1La nuit a subi de profonds changements au cours du dernier siècle, l’éclairage électrique a profondément changé l’expérience nocturne de la ville. La lumière permet aujourd’hui, et ce, le plus naturellement du monde, de fonctionner 24 heures sur 24. On ne se rend plus compte de la présence de l’éclairage artificiel, il est devenu partie intégrante de notre quotidien. Le thème de la lumière attire l’attention depuis un certain nombre d’années, plus exactement depuis la fin des années 1980, avec l’apparition de nouvelles manières d’investir la ville nocturne. Le recours à une esthétique de la lumière pour mettre en valeur la ville a fait l’objet d’attentions particulières, d’autant plus dans un contexte de compétitions inter-urbaines (Cartier, 1998). La lumière séduit, elle sert de moyen d’attraction, et est utilisée pour vendre la ville ; elle est devenue aujourd’hui un enjeu économique, politique, social et culturel majeur pour le développement des villes. L’esthétique de la lumière a fait de l’éclairage un outil marketing de plus en plus couru par les commerces et les politiques urbaines pour développer l’attractivité des villes (Chatelier et al., 1998). L’éclairage artificiel a alors annoncé un tournant dans la manière de concevoir la ville la nuit.
2Dans un contexte de renouveau de l’éclairage urbain, de prise de conscience du pouvoir esthétique de la lumière, l’aspect visuel de la ville change. La nuit, la ville se dote d’une nouvelle aura. La lumière magnifie la ville, comme un habit elle lui donne la possibilité de changer d’apparence en fonction des occasions et de ses envies. Phénomène qui a débuté en Europe, notamment avec Lyon Lumière en France (Chabert et al., 1999), ce sont non seulement les capitales européennes, mais aussi nombre de villes dans le monde qui, aujourd’hui, se dotent de ce que l’on appelle un plan lumière, c’est-à-dire d’interventions variées visant la mise en scène lumineuse de la ville ou de certains secteurs particuliers de celle-ci (Narboni, 1995). L’engouement pour les valorisations patrimoniales, les animations, les évènements nocturnes, les Nuits blanches et autres festivals Lumière, montre l’importance du rôle de cette lumière esthétisante dans la fabrication de nouvelles expressions plastiques. La lumière est un matériau sensible capable de façonner l’image de la ville. Alekan, un directeur de photographie français (1909-2001), disait d’ailleurs de la lumière qu’elle « doit habiller [les] lieux » (Doisneau et al., 1993 : 51). La lumière cadre et oriente le regard ; elle rend compte finalement d’une lecture d’une scène qui est donnée à voir à travers les yeux d’un réalisateur. Le problème est alors pour ces concepteurs d’image, aujourd’hui non plus uniquement les réalisateurs et les photographes du cinéma, mais aussi les urbanistes, les concepteurs lumières et autres acteurs de la ville nocturne, de savoir sur quel objet orienter la lumière, ou encore, quelle image veut-on montrer de la ville la nuit ?
3Pour comprendre la fabrication de cette image nocturne, ces problèmes interrogent la mise en forme lumineuse de la ville comme une invention. La nuit donne l’occasion de redéfinir visuellement ce qui est important et ce que l’on veut mettre de l’avant, elle permet de questionner la hiérarchisation des éléments de la ville, mais aussi la manière dont on montre ces éléments. Urbanistes et concepteurs travaillent sur la mise en forme visuelle de cette ville nocturne par la lumière afin d’en offrir des expériences spécifiques. Cet article porte donc son attention sur cette création de la ville par la lumière en se basant sur le concept de paysage, considéré ici comme une invention (Cauquelin, 2004). Le paysage rend compte d’un rapport dialectique, tangible et intangible avec le territoire. Ce concept permet d’examiner cette création. L’article conçoit l’usage de la lumière comme le résultat d’une volonté de régulation de l’espace liée à des représentations de la ville et de la nuit. Dans un contexte d’expansion de l’éclairage, de création d’identités nocturnes, mais aussi de méconnaissance des enjeux, interroger l’éclairage comme invention de la nuit urbaine permet de mieux comprendre la portée des gestes posés sur le paysage. Le renouvellement des pratiques professionnelles et le déploiement de stratégies de valorisation de la ville interrogent les modalités de cette fabrication. Les villes montrent de plus en plus d’intérêts pour ces nouvelles manières de planifier la ville, cette tendance entraîne de nouvelles exigences, tant en termes de reconnaissance des enjeux qu’en termes d’expertises professionnelles spécialisées. Comment se construit alors ce paysage visuel et sensible de la ville la nuit à travers l’ombre et la lumière ?
4Cet article revient en premier lieu sur l’évolution de l’éclairage urbain et sur les recherches issues de disciplines variées interpellées par l’éclairage. De même, il apparaît essentiel de relever les modalités de la vision nocturne et d’engager une réflexion sur la manière dont est perçu cet espace-temps nocturne. Dans un second temps, cet article retrace la progression des usages de l’éclairage à partir d’une perspective historique pour montrer l’urgence de questionner l’impact de ces actions sur les qualités visuelles et sensibles de la ville la nuit. Enfin, l’article propose une définition du paysage créé par la lumière, comme un espace entre-deux, notion qui apparaît tout à fait désignée pour situer à l’intérieur d’une perspective différente la qualité des actions en éclairage.
5Si la lumière a pris une importance considérable dans la création de mises en scène nocturnes, on remarque que les paradigmes de l’éclairage ont largement évolué depuis les années 1980. Les actions en éclairage sont passées d’une vision essentiellement fonctionnaliste, c’est-à-dire axée sur les questions de visibilité du déplacement et de sécurité du transport routier, à une vision davantage qualitative, c’est-à-dire tournée vers le confort et le bien-être des usagers (Mosser, 2003). Ce n’est plus uniquement la chaussée qui est éclairée, mais une attention particulière est aussi portée aux trottoirs, et ce dans le but d’un confort des piétons. L’éclairage ne répond plus uniquement au besoin biologique de voir, mais il inclut aussi des besoins psychobiologiques (Lam, 1982) liés à l’appréciation ou à la lecture des lieux, notamment en terme de sentiment de sécurité ou de pollution visuelle.
- 1 ADISQ, Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo.
6Né dans les années 1980 à Lyon (France), l’« urbanisme lumière » (Cartier, 1998, Narboni, 1995) est une approche esthétique et scénographique intégrant des dimensions qualitatives et plastiques de la lumière, les enjeux ne sont plus uniquement politiques et sécuritaires, mais aussi culturels et économiques. Il développe de nouveaux outils de planifications comme les schémas directeurs ou plans lumière. Ces derniers permettent aujourd’hui de mieux contrôler les actions en éclairage à l’échelle d’ensembles harmonisés. L’affirmation de nouveaux métiers, comme celui de concepteur lumière, et la mise en place de nouveaux outils de planification de l’éclairage, démontrent l’intérêt porté à la lumière urbaine. Avec l’augmentation et le changement d’orientation des projets d’éclairage, les « fonctions » de la lumière artificielle se sont diversifiées, par exemple, celles liées à la psychomotricité, la sécurité, mais aussi à la communication, la valorisation patrimoniale, esthétique ou festive (Dupont et Giraud, 1992). Ces fonctions deviennent souvent pour les professionnels et pour les politiques de nouveaux modèles à suivre, souvent accompagnés de démarches spécifiques. À travers ces fonctions, les effets plastiques de la lumière sont utilisés pour atteindre des objectifs économiques, politiques et de mise en marché. À titre d’exemple, Montréal a développé un certain nombre de plans lumière, que ce soit celui du Vieux-Montréal pour revitaliser le centre historique (Cardinal et Gauthier, 1999), ou celui du Quartier des spectacles pour soutenir l’industrie culturelle montréalaise1. La lumière devient alors un outil de séduction employé pour son pouvoir d’attraction.
- 2 Illuminating Engineering Society of North America (Etats-Unis, Canada).
- 3 International Association of Lighting Designers.
- 4 Light Urban Community International.
- 5 Association Française de l’Éclairage.
- 6 Association des Concepteurs lumières et Éclairagistes (France).
7Dans un contexte où les aménagements nocturnes prennent de plus en plus d’importance, où la ville fonctionne de jour comme de nuit (Cauquelin, 1977), la nuit urbaine est indissociable d’un réseau d’éclairage public et privé qui assure la bonne conduite des activités urbaines tout en assurant la sécurité des citoyens. La diversité et l’ampleur des illuminations proposées par les aménagistes, architectes, urbanistes, designers, ou la création d’associations comme l’IESNA2, l’IALD3, LUCI4, l’AFE5 ou l’ACE6 montrent l’émergence de préoccupations en matière d’éclairage urbain. On retrouve aussi un certain nombre de revues spécialisées, que ce soit Lux, LD+A, Leukos, entre autres, qui permettent de comprendre les préoccupations pratiques et techniques des professionnels. Souvent abordées par les praticiens, les réflexions sur l’éclairage mettent essentiellement l’accent sur les questions opérationnelles. Le thème de l’éclairage est avant tout abordé par les professionnels, souvent des ingénieurs-éclairagistes. Les concepteurs lumière auront alors aidé à développer la réflexion sur les aspects sensibles de l’éclairage urbain.
8Les recherches en éclairage semblent porter essentiellement sur des considérations pratiques d’une part, et se tournent presque exclusivement sur les questions d’éclairage public d’autre part. Des études prennent en compte de nouvelles manières de penser la ville, les approches temporelles comme la « chronotopie » (Mallet, 2009) s’ouvrent peu à peu sur le temps de la nuit et visent à une meilleure compréhension et gestion des besoins en éclairage en rapport aux rythmes et modes de vie urbains. Les dimensions artistiques et plastiques de la lumière, elles, semblent être peu questionnées. Le développement et l’exportation de l’urbanisme lumière (Narboni, 1995, Chatelier et al., 1998), de politiques de valorisation patrimoniale ou de divertissement par la lumière montrent aussi que l’éclairage est en voie de conquérir de nouveaux domaines en proposant une vision plus créative et plus artistique de la ville. En ce qui concerne le processus de conception et de création, des qualités visuelles et esthétiques de l’éclairage, ce sont davantage les disciplines du design qui sont interpellées, en particulier le design d’intérieur et l’architecture (Winchip, 2005). Depuis les années 1990 et 2000, certains laboratoires, comme le CRESSON (Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain) en France, se sont attachés à comprendre ces nouvelles professions de concepteur lumière (Regnault et Fiori, 2006), entres autres ; d’autres recherches interrogent la dimension créative liée à ces professionnels (Bécheras, 2009). Toutefois, de manière générale, on remarque que les études en éclairage abordent essentiellement les dimensions techniques, mais encore peu les aspects sociaux et sensibles de la lumière (Amphoux, 1998). C’est surtout l’éclairage intérieur qui a été étudié et qui a longtemps servi de référence. Pour mieux comprendre la perception de l’éclairage extérieur, des approches sensibles ont émergé avec le concept des « ambiances », qui mettent l’accent sur les aspects perceptifs, techniques et sensibles, mais où la transdisciplinarité est souvent difficile à accomplir, où l’aspect social est délaissé au profit d’une vision techniciste, et où enfin il est difficile de passer de l’analyse au projet en rendant compte de la dimension sensible (Amphoux, 1998). Certaines recherches se sont alors penchées sur les démarches de projet d’éclairage ou encore de perception usagères in situ (Mosser, 2003, Mosser et Devars, 2005), mais elles restent assez peu développées. Ces études montrent que les individus ne réagissent pas de manière déterminée aux environnements. Il reste donc encore de nombreux débats sur la question des besoins et la définition de la qualité de l’éclairage urbain (Mosser et Devars, 2005).
9Depuis quelques années, les études en éclairage impliquent souvent le domaine de la santé avec les effets de la lumière sur le rythme biologique, les troubles du sommeil, les désordres affectifs saisonniers, les effets psychologiques, entre autres. Devant la multiplication et la diversification des interventions, l’augmentation de la pollution lumineuse, la sensibilisation des populations et des acteurs politiques ; l’éclairage artificiel est sujet à de nombreux débats entre ceux qui se représentent la nuit comme une « frontière » (Melbin, 1987) et ceux qui la voient davantage comme un « espace à préserver » (Mallet, 2011 : 36). La lumière colonise la nuit en chassant l’obscurité. Depuis les années 1980 avec les astronomes, les préoccupations environnementales ont fait émerger les problématiques liées à la pollution du ciel étoilé. La pollution lumineuse empêche les astronomes de voir les étoiles, elle perturbe aussi des cycles naturels de vie et de migration. Ces enjeux sont alors soulevés par des associations comme l’International Dark Sky Association ou l’Association Nationale pour la Protection du Ciel et de l’Environnement Nocturne (ANPCEN). Ces préoccupations ont aussi mené à des recherches sur les impacts de la pollution lumineuse sur l’environnement d’une part, et d’autre part, elles démontrent un besoin de compréhension de la nuit comme phénomène à part entière (Gwiazdzinski, 2002, Challéat, 2010). Aussi, est-il important de questionner la nuit et ses représentations afin de remettre en perspective l’action d’éclairer. Il est fondamental d’interroger la relation à l’obscurité pour comprendre la manière dont on éclaire. L’éclairage est souvent abordé de manière rationnelle, les imaginaires liés à la nuit et à la lumière servent souvent de simple mise en contexte au lieu d’être réellement et directement interrogés.
10Le paysage urbain a suscité de nombreuses réflexions sur la définition même du paysage, notamment parce qu’il remettait en question les canons formels qui le définissaient (ex. : caractère pittoresque, harmonie des formes, présence d’un horizon). Face aux représentations reconnues du paysage rural, il renvoie davantage à un territoire hétérogène, diversifié et dynamique (Jannière et Pousin, 2007). En plus d’une impression générale et totalisante, il propose un assemblage de points de vue multiples marqué par la fluctuation et la juxtaposition des images et des expressions locales (Poullaouec-Gonidec et Paquette, 2011, Masboungi et al., 2002). La vitesse, la hauteur, les arrêts, les rythmes sont autant d’éléments qui définissent ces points de vue (Desportes, 2005). La voirie constitue en quelque sorte la trame du paysage urbain, un élément fondateur de la ville qui délimite les frontières entre les quartiers et qui conditionne le regard. La notion de paysage urbain étend la définition du paysage à un regard particulier porté sur un territoire, un regard de proximité (Chenet-Faugeras, 1994). C’est un rapport dialectique entre le territoire et l’observateur (Rougerie et Beroutchachvili, 1991) qui est proposé comme base d’une réflexion sur le paysage urbain (Poullaouec-Gonidec et al., 2005). Le paysage est avant tout une question de regard porté sur le territoire. Ce regard est basé sur un système de valeurs individuelles ou collectives qui rend compte d’une qualification socioculturelle du territoire. Des démarches formelles — comme la mise en œuvre de la Convention européenne du paysage — permettent d’asseoir la réflexion sur la gestion des villes sur « le plan de l’attractivité, de l’identité, de la diversité culturelle et de la qualité de vie » (Poullaouec-Gonidec et Paquette, 2011). Ces démarches questionnent donc le regard porté sur la ville, elles permettent de repenser la manière de planifier et d’agir sur la ville dans le but de préserver, mettre en valeur et développer les paysages et les cadres de vie urbains. Si l’éclairage électrique a transformé visuellement le paysage, on peut alors se demander : comment la lumière transforme visuellement le paysage nocturne ? De quels regards sont issus ces paysages lumineux et quels rapports avec la lumière et l’obscurité ces paysages révèlent-ils ?
11Pour comprendre les significations liées à son usage et comment il métamorphose le paysage, il semble fondamental de saisir la relation que l’homme entretient avec la lumière, mais aussi avec la nuit et l’obscurité. Ainsi, sur le plan de la recherche, la nuit est, de manière générale, un phénomène encore peu étudié (Gwiazdzinski, 2002). La nuit n’a émergé comme objet de recherche à part entière que très récemment. Elle a pourtant sollicité de nombreuses disciplines, mais étudiée de manière parcellaire, la nuit constitue un terrain de recherche éclaté et il est difficile d’avoir une compréhension globale du phénomène (Challéat, 2012). Toutefois, la récurrence du thème nocturne en arrière fond des recherches, de même que la diversité des disciplines qui y font allusion, comme nous l’avons vu précédemment, démontre son importance et son ampleur. La notion de paysage interroge l’objet ainsi que le regard qui lui est porté. Or, les études paysagères n’ont, à ce jour, pas ou peu abordé la question de la nuit. Il est intéressant de remarquer que si la nuit on y voit moins bien, la question du paysage nocturne pousse à réinterroger cette notion de regard. En ce sens, Bureau questionne la subordination à l’œil : voir devient la référence pour celui qui cherche à comprendre son objet de recherche (Bureau, 1997 : 224). Ce serait donc parce qu’il fait noir que l’on ne regarde pas la nuit. Mais, dans le contexte urbain, où on assiste, avec l’éclairage électrique, à un changement important de la visibilité, à tel point que l’on peut presque se demander s’il existe encore un paysage nocturne qui soit réellement obscur, peut-être que le problème n’est pas tant la disparition physiologique de l’espace pour l’œil, que la signification que cette perte de visibilité entraîne au niveau de la compréhension de l’espace. Si d’un côté la lumière révèle et dévoile, de l’autre, la nuit contraint à l’obscurité, elle cache et pose un voile opaque sur le paysage. Force est de constater que l’alternance jour-nuit modifie grandement le paysage et qu’il semblerait que la moitié de ce temps ait été évincé. Bureau (1997) montre en effet le paradoxe de la nuit : — d’un côté, entre poésie et imagination, l’homme érige la nuit, celle-ci permet de régénérer la vie, la nuit est le temps du repos, elle est donc réparatrice ; — d’un autre côté, l’être humain a cette volonté de clarté et de rationalité, qui tend à abolir la nuit. Ainsi est posée la nécessité de considérer à la fois les caractéristiques liées à la vision de nuit, mais aussi, les représentations liées à celle-ci.
- 7 En vision photopique, les cônes et les bâtonnets fonctionnent. Les premiers permettent une vision e (...)
- 8 En vision scotopique, seuls les bâtonnets fonctionnent, d’où une vision essentiellement en gris.
- 9 La netteté de l’image varie en fonction de l’angle de vision.
- 10 La vision des couleurs est essentiellement un phénomène perceptif lié à l’interprétation du cerveau (...)
12L’attention du regard se pose tout d’abord sur les qualités de l’objet (tels les contours, les couleurs ou la texture), ne dit-on pas que « la nuit tous les chats sont gris ». La nuit tout se fond et se confond, telle le montre l’expression « entre chien et loup ». En ce sens, l’obscurité défie la vision, elle rend temporairement aveugle. L’obscurité engage un nouveau mode visuel : contrairement au jour où l’on est en mode photopique7, la nuit l’on fonctionne en mode scotopique8. Comme le rappelle Flécheux (2001), la noirceur impose une succession de décalage : celui du regard par rapport à l’axe de la vision9, celui permettant à la mémoire de recomposer les couleurs10 et enfin un décalage temporel permettant une accommodation à l’obscurité.
13Cette cécité temporaire interroge donc les limites des capacités visuelles, elle oblige de faire intervenir d’autres modes d’appréhension mettant alors d’autres sens en éveil. Si la vue est diminuée, les sens comme l’ouïe ou encore le toucher semblent amplifiés. Au lieu d’éloigner de l’objet, la nuit, puisqu’elle prive d’une relation à distance avec le monde, elle rapproche de celui-ci. En ce sens, la nuit, le son semble plus intrusif que la vue. Le son semble pénétrer jusqu’à l’intérieur de l’être, alors que l’image, elle, reste extérieure (il y a une distance physique entre soi et l’image). Si les limites sont estompées et les repères sont dissimulés sous le manteau noir de la nuit (Merleau-Ponty, 1945), il y a donc une mise en suspension de la perception et de la connaissance du monde, une « latence des phénomènes cognitifs » (Flécheux, 2001 : 313-314). En effaçant l’espace géométrique, en annulant la perspective et en gommant l’horizon, la nature du regard qui se pose sur ce paysage nocturne reste à interroger. Il donne la possibilité d’ouvrir le regard à de nouveaux mondes puisqu’il se détache de la vision du réel. Si l’objet disparaît, il rend visibles toutes sortes de représentations issues de l’imagination du sujet. La nuit permet de sortir du cadre, d’envisager des sujets marginaux. C’est aussi à travers l’art, l’occasion de sortir des repères conventionnels, des normes (Goldberg, 2005). Sorte d’exutoire, la nuit exalte les contradictions, elle montre une nouvelle manière de regarder le monde.
14À titre d’exemple, la peinture permet de mieux comprendre le rapport à l’obscurité et la façon dont celle-ci (l’obscurité) interroge la manière de regarder le monde. La peinture ressuscite de manière concrète la nuit puisqu’elle rend tangible à travers la toile, un irréel. La peinture comme le mentionne Saint Girons, « réapproprie au sensible » pour faire retrouver l’immanence (Saint Girons, 2006 : 151). En faisant disparaître l’objet du regard, la nuit fait du sujet son objet, elle oblige à une introspection. L’obscurité laisse donc place à l’interprétation, au lieu de fixer le regard sur l’objet elle donne la possibilité d’interroger la manière dont il est compris. Ainsi, si la réalité physique disparaît, l’obscurité permet par l’imagination de créer de nouvelles images, une réalité intangible et intérieure. De cette manière, la nuit extériorise ce qui est intériorisé le jour, elle apparaît comme un espace-temps spécifiquement humain. Les mythes, les légendes, les créatures fantastiques trouvent là une origine, un espace où ils peuvent se déployer et proliférer. La nuit n’est donc pas absence — absence de lumière ou du monde —, mais elle est présence — de créatures et d’autres animaux fantastiques —. La nuit donne ainsi lieu à de nouvelles représentations.
15Bureau (1997 : 66) parle alors d’« envoilement et dévoilement ». Pour lui, s’il y a effectivement une disparition du monde, celle-ci laisse place à la création. La disparition du monde à la vue implique son intellection entrainant avec elle l’apparition de la culture. La nuit propose ainsi des illusions, de nouveaux espaces-temps où la réalité se dédouble. Ainsi, vouloir comprendre ce qu’est le paysage nocturne, c’est interroger le regard humain qui fait l’expérience double de la disparition du monde et de l’apparition de son monde. La disparition visuelle du monde marque la dichotomie qui sera faite entre le jour et la nuit, entre monde matériel et monde immatériel. C’est donc à partir de la sensation de perte du réel que la vision rationnelle construira et perpétuera un rapport négatif à la nuit et à l’obscurité.
16Si c’est souvent la vision diurne qui prédomine, la nuit, en modifiant les conditions de visibilité, réinterroge le regard que l’on porte sur le monde. Nuit et jour sont considérés dans une relation d’opposition en même temps que de codépendance. La nuit dans la religion judéo-chrétienne renvoie aux ténèbres. De même, la science a souvent entendu la nuit comme contraire à la Vérité par l’aveuglement qu’elle génère. Nuit et jour forment un couple, où l’un tente toujours de dominer l’autre (Lévy, 2005). On remarque d’ailleurs l’inclusion de la nuit dans le terme jour (Genette, 1968). Le langage montre une supériorité accordée au jour. Cela amène à considérer le fait que l’on connaisse le jour et la nuit à travers une relation d’opposition, où la nuit apparaît comme une négation du jour (Lévy, 2005). Le jour apparaît alors fini puisqu’il présente l’objet avec ses traits et ses contours déterminés. La nuit rend visuellement l’objet absent, elle est l’expérience de la disparition, mais dans ce même mouvement, l’obscurité ouvre le regard à une infinité de mondes, des mondes intérieurs notamment éprouvés à travers les rêves.
17Gallan et Gibson (2011) montrent que si la dualité de nombreux concepts a été remise en question (homme-femme, noir-blanc, urbain-rural, culture-économie), il semble que la binarité jour-nuit soit demeurée intacte. Ils expliquent cette persistance pour plusieurs raisons : (1) dans la littérature perdure le fait que le jour et la nuit soient considérés de natures opposées ; (2) la nuit est considérée comme une frontière ; (3) la nuit est pensée dans un paradigme d’activité-inactivité humaine ; (4) cela permet aussi un certain conservatisme au niveau social et politique, et légitime certaines pratiques comme les couvre-feux, en mettant de côté les comportements désinhibés et les possibilités de rencontres sociales et intellectuelles (Gallan et Gibson, 2011 : 2514-2515). Enfin, comme les auteurs le mentionnent, déconstruire le paradigme jour-nuit oblige donc à ne pas reproduire la même erreur en terme de ségrégation du jour envers la nuit. Si d’un côté, la nuit n’a pas été pensée par elle-même, puisque toujours mise en parallèle avec le jour ; d’un autre côté, le jour, est souvent considéré a priori, il n’a donc pas forcément été pensé non plus (Gallan et Gibson, 2011 : 2511). Il est donc possible de constater que l’opposition jour-nuit ne relève pas uniquement d’une prédominance de la visibilité par rapport à la cécité, mais qu’elle est aussi le résultat de valorisations de certains comportements par rapport à d’autres, notamment au travers de l’opposition normalité-déviance. Cette vision binaire permettrait, en perpétuant cette ségrégation de la nuit, de renforcer et de soutenir un système de valeur établi dans un souci de maintien d’un ordre social. De là, il est donc difficile de croire que le paysage ne serait que diurne. Il existe donc des raisons politico-sociales au maintien d’une ségrégation de la nuit.
18Dans un contexte urbain, où les rythmes de vie ont changé, où la nuit naturelle disparaît au profit d’une nuit artificielle, où l’obscurité fait place à un monde de lumière électrique, on change le sens de la nuit. Nuit et jour ne sont plus nécessairement en opposition, la nuit devient un espace transitoire en redéfinition. Si Cauquelin parlait de la ville de 24 heures (Cauquelin, 1977), la ville étend son territoire à un domaine encore peu exploré : la nuit. Pour Gwiazdzinski la nuit est une dimension oubliée (Gwiazdzinski, 2002). Son concept de ville malléable rend compte d’une ville en quatre dimensions : x, y, z et t, où « t », est le temps. Dans une société qui s’accélère, la ville malléable est à la recherche de temps (Gwiazdzinski, 2007). L’occupation de la nuit répond donc à un besoin de temps. Dans un contexte d’expansion de la lumière artificielle et des activités, la nuit ne se définit plus nécessairement par son obscurité et sa dormance. La lumière électrique envahie la nuit urbaine, elle change les usages de l’espace urbain et entraîne avec elle une redéfinition des temps d’usages et des types d’usagers. À travers ces passagers de la nuit (Espinasse et Buhagiar, 2004) — dormeurs, travailleurs et fêtards —, c’est donc une pluralité de regards qui est porté sur ce paysage.
19L’opposition activité-inactivité semble jouer un rôle important dans cette vision ségrégative de la nuit. La nuit renvoie à la dormance. L’homme suit un cycle vital d’environ 24 heures appelé cycle circadien (du latin circa, environ, et diem, jour), la nuit participe directement de ce rythme. L’homme passe ainsi le tiers de sa vie à dormir. Toutefois, la forte présence de l’éclairage électrique en ville a renforcé l’activité et il y a dorénavant des yeux pour voir le paysage la nuit. Or, on constate que les interventions, notamment les plans lumière, se concentrent souvent sur les centres-ville (comme c’est le cas pour Montréal) au détriment des quartiers résidentiels. S’il y a eu une évolution des approches paysagères, notamment par le passage d’une préoccupation centrée sur les paysages d’exception (ex. : monument de nature, emblème culturel) à une préoccupation de plus en plus soutenue pour les figures paysagères du quotidien ou les paysages ordinaires (Dewarrat, 2003), ces nouvelles approches ont permis de considérer des paysages qui semblaient a priori « banals » ou qui n’avaient pas retenu l’attention des chercheurs. Il serait donc sans doute pertinent de regarder la nuit ailleurs que dans les centres animés et festifs. Que le paysage soit éblouissant ou très obscur, s’il y a des yeux pour voir c’est donc qu’il y a un regard qui est posé sur le paysage. Ce n’est donc pas parce qu’il fait noir qu’il n’y a pas d’intérêt. Il semble donc important de s’ouvrir à l’obscurité et de dépasser l’opposition visibilité-cécité, ou encore, rationnel-sensible, au risque d’oublier d’étudier une grande partie du territoire qui compose le paysage nocturne quotidien.
20En détachant de la vision diurne, l’obscurité laisse l’esprit libre de créer ses propres images. La nuit urbaine est liée aux représentations cauchemardesques de la nuit originelle et naturelle. La peur de la nuit ne naît pas uniquement des dangers extérieurs, mais aussi intérieurs, à travers les représentations socioculturelles. Si avec la nuit il y a un certain arrêt des activités, il y a aussi une peur de la nuit. Cette peur se construit avant tout sur une expérience, celle de la perte d’une distance physique avec le monde. Le monde, en devenant invisible, ne permet plus de voir le danger arriver, il n’est plus possible de se prémunir contre des dangers potentiels qui se cacheraient dans l’obscurité. Avec la nuit se développe alors un sentiment de vulnérabilité (Berguit, 2004). D’autre part, cette peur est aussi alimentée par des représentations d’animaux fantastiques que ce soit les loups-garous ou les sorcières (Mosser, 2003). Il y a une peur de l’invisible, des fantômes, des êtres surnaturels ou des autres démons qui pourraient surgir de la noirceur, autrement dit que ces irréels deviennent réels. L’usage sécuritaire de l’éclairage est en quelque sorte une réponse à ces peurs réelles et imaginaires. La ville met alors un système de garde et de surveillance pour se protéger de ces paysages cauchemardesques. Au Moyen-Âge, il faut chasser la nuit comme l’on chasse le démon, scruter, veiller sur les habitants démunis. La nuit urbaine est fondée sur cette peur de l’extérieur. De la chasse aux animaux fantastiques à la fermeture des villes, la nuit se vit retranchée sur l’intérieur. La construction de forteresse, la pratique des couvre-feux ou la présence de guets par exemple, démontrent cette relation intériorisée à la nuit (Schivelbusch, 1993, 2005, Mosser, 2007). À l’extérieur, les torches permettent de voir, mais aussi de rendre visible le pouvoir de l’ordre (Montandon, 2009).
21La violence de certains quartiers, la criminalité, les différents réseaux parallèles créent une atmosphère inquiétante et donnent l’impression que ce qui était caché le jour ressort davantage la nuit venue. De manière générale, le sentiment d’insécurité persiste (peur de marcher seul la nuit, peur du crime, diminution des espaces perçus comme accessibles) et la police veille à la quiétude des quartiers (Heurgon, 2005). La dormance introduit une vision d’innocence, de fragilité de la personne qui dort. La ville endormie implique une veille, la veille de celui qui garde, qui protège et qui mènera à la mise en place d’une ville fonctionnelle et sécuritaire (Mosser, 2003). La ville éclairée est une ville de Raison, où la condition diurne tente de conquérir la nuit. Elle lutte contre l’insécurité et la peur, contre la négativité de la ville nocturne (Gwiazdzinski, 2002). Dans sa thèse, Mosser (2003) présente le contexte de la naissance de l’éclairage public du 16e au 18e siècle notamment lié au développement du concept d’espace public. Il s’agit là d’une entreprise d’orthopédie sociale pour reprendre les termes de Foucault qu’il développe dans l’idée d’une Société disciplinaire (Foucault, 1975, Mosser, 2003 : 22-23). On entre alors dans une véritable machine panoptique destinée non seulement à surveiller, mais aussi à contrôler et à discipliner les individus (Bentham et Laval, 2002). Alors que la vie était réglée par le son des cloches de l’église, avec l’arrivée des heures égales (des heures mécaniques), c’est tout un système de règlementations déterminant les usages de l’espace qui apparaît dans des buts sanitaires, politiques et fonctionnels (Mosser, 2003).
22Avec le progrès technique, l’introduction de sources plus performantes permet une meilleure visibilité panoptique. Toutefois, cette notion laisse davantage place par la suite à celle de sécurité du trafic routier et de sécurité civile qui conditionnera le développement de l’éclairage public tout au long du 20e siècle. On retrouve ce rapport sécuritaire aux États-Unis comme en Europe où l’éclairage artificiel se substitue au pouvoir policier. Si l’analogie était présente dans nombre de propagandes au début du 20e siècle (Mosser, 2003), cette vision persiste encore aujourd’hui à travers les discours des politiques sécuritaires, mais aussi à travers ce que représente la lumière dans son pouvoir de dévoiler le crime (Tillett, 1999). Si la lumière de la lanterne fait rentrer dans l’équilibre des forces entre celui qui porte cette lumière et celui qui la voit (Bachelard cité dans Schivelbusch, 2005 : 73), il y a donc une tension entre celui qui s’identifie et ce qui se cache dans l’obscurité.
23Si d’un côté la lumière possède une idée de transparence et de dévoilement, de l’autre, elle émerveille. De la Tour Soleil de Bourdais (1885) à la Fée électricité de Dufy (1937), l’éclairage électrique génère une effervescence. L’éclairage possède dès le départ cette double fonction que Gwiazdzinski reprend dans sa thèse : l’animation et la lutte contre l’insécurité (Gwiazdzinski, 2002). Ces mises en scène, parallèlement au développement de l’éclairage public, se tourneront peu à peu vers l’espace public. C’est au cours des 19e et 20e siècles que la lumière sera tour à tour employée — notamment dans ses premiers essais face au public — pour valoriser les attributs positifs de la ville. L’implantation de l’éclairage ira alors de pair avec la mise en valeur des commerces, notamment au travers de la vitrine et des enseignes lumineuses (Schivelbusch, 1993). La lumière électrique transformera le paysage, elle sera utilisée comme un outil de monstration, de dramatisation et de sublimation. En ce sens le néon constituera un véritable moyen d’expression (Stern, 1980, Ulmer et Plaichinger, 1987). Il entrainera les visiteurs dans une redécouverte enchantée de la ville, dans un monde baigné de lumière. La lumière attire le regard et séduit les passants. Les plus grandes promenades semblent avoir lieu la nuit (Sansot, 2004), un espace-temps de ressourcement, où la rêverie donne lieu à une réinterprétation de la ville. Le promeneur voit des tableaux urbains se succéder au gré de ses déambulations. Depuis les années 1980, l’urbanisme lumière redéfinit les contours de la ville, il met en valeur son patrimoine et ses monuments (Narboni, 1995). Issu d’approches plus qualitatives et esthétiques de l’éclairage public, il donne une dimension scénique au cadre de vie urbain (Deleuil et Toussaint, 2000). Dans un contexte compétitif et de développement du marketing urbain, l’éclairage est de plus en plus employé à des fins commerciales, politiques, récréotouristiques ou événementielles. Si d’un côté la lumière met en scène des interprétations issues d’imaginaires, d’un autre, la pollution lumineuse ne permet plus la rêverie que suscitait la découverte des étoiles (Holker et al., 2010). La multiplication des sources, des fonctions et des usages de cette lumière électrique mène peu à peu à une augmentation du bruit de fond visuel (Lam, 1982). En chassant l’obscurité, on fait aussi disparaitre les valeurs associées à la nuit. Les étoiles remplacées par les ampoules, la fonction civilisatrice de la lumière laïcisée laissent apparaître de nouvelles valeurs où pour certains le vrai paysage n’est plus celui de la nature, mais un paysage artificiel (Montandon, 2009).
24L’éclairage traduit une affirmation de l’autorité, du politique et du système de consommation. La lumière artificielle produit des espaces, dans le sens où elle est le reflet d’intention de montrer et de cacher, la question est alors de savoir qui décide d’éclairer quoi (Bureau, 1997). La lumière électrique impose ainsi un changement dans l’expression des paysages urbains. La multiplication des signes visuels entraîne une perdition du regard qui ne sait plus où se poser. Ce « monde bariolé, plein de dérèglement, du flux et de mouvement » (Montandon, 2009 : 21) est à son apogée, il devient avec tous ces néons la signature de villes comme New York avec Broadway ou Las Vegas, des villes qui sont dès lors la marque d’une société d’amusement et de divertissement (Jakle, 2001).
- 11 Le terme « entre-deux » fait référence au texte de Landrieu, issu d’un débat avec la contribution d (...)
25Il est important de comprendre la portée philosophique de la nuit par rapport à la connaissance qu’elle ouvre sur la relation que l’homme entretient avec l’espace. La nuit est ancrée dans des paradoxes. Le problème est que cette vision contrastée fonctionne de manière binaire, c’est-à-dire, dans des jeux d’opposition. Elle a non seulement entrainé une réduction de la nuit (et de l’obscurité) à n’être considérée que comme l’opposée du jour (et de la lumière), mais aussi, une éviction voire un rejet de celle-ci. Les oppositions activité-inactivité, normal-déviant, visible-invisible, réel-irréel, rationnel-irrationnel semblent avoir contribuées à écarter la nuit. Il est alors possible de faire un parallèle avec la distinction qui sépare le monde sensible du monde intelligible. Le monde sensible est celui des ombres des prisonniers de la caverne de Platon, tandis que le monde intelligible est le monde extérieur qui baigne dans la lumière (Platon et Baccou, 1966). On retrouve ici le clivage qui est fait entre illusion et vérité. L’obscurité est l’expérience de la perte. En devenant aveugle, l’homme a le sentiment de perdre le contrôle qu’il a sur le monde et les choses. L’éclairage est la démonstration d’une lutte contre l’obscurité, une tentative de réappropriation, à la fois rationnelle et sensible, de l’espace par la lumière. Cependant, il ne faut pas oublier que cette perte de visibilité est la condition du dévoilement du sens de la nuit : c’est parce que l’homme est plongé dans l’obscurité qu’il pourra entrer dans cet entre-deux, dans un jeu sensible d’ombres et de lumières, entre paysages réels et paysages irréels, que l’éclairage artificiel lui permettra de créer.
26L’éclairage métamorphose la ville. Les expressions de la lumière produisent un paysage d’une autre nature, un paysage à part. La nuit est une autre réalité que celle du jour, un contre-espace, ce que Foucault désignerait comme une « hétérotopie » (Foucault et Defert, 2009). La nuit est un espace-temps qui s’oppose à tous les autres. Elle efface les repères établis durant la journée, et impose donc, temporairement, de nouvelles règles de fonctionnement. Les « hétérotopies », selon Foucault, sont des espaces qui, justement parce qu’ils sont différents, proposent d’autres règles, ce sont donc des espaces de contradiction. La nuit est en ce sens un espace hétérotopique par excellence, un espace, qui non seulement sort des limites du jour, mais qui les remet en question. La nuit offre une nouvelle perspective sur le monde. En perdant la visibilité, l'homme est plongé dans un vide spatio-temporel, qui l’oblige donc à se repositionner. Étudier le paysage dans la tension entre ombre et lumière revient à interroger la nuit comme une hétérotopie. Les règles de composition du paysage changent, elles se présentent de manières différentes, et peuvent même renverser l’ordre hiérarchique des éléments du paysage. En contrôlant ce que l’on montre et ce que l’on cache, on peut jouer avec les formes visuelles du paysage, on joue avec la sensibilité du spectateur.
27La nuit, l’absence de visibilité montre le rôle de l’obscurité dans le processus de fabrication des images. La lumière électrique, de par sa nature volubile, donne l’occasion de créer de nouvelles compositions paysagères. La lumière artificielle sert de nouveaux repères à partir desquels le regard peut s’accrocher, elle redéfinit les limites visibles de la ville. L’espace urbain dans ce panel d’ambiances laisse entrevoir une multiplicité d’expérience. Comme il a été vu, de par ses relations d’opposition avec le jour, la nuit est un entre-deux ; l’expérience sensible de la ville nocturne prend place entre lumière et obscurité, entre criminalité et festivité, entre monstruosité et féerie. L’éclairage est un pont entre deux mondes, d’un geste mécanique on passe successivement d’un univers de ténèbres à un univers de lumière (Bachelard, 1962). Lumière et obscurité sont les deux pôles d’un continuum d’expériences. L’usage exponentiel de la lumière artificielle tend à brouiller les repères, nous ne sommes ni le jour — parce que temporellement nous sommes la nuit —, nous ne sommes ni la nuit — parce que l’obscurité disparaît —, nous sommes dans un paysage entre-deux. L’expérience de la ville se fait dans cette diversité de paysages, ni diurnes ni nocturnes, mais artificiels. La nuit révèle un certain nombre de thèmes qui permettent de guider celui qui veut observer la nuit. L’exemple d’expressions langagières permet de suggérer des ambiances variées de la nuit urbaine (Pastoureau, 2007). La « nuit noire » réfère à une nuit sans lune, la « nuit rose ou bleue » signifie que l’on a bien dormi, la « nuit verte » renvoie à l’amour, au jeu et au plaisir, la « nuit rouge » est une nuit où le sang a coulé, la « nuit claire » est joliment éclairée par la lune et les étoiles, alors que la « nuit blanche » est une nuit où l’on ne dort pas (Pastoureau, 2007 : 119).
28Tout comme on ne peut pas réduire la nuit à un extrême (obscurité, insécurité, invisible, irrationnel), on ne peut pas réfléchir sur l’obscurité dans un cadre qui serait trop rationnel. La nuit repousse les frontières, elle oblige à remettre en question le cadre dans lequel elle est pensée. La nuit est ancrée dans des paradoxes et c’est sans doute ce qui en fait sa richesse. Il est important de proposer une nouvelle manière de l’envisager. Une pensée nuitale (Clancy, 2005) devrait donc naître du tiraillement de ces deux opposés que sont le jour et la nuit, c’est donc pour certains l’émergence d’une nuit des passages (Espinasse et Buhagiar, 2004), un entre-deux (Landrieu, 2005 : 303). Ainsi, ces tiraillements entre ombre et lumière construisent une tension entre réel et imaginaire, rêves et cauchemars, éphémère et permanent, attraction et peur. Selon Landrieu (2005), la séduction de la nuit est cet entremêlement qu’elle propose, cette superposition de sens, qui à mesure que l’on tente de les démêler s’entremêlent. Entre nuit poétique, nuit amoureuse, nuit spirituelle, nuit fantastique, nuit lumineuse, nuit bruyante, nuit solitaire, c’est une multitude de couches de sens qui font l’épaisseur et l’intérêt de la nuit. La nuit questionne la marge (Saint Girons, 2006), ce qui est marginal ; elle est un entre-deux (Landrieu, 2005), toujours en mouvement qui oscille entre obscurité et luminosité. Ce paysage de l’entre-deux est un paysage qui se métamorphose et se réinvente chaque nuit.
29L’étude de l’éclairage permet de mieux comprendre la construction de l’espace urbain nocturne. Elle nous enseigne que la nuit, plus qu’oubliée (Gwiazdzinski, 2005), elle est peut-être niée. Entre la peur de l’obscurité et la fascination de la lumière, la nuit urbaine se construit sur une conception binaire (Gallan et Gibson, 2011) qui oppose activité et dormance. Les recherches en éclairage, souvent tournées vers les aspects pratiques évitent de questionner le véritable rapport sensible à l’espace. L’accoutumance à l’éclairage et la mise en place de discours sécuritaires renforcent la relation d’opposition avec la nuit. Pourtant, l’obscurité donne aussi la possibilité d’inventer de nouveaux paysages. La lumière artificielle pose la question de celui qui fabrique ce paysage, qui choisit ce que l’on éclaire ou ce que l’on laisse dans l’ombre (Cauquelin, 1977 : 20). La nuit, en modifiant les conditions de visibilité, ce sont les limites du territoire observé qui sont remises en cause. En privant l’observateur de la vue, on le prive de la distance avec l’objet. L’objet du regard n’est plus extérieur au sujet, mais il devient le sujet lui-même. En scrutant l’espace urbain, le flâneur est à la recherche d’éléments qui vont l’interpeller et le faire réagir, qui vont susciter et mettre en éveil sa sensibilité. Comme on le voit dans la peinture de nuit, le paysage nocturne se découvre à travers des petites scènes qui composent les tableaux, dans une rupture d’échelles et de perspectives (Flécheux, 2001). Ainsi, l’œil est attiré de ça et là de la toile. Le travail visuel et plastique des concepteurs lumière réutilise cette sensibilité à la lumière pour proposer de nouvelles compositions et de nouvelles ambiances nocturnes (Clair, 2003). Avec l’obscurité, les repères spatiaux, le rapport à l’espace, mais aussi les notions d’horizon et de perspectives sont modifiées. Le paysage se présente par bribe, il se découvre de manière fragmentaire : cela n’est pas sans rappeler les questions qui ont concerné à un certain moment donné le paysage urbain (Chenet-Faugeras, 1994). « Paysage urbain » et « paysage nocturne », dans les deux cas, questionnent le regard, un regard qui se tourne vers l’intérieur, vers l’observateur et la manière dont il est affecté par le monde extérieur. L’obscurité donne non seulement l’occasion de revisiter les qualités visuelles du paysage urbain, mais aussi de créer un nouveau lien sensible avec le territoire.
30En aménageant des parcours visuels, l’éclaireur cadre et contrôle l’environnement du citadin. L’aménagement de parcours nocturnes, notamment par les plans lumières, participe à l’heure actuelle à la construction de nouvelles images de la ville. Avec l’instauration de politiques d’éclairage urbain, l’attention n’est plus uniquement portée sur les aspects sécuritaires, mais aussi sur les aspects esthétiques et perceptifs de l’éclairage (Chatelier et al., 1998). La ville nocturne est théâtralisée, l’éclairage oriente et guide le spectateur dans l’appréciation de la ville. À travers différentes visions de la lumière — protectrice, sécuritaire, décorative, romantique, divertissante —, le paysage visuel nocturne suggère des expériences variées. Du promeneur solitaire (Sansot, 2004) au noctambule diverti par les lumières scintillantes de la société de spectacle (Paquot, 2000), c’est une nouvelle organisation du paysage, mais aussi un nouveau rapport sensible avec la ville qui s’installe. Dans l’obscurité, le paysage constitue un canevas vierge. Les lumières, comme en négatif, viennent redéfinir les contours de la ville ; elles donnent à voir de nouvelles expressions de celle-ci. La lumière sculpte le paysage, elle en révèle ou en occulte certains de ses aspects. Ces paysages offrent une image contrastée alternant entre lumière et obscurité. Paysages en perpétuels mouvements, ils se font et se défont au rythme des projecteurs. C’est donc un langage sensible qui se développe et qui transforme visuellement la ville. Des ambiances les plus sombres aux ambiances les plus éclairées, la nuit révèle différentes organisations du paysage en fonction des usages et des activités, mais aussi, en fonction de ce que l’on veut montrer de la ville.
31Approcher la ville à partir d’une réflexion sur la nuit, comme un espace entre-deux, permet de reconsidérer la manière dont on envisage la construction sensible du paysage visuel nocturne. La nuit déploie des univers alternatifs qui remettent en question les perceptions diurnes de la ville. La nuit déploie des imaginaires spécifiquement humains. De la monstruosité à la féerie, de la peur de l’obscurité à l’attractivité de la lumière, il est donc important de comprendre comment la vision de la nuit donne lieu à des usages de l’éclairage. Si l’on veut comprendre la nuit, il faut sortir de cette opposition jour-nuit. La ville nocturne se situe dans un tiraillement entre ombre et lumière. Un entre-deux où l’expérience d’une ville métamorphosée exalte les sentiments et les émotions. La lumière artificielle exprime avec plus de contraste que le jour les conflits d’usages, les tensions entre ceux qui dorment et ceux qui festoient, la peur de l’obscurité et le besoin d’éclairer en tout temps et en tout lieu, le besoin de reconnaissance et d’identité de la ville. Construire une véritable connaissance du paysage nocturne oblige à comprendre la nuit, mais aussi le rapport à la lumière et à l’obscurité. Pourtant, ni les représentations à l’origine de la création du paysage visuel nocturne, ni les formes d’organisation de ces paysages ne sont questionnées. Quand il s’agit de l’éclairage, les questions portent avant tout sur les outils d’intervention sans remettre en perspective la manière dont on les utilise, ni sans comprendre ce que représente la nuit. On connaît la nuit, souvent à travers une vision diurne, c’est-à-dire dans un rapport d’opposition. Il y a donc une pluralité d’expérience et de représentations à considérer et à connaître. Étudier le paysage urbain nocturne permet de revenir sur les modalités de construction de ce paysage et de remettre en question les principes d’organisation de la ville. Afin de synthétiser cette recherche, le schéma ci-dessous, permet de rendre compte des enjeux paysagers, des thèmes de recherche et des cadres d’interventions liés à la compréhension du paysage visuel et sensible de la ville la nuit par l’ombre et la lumière.
Figure 1. La construction du paysage visuel et sensible de la ville la nuit par l'ombre et la lumière
Source : Bertin (2015)
32La ville fonctionne sans arrêt et on ne peut se permettre de faire comme si la moitié du temps il ne se passait rien. Devant la multiplication des interventions en éclairage, l’émergence d’approches esthétiques et l'accroissement de la pollution lumineuse, il devient essentiel de se préoccuper d’une véritable connaissance du contexte nocturne et de la qualité des interventions en éclairage (Narboni, 1995, Challéat, 2010, International Dark-Sky Association., 2012). L’obscurité n’a pas uniquement à être subie, elle peut aussi être une alternative à un mode de vie normé et réglé par la société. Comprendre les impacts de la lumière sur le paysage, les perceptions de la lumière et de l’obscurité (Chelkoff et al., 1990), évaluer les besoins et la qualité des interventions (Mosser et Centre d'études sur les réseaux les transports l'urbanisme et les constructions publiques, 2008), questionner les pratiques de l’éclairage (Fiori, 1995, Bécheras, 2009), interroger les modes de vie, offrir des outils de réflexion à l’échelle de la ville et non plus uniquement à l’échelle des projets, sont autant de réflexions importantes à mener si l’on veut améliorer la qualité des cadres de vie et des expériences offertes au-delà des besoins économiques, politiques et marketing. Dans un contexte de vive concurrence entre les métropoles, l’image de la ville nocturne prend une importance considérable en raison des enjeux économiques, politiques et touristiques (Cartier, 1998). En façonnant la ville, l’éclairage met en question non seulement la valorisation esthétique et identitaire de la ville, mais aussi la qualité des espaces de vie ordinaires et des espaces reclus. La lumière participe de la mise en place d’un système de valeur et d’une organisation spatiale. En se questionnant sur les qualités visuelles et sensibles et ces organisations spatiales, on interroge la manière dont les acteurs inventent ce paysage et construisent l’expérience nocturne de la ville. On interroge une autre facette de ce qui fait l’urbanité, on remet en perspective la connaissance de la ville et de nos modes d’être en ville. Il s’agit dès lors de comprendre les modalités de construction et de perception de ces paysages, les systèmes de valeurs véhiculés sur lesquels reposent les interventions.