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Entre ville stérile et ville fertile, l’émergence de l’agriculture urbaine en Suisse

Joëlle Salomon Cavin

Résumés

L’agriculture urbaine interroge la relation entre ville et agriculture, deux catégories traditionnellement distinctes et opposées dans la sphère des représentations sociales. Dans l’imaginaire antiurbain helvétique, la référence à l’agriculture est toujours mobilisée pour dévaloriser la ville ; d’abord via l’idée d’une ville parasite incapable d’assurer sa propre subsistance et qui éloigne l’homme des occupations saines de la campagne ; ensuite, via l’idée de l’urbanisation dévoreuse du sol agricole. Par contraste, les expériences actuelles d’agriculture urbaine s’accompagnent de discours qui mettent en avant le mariage heureux entre ville et agriculture et participent à la construction d’une représentation positive de la ville. Cependant, comme l’illustre un cas emblématique dans la région genevoise, l’opposition entre ville et agriculture associée à des représentations négatives de la ville demeure encore très prégnante. Ce constat permet d’esquisser deux grandes figures types du rapport actuel de la ville à l’agriculture en Suisse : la ville stérile et la ville fertile.

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Texte intégral

Introduction

1L’agriculture urbaine est une expression qui bouleverse des catégories idéelles de penser le territoire. Ville et agriculture appartiennent en effet à deux univers distincts et opposés dans l’imaginaire collectif occidental : celui de la ville et celui de la campagne.

2Les idées et les images attachées au couple ville-campagne sont fortes et persistantes (Williams, 1993). Actuellement, alors que villes et campagnes changent profondément et se fondent spatialement et socialement dans un urbain généralisé (Choay, 1994), ces deux catégories demeurent encore des notions fondamentales formalisant la relation des sociétés aux lieux qu’elles habitent (Mathieu, 1998 ; Debarbieux, 2005).

3Mon intérêt pour l’agriculture urbaine et les rapports ville-campagne se situe dans la continuité d’une direction générale de recherche sur les représentations antiurbaines dans l’imaginaire occidental (Salomon Cavin, 2005 ; Salomon Cavin et Marchand, 2010). En effet, les valeurs négatives associées à la ville sont inséparables d’une valorisation de la campagne à laquelle est traditionnellement associée l’agriculture. L’idée de mauvaise ville est toujours à mettre en relation avec son symétrique, l’idée de bonne campagne (Salomon Cavin et Mathieu, à paraître).

4Notons que les représentations positives associées à la ville sont également indissociables d’une dévalorisation de la campagne. Ainsi, la ville comme creuset de la culture a-t-elle été opposée à la campagne arriérée (Remy, 2004). Sur le temps long, Raymond Williams (1993) a bien montré l’étroite association entre les représentations de la ville et de la campagne, les renversements de valeurs, tantôt plus favorables à la ville, tantôt plus favorables à la campagne, autant que la coexistence de représentations contradictoires

5L’agriculture urbaine interpelle parce qu’elle mêle, dans sa formulation, deux catégories traditionnellement distinctes et opposées. Aussi, en quoi participe-t-elle au renouvellement des représentations du rapport ville-agriculture ? Et, relativement à la question de l’imaginaire antiurbain : en quoi participe-t-elle au renouvellement des représentations de la ville dans son rapport à l’agriculture ? En quoi participe-t-elle à la construction d’une représentation positive de la ville ?

6Dans la littérature internationale, l’agriculture urbaine recouvre trois grandes catégories de significations (Grandchamp Florentino, 2012) : une agriculture en projet avec la ville (Fleury et Donadieu, 1997), c’est-à-dire intégrée dans la gouvernance urbaine, les pratiques agricoles vivrières dans les métropoles des pays du Sud (Smit et al., 1996) et enfin, les pratiques de jardinage communautaire ou collectif (Reyburn et Sénécal, 2004), voire plus généralement les pratiques agricoles intra-urbaines des villes du Nord (Bonnefoy, 2011). Dans cet article, l’agriculture urbaine recouvre la première et la dernière approche, c’est-à-dire qu’elle associe l’agriculture autant à une activité professionnelle qu’à différentes pratiques émergentes de production alimentaire urbaines, fruits de militants associatifs ou de jardiniers occasionnels. Toutes ces formes sont ici mobilisées parce qu’elles ont été associées en Suisse à l’expression d’agriculture urbaine (DGA, 2012) et qu’elles permettent d’interroger les nouvelles relations entre ville et agriculture.

7L’analyse présentée dans cet article se situe dans le contexte suisse, pays dont l’identité nationale demeure fortement ancrée dans la ruralité mais qui assume désormais pleinement son urbanité. Elle s’appuie, pour sa partie historique, sur un corpus de textes initialement mobilisés pour des recherches sur la ville mal-aimée en Suisse (Salomon Cavin, 2005). La partie contemporaine de l’article s’appuie sur différents documents relatifs à des expériences agricoles urbaines (articles de presse, dessins, extraits de sites internet), principalement dans le contexte de la région genevoise. La méthode d’analyse a consisté à repérer les discours relatifs au rapport entre ville et agriculture et, plus spécifiquement, à détecter la manière dont la ville est qualifiée dans son rapport à l’agriculture.

8La première partie rappelle l’origine historique de l’opposition entre ville et agriculture en Suisse et la manière dont la référence à l’agriculture alimente la condamnation de la ville ou du milieu urbain. La seconde partie montre comment les expériences actuelles d’agriculture urbaine s’accompagnent d’une remise en cause de cette opposition et participent à la construction de l’idée d’une ville vertueuse. Un débat récent relatif à la zone agricole genevoise permettra, dans la dernière partie, de montrer que l’antagonisme idéel entre ville et agriculture est toujours prégnant. Sur la base de cette analyse, une typologie figurative du rapport ville-agriculture sera finalement esquissée.

Agriculture et ville : deux mondes opposés dans l’imaginaire territorial helvétique

9Dans l’imaginaire collectif helvétique, l’agriculture est associée à la campagne, à la ruralité et au paysage, catégories qui ont été historiquement construites comme opposées à la ville.

Les origines de l’opposition ville-campagne

10Pour comprendre l’origine de l’opposition entre villes et campagnes en Suisse, deux sources principales peuvent être identifiées. L’une est politique, c’est la victoire des campagnes contre les villes et l’avènement de la République helvétique ; l’autre source est culturelle, c’est la construction de l’identité nationale autour de la figure des Alpes et du Village suisse.

11La Suisse à la fin de l’Ancien Régime (fin du XVIIIe siècle) était un pays essentiellement rural en termes de population et de type de production. Les régions du Plateau suisse étaient sujettes des républiques citadines. Les villes du Plateau tiraient leur revenu des campagnes qu’elles avaient conquises par force ou par rachat. À la fin de l’Ancien Régime, les relations entre villes et campagnes sont extrêmement tendues. C’est dans ce climat de fort mécontentement à l’égard des villes qu’il faut trouver une des causes principales de l’effondrement de l’Ancien Régime. Des soulèvements aboutissent à l’avènement de la République helvétique en 1798. Cette poussée révolutionnaire en Suisse était largement motivée par le souci de diminuer le pouvoir des villes. L’imaginaire spatial qui en ressort déjà tend à distinguer une Suisse rurale vertueuse et la Suisse corrompue des grandes cités (Walter, 1994).

12Cette opposition politique se double d’une opposition culturelle. La Suisse va bénéficier à partir du XVIIe, et surtout au XVIIIe siècle, de l’intérêt des Européens alors même qu’elle était considérée auparavant comme un pays plutôt inhospitalier. Les œuvres des écrivains et des voyageurs ont un rôle central dans la construction du mythe des Alpes. Dans des textes qui louent les qualités du paysage, de ses habitants et de leurs travaux, se dessinent en négatif les critiques adressées à la grande ville et aux citadins. Les écrits du genevois Rousseau fustigeant l’horreur morale de la grande ville et le bonheur simple de la vie dans les montagnes, notamment dans l’Emile ([1762]1964), constituent l’illustration la plus connue de cette opposition. Un autre exemple emblématique de cette opposition est le poème Les Alpes (de Haller, ([1732]1995). L’ensemble du texte est bâti sur l’opposition entre, d’une part, un peuple de la montagne vigoureux et vertueux, qui vit au rythme des saisons, et d’autre part, des citadins corrompus qui habitent une ville industrielle malsaine. Les vices de la ville : vanité, corruption, lubricité, alcoolisme, paresse et pollution sont tour à tour évoqués à dessein de mieux faire ressortir la pureté de la vie dans les Alpes : « Disciples de la nature, vous connaissez encore un âge d’or ! (….) Loin de l’oiseuse vanité des affaires accablantes, l’âme demeure ici en paix et fuit la fumée des villes » (de Haller, [1732]1995, p. 12 et 25).

13L’opposition ville-campagne et l’imaginaire antiurbain helvétique ont ainsi pour origine d’une part, les mouvements politiques partis des campagnes qui aboutiront au système fédéraliste et d’autre part, l’élaboration du Mythe alpin qui fera de la ruralité et des paysages helvétiques les fondements de l’identité nationale helvétique. Dans la littérature, le mythe des Alpes va s’étoffer tout au long du XIXe siècle et conforter une représentation d’une campagne idéalisée, opposée à une mauvaise ville. L’agriculture n’est pas un élément central au moment de la construction de cette opposition. Le mythe alpin oppose plus spécifiquement le peuple vigoureux des montagnes aux citadins. Mais l’agriculture de plaine pourra facilement trouver sa place dans ce prêt-à-penser l’opposition entre ville et campagne.

Le sol nourricier

14Durant la première moitié du XXe siècle, François Walter souligne qu’en Suisse plus qu’ailleurs, la culture politique, de gauche comme de droite, fonctionne sur des bases ruralisantes (Walter, 1994, p. 434). Un contexte économique et social troublé, lié aux deux guerres mondiales et à plusieurs crises économiques majeures, conditionne un repli sur les valeurs nationales et donc rurales du pays (Salomon Cavin, 2005). Cette inclinaison se manifeste par une apologie systématique des paysans et du paysage rural de la Suisse et se concrétise par une politique active de retour à la terre et par des aides financières de plus en plus importantes pour l’agriculture (Walter, 1985, 1994). Instauré durant les années 1940, le principe de l’autosuffisance alimentaire initié par le Plan Wahlen, aussi appelé « la Bataille des champs » (Wahlen,,1941), contribue à faire de l’agriculture le secteur privilégié de l’économie. Cette bataille correspond concrètement à la mise en culture de tous les terrains disponibles, à la campagne comme en ville, à commencer par les parcs urbains qui se couvrent alors de champs de pommes de terre. Cette forme historique et exceptionnelle d’agriculture urbaine est l’équivalent des Victory Garden en Angleterre, aux États-Unis ou au Canada. Même si elle correspond à une véritable intégration matérielle de l’agriculture dans la ville, elle participe pleinement à entretenir l’opposition idéelle entre ville et agriculture, cette dernière venant au secours de citadins incapables de pourvoir à leurs besoins alimentaires en tant de guerre.

15Cette dépendance est au cœur de la condamnation de la ville d’Armin Meili, pionnier de l’aménagement du territoire en Suisse (Koll-Schretzenmayr, 2008), qui proposera comme visée première à l’aménagement du territoire naissant de « lutter par tous les moyens contre l’envahissement du pays par les villes » (Meili, 1943, p. 98 cité par Marchand et Salomon Cavin, 2007) :

Dans les villes où trop d’habitants vivent les uns près des autres, l’approvisionnement est rendu plus difficile. Plus la ville est grande et plus sa population est dense, plus ses services de ravitaillement seront exposés aux difficultés, l’approvisionnement de quelques centaines de milliers d’habitants dépendant de quelques voies de communications seulement (Meili, 1943, p. 86).

16Le ravitaillement n’est pas le seul souci de Meili : les jardins potagers ne sont pas seulement un moyen de nourrir le citadin, ils lui procurent également une activité saine.

Des jardins potagers, par contre déchargeraient les services d’approvision-nement et procureraient aux familles une occupation saine pour le corps et l’esprit. Mais plus l’agglomération s’accroît en dimensions et en densité, plus l’habitant s’éloigne de la terre et de la nature (Meili, 1943, p. 96).

17La « moindre qualité » de la population urbaine, opposée à la vigueur paysanne, est également mise en avant, à la même époque, par d’Ernst Laur, dirigeant de la puissante Union suisse des paysans.

18Deux dangers menacent notre pays, la guerre d’une part et, de l’autre, le développement croissant des villes et l’industrialisation qui conduisent de façon irrémédiable le peuple suisse à l’affaiblissement numérique comme aussi malheureusement à un amoindrissement qualitatif. (…) Urbanisation équivaut à stérilité et par conséquent constitue un danger pour l’existence de notre peuple. L’urbanisation s’en prend aux sources vives de notre peuple qu’elle épuise et met ainsi en péril ce qui fait notre nationalité et notre caractère propre. (Laur, 1940 cité par Walter, 1994, p. 433).

19Ailleurs, il souligne que la population urbaine, sans apport de sang neuf des campagnes, disparaît ou s’étiole qualitativement :

Que de fois les mariages contractés par ces hommes issus des campagnes ne contribuent-ils pas au rajeunissement d’anciennes familles citadines et ne les préservent-ils pas de la disparition ! (…) L’avenir de l’industrie suisse, de l’économie nationale toute entière, comme aussi celui des sciences et des arts est intimement lié au rajeunissement du sang s’opérant par l’apport des campagnes. Lorsque la paysannerie disparaît, les nations sont vouées au déclin (Laur, 1939)

20Les propos de Meili comme ceux de Laur sont à interpréter dans un contexte général d’exaltation des valeurs nationales et rurales dans l’Europe des années 1940. La première moitié du XXe siècle constitue une sorte d’apogée des courants pro-ruraux et urbaphobes, non seulement en Suisse mais ailleurs également. Tant la France de Vichy (Pearson, 2012), que l’Allemagne nazie (Marchand, 1999 ; Cluet, 2010) ou l’Italie Fasciste (Trèves, 1981) vont exalter l’importance de la terre et du travail agricole. La glèbe en français, équivalent de die Scholle en allemand, représente non seulement la terre qui nourrit, mais aussi le sang de la nation (Marchand, 1999).

La bataille pour le sol 

21Durant l’après-guerre, l’opposition entre ville et agriculture va prendre une nouvelle direction autour de la question de la disparition des terres agricoles par suite de l’urbanisation. Ainsi, c’est la ville dévoreuse de sol qui dominera la représentation du rapport ville-agriculture de la seconde partie du XXe siècle.

22À partir des années 1950, la Suisse connaît une croissance urbaine sans précédent. Dans un contexte où les réglementations en matière d’aménagement du territoire sont encore peu développées, les territoires agricoles sont soumis à forte pression. En 1955, le manifeste Achtung : die Schweiz (Burkhardt et al., 1955) attire l’attention sur l’énorme pression urbaine subie par le Plateau suisse où « 1m2 de terre agricole disparait toutes les 3 secondes ».

  • 1 Article 1er de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire du 22 juin 1979.
  • 2 Le sol utilisable pour les activités humaines est perçu comme un bien particulièrement rare en Suis (...)

23Au cours des années 1960, diverses initiatives politiques contre cette pression et la spéculation qu’elle induit aboutissent tout d’abord au vote d’une législation d’exception (les arrêtés fédéraux urgents) qui permet de geler pour un temps l’urbanisation de terres agricoles, et ensuite au vote de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT, 1989). Cette loi impose aux communes la définition d’une zone agricole (art. 16 LAT) qui limite de façon drastique les possibilités de bâtir. Cet instrument se révélera très efficace pour protéger les surfaces agricoles en Suisse (Ruegg, 2008). En attendant la généralisation de ce zonage et pour les terrains agricoles non encore situés en zone agricole, l’office fédéral en charge de l’aménagement lance la « Bataille pour le sol » (OFAT, 1987). Cette bataille vise à lutter contre l’empiétement de l’urbanisation sur les surfaces agricoles. Elle correspond à l’objectif premier de l’aménagement du territoire en Suisse, soit « une utilisation mesurée du sol »1. Concrètement, cet objectif est justifié par l’exigüité du pays et la nécessité d’aménager le plus judicieusement possible l’espace disponible pour les activités humaines2. Mais cette bataille pour le sol alimente également l’idée que l’urbanisation est un problème pour le territoire suisse.

24L’opposition est la principale caractéristique de la relation idéelle entre agriculture et ville en Suisse à la fin du XXe. Tant le fédéralisme, la construction de l’identité nationale suisse et le rôle accordé à l’agriculture que les politiques territoriales mises en place après la seconde guerre mondiale sur le mode de la tension entre urbanisation et sol agricole ont concouru à l’affirmation de deux mondes antagoniques. Sous différentes formes, la référence à l’agriculture est ainsi au cœur de l’opposition ville-campagne en Suisse et contribue à pérenniser l’image négative de la ville.

25Pourtant, de multiples initiatives illustrent actuellement, au-delà d’un simple rapprochement, une intégration en cours de ces deux mondes.

La remise en cause de l’opposition ville-agriculture

26Dans la Suisse du XXIe siècle, la ville n’est plus tant mal-aimée (Salomon Cavin, 2005, 2011). Au-delà du cas suisse, la fin du XXe siècle peut être considérée comme « moment tournant » qui inaugure, notamment via l’utopie du développement durable, une métamorphose de l’idée de ville qui renoue avec un modèle idéal en association positive avec son environnement.

Une intégration nouvelle entre ville et agriculture

27Pour comprendre la nécessité, ou à tout le moins la possibilité de nouvelles relations entre agriculture et ville, il n’est pas inutile de revenir sur le contexte territorial de la Suisse contemporaine. Il y a ainsi actuellement en Suisse une proximité géographique inédite entre agriculture et ville. L’évolution de l’urbanisation est caractérisée par une concentration de la population et des activités dans les principaux centres urbains du pays. Cette concentration dans les principales régions urbaines situées sur le Plateau suisse s’accompagne d’un étalement urbain qui explique que de nombreuses surfaces agricoles soient désormais incluses dans des zones déjà largement urbanisées. Dans certaines régions, les surfaces cultivées forment avec les surfaces construites un véritable patchwork. Cette proximité géographique n’est certainement pas synonyme ipso facto de rapprochement, car sur le plan culturel, la distance n’a sans doute jamais été aussi grande entre le monde urbain et le monde agricole (Vidal, 2011). Cependant, elle est concomitante à l’émergence de l’agriculture urbaine.

  • 3 Voir la liste des exemples d’agriculture contractuelle de proximité en Suisse sur le site : www.uni (...)
  • 4 « agriculture contractuelle : le succès du tandem ville-campagne » (Terre et nature, 30 octobre 200 (...)

28En Suisse comme ailleurs, l’agriculture de proximité et les circuits courts suscitent un engouement auprès des citadins. Ce rapprochement est illustré par les nombreuses expériences d’agricultures contractuelles de proximité (ACP), équivalent helvétique des AMAP. Citons par exemple les « Jardins potagers de Lausanne », « les jardins de Cocagnes » ou encore l’« Affaire TourneRêve » (figure 2) à Genève3. La première entreprise de ce type a été créée en 1978, mais c’est surtout ces dernières années qu’elles se sont multipliées4.

Figure 1. Logo de l’Affaire Tournerêve : le mariage heureux de l’agriculture et de la ville

Figure 1. Logo de l’Affaire Tournerêve : le mariage heureux de l’agriculture et de la ville

29Source : www.affairetournereve.ch/

30Des politiques de soutien aux circuits courts, afin de consolider les exploitations dont les productions sont tournées vers la ville, tendent à se développer. Le Canton de Genève est ainsi propriétaire du label « Genève Région Terre Avenir5 », dont le but est de promouvoir des produits locaux avec une garantie de qualité. Il concerne les légumes mais aussi toute la filière du pain. Ce sont des produits qu’on trouve partout à Genève et qui rencontrent un succès incontestable. Ce label constitue une application directe de la nouvelle législation genevoise sur la promotion de l’agriculture (art. 5 al.1 RGePA). Tout en s’inscrivant dans les principes du développement durable, la loi vise à « favoriser les liens entre ville et campagne dans une perspective de plus grande proximité » (art. 1, al.2).

31L’iconographie de promotion de ces différentes expériences d’agriculture urbaine fait la part belle au mélange heureux entre ville et agriculture (figure 1).

32Ce rapprochement entre ville et agriculture est également patent dans les politiques territoriales des régions urbaines. Le zonage en suisse avait nettement favorisé une gestion disjointe des surfaces urbanisées et des surfaces agricoles. Cette situation a eu comme conséquence directe d’exclure les zones agricoles de la planification urbaine où elles n’ont été considérées que comme espaces vides ou de développement futur ; ce qui advenait une fois que les surfaces agricoles étaient affectées en zone agricole relevait d’autres logiques et d’autres cadres décisionnels.

33Mais, actuellement, la question du devenir agricole de ces espaces a tendance à émerger au sein des projets d’agglomération élaborés à la suite de la Politique des agglomérations de la Confédération. Ainsi par exemple, dans le cadre du Projet d’agglomération franco-valdo-genevois (Barthassat et al., 2011), l’agriculture est intégrée comme thématique à part entière du projet. Genève est surtout connue comme ville internationale, mais il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la moitié du territoire du canton de Genève est occupée par des surfaces agricoles.

34Un « projet agricole d’agglomération » est actuellement élaboré (Deriaz et al., 2011). Le titre laisse évidemment songeur tant les mots qui le composent semblent s’opposer et leur assemblage hétéroclite dans le contexte culturel helvétique. Les auteurs de ce projet s’inspirent directement des expériences de « co-construction territoriales » qui ont émergé dans différentes agglomérations françaises. Il est similaire aux « programmes agriurbains » désormais intégrés dans le Schéma directeur d’Ile de France, qui sont basés sur une démarche de concertation qui vise à faire valoir la place de l’agriculture dans les projets territoriaux (Vidal et Fleury, 2009). Le rapprochement du monde rural et de la population urbaine, « le développement de nouvelles relations entre la ville et la campagne », « la valorisation de la proximité entre agriculture et ville » sont ici au cœur de ce projet (Bartassat et al., 2011).

  • 6 Le Service des parcs et promenades de la commune de Lausanne a déjà réalisé huit plantages en 2012  (...)

35Une dernière illustration d’une forme actuelle de rapprochement entre ville et pratiques agricoles est offerte par les « Plantages » et autres « Potagers urbains » qui apparaissent dans toutes les grandes villes et font l’objet d’une attention médiatique soutenue. En Suisse, c’est la Ville de Lausanne qui a été pionnière en la matière, aménageant des « Plantages » dès 19966. Prolongeant une forte tradition de jardins familiaux en Suisse, ces espaces cultivés sont divisés en petites parcelles louées et exploitées de manière individuelle. Cependant, ce jardinage se distingue des jardins familiaux par le fait qu’il correspond à une rappropriation d’espaces verts délaissés ou inutilisés en ville et que c’est l’administration communale concernée qui prend en charge l’aménagement et la gestion des sites. Il s’en distingue également par les valeurs collectives portées par ses promoteurs, qui mettent en avant la qualité de vie des citadins, la promotion de la vie de quartier et le respect de l’environnement.

Une agrarisation vertueuse de la ville

36On peut désormais multiplier à loisir les exemples d’expériences d’agriculture urbaine en Suisse. Les discours qui les accompagnent permettent de détecter l’émergence de nouvelles représentations de la ville dans son rapport à l’agriculture. 

37Une première idée est celle d’une sorte de revanche de la campagne sur la ville, comme le signale cette manchette d’un journal lausannois « quand la campagne envahit la ville » (Monay, 2010, p. 3). Ce n’est plus le sol agricole qui est envahi, ce sont les cultures qui conquièrent le territoire urbain.

38Au-delà de la revanche, ce sont principalement les vertus pour la ville et les citadins de ce rapprochement avec l’agriculture qui sont mises en avant. En apportant en ville les aménités associées à la campagne, les expériences d’agriculture urbaine participent à rendre la ville meilleure, plus vivable et, en définitive, plus acceptable. Le slogan de l’Union des Paysans suisses des années 2000, « Nous apportons la vie en ville », en est particulièrement emblématique.

39Cette ruralisation vertueuse de la ville s’appuie sur trois arguments principaux :

40A) Retrouver la place de la nature en ville. La culture de légumes dans la ville est une voie pour réintroduire la nature dans la ville alors que la ville était réputée sans nature. Pour les promoteurs des « Potagers urbains », il s’agit ainsi « dans la continuité des Green Guerillas de remettre du vert dans la ville ! » (Equiterre, 2012).

41Cette ville où l’on cultive est en outre meilleure pour l’environnement puisque les ressources agricoles locales permettent de limiter les émissions de CO2 induites par l’importation de produits lointains.

42B) Renouer le lien avec la terre. La ville avait la réputation d’éloigner l’homme du sol nourricier. Les produits locaux accessibles en ville favorisent une reconnexion avec l’espace nourricier (voir à ce propos Brand et Bonnefoy, 2011). La provenance locale apparaît comme un gage de qualité des produits. Cette valorisation de la proximité s’inscrit en réaction à la mondialisation des échanges agricoles, à l’agriculture productiviste et à la malbouffe, phénomènes largement associés à l’urbanisation.

43Ce lien avec la terre apparaît comme un besoin nécessaire du citadin ; un ancrage aussi bien physique (pouvoir fouler la terre) que culturel, comme l’illustre cette citation :

Grâce à l’agriculture contractuelle de proximité (ACP) telle que les Jardins de Cocagne, les Potagers de Gaïa ou le Jardin des Charrotons, les espaces agricoles s’ouvrent à nouveau : les habitants de la ville peuvent participer et se réapproprier des espaces et des savoirs qu’ils avaient perdus ou abandonnés (Abi Chaker, 2011).

44C) Créer du lien social et de la convivialité. L’agriculture ou la production agricole urbaine apparaît également comme un moyen privilégié pour palier l’anonymat et l’individualisme réputés propres à la ville.

45Ainsi, les jardins communautaires tout comme l’ACP sont considérés comme des lieux de sociabilité, de rencontre interculturelle et intergénérationnelle, des lieux qui favorisent les échanges, la créativité, les solidarités et les initiatives citoyennes.

46Une association genevoise de promotion d’un « agroquartier » offre sur son site un condensé des vertus de la ville qui a renoué avec son agriculture :

Les terres fertiles et ouvertes enrichissent nos vies ! Intégrons-les à l’habitat plutôt que de les détruire ! (…) À la place des projets actuels, nous proposons de créer, sur la Plaine de l’Aire, un quartier innovant et durable qui produit sa propre nourriture avec la participation des habitants, où une agriculture ouverte et multifonctionnelle accueille les habitants et les projets associatifs pour créer des liens sociaux et une meilleure qualité de vie. Appliquons les solutions urbaines les plus écologiques et durables pour notre avenir (Abi Chaker, 2011).

Ville et agriculture : un antagonisme persistant

47L’évolution actuelle des représentations du rapport ville-agriculture et le rôle joué par l’agriculture dans un « ré-enchantement de la ville » sont bien illustrés par les discours qui accompagnent les différentes pratiques d’agriculture urbaine. Cependant, la relation ville- agriculture en Suisse demeure encore largement marquée par l’opposition et par l’image dominante d’une ville prédatrice du sol agricole.

La ville, éternelle prédatrice du sol agricole

48La ville représente toujours et avant tout, matériellement et idéellement, la prédatrice du sol agricole. Le drame encore très actuel de l’agriculture est que l’urbanisation se développe sur les terres les plus fertiles du Plateau suisse. Les chiffres sont là qui présentent l’avancée de l’urbanisation sur les terres agricoles. Selon un rapport de l’office fédéral de la statistique (OFS, 2010) : « les surfaces d’habitats et d’infrastructures ont progressé de 9 % entre 1994 et 2006 (…) au détriment des surfaces agricoles principalement ». Face « au recul des terres arables », l’office en charge de l’agriculture souligne « que l’urbanisation intensive a entraîné une nette régression des meilleures terres agricoles » et qualifie de « critique » l’évolution des superficies cultivables (OFS, 2010, p. 1).

49Dans la presse, c’est de loin la représentation la plus prégnante de la relation entre ville et agriculture : « ces villes qui grignotent les campagnes helvétiques » (Zuercher, 2010, p. 32).

50Si la ville demeure l’éternelle prédatrice du sol agricole, c’est bien en raison d’une urbanisation avérée des espaces agricoles, mais c’est sans doute également en raison d’une représentation collective pérenne de l’urbanisation comme un phénomène négatif. L’exemple du référendum des Cherpines dans le canton de Genève permet d’illustrer parfaitement la prégnance actuelle des représentations négatives de la ville, associée à sa relation à l’agriculture (encadré 1).

Encadré 1 : Le référendum des Cherpines.

Dans le territoire étroit du canton de Genève, l’agriculture est soumise à une forte pression du fait de la poussée de l’urbanisation. Le consensus autour de la nécessité de préserver la zone agricole, a permis d’assurer la relative stabilité de la ceinture verte entourant Genève jusqu’à ces dernières années. Cependant, l’augmentation rapide de la population dans l’agglomération et la grave crise du logement qui sévit depuis de nombreuses années déjà expliquent l’ambitieux projet urbain actuellement en discussion (Barthassat et al., 2011). Les développements prévus de l’urbanisation débordent sur des terrains préalablement réservés à l’agriculture, entrainant des conflits d’usage du sol et leurs cortèges d’opposition.

Pour les besoins d’un projet de développement urbain, le canton de Genève prévoit le passage en zone à bâtir de 58 ha de zone agricole située dans la Plaine de l’Aire (figure 2). Cette zone qui est dans la continuité du développement urbain se situe à 5 km du centre de la cité. Il s’agit d'une plaine alluviale couverte de prairies et de champs ouverts. Les objectifs pour ce secteur sont de créer un développement mixte avec 3000 logements, activités et équipements publics.

51Cette zone agricole est occupée notamment par une exploitation qui produit des cardons (seule AOC genevoise) et une exploitation maraîchère qui fonctionne en ACP : Les Jardins de Charroton. Afin d’éviter ce déclassement, un référendum est lancé en octobre 2010, par les exploitants et des riverains. Cette opposition est soutenue par les principales organisations écologiques genevoises (WWF, Greenpeace, Pro Natura) et par les milieux agricoles et les partis de gauche (syndicat Uniterre). En mai 2010, la population du canton de Genève rejette ce référendum par 56,6 % des voix, acceptant ainsi le projet d’urbanisation.

Figure 2. Localisation du projet des Cherpines, Plaine de l’Aire, dans le canton de Genève

Figure 2. Localisation du projet des Cherpines, Plaine de l’Aire, dans le canton de Genève

Source : Nelly Niwa (Salomon Cavin, Niwa, 2010)

52La campagne menée par les référendaires opposés au projet a amplement puisé dans le registre anti-urbain pour empêcher la réalisation du projet. La manchette du quotidien Le Temps, « Béton contre cardons » (1 avril 2010), illustre parfaitement le ton de la campagne référendaire recourant systématiquement à l’opposition entre agriculture et urbanisation.

53L’affiche du référendum est particulièrement éloquente (figure 3). La ville ou plutôt l’urbanisation y est représentée comme un volcan de goudron aux yeux menaçants, qui exhale un nuage noir de fumé duquel jaillissent des voitures, des zones industrielles, des déchets. Ce volcan de « goudron frais » s’étale sur des champs labourés alors que des carottes apeurées s’enfuient. L’urbanisation est ainsi identifiée à un phénomène sans qualité et destructeur. Pour les besoins de la cause, aucune référence n’est faite dans ce dessin aux logements, aux écoles et autres équipements publics qui vont être construits. L’urbanisation apparaît avant tout comme une destruction, un phénomène hostile. L’activité volcanique peut être associée à « l’explosion urbaine », expression largement diffusée dans les médias pour signifier le grand danger que représente la forte croissance urbaine au niveau mondial (Moriconi-Ebrard, 1996, p. 13)

Figure 3. Le volcan urbain menaçant

Figure 3. Le volcan urbain menaçant

Source : Exem (2011)

Ville stérile versus ville fertile : les figures de la relation ville-agriculture

54La période actuelle est donc marquée par la permanence de représentations négatives de la ville dans son rapport à l’agriculture, mais également par l’émergence de représentations positives de la ville dont l’origine est également agricole.

55Le tableau ci-dessous présente deux grandes figures de la ville qui résument ce paradoxe. Ces figures sont archétypales, elles désignent, en les exagérant, les thèmes qui apparaissent selon des formulations diverses et de façon récurrente dans les matériaux analysés. Elles correspondent à des figures idéales typiques (Weber, 1965) ou à ce que Chalas nomme également typologie figurative (2000). Il s’agit d’un artefact méthodologique qui permet l’analyse des représentations ou des pratiques. Cette exagération permet en effet d’amener à la conscience ce qui sinon se dérobe à la lisibilité et constitue un canevas utile à l’analyse des tendances actuelles.

Tableau 1. Typologie figurative de la relation ville-agriculture.

Rapport ville-agriculture

Représentation de la ville dans son rapport à l’agriculture

Antagonique

Ville stérile

Dialectique

Ville fertile

Source : Salomon Cavin

56La première colonne caractérise le rapport (idéel) dominant qui lie ville et agriculture :

  • La conception antagonique du rapport ville-agriculture est leur séparation et opposition systématique. Dans le contexte de la construction de l’identité nationale suisse, ville et agriculture ont clairement été identifiées à deux mondes non seulement différents, mais également opposés. Culturellement, en effet, l’agriculture est l’incarnation traditionnelle de la campagne. Elle se confond avec l’image rurale du pays. Dans cette perspective identitaire, elle a toujours été définie en contraste avec la ville, la représentation de cette dernière étant, par ailleurs, souvent négative. Cette opposition est confortée au cours du XXe siècle.

  • La conception dialectique se caractérise par la mise en valeur des liens, des interactions et des complémentarités unissant la ville et l’agriculture. Elle accompagne l’émergence, en Suisse, d’expériences contemporaines d’agriculture urbaine.

57La deuxième colonne décrit la représentation dominante de la ville dans son rapport à l’agriculture.

58La figure de la ville stérile correspond chronologiquement à l’image de la ville qui éloigne l’homme du sol nourricier, avec des conséquences tant en terme de ravitaillement que de dégénérescence physique et morale. Cette figure s’est développée dans un contexte général d’exaltation des valeurs rurales du pays et de dévalorisation de la ville durant la première moitié du XXe siècle. La ville vit des travaux des autres. La ville est un parasite qui puise dans les réserves humaines des campagnes et qui s’alimente du travail des campagnes. Ce couple ville stérile et agriculture nourricière est à inscrire dans une interprétation physiocratique de l’économie. Cette théorie, initiée par l’économiste français François Quesnay à partir du milieu du XVIIIe siècle (Quesnay, [1778] 1991), se fonde sur l’idée que la terre est la ressource économique première, ce qui fait de la paysannerie la classe productrice, par opposition aux autres classes, qui ne font que transformer la matière créée ; la ville consomme alors que la campagne produit ; la ville entretient des classes non productives, stériles. Dans cette vision du monde où le bien-être économique est centré sur la maximisation de la production agricole, la ville se présente comme un milieu stérile dont le développement est condamnable.

59Par la suite, la figure de la ville stérile est à associer à la destruction du sol agricole par l’avancée de l’urbanisation qui se produit à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Elle caractérise l’avancée physique de la ville qui conquiert les territoires qui l’entourent. La ville stérile représente le rouleau compresseur qui avance, le volcan de goudron qui s’étale. Polymorphe, la ville stérile est finalement à la fois une ville parasite qui puise ailleurs le moyen de sa subsistance et une ville destructrice du sol productif.

60La figure de la ville fertile constitue un parfait contrepoint de la ville stérile. L’agriculture urbaine permet de renouer les liens entre l’homme et la terre, lui procurant alimentation saine et bien-être. Elle correspond à une conquête agricole sur sol urbain. Cette figure se développe dans un contexte de crise environnementale et alimentaire qui interroge le lien entre alimentation et ville, et également de montée en puissance du modèle vertueux de la ville durable. L’agriculture participe ainsi au ré-enchantement de la ville, qui redevient aimable dans la Suisse du XXIe siècle.

61L’idée d’une alliance vertueuse entre ville et agriculture n’est pas neuve. Dans son modèle des cités jardins, Howard proposait déjà de prendre le meilleur de la ville et de la campagne, avec comme but ultime de « ramener le peuple à la terre » (Howard, [1898]1969, p. 4). Il synthétise sa proposition dans son schéma des Trois aimants (Howard, [1898] 1969, p. 7) : le premier aimant est celui de la ville, le deuxième est celui de la campagne. La population est attirée par l’un ou l’autre de ces aimants, car ils présentent chacun certains avantages en dépit de nombreux inconvénients. Le troisième aimant que propose de créer Howard est celui de la ville-campagne, lieu hybride avec tous les avantages de l’un et de l’autre, qui bénéficie d’un pouvoir d’attraction supérieur.

62Les figures de la ville fertile et la ville stérile sont ici proposées comme cadre de lecture des représentations actuelles de la ville dans son rapport à l’agriculture. Leur définition, leur contenu, le cadre de leur énonciation devront être affinés. Elles pourront être testées dans d’autres contextes nationaux. Un vaste champ de questions est ouvert : par quels acteurs et dans quels contextes sont-elles mobilisées ? Dans quels buts ? À quelles autres idées, principes, idéologies, tels que le développement durable ou la souveraineté alimentaire, sont- elles associées ? Comment situer historiquement leur émergence, leur co-présence, leur rémanence ? Enfin, quelles relations entretiennent-elles avec l’évolution matérielle de la ville et de la campagne ?

Conclusion

63L’agriculture urbaine, phénomène émergent en Suisse, remet en cause la traditionnelle opposition entre ville et agriculture. Mais, loin d’un bouleversement des valeurs associées à la relation ville-agriculture, il serait plus juste de parler d’un glissement ou d’une évolution de celles-ci. La figure de la ville stérile est la représentation pérenne du rapport ville-agriculture en termes d’oppositions, de conflits, de rivalités, de domination. Au-delà de l’agriculture, elle illustre également la persistance dans la Suisse contemporaine de préjugés anti-urbains, un prêt-à-penser la ville et l’urbanisation avant tout comme une catastrophe pour les hommes et pour le paysage (Salomon Cavin et Pavillon, 2009).

64La figure de la ville fertile illustre quant à elle la tendance émergente de l’agriculture qui s’insinue dans la ville. Au rapport de domination se substitue une sorte de contrat vertueux où l’agriculture comme nature, source alimentaire et source de lien social, vient secourir une ville en mauvaise posture. Ce faisant, elle l’accompagne sur la voie du développement durable. Mais cette représentation-là est loin d’être dominante.

65Ces deux représentations s’associent chacune à une approche différente de la notion d’agriculture urbaine telle qu’elle émerge aujourd’hui en Suisse (Salomon Cavin et Niwa, 2011). La première est celle d’une agriculture qui subit le phénomène d’urbanisation et en est le plus souvent la victime. C’est l’agriculture qui devient urbaine du fait de l’emprise croissante de l’urbanisation ; cette agriculture urbaine est synonyme de Campagne urbaine (Donadieu, 1998) ; une agriculture peu à peu rattrapée par la ville et soumise au processus d’urbanisation via la pression foncière, mais également via les demandes citadines de paysages, de loisirs, de détente, de gestion environnementale.

66La seconde approche de l’agriculture urbaine est celle d’une agriculture cette fois-ci conquérante. C’est l’agriculture qui s’insinue en ville. Ainsi, en même temps que l’agriculture subit la pression urbaine, un processus inverse voit la mise en culture du sol urbain. Plus généralement, cette approche agricole de la ville qualifie la manière dont la forme urbaine et le fonctionnement de la ville sont remis en cause via la question de la production alimentaire. Que cela soit par les citadins à travers leurs jardins ou par les professionnels de la ville, architectes, urbanistes, aménagistes qui rêvent de tours agricoles, d’agroquartiers (Daiz, et al., 2011), ou de Food Urbanism (Verzone et Dind, 2011), la ville devient un terrain privilégié d’expérimentation de l’agriculture. Dans le projet genevois, c’est l’agriculture qui devient le socle du projet ; c’est « la campagne qui pénètre la ville en lui donnant une forme et une structure » (Bartassat et al., 2011, p. 120).

67À la différence de la première approche, où l’agriculture concerne principalement les agriculteurs, l’agriculture devient l’affaire de tous. Il s’agit souvent d’un acte militant visant à se réapproprier la production alimentaire, à recréer un lien avec la nature ou avec les autres dans la ville. Cette « agrarisation de la ville » peut prendre des formes très différentes (de la ferme urbaine au jardin communautaire), prendre place sur des supports divers (bâtiments, espaces délaissés, etc.) et recourir à des techniques très diverses (du biologique à l’hydroponique). Dans cette perspective, l’agriculture ne subit pas l’assaut urbain mais transforme et modèle la ville pour la rendre fertile.

Remerciements

68Cet article a bénéficié des conseils et relectures de Nicole Mathieu (Ladyss-CNRS-Paris) et Marion Ernwein (Institut de Géographie, Université de Genève). Je les remercie vivement pour leurs précieuses contributions.

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Notes

1 Article 1er de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire du 22 juin 1979.

2 Le sol utilisable pour les activités humaines est perçu comme un bien particulièrement rare en Suisse en raison de la configuration du territoire marqué par les zones de montagnes, les lacs et les forêts. Un tiers seulement de la superficie du pays se prête à une utilisation intensive : agriculture et urbanisation se disputent ainsi les 11'200 km2 du Plateau Suisse.

3 Voir la liste des exemples d’agriculture contractuelle de proximité en Suisse sur le site : www.uniterre.ch/Dossiers/agriContractuelle.html (consulté le 20 avril 2012).

4 « agriculture contractuelle : le succès du tandem ville-campagne » (Terre et nature, 30 octobre 2008).

5 www.opage.ch/FR/home_geneveregion.html

6 Le Service des parcs et promenades de la commune de Lausanne a déjà réalisé huit plantages en 2012 : www.potagersurbains.ch/potager-urbain/racines-du-projet/

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Logo de l’Affaire Tournerêve : le mariage heureux de l’agriculture et de la ville
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Titre Figure 2. Localisation du projet des Cherpines, Plaine de l’Aire, dans le canton de Genève
Crédits Source : Nelly Niwa (Salomon Cavin, Niwa, 2010)
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Titre Figure 3. Le volcan urbain menaçant
Crédits Source : Exem (2011)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Joëlle Salomon Cavin, « Entre ville stérile et ville fertile, l’émergence de l’agriculture urbaine en Suisse »Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 6 | 2012, mis en ligne le 16 septembre 2012, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eue/453

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Joëlle Salomon Cavin

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