant, par exemple, la justice environnementale, les conditions de vie ou la diversité paysagère (qui relèvent plutôt de l'équité spatiale) sont oubliées (Emelianoff et Theys, 2001). Or, pour reprendre les termes d'Amartya Sen dans son ouvrage The Idea of Justice : « S'il y a des obligations vis-à-vis des générations futures, il y a aussi des obligations vis-à-vis des générations actuelles » (Sen, 2009, p 51). La mise en œuvre du développement durable conduit en permanence à des dilemmes, générant des politiques radicalement différentes selon l'équité privilégiée (Mancebo, 2007b).
36Pouvoir arbitrer entre équité intergénérationnelle (préservation des ressources pour les générations à venir) et équité spatiale (durabilité importé, justice environnementale, conditions de vie) est intimement lié à la possibilité de définir le « bon » environnement, qui conditionne l'acceptabilité des politiques et donc in fine leur succès ou leur échec.
37L'un des nombreux défis de la durabilité urbaine est de dépasser les actions ponctuelles non intégrées de création de bâtiments ou quartiers ex-nihilo. Il s'agit de redéfinir l'équilibre global du tissu urbain. Cela suppose de penser les bâtiments et les quartiers à partir d'une aire urbaine considérée comme un tout, insistant sur la multifonctionnalité, la densification différentielle, la redéfinition des noyaux urbains, l'attention aux habitus urbains, la biodiversité urbaine etc. Toutes les questions doivent être appréhendées au niveau assez large – c'est-à-dire en incluant les aires non urbanisées adjacentes – pour produire des solutions efficaces.
38La situation est légèrement différente lorsqu'il s'agit de l'adaptation au changement climatique ou de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. En effet, leur succès est lié à l'amélioration des performances énergétiques. La redéfinition des politiques urbaines est souvent limitée à la politique des transports avec la recherche de nouveaux modes, à la détermination de nouveaux plans d'aménagement urbain et de nouvelles ressources énergétiques locales (Willbanks, 2003). Ces priorités sont, la plupart du temps, en contradiction avec les politiques durables, comme la gestion des déchets ou la question de la densification ont pu le montrer précédemment.
39La question des formes urbaines souhaitables et des régimes d'urbanisation est donc au cœur des arbitrages. C'est-à-dire que l’ensemble des modalités de localisation, délocalisation et relocalisation des activités et des ménages conditionnent le renouvellement des centralités urbaines ainsi que la reproduction et le fonctionnement des villes et agglomérations. Loin de se superposer, les impératifs du développement durable et ceux des actions locales pour le climat articulent différemment trois échelles complémentaires :
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celle du projet d’agglomération et des schémas directeurs d'urbanisme ;
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celle des opérations d’urbanisme concerté d’une ou de plusieurs communes ;
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celle de la trame des quartiers, des îlots et de la rue, dans un urbanisme de proximité dispensateur de services de proximité et de sociabilité.