1Les sentiers constituent un mode ancestral de déplacement et l’un des premiers marquages anthropiques des territoires. L’évolution des modes de vie humains, particulièrement à partir de l’époque contemporaine, a cependant vu s’instaurer une prise de distance d’avec ces cheminements piétons. La progressive motorisation des déplacements les a d’abord confinés aux espaces ruraux, montagnards ou peu accessibles, l’urbanisation ensuite les a en partie englobés dans un réseau d’infrastructures complexe ou fait disparaître au profit du bâti. Les espaces littoraux en Méditerranée française ont suivi ce schéma. Empruntés par les pêcheurs, les bergers, les douaniers ou plus généralement par les habitants des différents hameaux, les sentiers en bordure littorale ont perdu leurs fonctions et ont été, pour un temps, laissés à l’abandon. À partir des années 1970, dans une démarche d’ouverture des espaces de nature péri-urbains et d’accès au littoral pour tous, les sentiers font l’objet de politiques d’ouverture et d’aménagement. Il s’agit alors avant tout d’une démarche de développement touristique et d’amélioration du cadre de vie, même si avec la création du conservatoire du littoral en 1975, une préoccupation écologique commence à émerger. Le littoral, longtemps objet de craintes, voire de répulsion (Kalaora, 2010a : 12) est à ce moment-là un objet de valorisation marchande. L’extension du tourisme et du résidentialisme secondaire en font un territoire du loisir et l’objet de toutes les convoitises économiques (Merckelbagh, 2009). Dans ce cadre, les sentiers ont une vocation touristique, ils se situent en dehors des agglomérations et doivent permettre au visiteur de découvrir les beautés du paysage littoral. Les sentiers des douaniers, longeant au plus près le bord de mer, en sont la principale illustration. Depuis la fin des années 1990, une mutation de sens et d’usages semble cependant s’opérer sur les sentiers. Ils font l’objet d’un réinvestissement, à la fois de la part des pouvoirs publics locaux et des habitants. Ils apparaissent aujourd’hui de plus en plus souvent comme un moyen de refaire du lien entre culture et nature, en amenant les visiteurs au plus près d’une nature que l’urbanité littorale a eu tendance à invisibiliser. C’est l’objet d’une recherche ethnographique, menée dans le cadre de l’Observatoire Hommes – Milieux du Littoral Méditerranéen (CNRS), autour de la problématique que l’anthropisation littorale et de l’urbanisation côtière et d’un projet soutenu par la Fondation de France. Cet article s’appuie sur l’enquête menée en Balagne (haute Corse), entre Calvi et Ile Rousse et s’interroge sur le sens qu’accordent les marcheurs à leurs déambulations. Les lieux étudiés mêlent un contexte urbain en expansion et une nature encore préservée mais menacée. Il s’agit d’analyser le rapport à l’espace lors de la marche, dans une perspective sensible (Kalaora, 2001, 2010a, Sansot, 2000), de saisir le rapport affectif qui se noue au milieu par sa fréquentation en postulant que la marche permet une reconnexion à l’écoumène (Berque, 2000) qui est en même temps une reconnexion à soi-même. Il s’agit donc de dépasser le seul intérêt d’outil touristique du sentier pour revoir la relation aux lieux par le prisme de la marche et penser une relation écocentrée au milieu par une réinscription du promeneur dans son contexte de vie proche. Papy et al. (2012) postulent l’émergence d’un nouveau rapport à la nature, encore balbutiant, qu’ils nomment « éco-conscience ». Kalaora (2001) parle de l’« écologisation » en cours de la société française. Ces différents auteurs évoquent chacun l’idée d’une évolution du rapport occidental à la nature dans le sens d’une nouvelle prise en compte de ses valeurs, non soumises au diktat utilitaire. Kalaora insiste sur l’importance de la prise en compte de la relation individuelle et sensible à la nature, Papy et Mathieu investissent la dimension collective et soulignent l’importance de travailler à partir des interrelations issues des territoires, comme une légitimation du bon sens du collectif. C’est en s’appuyant sur ces théories que cet article tente de percevoir la profondeur de la signification des sentiers sur des territoires littoraux en pleine évolution et en questionnement sur le sens à donner à leur avenir.
2La situation en Corse, et plus particulièrement en Balagne, montre le rôle potentiel des sentiers pour redonner une unité et une cohérence à un territoire tiraillé entre développement touristique et maintien des valeurs culturelles locales (1). L’étude des usages des sentiers en contexte urbain diffus permet, par une analyse de la kinésique et de la mobilisation des sens, de traduire les différentes formes de relations au milieu, formes qui passent par les dimensions affective et sensible (2). Les paroles portées par les promeneurs sont organisées en registres discursifs spécifiques qui montrent chacun le processus de réancrage au sein d’un milieu urbain qui est aussi un environnement naturel (3).
3Pourquoi s’intéresser spécifiquement aux sentiers urbains et péri-urbains en contexte littoral ? La question peut se poser, car il a déjà été montré que l’engouement pour les sentiers était marqué aussi bien en milieu rural que montagnard (Etcheverria, 1997, 2000 ; Sahuc, 2010) et donc qu’il n’existait pas a priori d’exclusivité littorale. La situation en bord de mer est cependant particulière. Il convient tout d’abord de définir l’idée « d’espace littoral » retenue ici. Il s’agit d’un territoire englobant, comprenant des espaces marins, des rivages et des espaces proches du rivage (Daligaux et Minvielle, 2010) caractérisés dans la loi littorale comme les terres allant jusqu’à la première ligne de crête, ainsi que « le pays arrière » tel que défini par Raymond dans un rapport remis à la DATAR en 1973 sur « les significations culturelles du littoral français » et repris par Kalaora (2010b). Ce « pays arrière » est envisagé par l’usager « comme allant de la mer vers l’habitat et vers une zone arrière immédiatement proche à la différence de l’arrière pays plus en retrait » (Kalaora, 2010b : 364), son intérêt est de partir d’une représentation habitante et d’inclure ainsi les usagers dans la définition et la délimitation de leur espace de vie. Le territoire littoral qui retient notre attention est, de plus, un littoral habité, en partie urbanisé, essentiellement composé d’habitations individuelles et structuré en hameaux et en petites villes (moins de 6000 habitants à l’année pour la commune la plus importante, Calvi).
4Choisir de travailler sur la signification des sentiers en littoral balanin c’est aborder un espace qui n’est pas anodin, la spécificité du contexte littoral tient à son caractère d’interface et de lieu d’oppositions : opposition des paysages, opposition des usages récréatifs (le balnéaire statique versus l’excursionnisme actif), opposition des occupations (résidents permanents et résidents ponctuels). C’est aussi traiter d’un lieu synonyme de fractures, de fragmentation. Le littoral se distingue ainsi du contexte rural continental qui montre une certaine homogénéité paysagère. La fracture est visuelle d’abord : c’est l’horizon de la mer face à l’obstacle de la montagne, elle est physique ensuite avec une opposition des dénivelés et des matières (l’eau contre la roche), elle est symbolique enfin : on naît marin ou terrien. Étudier les pratiques liées aux sentiers dans ce contexte doit nous permettre de comprendre dans quelles mesures la complexité du milieu et de ses contours se reflète dans les déambulations et les discours associés. C’est aussi questionner les limites de l’urbanité et de la péri-urbanité sur un territoire majoritairement non bâti comparativement à d’autres littoraux méditerranéens. C’est ainsi postuler que le chemin peut faire lien dans cet espace éparpillé, en ce qu’il est ce qui relie la mer à la terre, l’urbain au non urbain, l’être humain à l’écoumène. Cette conception est formulée par Le Breton dans sa réflexion philosophique liée à la marche. Il pressent bien que le « chemin est une ligne de vie, une veine de la terre stimulant un réseau sans fin. Même si chacun mène quelque part, ils continuent au-delà vers d’autres routes, d’autres sentiers qui enchevêtrent la terre entière. Tout chemin aboutit à un autre chemin, dans un mouvement sans fin qui relie toutes les routes du monde… » (Le Breton, 2012 : 39).
5La Balagne est une micro région de Haute Corse située sur la façade littorale du nord ouest de l’île, entre deux territoires de nature protégés : le désert des agriates au nord, dont la partie littorale est gérée par le Conservatoire du littoral depuis 1979, et la réserve naturelle terrestre et maritime de Scandola au sud, classée depuis 1983 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Entre ces deux espaces « sanctuarisés » (Tafani, Maupertuis et Pieri, 2012), la pression sur la Balagne, ancienne terre agricole (Tafani, 2010a) et désormais territoire fortement touristique, est forte. Cette région est la première de Corse à se structurer en « Pays » en 2003 selon les dispositifs de la loi Pasqua de 1995 et de la loi Voynet (LOADDT) de 1999, autour de trois communautés de communes : E Cinque Pieve, Bassin de vie de l’Ile Rousse et Calvi-Balagne (voir carte). L’objectif principal est de maîtriser l’évolution économique, en particulier en tentant un rééquilibrage et une complémentarité entre économie touristique et économie agricole et artisanale. C’est au sein de cette politique que les sentiers vont faire leur retour au sein d’un territoire qui en a, alors, oublié le sens.
Carte 1. La Balagne
Source : laboratoire LISA, UMR 6240, J. Jouve, 2014.
6Deux communes littorales structurent l’attractivité du territoire : Calvi, 5500 habitants permanents, et Ile Rousse, 3500 habitants permanents, en saison touristique la population de ces deux communes passe à plus de 20 000 habitants, soit l’équivalent du nombre total d’habitant à l’année dans la totalité de la Balagne. Ile Rousse se présente comme un pôle urbain et Calvi un pôle d’attractivité secondaire, selon les données de l’INSEE de 2006 (Tafani, Maupertuis et Pieri, 2012). La zone d’influence littorale entre ces deux communes et qui constitue notre terrain d’enquête vis-à-vis des sentiers, est définie comme une zone périurbaine, caractérisée par « l’influence de l’étalement spatial des villes sur les campagnes » (op. cit. page 74) et considérée comme des espaces mixtes, « lieux privilégiés de rencontre des différents usages du sol » (idem). Les sentiers considérés seront donc ceux partant ou passant par une de ces communautés urbaines pour se poursuivre dans l’espace périurbain adjacent.
7La Balagne a connu une évolution économique et sociale particulièrement marquée entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui, qu’il paraît intéressant de questionner sous l’angle de la marche. C’est à un véritable « retournement » (Tafani, 2010b : 79) que le littoral corse doit faire face. Autrefois qualifié de « verger » ou de « jardin de la Corse », le territoire horto-pastoral balanin a connu une déprise agricole forte et de façon concomitante un boom touristique, avec comme corollaire un développement foncier non maîtrisé et un phénomène de résidentiel secondaire en forte expansion (Moretti, 2010). Qualifié de « choc exogène » (Maupertuis, 2010 : 19), le tourisme semble à la fois subi et attendu. Activité source d’emplois et de richesse, il est aussi synonyme d’un sentiment d’envahissement et de dépossession du territoire et pose question quant à la durabilité du modèle de développement choisi. L’essor du tourisme commencé au début des années 1960 se confirme dans les années 1970 et prend d’autant plus d’importance que les activités de culture et d’élevage périclitent, suite à plusieurs facteurs : une évolution conjoncturelle due à l’ouverture des marchés économiques, des vagues d’incendie qui voient disparaître les oliveraies et châtaigneraies, et un exode rural. La société locale est confrontée alors à un triple bouleversement. La littoralisation des modes de vie tout d’abord, dans une société jusque-là peu tournée vers la mer. Les villages de l’intérieur sont désertés et la population se concentre sur les communes littorales. La supplantation de l’agriculture au profit du tourisme ensuite, qui voit une concurrence foncière se développer au détriment des terres agricoles. Et enfin l’arrivée d’une population nouvelle qui s’installe provisoirement (tourisme) ou durablement (retraités, salariés du continent qui viennent travailler en Balagne), qui ne partage pas nécessairement les valeurs culturelles locales et impose de nouveaux codes sociaux. Face à cette remise en cause profonde, à la fois des modes de sociabilité et des modes de subsistance, un « retournement de tendance » se produit alors à partir des années 2000, sous la forme d’une patrimonialisation de l’agriculture comme fondement d’une identité collective (Tafani, 2011). Partant de revendications pour une agriculture de proximité, conforme à un mode de vie passé qui reste proche, et conjointement dans un mouvement de rejet du tout tourisme et de la spéculation immobilière, des actions vont se multiplier autour de l’idée d’un développement pour les Corses et par les Corses. À travers différentes procédures, étudiées par Tafani (2011), telles que la charte de territoire du Pays de Balagne, le PER ou le Plan de développement Rural de la Corse (PDRC), des initiatives se développent afin de concilier le développement économique du territoire et le respect des valeurs culturelles et naturelles locales. Au-delà des objectifs purement économiques, ces projets semblent traduire une volonté de retrouver l’essence des lieux et de permettre à la population résidente de renouer avec sa terre, dans ses différentes composantes, culturelles mais aussi naturelles. L’idée de nature semble ici revêtir une double acception. Il s’agit d’une nature rurale, fondement du mode de vie locale, et d’une nature « sauvage » caractérisée par une flore et une faune emblématiques et endémiques, supports là aussi d’une identité corse.
8Le phénomène d’urbanisation des terres agricoles littorales est connu (Merkelbagh, 2009, Tafani, 2010b). Il ne cesse de s’accentuer en Balagne, du fait de la compétition pour l’occupation des sols. Tafani (2011) a bien montré que dans la concurrence foncière, les terres agricoles étaient doublement menacées : d’une part à cause de l’étalement urbain et d’autre part du fait de la relative bonne protection des espaces naturels « sauvages » ne laissant donc comme possibilité d’extension du bâti que d’empiéter sur le foncier agricole. L’agriculture littorale est d’autant plus menacée qu’elle implique des zones de production animale extensive (Merkelbagh, 2009), c’est le cas en littoral balanin avec le pastoralisme. Cette activité est constamment remise en cause du fait de conflits d’usages avec l’activité touristique, notamment quand les bergers interdisent l’accès à leurs parcelles ou bloquent les sentiers, se plaignant du dérangement et des dégradations des lieux par les touristes. Le paysage rural traditionnel se retrouve ainsi mité par le résidentialisme et le tourisme qui poussent à l’extension du tissu urbain.
9Il ne faut cependant pas caricaturer la situation en laissant penser que seule l’économie touristique dégraderait le milieu naturel. Le littoral balanin est un littoral largement anthropisé. En effet, si les portions de nature sont majoritaires et que le territoire reste très peu urbanisé au regard d’autres littoraux français, les espaces naturels sont exploités depuis très longtemps par la mise en culture des espaces de piémont, l’utilisation des terres accidentées et montagneuses pour le pastoralisme ou des cultures en terrasse et la pratique du pâquis (maquis pâturé) en bordure littorale. Cette artificialisation pluriséculaire de la nature littorale pour des activités agricoles est perçue localement comme légitime, car inscrite dans l’histoire et la tradition d’une relation équilibrée au milieu. Dans ce cadre, l’urbanisation a longtemps été circonscrite à des espaces bien déterminés : en surplomb, afin de se protéger des invasions et de laisser les terres planes disponibles pour l’agriculture, et partiellement en bord de mer pour les activités commerciales sous l’époque génoise, ainsi que pour la pêche, peu développée cependant. La façade maritime a longtemps été envisagée de façon défensive (Cancellieri, Maupertuis, 2014) et l’économie littorale peu investie. Depuis quatre décennies on assiste à une seconde vague d’artificialisation due au développement touristique et aux activités de service. Celle-ci est cette fois-ci jugée invasive et prédatrice. D’une part du fait des constructions qui s’installent en bordure littorale et privatisent l’accès à la mer, malgré les lois sur le domaine public maritime, et d’autre part du fait de la modification secondaire du paysage qui en découle. L’habitat résidentiel secondaire est en effet extensif. Il envahit les espaces naturels, remet en cause les systèmes de circulations locaux en privatisant des espaces jusque-là empruntés par les habitants pour se rendre d’un village ou d’une ville à l’autre ou accéder aux plages. C’est particulièrement le cas avec les « marinas » entre Calvi à Ile Rousse. Le taux de résidentiel secondaire peut atteindre 75 % du bâti dans certaines communes. Les sentiers, composante essentielle du paysage, lieux de circulation et de rencontres, nombreux jusqu’aux années 1960, disparaissent, englobés dans des lotissements ou fermés par des propriétaires privés ou des sociétés commerciales. Parallèlement au paysage bâti et anthropisé, c’est le paysage naturel qui se trouve également modifié. Les espèces locales, floristiques en particulier, se retrouvent désormais en concurrence avec des espèces exogènes, amenées pour agrémenter les nouvelles constructions. C’est ainsi que des espèces invasives telles que l’agave, le figuier de barbarie ou la griffe de sorcière, pour les plus connues, ont colonisé le littoral, mettant en péril des espèces locales, dont un certain nombre d’espèces remarquables et endémiques telles que l’emblématique immortelle ou le myrte. Le conservatoire botanique national corse (CBNC) a ainsi dénombré en 2013 l’implantation de nouvelles espèces en Balagne : le constat est que les espèces importées sont devenues plus nombreuses que les espèces locales.
10Si les espaces ruraux sont les principales « victimes » de l’évolution du littoral, les espaces forestiers résistent mieux. Merkelbagh (2009) affirme que la forêt participe du paysage littoral. La plantation de certaines essences a pu être faite dans le cadre de la préservation du cordon dunaire ou pour limiter son extension et prévenir l’érosion des sols. La ressource en bois de chauffage et de construction a également incité, très tôt dans l’histoire de France, à planter des forêts en façade littorale. La gestion conjointe des espaces forestiers proches des littoraux par le Conservatoire du littoral et l’Office National des Forêts (ONF) a ensuite permis le maintien des sites, dans une double optique d’exploitation et d’usage récréatif. En Balagne la forêt est présente aussi bien en bordure littorale qu’en arrière-pays, bien que plus dense dans ce dernier cas. Elle compte différentes essences dont les plus répandues sont le chêne (vert et liège), le châtaignier (menacé par le cynips et le chanvre), l’arbousier ou encore le lentisque. Le CBNC remarque que la forêt ne cesse de progresser en Balagne. Il s’agit là d’une évolution naturelle du couvert végétal. La forêt se rapproche de la mer. Cette forêt récente est à attribuer à la déprise agricole que connaît le territoire. Ainsi, peu à peu, le maquis envahit les exploitations abandonnées.
11Le littoral balanin se retrouve donc pris entre deux évolutions contraires, un processus d’urbanisation diffus et un ensauvagement des espaces agricoles. Cette ambiguïté du milieu vient en quelque sorte doubler l’ambiguïté économique et sociale, prise en tenaille entre un développement touristique toujours plus présent et une relance de l’activité agropastorale, tout en veillant à la préservation d’un écosystème méditerranéen fragilisé. Les sentiers peuvent-ils avoir un rôle à jouer dans l’évolution de la diversité biologique littorale, le rééquilibrage des activités et la dynamique paysagère ?
12En Balagne, les sentiers font partie intégrante de l’histoire du territoire. Ils ont pendant longtemps eu un usage avant tout utilitaire. Jusqu’aux années 1970 en effet, ils servaient avant tout aux déplacements quotidiens des populations. Les cheminements étaient alors le moyen le plus commode pour sillonner les lieux de vie et de travail. Créés par les bergers et les agriculteurs pour accéder aux champs, aux cultures en terrasse ou aux aires de pâturages, parcourus par les charbonniers qui exploitaient la ressource forestière, ils ont marqué l’organisation économique balanine. Empruntés par les habitants de façon journalière pour circuler d’un village ou d’un hameau à l’autre, ils ont également structuré l’organisation sociale locale. Enfin, passages obligés lors de cérémonies traditionnelles telles que les processions, ou accès aux lieux de chasse, ils constituaient l’un des marqueurs de la vie culturelle et religieuse. Un réseau dense existait alors, entretenu par les passages réguliers des hommes et des animaux. À partir des années 1960, le réinvestissement massif du littoral par le biais du développement des loisirs balnéaires et d’un modèle de tourisme venu de l’extérieur bouleverse le mode d’organisation et fait peu à peu disparaître les sentiers, physiquement et symboliquement. Des portions de chemins sont revendues par certaines communes à des propriétaires de terrains adjacents ou à des promoteurs. Certains annexent les sentiers qui ne sont plus guère empruntés. Le développement des infrastructures routières et la généralisation des déplacements motorisés amènent une réorganisation totale du territoire. Les chemins comme mode de circulation piéton, instrument de travail et lien communautaire s’estompent peu à peu pour quasiment disparaître de la mémoire collective, tout au moins en apparence.
13Parallèlement d’autres usagers vont investir les sentiers un peu partout sur le littoral méditerranéen et en faire des lieux de loisirs de pleine nature. En Corse, ce sont désormais les touristes qui marchent sur les sentiers. La création du GR 20 en 1972 en est l’illustration la plus emblématique. Si l’objectif affiché au départ du projet était la lutte contre la désertification des villages, force est de constater que le tracé du sentier a pris une toute autre direction. Conçu pour des sportifs aguerris, avec une volonté de suivre de beaux paysages en passant par les principaux massifs de l’île, du nord au sud, le sentier esquive tout lieu de vie et de travail. Des refuges ex-nihilo sont construits afin d’accueillir les randonneurs qui ont à marcher sur des sentiers difficiles. Certes le GR 20 connaît un succès mondial, qui ne se dément pas à l’heure actuelle, mais loin de renouer avec la culture locale, il ne fait que conforter l’avènement d’une aire nouvelle pour la Corse : celle de l’île de beauté dont des touristes de tous horizons vont chercher à profiter dans une optique de dépaysement et de farniente. Le GR 20 peut, à ce titre, être considéré comme un anti-sentier traditionnel corse. Tout d’abord car il a été conçu pour des visiteurs extérieurs, marchant en quasi totale autonomie et donc sans réelle découverte de la culture corse ; l’idée du sentier comme lieu de sociabilité est ici absente. Ensuite car les cheminements tracés ne reprennent pas du tout la forme des sentiers agro-pastoraux ou inter-villages existants. Ces derniers étaient conçus pour faciliter au maximum les déplacements, éviter tout accident, des hommes ou des bêtes, et donc évitaient les zones dangereuses et étaient soigneusement entretenus. Le GR 20 est l’antithèse de cette philosophie puisque l’idée est d’éprouver la résistance du marcheur et d’aller en ligne la plus droite possible d’un sommet à l’autre, sans tenir compte des caractéristiques géomorphologiques du milieu. La notoriété du GR 20 a contribué à invisibiliser un peu plus les sentiers de proximité et a gommé leurs usages locaux pour imposer de nouvelles pratiques, non plus quotidiennes mais saisonnières et ponctuelles, non plus synonymes de travail, mais symbolisant le hors travail. Les sentiers promus sont ceux de pleine nature, dans une vision esthétisante du paysage et déconnectée du territoire. Il ne s’agit pas de s’y ancrer mais de passer pour n’en retenir qu’une vision superficielle. Pour la population locale, balanine notamment puisque le GR 20 démarre de Calenzana, une commune rétro littorale située juste derrière Calvi, les sentiers ne leur sont plus désormais destinés, ils sont l’apanage d’un nouveau type de marcheur dénommé avec amusement et moquerie le « sac à dos ». Emprunter ces mêmes chemins pour l’habitant reviendrait en quelque sorte à entériner l’identité avant tout touristique et récréative du territoire et donc quelque part cesser d’être corse pour devenir touriste, étranger en son pays.
14Pourtant, les choses vont continuer à évoluer au cours du milieu des années 1990 et du début des années 2000. Les attentes des vacanciers du bord de mer évoluent. La plage n’est plus l’unique lieu d’attraction. Merckelbagh analyse que l’adage « Sea, Sex and Sun » a fait place « aux trois « R » : Rupture, Retrouvailles et Ressourcement. La rupture, c’est l’évasion du quotidien, les retrouvailles, le plaisir d’être avec ceux que l’on aime et le ressourcement, le fait d’être en accord avec soi. » (Merckelbagh, 2009 : 69). Dans cette conception des choses, l’attractivité du littoral ne se borne plus à la seule baignade. Des pratiques sportives, de promenade ou de découverte du patrimoine culturel sont affichées comme but du séjour. C’est le début du réinvestissement des sentiers situés aux abords des villes et villages. Il ne s’agit plus alors de grande randonnée pour un public averti, mais de sentiers de promenade et de petite randonnée, pour un public familial. Si dans un premier temps les boucles de promenade qui voient le jour intéressent d’abord les touristes, le nouveau regard porté sur les abords des sentiers, qui valorise le patrimoine culturel et naturel local, va permettre aux habitants de renouer avec eux.
15À partir de 2000, un tournant clair s’opère en Balagne. Plusieurs projets réhabilitent les anciens sentiers communaux, muletiers ou de transhumance, dans une perspective de rééquilibrage de la fréquentation touristique qui permette une circulation au-delà des zones balnéaires et de dynamiser l’ensemble de la Balagne, dans sa double identité, littorale et ruro-montagnarde. Le Pays de Balagne édite ainsi en 2005 un Schéma territorial de randonnée pédestre, avec comme objectif de mettre en cohérence les différentes initiatives communales et promouvoir une identité balanine (Pays de Balagne, 2006). Dix-sept boucles de randonnées d’une à quatre heures trente de marche sont ainsi identifiées autour des pôles urbanisés de la micro région. La communauté de communes du Bassin de Vie d’Ile Rousse accentue le processus en créant en plus quatorze boucles autour de ses cinq communes. Ces sentiers sont inscrits dans l’aire périurbaine décrite plus haut. Ils traversent à la fois des zones bâties, des espaces cultivés, les bords de mer et des espaces emmaquisés. Le périurbain est alors envisagé comme ce qui est à la fois en ville et hors ville, aux limites du bâti et du non bâti, de la nature et de l’artifice. Sahuc, qui a étudié les sentiers périurbains en région toulousaine, définit ainsi le périurbain comme « un espace proche de la ville et avec certains attributs de « campagne » », un territoire donc pas seulement lieu d’un habitat pavillonnaire, mais où la présence d’une agriculture est possible » (Sahuc, 2010 : 148). En Balagne, un double discours est observé de la part des initiateurs publics de ces aménagements. Il s’agit bien, dans une démarche assez conventionnelle, de développer une économie touristique au-delà de la saison estivale, et également de faire sortir des vacanciers des plages pour partager les retombées économiques de la fréquentation avec les villages de l’intérieur. Mais au-delà de cette promotion touristique, il y a une volonté claire de réactiver le lien de la population locale native avec son territoire et son histoire en ré-ouvrant les espaces emmaquisés, pour permettre la redécouverte des patrimoines adjacents. Dans ce cas de figure, la démarche est tournée vers l’intérieur, pour « rendre » le territoire à des habitants qui ont le sentiment d’en être « dépossédés ».
16Les sentiers étudiés apparaissent ici comme des témoins privilégiés de l’évolution du territoire, à la fois des marqueurs culturels et identitaires mais aussi reflets de la dynamique régionale à travers la mise en exergue des attentes et préoccupations actuelles en matière d’aménagement et de gestion des espaces.
17Utilisés hier et aujourd’hui, pour le travail ou les loisirs, au sein des villes ou dans les espaces naturels environnants, les sentiers évoqués par les marcheurs interrogés s’assimilent à des instances de brouillage des frontières spatiales et socio-historiques. L’étude de la mise en mouvement du corps et des relations physiques au milieu à travers les sentiers nous les montrent comme des voies transverses, qui s’affranchissent des délimitations villes/campagnes, des espaces publics et des espaces privés (servitudes de passage), des voies qui relient les milieux marins et montagnards et qui autorisent un dépassement des clivages sociaux : on est avant tout marcheur avant d’être d’ici ou d’ailleurs, jeune ou vieux, en vacances ou au travail.
18Pour parler des personnes qui empruntent les sentiers, le terme de « promeneur », est préféré à celui de marcheur. Il s’agit de bien distinguer le sens des pratiques. Il n’est pas question ici de décrire le rapport aux lieux de randonneurs aguerris ou même débutants, personnages partis un itinéraire en tête (Sansot, 2002), un objectif de kilomètres et de durée fixés et n’étant plus déterminés que par l’exécution d’un parcours balisé d’avance. Ni même de suivre des excursionnistes guidés par la recherche d’un patrimoine, la découverte naturaliste ou la rencontre avec soi-même lors d’une marche, là aussi entièrement planifiée. C’est la promenade qui sera ici privilégiée, décrite par Le Breton comme « une forme mineure mais essentielle de la marche. Elle renvoie à un rite personnel, infiniment pratiqué, soit de manière régulière, soit au hasard des circonstances. Seul ou à plusieurs, elle est une invitation tranquille à la détente et à la parole ou à la flânerie sans but, pour reprendre son souffle, apprivoiser le temps, se souvenir d’un monde perçu à hauteur d’homme » (Le Breton, 2000 : 92). Ce qui retient l’attention dans le rapport à la marche sur les sentiers de Balagne, c’est l’idée de déambulation que cela suppose, s’arrêter en chemin et non aller le plus vite possible. Il s’agit donc de suivre la lenteur adoptée par Sansot : « la lenteur ne signifie pas l’incapacité d’adopter une cadence rapide. Elle se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et de ne pas nous oublier en chemin » (Sansot, 2000 : 12). C’est donc décrire la flânerie de celui ou de celle qui prend son temps, se laisse guider par ses pas, par un paysage (op.cit.).
Carte 2. Les sentiers littoraux et rétro-littoraux de l’étude
Source : laboratoire LISA, UMR 6240, J. Jouve et M. Boone, 2015.
19Différents itinéraires ont été parcourus (carte 2). Dans la communauté de communes du bassin de vie d’Ile Rousse, il s’agit de chemins longeant la mer depuis la plage du centre-ville d’Ile Rousse vers le lieu-dit « Cala d’Alivu » et remontant vers Monticello, Corbara et Pigna. Sur la communauté de communes de Calvi Balagne deux cheminements côtiers ont été investigués : celui de la presqu’île de la Revellata et le chemin de bord de mer dans sa portion « pinède de Calvi », puis entre Punta Caldanu et Punta di Spano. Le sentier remontant depuis la plage de l’Arinella vers le village de Lumio puis le village abandonné d’Occi a permis d’expérimenter la liaison entre espaces naturels de mer et de crête et espaces urbanisés.
- 1 Parallèlement des entretiens semi directifs ont été réalisés auprès des acteurs gestionnaires des t (...)
- 2 Des groupes de touristes emmenés par des guides locaux ont également été suivis à trois reprises. U (...)
20La démarche adoptée est une démarche inductive, privilégiant l’observation in situ et le dialogue de longue durée avec les personnes rencontrées sur les chemins et les habitants du territoire. L’objectif n’était pas de réaliser une sociologie des pratiques ni de mener une étude de fréquentation quantitative. La volonté était de mener une ethnographie du vécu en déambulation afin de comprendre les significations accordées aux promenades, les perceptions du milieu sous-jacentes et la relation, affective, sensorielle, puis sociale et culturelle à ce territoire dont l’urbanité est noyée dans un paysage naturel florissant. Donner toute sa place à l’individualité et à la pluralité de ses expressions, tel a été le fil conducteur, afin de réellement saisir les modes d’appréhensions de l’espace. Dans ces conditions il est admis que « l’individualité trouve sa réalité fondamentale dans sa capacité expressive, rendre sensible et intelligible la compréhension qu’elle a et qu’elle est seule à avoir, en situation, de sa propre réalité » (Charles et Kalaora, 2008 : 9-10). De la même façon, en suivant les préconisations de Mathieu, la méthode a consisté à mettre l’habitant et le concept de « mode d’habiter » au centre de l’analyse. « Il faut écouter et approfondir la parole des habitants pour aller jusqu'à la compréhension de leurs rapports à la nature et à leurs milieux de vie. Recueillir patiemment des « récits de lieux de vie » (Mathieu et al. 2004), faire l’analyse des pratiques habitantes (…), ceci dans tous les lieux de vie en ville et dans la maison de campagne ou les lieux rêvés de vacances » (Mathieu, 2006). L’enquête a tenté d’analyser les attitudes et les discours lors de la marche, par des entretiens en déambulation. Des entretiens semi-directifs ont également été menés, en marge des promenades, pour évoquer les représentations de l’environnement des chemins. Une partie des entretiens a été mené avec un support photographique constitué des photos prises par les promeneurs. Il s’agissait de pouvoir s’affranchir du discours pour permettre d’évoquer la mobilisation des autres sens lors des déambulations. Les mêmes personnes, une vingtaine, ont donc été rencontrées à plusieurs reprises, en chemin et hors chemin1. Ces rencontres ont été le fruit du hasard, sans recherche d’un échantillonnage précis. Le seul critère posé a priori était d’interroger des individus vivant à l’année sur place, cela afin de voir si les locaux utilisaient les sentiers réouverts et comment ils décrivaient leurs pratiques. Un groupe de marche nordique composé d’une quinzaine de personnes vivant en Balagne a également été suivi lors de trois sorties2.
21Kalaora a analysé l’évolution du rapport à la nature et la manière dont cela se traduisait dans les pratiques. Pour lui, « on passe d’une expérience et d’une organisation du loisir collective, socialisée, à des expériences individuelles où les individus cherchent à s’épanouir et non plus à paraître » (Kalaroa, 2001 : 592). Le chercheur est donc invité à adopter une approche phénoménologique et organique du vécu. Il s’agit de pouvoir sortir des cadres sociaux d’interprétation pour comprendre l’importance de l’autodétermination individuelle et faire une place aux sentiments éprouvés par les individus en action, en prise direct avec les éléments et confrontés à leur sensibilité. Ce processus, que Kalaora présente comme une preuve d’une écologisation en cours de la société, permet le retour de l’émotionnel, du sensible et de l’affectif. Cette approche est particulièrement pertinente pour comprendre le vécu des sentiers et leur place dans la reconnexion au territoire, naturel et anthropisé. Ne pas rester dans une analyse « froide » du rapport à l’environnement mais accepter de voir la subjectivité de la relation aux éléments et l’importance de considérer le non quantifiable, l’immatériel, ce qui relève du registre de l’intimité pour réellement comprendre les sens de la marche. C’est cette même pensée qui est défendue par Sansot (1995). Il s’agit de revenir sur la « récusation de la sensibilité de l’émotion, de la subjectivité comme réalité partagée source de valeurs et moteur d’action » (Charles et Kalaora, 2008 : 3).
22L’une des façons de souligner cette relation aux lieux est de se pencher sur la kinésique du promeneur, voir quelles sont ses attitudes physiques durant la déambulation. C’est analyser le langage du corps pour exprimer la relation aux éléments et restituer l’expérience de la marche et de ce qu’elle construit comme mode relationnel à l’environnement urbain et périurbain. Thomas a montré l’importance de considérer à la fois le corps et l’esprit dans l’étude des marches et de leur inscription sociale et spatiale (Thomas, 2007). Et effectivement, un regard attentif sur les postures du corps pendant le parcours du marcheur, peut permettre d’analyser la proximité ou la distance qu’il instaure entre lui et son environnement immédiat. Marche-t-il le corps droit, rigide ? Il traduit alors l’attention portée à ce qui pourrait surgir du chemin et le surprendre. Cette attitude s’observe souvent dans les parties des sentiers situés au sein même du milieu urbain, quand il est possible de croiser une personne en sens inverse et qui marche à un rythme différent, ou quand, pris dans la multimodalité urbaine, le chemin croise une route empruntée par des véhicules motorisés. Le corps maladroit, hésitant se rencontre là où le sentier offre une résistance, pas parce qu’il est ensauvagé – la crainte venant de la nature envahissante –, mais paradoxalement car il est aménagé par un pavage posé là il y a bien longtemps pour faciliter la circulation des ânes et que ce dallage, calé sur le pas des animaux et non sur celui des hommes, surprend et inquiète (photo 1). Le corps est alerte par contre quand il se sent en sécurité sur les sentiers inter-villages, bordés de murets de pierre de part et d’autre et formant comme un cocon protecteur au vagabondage, autorisant la vue aux alentours mais préservant des dangers qui pourraient se cacher dans des recoins non domestiqués (photo 2). Quand le promeneur s’aventure hors des empreintes visibles de la ville pour rejoindre le bord de mer par exemple, ou le chemin muletier au-dessus du village, plus guère entouré que d’asphodèles, d’immortelles, de rochers patinés par le vent et la mer et avec en point de mire l’horizon de la mer ou le sommet de la montagne, le corps semble se libérer. Le pas est léger et détendu, comme si la pression sociale qui s’exerçait sur lui au quotidien s’envolait d’un coup. Plus besoin de marcher comme on nous a appris à le faire, sous peine de réprimande, comme le remarquait Mauss au sujet des femmes maoris, l’individu reprend possession de lui-même pour caler sa démarche sur celle des éléments naturels, le vent, l’air chaud, les embruns.
23La gestuelle qui accompagne la balade est également importante. Sahuc analysait que la marche devrait pouvoir permettre d’agir sur la matière. Pour lui, « il faudrait non seulement mettre en œuvre la marche et le regard, mais aussi la préhension, l’action » (Sahuc, 2010 : 154). Si la gestuelle traduit en partie « l’expérience charnelle » (Le Breton, 2000) de la marche dans son échange avec le milieu environnant, et donc concerne la sensorialité, l’étude des mouvements montre aussi la réaction du corps en marche. La pratique des sentiers étudiés fait ressortir une économie du geste. Les mouvements semblent la plupart du temps mesurés. Pas de geste brusque, pas de mouvement de grande amplitude, pas de précipitation. L’accent est mis sur la mesure, la lenteur. On prend son temps pour mouvoir son corps. Le pas est rythmé sur les sons environnants, les bras et les mains n’ont rien d’obligé à faire, c’est la liberté de la marche. Ne rien avoir à faire si l’on ne veut rien faire. Alors si le bras se tend c’est pour cueillir ou ramasser. L’autre geste prédominant c’est la main qui vient se mettre en casquette au-dessus du front, symbole de prise de possession du paysage, signe que l’on souhaite embrasser d’un geste tous les éléments alentours, pour s’en imprégner et en retour leur signifier notre présence. Si la promenade se fait en couple ou en groupe, l’index pointé est un autre geste accompagnant le parcours. Il s’agit d’expliquer à son compagnon, d’attirer le regard non averti sur ce qui est réellement important, ce qu’il faut retenir de la balade, ce dont il faut connaître le nom. Et ce geste est valable autant pour désigner des espèces botaniques que des éléments du patrimoine bâti.
24Enfin, l’équipement du promeneur peut être révélateur de sa relation au milieu. S’il n’est pas possible ici d’en faire un compte rendu fouillé, il est néanmoins important de souligner la pertinence des accessoires accompagnants la marche. Lavadinho et Winkin (2008) avaient remarqué à propos de la marche urbaine l’importance des « accessoires embarqués » comme façon de s’inscrire dans le territoire et d’y laisser sa marque. Sur les sentiers de Balagne, les accessoires vont varier selon le motif de la balade et l’intention du marcheur au cours de celle-ci. L’équipement peut être le reflet de la découverte ou la preuve de l’intimité. Il n’est cependant pas possible de catégoriser une fois pour toutes l’un ou l’autre objet. L’appareil photo peut être l’outil du novice pour fixer une image d’un lieu inconnu, mais peut également être utilisé par le familier qui chaque fois redécouvre un détail qui lui avait échappé la fois d’avant. Même chose pour le bâton, instrument à la mode pour tout apprenti marcheur abonné aux grandes enseignes sportives, il peut être un souvenir d’une branche coupée un jour, taillée et utilisée depuis car il est connu qu’à tel endroit il y a des couleuvres, ou que sans canne, inutile espérer accéder aux bonnes mûres.
25La gestuelle ne peut être envisagée de façon déconnectée de ce vers quoi elle tend, la mobilisation des sens. S’engager sur un chemin c’est éprouver une « polysensorialité » (Kalaora, 2001 : 595). Celle-ci « se manifeste par l’envie d’éprouver la nature, non seulement par le regard, mais par tous les sens, de faire corps avec elle » (op. cit.).
Photo 1. Sentier muletier entre Ile Rousse et Occiglino
Photo 2. Sentier urbain entouré de murets, Occiglioni
26Dans le prolongement de l’expérience physique, la marche mobilise les cinq sens. Inutile pour cela de se rendre dans un lointain pays exotique, l’étonnement et l’éveil des sens peut aussi bien se produire derrière chez soi, dans un environnement qui est quotidien au marcheur, mais qu’il va aborder différemment au cours de sa promenade. Kalaora a fait remarquer que « beaucoup d’entre nous font l’expérience de la communion avec la nature ordinaire » (Kalaora, 2010a : 238). Il défend l’idée d’une « esthétique environnementale » qui ouvrirait la possibilité d’une relation nouvelle à la nature, équilibrée et respectueuse. Cette relation témoignerait d’un « engagement de l’être corporel et charnel dans la nature, à la différence d’une posture de distanciation » (op.cit : 239). C’est ce qui semble s’observer dans l’étude des chemins parcourus dans ce milieu urbain ouvert sur la nature littorale entre Calvi et Ile Rousse. Le contact avec un environnement familier à travers la balade – dominicale, digestive, familiale ou solitaire – est une occasion pour se réinsérer dans l’écoumène à travers l’expression de sentiments différents, se manifestant dans le vécu sensible.
27Tout part du corps et tout revient à lui. C’est l’effort fourni, aussi infime soit-il si l’on flâne ou plus important si l’on cherche à s’éprouver, qui va ouvrir tous les pores de l’être pour à la fois l’inscrire dans la réalité de ce qui l’environne, et lui faire dépasser l’expérience matérielle pour accéder à une prise de conscience supérieure, celle qui fait dire que l’on est membre d’un tout, en interconnexion permanente avec d’autres éléments et que c’est cette interdépendance qui autorise la vie et permet notre bonheur. L’incorporation de l’environnement se fait par la pénétration du corps des éléments biochimiques qui entourent le promeneur et leur transfiguration en vécu émotionnel et sensitif.
28Le premier sens mobilisé et auquel font référence la plupart des études sur le paysage est bien évidemment la vue. Cependant, sur nos terrains d’observation, le sens du regard posé sur les éléments croisés en chemin et le type de vision mobilisé, ne semble pas aussi simple, ni clair. On se trouve bien plutôt dans le flou, l’incertain, presque le kaléidoscopique. Effectivement, la mobilisation de la vue par le marcheur est ambiguë. Deux types de regard sont observés. Le regard englobant, qui cherche à embrasser le paysage, souvent accompagné du geste de la main au front, dont il a déjà été question, image d’Epinal peut-être mais souvent croisée. Les promenades sont régulièrement accompagnées de pauses pour permettre de balayer du regard le paysage environnant, comme pour en fixer une vue panoramique qui inscrit le parcours dans un ensemble géographique et morphologique cohérent. Le sentier localisé, parfois simple trace, est ainsi replacé dans un contexte d’ensemble qui affirme la cohérence de l’espace et entérine la pertinence de l’aménagement (la diversité biologique à portée de rue), ou en conteste la forme (discours de rejet sur le mitage opéré par l’urbanisation diffuse). Dans ce cas-là le regard est « lucide », réaliste, il voit concrètement l’agencement, le défilement, l’imbrication ou le désordre des éléments artificiels et naturels. Cette mobilisation de la vue se double quasi systématiquement d’une observation beaucoup plus ciblée, centrée sur le détail, sur l’invisible si l’on y prend garde. Toute l’attention est alors concentrée sur un point bien précis, qui ne dépasse pas les dix centimètres : un morceau d’écorce, une anfractuosité, la couleur d’un pétale. Ce détail est assez longuement observé, souvent photographié. Nous sommes là face à un second niveau du regard, qui engage un peu plus le promeneur dans une relation intime au milieu et qui va amener bientôt à la mise en marche d’un second sens, le toucher. David Le Breton fait le même constat en 2012 : « le marcheur est dans l’alternance de l’observation de l’immense et du minuscule » (2012 : 46), pour lui, il est attentif à tout et bâtit ainsi une certaine expertise du terrain, avec l’idée que « la marche mène à tous les savoirs ». Mais si le sens visuel est ambigu, c’est parce qu’il ne s’arrête pas à cette dualité du proche et du lointain. Parallèlement à cette prise de connaissance du milieu par la vue paysagère ou microscopique, le regard du marcheur semble ailleurs, la vue incite à la rêverie, à l’introspection. Il semble se produire comme un dédoublement de la perception : on observe le réel mais aussi l’imaginaire. Le paysage est en partie réinventé et recomposé par un regard intérieur qui reconstruit les images. On ne voit plus seulement ce qui nous entoure, mais une dimension supplémentaire se superpose, celle de l’interprétation, de l’incorporation et de la familiarité qui fait le lien entre la personne et le reste du monde animé et inanimé.
- 3 La dimension de l’ouïe n’a pas encore été explorée dans la recherche présentée ici, mais elle fait (...)
29Pas de marche sans appréhension physique du milieu. La dimension tactile est éminemment présente. Le promeneur entre très souvent en contact avec les éléments qui l’entourent. Toucher la végétation est le comportement le plus fréquemment observé : les fleurs sont prises au creux des doigts, les feuilles sont frottées, les tiges sont arrachées et gardées longtemps en mains. Le bâti aussi attire : les murs en pierre sont caressés, les architectures sont inspectées : quelle solidité ? Quels matériaux de construction ? Le toucher s’apparente alors à une prise de connaissance non verbale du milieu : c’est se rendre concrètement compte des matières et textures, les analyser et les comprendre par une sorte de transmission physique. En plus de cette appréhension tactile, l’odorat et le goût sont également présents. Dans l’environnement littoral méditerranéen, impossible d’échapper eux senteurs du maquis et aux caractéristiques odorantes typiques des espaces côtiers et rétro littoraux : les essences aromatiques sont nombreuses, l’arba barona (thym corse), le cyste, l’immortelle, la népita, le romarin, autant de parfums qui forment l’identité olfactive des lieux et pénètrent le corps du promeneur. Le familier des lieux prolonge cette expérience d’incorporation du milieu par une ingestion active : goûter la népita, ramasser l’arba barona pour aller la cuisiner, sont des attitudes communes et une façon d’affirmer son lien au territoire3.
30Dans l’exercice des sens en déambulation, ce qui apparaît, c’est la communion qui se noue entre le promeneur et son environnement. La mise en œuvre sensitive s’apparente à un mode de communication à part entière qui va créer ou renforcer le lien entre l’habitant et son milieu de vie. C’est de cette subjectivité de la relation créée, non généralisable, chaque fois particulière et non modélisable, mais non moins fondamentale, que peut émerger une éthique de l’écoumène, une manière de vivre avec son habitat et non contre lui. Les discours accompagnant les pratiques montrent bien que la marche sur les sentiers à la lisière de l’urbain disent beaucoup plus qu’il n’y paraît. Pas simplement se déplacer mais bien plus fondamentalement, même si cela relève pour une large part de l’inconscient, structurer le monde social.
31Les registres discursifs mobilisés par les enquêtés le sont de façon différenciée selon le thème abordé au sujet des raisons ou des attentes de la marche. Rappelons ici que les sentiers observés sont ceux de proximité et dont le temps passé à les arpenter varie le plus souvent entre trente minutes et deux heures. Il s’agit donc bien de marche « promenade », même si l’argument sportif est parfois mobilisé. La définition qui lui est associée rejoint celle de Le Breton : « une promenade interrompt les tâches du jour, un peu comme la récréation suspend la classe. Elle est un intervalle entre différentes activités, elle est plus brève qu’une randonnée et s’effectue à proximité de chez soi » (Le Breton, 2012 : 107-108). Les discours recueillis reflètent l’ambiguïté de la nature littorale entre ruptures et continuités. Trois grandes catégories de paroles peuvent être analysées pour comprendre le rôle des cheminements parcourus dans cet espace urbain particulier.
32Marcher en ville ou en périphérie de l’urbain – puisqu’en Balagne l’urbanité est relative – peut être analysé comme une pratique volontaire pour s’affirmer dans l’espace. Il s’agit d’affronter les contradictions du mode de vie urbain, entre impositions à la performance et à l’excellence et épanouissement entravé, course et épuisement. Dans ce cadre, le registre discursif mobilisé par les promeneurs est de l’ordre de l’opposition et se décline en différents couples d’opposés.
33Aller sur les chemins c’est d’abord s’affranchir des contraintes et expérimenter la liberté, tout en étant dans un cadre rassurant. Il ne s’agit pas de rechercher l’aventure périlleuse mais d’expérimenter une forme de voyage minuscule, qui extrait du temps et des lieux tout en demeurant à proximité de ses attaches. Ici pointe une revendication de la lenteur alors que l’urbain pousse toujours plus à l’accélération. Il s’agit de marcher à son rythme, de prendre son temps et d’ignorer la précipitation qui est souvent imposée. Cet espace de temps libre est également alors un moyen de s’affranchir des réglementations de circulation pour accéder sans entrave à tous les lieux souhaités. Le piéton passe là où la voiture s’arrête, là où la moto est proscrite. Il découvre des passages invisibles depuis la route principale, pénètre dans des lieux qui flirtent avec la propriété privée et par ce fait crée une intimité nouvelle qui n’est pas intrusive car discrète.
34L’opposition du vécu et des pratiques s’exprime ensuite dans l’idée que le chemin permet de se retrouver avec soi-même et de quitter les autres. La balade est en effet avant tout un temps pour soi. Beaucoup de promeneurs sont solitaires, ou alors s’ils se baladent en famille ils trouvent toujours un moment pour s’écarter et profiter pour eux-mêmes. La marche est une possibilité de distinguer les temps sociaux : le temps pour soi, le temps pour le travail, le temps pour la famille. C’est la balade « pause déjeuner » qui rompt avec l’activité professionnelle, ou celle qui permet de souffler avant de retourner à ses engagements domestiques. Marcher c’est aussi choisir l’isolement, la solitude et s’extraire de la foule. C’est quitter la rue commerçante, pour bifurquer dans une ruelle qui bientôt mènera à un chemin en terre longeant des jardins en terrasse, souvent abandonnés, qui donnent déjà l’impression d’être ailleurs. La marche permet alors un surplomb, surplomb paysager quand il permet d’embrasser de loin le quartier que l’on vient de quitter, et surplomb idéel quand il est synonyme de distance d’avec la communauté.
35Enfin, pour les marcheurs, aller sur les sentiers c’est renouer avec un mode de vie sain, par opposition à la facilité de la vie urbaine. La préoccupation hygiéniste est présente dans les paroles. C’est le rejet – momentané – du « fast-food », de l’artificialité de la ville, de la paresse engendrée par les déplacements motorisés. Un discours sur les bienfaits de la marche sur la santé est tenu. Un affichage de pratique sportive – marche nordique, course à pieds, trail, tout cela aux portes du bureau et de la maison – est revendiqué. La marche devient alors outil de distinction (Kalaora, 1993), entre ceux qui ont compris toutes ses vertus et ceux qui restent dans l’ignorance. On rejoint ici la mythologie excursionniste de la fin du 19ème siècle telle qu’elle apparaît notamment dans le Club Alpin Français ou la Société des Excursionnistes Marseillais (Melin, 2012).
36Face à ce registre des oppositions pour exprimer les pratiques, c’est un registre de la communion qui est utilisé pour dire le vécu à l’écoumène lors de la marche. Le chemin est alors le véhicule d’une reconnexion aux espèces et aux espaces, une façon de prendre conscience du paysage et de l’interconnexion des différents éléments du monde vivant.
37Le contexte particulier des sentiers de promenade en Balagne littorale, qui mêle urbanité et naturalité, suscite l’évocation d’un sentiment de lien avec les éléments du monde vivant. C’est le registre affectif qui semble ici mobilisé pour exprimer la continuité et la familiarité entre les espèces naturelles, végétales en particulier, et l’habitus communautaire, entendu comme le « vécu culturel » des lieux et leur appropriation à travers les pratiques sociales.
38Dans ce sens, déambuler est assimilé à une connexion aux éléments naturels. C’est retrouver en contexte périurbain des espèces végétales identitaires, en ce qu’elles font partie de l’histoire du territoire, soit dans leur mise en culture (châtaigniers, figuiers, oliviers), soit dans leur utilisation (herbes aromatiques, plantes sauvages), soit dans leur insertion paysagère (cyste, immortelle, lys de mer).
39Les abords des sentiers sont un espace privilégié de rencontre nature – culture. À proximité immédiate du bâti se retrouvent différents lieux d’expression de la diversité végétale locale. Ainsi, les sentiers remontant vers les villages situés en première ligne de crêtes passent par des anciens jardins, utilisés traditionnellement comme potagers il y a encore une quarantaine d’années mais souvent délaissés depuis. Ils sont le témoin des cultures locales et l’on peut y observer des oléastres (oliviers redevenus sauvages), des citronniers ou des clémentiniers. La réouverture des sentiers dans le cadre du schéma territorial du Pays de Balagne a conduit à plusieurs réappropriations de jardins, par des associations, telle Une lenza da annacquà, qui promeut une agroécologie de proximité, par des producteurs qui se réinstallent, soutenus par des communes, comme à Pigna, ou tout simplement par des particuliers qui, à l’occasion d’une promenade, ont redécouverts leur propriété et décidé de la réinvestir, se souvenant que leurs grands-parents les y emmenaient. De la même façon, le parcours des sentiers inter-villages a vu réapparaître une pratique de cueillettes d’herbes et de légumes sauvages pour un usage culinaire ou médicinal. Là encore c’est une redécouverte de recettes familiales et de relations étroite aux plantes sauvages de proximité, qui fait son retour. Plus qu’une pratique jardinière anecdotique, c’est la réactivation de savoirs et de pratiques ancestraux de la nature (Dalbera-Stefanaggi. et Poli, 2011). Cela va dans le sens de ce que Mathieu préconise pour établir une urbanité durable : la prise en considération des savoirs locaux de la nature pour une gestion éclairée. Il s’agit alors de redonner sa place à « à la personne habitante, avec sa subjectivité, sa sensibilité, sa culture de la nature et ses pratiques sur le milieu naturel » (Mathieu, 2006 : 380). De la même façon, Kalaora souligne l’importance, pour la protection des milieux, de se reposer sur l’expérience ordinaire du milieu, valorisant l’histoire, la mémoire et les savoirs locaux (Kalaora, 2010a : 242). Comme Papinot l’analyse pour le littoral du Finistère et la pratique de la pêche à pieds, dans le cas balanin la cueillette à partir des sentiers pourrait être considérée comme une prise de possession de l’espace, qui « transforme l’espace naturel en territoire, c’est-à-dire en portion d’espace approprié et revendiqué socialement » (Papinot, 2003 : 107). En effet, les corses sont très attachés à leur nature. Ils connaissent généralement bien les espèces locales et les usages qui peuvent en être faits (Franchi, 2010). La toponymie est importante, les plantes sont nommées par leur nom corse et ce lien de la langue avec les espèces végétales témoigne de leur ancrage dans les valeurs culturelles et leur utilisation potentielle comme éléments identitaires, d’interconnaissance et de reconnaissance endogène. De la même façon, l’engagement local dans la lutte contre les espèces invasives témoigne de la connivence entre l’homme et « sa » nature. En se baladant le long du sentier littoral la présence de la griffe de sorcière (carpobrotus), plante originaire d’Afrique du sud et catégorisée invasive car elle tapisse les sols et empêche le développement des autres espèces, est prégnante (photo 3). A ce sujet, les sentiers sont utilisés par les habitants, de façon individuelle ou relayée par le monde associatif avec I Sbuleca Mare une association de pédagogie à l’environnement, comme prétexte pour des campagnes d’arrachage et de nettoyage du littoral. Lors de balades organisées, l’attachement à la préservation de l’écosystème local est affirmé et le sentier se présente comme le relais de la parole habitante. Il est à la fois un lieu d’expression (pouvoir décrire in situ le milieu et son histoire) et un témoignage en lui-même (projection des espèces identitaires comme l’immortelle par rapport à l’identité locale, corse et balanine).
40La reconnexion aux espaces par les sentiers passe aussi par l’interaction avec le paysage. La marche permet alors de se projeter dans l’horizon offert par la variété des paysages : voir le large en regardant côté mer, regarder les crêtes côté montagne (photo 4), le sentier est ici la matérialisation de la continuité paysagère et refait du lien entre des composantes très différentes de l’environnement. Envisager le paysage non comme une expérience esthétique élitiste et désincarnée, mais plutôt comme une expérience écologique, une « esthétique écologique » à la Kalaora, c’est le gage d’enclencher une solidarité Homme-Milieu et c’est s’engager sur la voie de la remise en cause de la segmentation nature-culture au profit de la complémentarité. Non pas l’idée naïve d’une fusion totale des éléments, mais une façon de replacer le pas de chacun dans une harmonie du monde sans déséquilibre excessif.
Photo 3. Sentier littoral entre Punta Caldanu et Punta di Spano, à gauche l’immortelle, à droite la griffe de sorcière
Photo 4. Sentier inter-village entre Lumio, Occi et Aregno
41Un troisième registre discursif apparaît pour parler de la déambulation. Il relève de l’attachement, il s’agit d’un discours affectif porté sur les éléments patrimoniaux qui bordent les sentiers. Dans ces conditions, le sentier semble être ce qui dit la terre qu’il foule, ce qui permet de rendre visible les racines et en se réancrant ainsi individuellement à son histoire qui est aussi une histoire commune, un moyen de réaffirmation des liens sociaux.
42Si le sentier semblait avoir « disparu » de Balagne, tout au moins dans les consciences locales, l’écoute attentive des paroles habitantes montre en réalité que le lien n’a jamais vraiment été rompu. Certes la mise en tourisme du pays et le succès de l’excursionnisme ont pour un temps déconsidéré les sentiers aux yeux des résidents permanents de l’île. Pour autant, ils n’ont pas été oubliés. Leur réouverture par les pouvoirs publics locaux, si elle a tout d’abord été regardée avec prudence, rencontre aujourd’hui un certain succès. Ils sont volontiers parcourus de façon familiale durant les week-ends ou les périodes de congés scolaires. Deux dimensions sont plus particulièrement mises en avant.
43Il s’agit tout d’abord de la dimension culturelle et historique locale des lieux. Le débroussaillage qui a accompagné le balisage des anciens sentiers communaux a permis de mettre au jour des éléments patrimoniaux qui avaient été englobés dans la végétation. Des fontaines ont notamment été dégagées, rappelant l’histoire importante de l’irrigation micro-régionale. De la même façon, des pagliaghji (paillers), anciennes bergeries, ainsi que des aires de battage du blé sont réapparues, suscitant un discours des anciens sur les pratiques agropastorales et permettant ainsi d’établir un lien intergénérationnel. Dans cette acception, le chemin s’apparente à ce qui « relie le fil infini des générations ». Comme Le Breton le fait, il est donc à envisager comme « une forme de communication non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps » (Le Breton, 2012 : 37).
44Dans le prolongement de cette première dimension, la dimension du lien familial est importante. Les anciens racontent leur histoire des sentiers, leurs déplacements quotidiens, les endroits qu’ils fréquentent encore par plaisir et pour la cueillette. Les jeunes ménages y emmènent leurs enfants pour leur apprendre à connaître leur milieu de vie ou pour les entrainer à arracher la griffe de sorcière. Le sentier est à ce titre un lieu de transmission et d’apprentissage culturel dans un cadre de socialisation familiale.
45L’histoire vécue et racontée par et sur les sentiers donne son sens à l’urbanité inscrite dans la nature littorale. Le chemin transcende les oppositions pour réintroduire de la continuité dans la trame urbaine en évolution.
46A l’issue de cette exploration des sentiers en urbanité balanine, l’idée qu’ils constituent des fils directeurs qui donnent sens à l’espace et à ses évolutions, a fait son chemin. Loin d’être anecdotiques ou simples accessoires récréatifs, ils sont la marque du passage de l’homme dans la nature et le moyen pour lui d’y retourner. La réappropriation des sentiers de Balagne par les habitants et leur partage avec les visiteurs est encore en construction. La forme que ces cheminements prendront, entre liberté de mouvement et recommandations de parcours, dira le sens que ses protagonistes veulent donner à leur territoire en devenir.