1En moins de trente ans, les moyens de transport, les services à la mobilité et les manières de se déplacer n’ont cessé de se développer et de se diversifier, pérennisant l’image de la ville comme « espace des flux », modelant les paysages urbains, favorisant une injonction à « être mobile ». Dans ce contexte, la marche fait l’objet d’une attention renouvelée. Souvent cantonnée à une activité récréationnelle ou physique, la marche a longtemps été sous-considérée dans la « palette modale ». Toutefois, son rôle de liant entre les différents modes de transport (voiture, train, métro, tramway, autobus, vélo) et son efficacité dans la chaîne de déplacement sont aujourd’hui valorisés. Plusieurs villes européennes et nord-américaines mettent alors en place diverses actions de politiques publiques et d’aménagement – la plupart du temps sous la forme de « plans piétons » (Plan piéton strasbourgeois, Plan Iris 2 à Bruxelles, Charte du piéton de Montréal ou Plan directeur des chemins pour piétons à Genève) – dont l’objectif est d’accorder davantage d’espace public à l’usager à travers la création de réseaux de cheminement dédiés. Récemment, certains organismes comme Piétons Québec s’attachent même à faire pression sur les décideurs en militant pour les droits des piétons et pour l’importance du marcheur dans la planification de la ville.
2Car la marche serait dotée de qualités intrinsèques bénéfiques à la ville autant qu’au citadin. À l’heure des injonctions au développement durable, elle favoriserait la création d’espaces urbains de qualité qui, par la valorisation de nouvelles esthétiques urbaines (Blanc, 2012), la modération (voire l’interdiction) des flux automobiles et l’atténuation des conflits d’usage, garantirait finalement à la fois une urbanité apaisée (Dumond et Von der Mühl, 2006) et une certaine vitalité. La marche, au-delà d’être un mode actif bénéfique pour la santé du citadin (OMS, 2010), favoriserait en outre l’attachement de ce dernier aux espaces traversés et aux personnes rencontrées (Ward Thompson, 2013). De ce point de vue, cette pratique banale constituerait autant une activité d’ancrage à l’environnement urbain qu’un vecteur majeur de la sociabilité urbaine (Bordreuil, 2000 ; Careri, 2002 ; Thomas, 2010).
3Si ces diverses dimensions de la marche sont aujourd’hui largement décrites dans les champs de la sociologie et de l’urbanisme, diverses questions demeurent en suspens. Nous proposons d’en articuler quelques-unes autour de trois thématiques. La première a trait à l’évolution de la figure du marcheur et aux motivations variées qui peuvent être à l’origine de l’usage de la marche. À une époque d’hypermobilité, mais aussi d’une pluralisation conjuguée à une désynchronisation des temporalités du déplacement et d’un engouement pour des formes de lenteur en ville, qui sont les marcheurs d’aujourd’hui ? Alors que la pratique du vélo en ville, longtemps caractéristique des populations ouvrières défavorisées, s’est étendue aux classes moyennes et aisées ces dernières années, en est-il de même pour la marche ? La marche relève-t-elle d’un choix par défaut, du fait d’une incapacité à prendre des modes de déplacements mécanisés ? Le vieillissement avéré de la population, aussi bien en Amérique du Nord que dans divers pays européens participe-t-il d’une reconfiguration des pratiques de marche et des figures du marcheur ?
4La seconde thématique autour de laquelle nous proposons de réfléchir au travers de ce numéro spécial a trait aux conditions favorables à la pratique de la marche. Deux orientations peuvent être articulées ici. D’une part, une réflexion sur l’évolution des compétences des marcheurs urbains. Excepté le coût d’un équipement minimal (vêtement et chaussure), la marche est un moyen de déplacement quasiment gratuit et de fait accessible au plus grand nombre. Mais les citadins ne sont pas tous égaux en matière de capacités (motrices, cognitives, spatiales, sensorielles, etc.) à se déplacer. Si certains disposent d’un corps alerte qui leur permet une habileté à la marche, d’autres ont « à faire » avec un corps déficient, stigmatisé, handicapé… qui les contraint. Pour autant, tous ont en commun de faire l’expérience du vieillissement et avec lui, d’un déclin de ces capacités à se déplacer de manière autonome. Quelles sont alors les compétences que requiert la marche dans ces situations de sénescence, voire de « grand âge », aujourd’hui en forte augmentation ? Par ailleurs, aussi banale soit-elle, la pratique de la marche, tout en mettant à l’épreuve les compétences du citadin, l’affecte. Un temps souvent long d’appropriation des lieux est, par exemple, nécessaire aux personnes qui viennent de s’installer dans un nouveau quartier ou de commencer un nouvel emploi (Ramadier, 2002). Dans ce cas, le recours à la marche nécessite qu’une familiarité aux lieux et qu’une confiance dans ses capacités d’orientation s’installe. À l’inverse, certains citadins, très ancrés dans leur quartier, choisissent de pratiquer certaines de leurs activités (courses, activités de loisirs, etc.) en dehors du périmètre du domicile ou du lieu de travail. Dans ce cas, c’est davantage le désir d’une distanciation avec les espaces et un voisinage familiers qui se joue dans le choix du mode de déplacement. Comment alors penser cette place de l’affect dans le recours à la marche ?
5Dans la continuité de ces questionnements, liés à une approche écologique, une réflexion sur les qualités des espaces urbains aujourd’hui créés ou requalifiés pour la marche apparaît nécessaire. En effet, si d’emblée les compétences motrices, les désirs et les perspectives du marcheur participent du recours à la marche et de son niveau d’autonomie, les espaces présentent des facilités d’accès, des aménités et des propriétés attractives qui varient considérablement. Or, des travaux plus ou moins récents ont montré que, plus que les autres modes de transport, la marche est fortement impactée par les configurations spatiales et sensibles (Nash et Zardini, 2006 ; Thibaud, 2007 ; Thomas, 2010 ; Héran, 2011). Par ailleurs, la marche demeure souvent associée à une planification des activités favorisant une qualité sensorielle (flânerie, déambulation, etc.) laissant place à une mobilité zigzagante caractérisée par une plus grande souplesse au détriment d’une optimisation du déplacement. Cette dichotomie à l’œuvre dans les manières de penser la marche peut-elle être toujours d’actualité au regard des pratiques contemporaines ? Qu’est-ce qui concrètement participe (ou pas) du recours à la marche, en particulier chez les plus jeunes et les plus âgés ? En quoi les dimensions physiques, aménagées et sensibles influent sur le recours à la marche ? En quoi et comment leur prise en compte croisée permettrait-elle de dépasser les approches normatives de la marche qui trop souvent la réduise à des critères objectivant de « marchabilité » au détriment d’une attention à l’expérience piétonne ordinaire ?
6La troisième thématique que nous avons souhaité voir aborder dans ce numéro est directement liée à cette nécessité d’enquêter l’ordinaire de la marche. Elle porte sur ses échelles d’appréhension. À quelles échelles doit-on s’intéresser lorsqu’il est question de la marche et du marcheur ? Jusqu’à présent, la plupart des travaux de recherche dans ce domaine ont porté sur les centralités urbaines. Or, les métropoles évoluent aujourd’hui dans leurs formes et leurs temporalités. Nous assistons ainsi à l’âge d’or des « suburbs » nord-américains et des territoires périurbains européens où l’étalement demeure d’actualité, avec son lot de conséquences écologiques, économiques, sociales ou de santé. Les territoires résidentiels ne cessent de s’étendre toujours plus loin des centres, et les emplois fleurissent dans des territoires dépourvus de services ou d’aménagements piétons. Si les nouvelles générations témoignent d’un intérêt particulier pour les environnements résidentiels denses et multifonctionnels, riches en aménités urbaines, une majorité de la population reporte son installation résidentielle toujours plus loin des centralités métropolitaines. Si le vieillissement chez soi désiré par certaines populations pose des enjeux de taille en matière d’environnement urbain et de santé publique (Negron-Poblete, Séguin, 2012), y compris dans les milieux étalés où l’on dépend de la voiture pour se déplacer, c’est bien l’ensemble des populations des territoires métropolitains qui se voit aujourd’hui concernés par l’accès aux territoires, et ce autrement qu’en voiture individuelle. Parents actifs, enfants et adolescents en recherche d’indépendance, s’en remettent encore bien souvent à la voiture, une dépendance difficile ensuite à quitter (Dupuy, 2006). La dispersion des emplois, services, lieux de loisirs ou établissements éducatifs laisse autant de défis pour faire bouger et marcher les populations de tous âges. Comment appréhender cette complexité de l’urbain et avec quelles méthodologies d’enquête et d’analyse ?
7Répondre à ces questions requiert de dépasser le réflexe premier du cloisonnement disciplinaire. Une approche plus ouverte au croisement de la géographie, la santé publique, la psychologie, l’urbanisme, l’architecture et l’environnement s’impose de manière évidente. Si une telle approche permet l’ouverture à d’autres perspectives et la production de connaissances nouvelles issues de cette interdisciplinarité, ces connaissances peuvent également nous conduire à des interventions urbaines et architecturales appropriées, ciblées et sensibles. Ce sont autant de questions que nous désirons développer dans le cadre de ce numéro thématique interdisciplinaire sur le marcheur et son environnement. Trois axes sont proposés où, dans un premier temps, nous nous intéressons aux figures du marcheur d’aujourd’hui, dans une seconde partie, aux conditions de possibilités de la marche et, dans une troisième partie, aux manières d’évaluer la marche selon le point de vue du marcheur.
8Plusieurs facteurs liés aux formes urbaines, aux configurations fonctionnelles et sensibles ainsi qu’à leur aménagement sont susceptibles de moduler les comportements de marche et la sécurité routière. Tant les caractéristiques des espaces résidentiels que les lieux de destination et/ou les moyens de transport disponibles pour les rejoindre sont cruciaux. Nombre d’études nord-américaines et européennes montrent que les dimensions de l’environnement bâti (mobilier urbain, pavage, revêtement, textures, configuration et connectivité des rues / intersections, temps alloué aux traverses piétonnes, signalisation, etc.) sont fondamentales dans l’analyse de la marchabilité d’un environnement. Le contexte immédiat des lieux de résidence possède ainsi une influence cruciale sur le niveau et l’intensité des activités physiques menées par les populations qui les pratiquent. Comment toutefois dépasser l’analyse de critères spécifiques, souvent recommandés comme normes dans l’aide à la décision en urbanisme et en santé publique, pour se rapprocher de l’expérience du marcheur où chaque critère peut compter, mais où des configurations semblent être davantage pertinentes ? Quelles échelles entrent en jeu dans l’analyse de la marche ou des environnements de marche ? Quelles méthodes innovantes permettraient de mesurer et/ou de qualifier la marchabilité d’un environnement ?
9L’activité physique, notamment la mobilité active, lorsqu’il est question des personnes âgées, peut favoriser le vieillissement en santé ou favoriser le rétablissement pour certaines maladies. Pratiquée régulièrement, elle contribue à l’orientation, à la coordination, à l’équilibre, à la motricité et à l’endurance. En outre, la marche est bénéfique pour la santé mentale et cognitive. Lorsqu’il est question des enfants et des adolescents, l’activité physique constitue une activité d’apprentissage où il est possible de développer de saines habitudes de vie, susceptibles d’être conservées à l’âge adulte. Il s’agit de pratiques et de représentations qui permettent de développer dans la jeunesse des compétences physiques, sociales et spatiales susceptibles d’être mobilisées dans la vie active et dans la vieillesse. La marche peut ainsi être associée à la qualité de vie et au développement ou au maintien de l’autonomie, mais aussi à la pérennisation du réseau social proche et maintes occasions de participer à la vie sociale. Comment aborder la marche selon différents âges ou conditions d’autonomie ? Qu’est-ce qui fait marcher les plus jeunes et les plus âgés ? Si un environnement favorable à la marche pour les aînés est souvent associé à la tranquillité et à la sécurité, où l’on retrouve notamment des espaces de repos, est-il pertinent d’associer stimulations, défis ou flâneries à la marche chez les plus jeunes ? Comment l’espace métropolitain peut-il être favorable à la marche aux différents âges de la vie, notamment en matière d’appropriation et de cohabitation ? Comment articuler lieux d’origine et de destination selon les réalités contrastées de marcheurs à la motricité différenciée ?
10L’environnement est plus que le support aux déplacements et à la marche, il est à la base d’expériences et de significations individuelles et collectives contrastées. Des aspects subjectifs associés à la perception de l’individu de sa propre condition et de ses capacités, ou encore de ses représentations du risque, de la sécurité ou des opportunités à saisir, sont à prendre en compte. Si des aspects objectifs liés aux capacités de l’individu à marcher, comme la vitesse de marche, le besoin d’aide à la marche ou des moyens de déplacement à sa disposition sont incontournables, ceux-ci ne peuvent rendre compte à eux seuls des comportements et surtout des ressentis des marcheurs. La satisfaction des individus par rapport à la rue ou à leur quartier peut être un « proxy » du niveau de marchabilité de l’environnement. Mais quelles expériences suscitent les différentes portions de la ville, de territoires ou de rues choisis pour se déplacer ou déambuler ? L’entretien général, la propreté de l’espace public, les odeurs, les sons, l’aménagement paysager, la présence de vandalisme sont, entre autres, des caractéristiques contextualisées qui participent à la définition de différentes ambiances vécues individuellement et collectivement. En outre, celles-ci doivent être croisées aux morphologies urbaines créant les véritables conditions de ce qui est vécu par le marcheur. Comment la complexité des expériences des marcheurs se structure-t-elle ? Que signifie le fait de marcher, selon les âges, les capacités physiques ou les activités pratiquées dans diverses configurations urbaines ? Comment distinguer les différentes significations associées à un quartier attrayant, à la qualité des environnements, aux nuisances, à la sécurité routière ou encore aux pénibilités ?
11À la lumière de ces nombreuses questions et pistes d’investigations, les articles qui composent ce numéro spécial nous fournissent des éléments de réponses et des enseignements qui méritent ici d’être soulignés.
12Les recherches sur la pratique de la marche ne concernent pas uniquement les centres des plus grandes agglomérations. Ainsi, les articles de ce numéro reflètent bien la diversité des terrains d’analyse de la marche et des marcheurs, à Mexico, Bruxelles, Bordeaux, Fribourg, mais aussi dans le périurbain de Balagne en Corse (France). Dans ces contextes, les situations sont très différentes et les conditions d’exercice de la marche varient de manière considérable. De ce point de vue de contexte, les politiques en faveur de la marche doivent être adaptées aux situations locales et doivent gérer des préoccupations qui vont de la limitation des fragmentations et coupures urbaines, où le cas de Mexico est exemplaire, à l’articulation des visées fonctionnelle et récréative de la marche, comme dans le périurbain corse.
13Dans les premières lignes de cette introduction, nous regrettions que la marche ait longtemps été sous-considérée parmi l’ensemble des modes de transport. Ce numéro permet aussi de montrer que, non seulement, la marche peut être un mode de déplacement tout à fait pertinent, dépendamment des territoires et des modes de vie, comme ceux des résidents nouvellement installés dans les éco-quartiers fribourgeois, mais de manière fondamentale que la marche est plus qu’une manière de se déplacer.
14Valoriser la marche sur le plan fonctionnel semble nécessaire de nos jours encore, mais la marche permet aussi un lien ou une expérience de l’espace traversé que les autres modes ne garantissent que très partiellement. À Bordeaux, l’arrivée du tramway a permis de replacer le déplacement au cœur de la ville, et a donc assez naturellement refait la place aux marcheurs, comme le montre l’article de H. Pagnac-Baudry. À Fribourg, la marche est valorisée pour ses vertus urbaines par essence, parce que c’est la manière la plus efficace d’inscrire le citoyen dans l’urbain, comme le montrent H. Imerzoukene Driad, P. Hamman et T. Freytag. À Bruxelles, comme l’observent L. Francou et M. Berger, avec des marcheurs au service des communes, la marche permet d’observer de manière sensible la complexité de la vie urbaine et de prévenir ou d’anticiper des situations conflictuelles. À Mexico, R. Perez-Lopez souligne à quel point la pénibilité du déplacement à pied contraint la marche à sa seule dimension fonctionnelle et obère ainsi son possible développement.
15Ainsi, parmi les points abordés, nous avons remarqué l’importance, dans plusieurs textes, de la question de la sécurisation de la marche et des marcheurs. Nous retiendrons à ce titre, par exemple avec l’analyse de R. Perez-Lopez à Mexico, que la proximité forte des rues passantes ressort comme fondamentale en rendant le déplacement à pied très désagréable et dangereux. C’est bien ici le contexte spatial qui va venir modeler les besoins d’aménagement favorable à la marche. Autre point intéressant ici, dans l’article de H. Pagnac-Baudry sur la marche dans plusieurs quartiers bordelais, est la mise en évidence de l’impact de l’appropriation de la ville et des quartiers sur le sentiment d’insécurité et donc le choix des cheminements dans l’espace.
16Finalement, L. Francou et M. Berger nous proposent une approche originale de la marche à partir de l’étude de « gardiens de la paix » à Bruxelles. Le marcheur, plus que l’automobiliste, est au cœur de la vie urbaine. Or, c’est justement parce que celui-ci est au cœur de cette vie urbaine que des marcheurs professionnels, qui ne sont ni policiers ni travailleurs sociaux, sont faits marcheurs dans diverses villes pour, entre autres, prévenir la délinquance dans les lieux publics et rappeler les règles du vivre ensemble. Ce type de politique urbaine affirme que la sécurisation de la vie publique peut passer par la marche, qui est censée permettre une proximité plus grande et la co-présence d’une pluralité d’acteurs. Les auteurs observent cependant les limites de ces politiques de la mise en marche et soulèvent des difficultés rencontrées dans cette entreprise.
17Ces éléments tirés des articles de ce numéro spécial ne sont que quelques points que nous souhaitions mettre en évidence. Avant de vous laisser, chers lecteurs, entrer dans le vif des analyses proposées, nous souhaitons remercier les contributeurs pour la richesse de leur contribution. Nous remercions également la revue Environnement Urbain / Urban Environment pour la confiance qu’ils nous ont témoignée et pour leur engagement scientifique sur ces questions relatives à la marche, essentielles à nos yeux.