1Projet-vitrine instrumentalisé par le régime autoritariste de Ben Ali, l’Agenda 21 local peut être inscrit dans la réflexion sur les déclinaisons spatiales des dispositifs institutionnels des projets de développement durable. Se référant à ce paradigme sans normes (Guillaume, 2006), les expériences de mise en place des Agendas locaux réalisées durant les dix dernières années témoignent de la conjonction des dynamiques empirique, conceptuelle et institutionnelle auxquelles renvoie la problématique du développement durable (De Miras, 2006). D’un contexte à l’autre, les pratiques et les manières de faire les Agendas locaux sont déterminées par les enjeux urbains et politiques et par l’articulation des échelles institutionnelles et décisionnelles. Au regard de toutes ces interprétations, les Agendas locaux se fabriquent localement à partir de configurations et des enjeux des acteurs mobilisés autour du projet (Berry-Chikhoui et Haouès-Jove, 2011). En dépit des incertitudes d’institutionnalisation et de mobilisation citoyenne, cet outil de planification stratégique est considéré comme une forme innovante visant à renouveler les méthodes de planification urbaine et de gestion territoriale (Levy, 2009).
2L’Agenda 21 tel qu’initié par la politique de l’État tunisien constitue, outre son caractère sous-institutionnel, un exercice de démocratisation qui incarne une pratique participative et délibérative de la planification du développement dans les villes tunisiennes. D’un projet pilote qui a intéressé depuis 1999 quelques villes du Nord-Ouest, l’Agenda 21 local a été expérimenté dans une vingtaine de villes qui ont « adhéré » au label stratégique de « ville durable ». Ces pratiques innovantes dans la mobilisation des acteurs s’inscrivent dans les nouvelles formes d’injonctions initiées « d’en haut » par l’État, ainsi que par les instances internationales de développement durable. En dépit des efforts fournis par les acteurs dans la mobilisation des sociétés locales et dans la consécration de la participation publique dans ce programme (forums communautaires, ateliers participatifs, travail en commissions, enquêtes auprès de la population), un flou qui entoure les processus de réalisation et de mise en œuvre de ce programme nécessite d’être de prime abord analysé, et ensuite replacé dans un cadre de planification stratégique durable qui vante la logique de best practices.
3Aboutissant à des programmes d’actions, les plans Agenda 21 sont confrontés aux difficultés liées d’abord au recours des acteurs cloisonnés dans diverses arènes, ensuite à la politisation de la démarche, et enfin à l’insuffisance des moyens techniques et financiers permettant d’implémenter le processus et ses actions. De ce premier constat découle la question de l’inadéquation entre les jeux des acteurs politiques et l’exigence de mettre en œuvre le savoir-faire de l’expert dans la réalisation des Agendas locaux. Ce conflit de logiques dans le processus du projet semble réduire les tentatives de démocratisation de la planification du développement, et donc les compétences des collectivités locales à mobiliser les acteurs et à réaliser leurs enjeux. Aussi, faut-il postuler qu’à défaut de capacités d’investissement et d’autofinancement, les préconisations de développement ainsi que les actions d’aménagement restent à l’état d’un agenda politique utopique.
4Pour vérifier cette hypothèse de recherche, nous proposons dans cet article de repositionner les projets réalisés dans les logiques des acteurs intervenant dans la fabrique des Agendas 21 locaux. Cela, à différentes arènes et à diverses échelles. L’objectif de cette contribution consiste à dresser un bilan sur les différents projets, qui seront replacés dans les thématiques croisées des initiatives participatives locales et du rôle des Agendas locaux dans la prospective territoriale. Ce chantier spéculatif, mais aussi opératoire, ne peut pas, de toute évidence, être détaché de la planification urbaine. Cette idée centrale sera également repositionnée dans un contexte de révolution sociale et de crise de légitimité dont les effets ont frappé, à partir de 2011, les structures représentatives et décisionnelles tunisiennes, et ce à une double échelle : centrale et locale.
5Afin d’apporter les preuves ainsi que les réponses aux questions de départ, nous avons adopté un plan d’observation transversal et comparé. Ce plan repose sur l’étude des projets ainsi que des étapes qui ont caractérisé le processus de réalisation des Agendas 21 locaux au cours de la période 2000-2011. Une grille de lecture des projets a été construite autour des étapes, des chronologies et des méthodes utilisées. L’analyse et la comparaison des documents techniques et des procès-verbaux des comités 21 ont permis de dégager et d’interpréter les thématiques relatives aux enjeux et aux actions programmées.
6Des entretiens semi-directifs ont été menés avec des personnes ressources. Près de vingt entrevues ont concerné quatre catégories d’acteurs : les membres des comités 21 locaux, les responsables politiques et administratifs, les directeurs des administrations centrales et les experts nationaux et internationaux ayant contribué à la conception et au montage des projets. L’analyse du matériau qualitatif a servi de support pour la construction d’une rhétorique se rapportant aux questions de la participation-mobilisation citoyenne et savante, à la politisation des Agendas locaux ainsi qu’aux enjeux de la généralisation et de la prospective participative territoriale.
7Le contenu de cet article s’articule sur quatre axes majeurs. Le premier axe présente un retour sur le contexte de l’Agenda 21 local en Tunisie. Le deuxième axe est consacré aux leçons tirées des différentes initiatives et des plans-programmes réalisés. Dans la troisième partie, les biais de la politisation des programmes seront mis en perspective en tenant compte des difficultés liées à la mobilisation des acteurs et à la généralisation de l’expérience. La quatrième partie traitera des décalages entre la prospective participative et la mise en œuvre des programmes locaux.
8L’Agenda 21 local, tel que médiatisé par les discours politico-administratifs tunisiens, part de l’idée d’un affinage stratégique de la problématique du développement qui tente d’intégrer, graduellement mais aussi difficilement, la question de la durabilité de l’environnement. La participation du gouvernement tunisien à une série de conférences internationales se rapportant à l’environnement et au développement durable (la commission mondiale sur l’environnement et le développement de 1987, qui a donné lieu au rapport Brundtland, la deuxième conférence des Nations-Unies sur l’environnement et le développement qui s’est tenue à Rio, le sommet de Kyoto et son premier bilan de 1997, le sommet mondial sur le développement durable de Johannesburg en 2002), n’était pas sans conséquences sur la manière dont l’État appréhendait son « modèle » de développement.
9Étant signataire du plan détaillé de l’Agenda 21 international, l’État tunisien s’est engagé à faire adopter un Agenda 21 par ses collectivités locales. Ce nouvel ordre international, qui supposait que de nouvelles sources de financement provenant de coopérations Nord-Sud soient mises en place, avait incité le ministère de l’Environnement à s’investir dans la concrétisation des actions à des niveaux territoriaux plus fins. Certes, la recherche de nouveaux outils de concertation, ainsi que d’un nouveau cadre de partenariat entre les sphères cloisonnées du public et du privé, était la principale voie d’entrée envisagée, sans garantie. En effet, initier une approche démocratique dans un système politique autoritariste et fortement centralisé, était une démarche incertaine.
10Afin de concrétiser les premières intentions à l’échelle centrale, une commission nationale du développement durable (CNDD) a été créée en 1993. Il s’agit d’une instance interministérielle à laquelle l’État avait confié la mission de coordonner les acteurs nationaux et de concilier les décisions volontaristes de l’État en matière de développement, de préservation des ressources et de protection de l’environnement. Ces premières initiatives prises par l’État central ont abouti à la mise en place, en 1995, de l’Agenda 21 national, dont les recommandations ont été inscrites à partir de 1997 et jusqu’en 2011 dans les plans de développement économique et social (du 9ème au 11ème PDES). C’est dans cette perspective que l’État tunisien a mis en place, dès 1995, une « stratégie nationale de développement durable » (MAE-DGDD, 2011 : 7) qui vise à adopter une nouvelle démarche de développement reposant sur un plan d’action stratégique composé de 23 chapitres. Ce plan se décline sur les trois échelles territoriales : locale, régionale et nationale. Et c’est en regard de ce cadrage conventionnel national, dénommé « Programme d’Action National de l’Environnement et du Développement Durable pour le 21ème siècle », que l’État appelle les collectivités locales, dans son article 12, à se doter de leurs plans locaux de développement durable. Ce premier cadrage a été affermi par la mise en place d’un nouveau projet dénommé, à partir de novembre 2000, « réseau des villes durables ». Dans une perspective stratégique, ce programme, qui devrait constituer l’aboutissement des Agendas 21 locaux, consiste à créer un réseau concurrentiel entre des villes dont le développement durable serait mesuré suivant des indicateurs de performance. L’étude qui a été accordée à un bureau d’études privé n’a jamais été accréditée et cette institution, qui a été accompagnée en 2006 par une « consultation nationale sur les villes durables », a servi de slogan présidentiel pour marquer les rendez-vous politiques d’un président qui se présentait comme le chantre du « changement ».
11Dans le registre de la planification nationale, le développement durable apparaît, dès lors, comme une composante des PDES. En effet, à partir du Xème plan (2002-2006), le local commence à prendre place dans les principales orientations et ce n’est qu’à ce stade que l’État s’est fixé un « objectif stratégique », qui consistait à élaborer dix Agendas 21 locaux par an. S’inscrivant dans ce cheminement, le département de l’Environnement (hébergé au sein du ministère de l’Agriculture de l’Environnement et des Ressources hydrauliques : MAERH) a lancé, en septembre 2004, une « note d’orientation sur l’Agenda 21 local » et sur la nécessité de rationnaliser la gestion des ressources. Sans toucher au programme des Agendas locaux, cette note, qui partait du principe de la durabilité, avait mis l’accent sur le caractère transversal de la problématique du développement en Tunisie. L’orientation qui pouvait être retenue consistait à inciter les administrations à prendre en compte la nécessité d’articuler les échelles territoriales ainsi que les différents outils de planification stratégique et sectorielle.
12Sans doute cette nouvelle entrée par le biais du « modèle de l’administration consultative et/ou prospective » (Oblet, 2005 : 141) n’est-elle pas neutre. En effet, sous l’injonction des institutions internationales sollicitant la nécessaire implication des acteurs locaux dans la gestion et la programmation durable de leurs territoires, on voit apparaître la rhétorique de la durabilité enlisée dans les discours portant sur les Agendas 21 locaux. On peut par ailleurs considérer le caractère transposable de cette démarche complexe de planification stratégique qui semble inciter certains techniciens de l’environnement à s’aventurer dans l’exercice de la démocratie planificatrice. Cet enjeu international qui sous-tend l’intention d’entériner les manières de prospecter les territoires locaux en les assujettissant aux standards universels, suppose qu’il y ait dans les pays adhérents un système démocratique favorable à la mobilisation citoyenne autour d’un projet de développement. L’objectif tel qu’appréhendé par ces institutions est de définir une stratégie de développement des collectivités locales, urbaines ou rurales, à partir d’une démarche de diagnostic territorial. Cette démarche, qui part de la participation sociale, devait finir par donner une vision future renouvelable du développement de la ville suivant des actions proposées et contrôlées par la population et par les acteurs locaux. C’est à ce stade que l’Agenda pourrait constituer un document technique de référence et de communication pour et sur la ville.
13Consciente de l’enjeu posé par les instances internationales, qui consiste à « promouvoir l’implication citoyenne et son contrôle à travers la démocratie locale » (De Miras, 2006 : 94), une équipe composée de quelques experts privés et d’ingénieurs du ministère de l’Environnement a mis en place une première action de sensibilisation, dont le but était d’inciter les collectivités locales à la réalisation de leurs programmes de développement pour le 21ème siècle. Pour déceler l’évolution des intentions des pouvoirs publics quant à la concrétisation locale de la question du développement durable, un retour sur les prémisses du projet permet d’éclairer l’évolution du processus et de restituer ses différentes temporalités.
14Dans les régions, les premières concrétisations des Agendas datent de 1999. Afin de marquer le lancement du programme, une journée régionale de sensibilisation s’est tenue dans le gouvernorat du Kef. Cette journée a réuni la ministre de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire (MEAT) de l’époque avec l’ensemble des élus et responsables régionaux du Bassin versant du Nord-Ouest. Le bilan avait dégagé un échantillon de 12 localités (Le Kef, Neber, Touiref, Jrissa, Jendouba, Aïn Drahem, Tabarka, Béja, Hammam Syala, Medjez El Bab, Siliana et Krib) dans lesquelles des visites de terrains ont été programmées en vue de sensibiliser les acteurs locaux à l’intérêt de la mise en place des Agendas 21. Outre leurs statuts administratifs (communes ou conseils ruraux), ces localités n’ont pas bénéficié d’une apparente implication de leurs acteurs locaux. De ce fait, la réaction des cinq premières localités a donné lieu au choix des communes de Jendouba, Medjez El Bab, Nebeur, Krib, et du conseil rural de Hammam Syala, collectivités locales pilotes considérées comme les plus à même de réaliser leurs propres Agendas 21 locaux. En vue de généraliser le programme sur l’ensemble du territoire tunisien et d’instituer un « réseau de villes durables », le ministère chargé du développement durable (MAERH), s’est proposé, « conformément aux orientations stratégiques nationales », d’assister dix collectivités locales par an dans l’élaboration de leur Agenda 21 local (Porot, 2005).
15Certes, en tant que maître d’œuvre, le ministère de l’Environnement, via ses directions régionales installées dans les gouvernorats et à travers l’appel à l’expertise privée, avait accordé un intérêt particulier à ce programme, dont la finalité est d’asseoir un cadrage-référentiel ou « un monitoring » pour le reste du processus. Au plan technico-financier, la mission d’assistance aux programmes locaux était dévolue au ministère qui a hébergé dans ses locaux les experts tunisiens et allemands de la coopération technique allemande (GTZ). D’ailleurs, au cours du projet pilote, les cinq comités 21 locaux ont bénéficié d’une session de formation sur la planification stratégique ainsi que sur les étapes d’élaboration et de suivi des Agendas 21 locaux. Pour le reste des expériences, l’assistance financière était subordonnée à l’état d’avancement des localités dans l’élaboration de leur programme. En effet, les communes ayant fait preuve d’un engagement ferme dans le processus avaient la possibilité d’accéder à la contractualisation avec le ministère, qui leur allouait une subvention de six à dix mille dinars. Au terme des conventions d’assistance, cette enveloppe devait servir aussi bien à l’équipement des comités de pilotage de moyens informatiques qu’à la constitution de la base des données et à l’édition des documents. Dans ce même registre, la coopération technique allemande dans le domaine du développement (la GTZ ou la GIZ à partir de 2011), qui œuvre sous tutelle du gouvernement allemand et de l’Union Européenne, avait un rôle déterminant aussi bien dans le montage technique et financier que dans la mise en place du programme proprement dit. Outre le budget de l’État, ce projet dont le financement provenait aussi du « PNUD et du recyclage de la dette suédoise » - selon le témoignage de l’ancien directeur du Développement durable d’avant 1997- a également bénéficié de l’appui technique de la direction des Relations internationales de la Région Wallonne de la Belgique. C’est dans cette perspective que l’Institut Éco-Conseil (IEC) a été désigné en tant qu’opérateur de l’appui à la généralisation du processus des Agendas 21 locaux en Tunisie. Il avait pour rôle de renforcer les capacités techniques de l’administration en charge des Agendas (le MAERH à l‘époque), notamment en matière de formation, d’accompagnement et des échanges d’expériences et des meilleures pratiques. Entre 2002 et 2004, l’intervention de l’IEC a concerné, outre la direction centrale chargée de l’Environnement, les collectivités locales qui étaient à cette époque engagées dans l’élaboration de leur Agenda 21 local. Il s’agit des cinq communes de Bekalta, El Jem, Ksar Hellal, Mahdia et Msaken (Porot, 2005). Malgré l’appui technique international donné à ces collectivités, seulement les communes de Msaken et El Jem ont pu conduire leur Agenda à sa fin.
16Depuis sa mise en route en 1999, le processus des Agendas locaux ne semble pas emprunter la bonne voie. Le bilan établi montre que jusqu’en 2004, le processus a été engagé dans 80 communes. Ce nombre a été porté à 142 en 2009 et à 165 en 2011. Alors que le nombre de communes ayant adhéré au processus représente 60 % des 264 communes tunisiennes, seulement 26 Agendas locaux ont été résolument réalisés (MEDD, 2010). Il en découle que sur plus de dix ans (1999-2011), 10 % des communes ont réussi à s’inscrire réellement dans le projet et à élaborer un programme à moyen et à long terme. Le programme de l’État, qui consistait à élaborer dix Agendas locaux par an, n’a pas abouti et seulement une moyenne annuelle de 2 ou 3 Agendas est réalisée. Quant à la propagande faite par les médias sur l’importance de l’effort d’adhésion au processus, les chiffres annoncés sont des quantificateurs vagues qui surestiment l’engagement des localités au projet et qui jouent en faveur de la diffusion de la réussite politico-administrative du projet, en lui donnant une grandeur supérieure à son poids technique réel. De plus, ce résultat semble refléter l’incapacité de l’administration de mener le projet à terme et l’insuffisance de ses outils techniques pour engager les communes dans les démarches de planification démocratique. Ces démarches sont axées sur la participation citoyenne et sur la concertation entre les différents intervenants publics et privés, plus ou moins intéressés par le processus.
17Aujourd’hui, l’observation de la carte des réalisations permet de tirer des leçons, quoique prématurées, de l’intérêt qu’éprouvent distinctement les communes quant à l’enjeu primordial de la pérennisation de l’action participative en matière de planification urbaine. Le bilan en l’état fait ressortir que sur 26 villes, 16 Agendas ont été réalisés par des communes situées dans les gouvernorats intérieurs de Béja, Jendouba, Siliana, Sidi Bouzid, Kairouan et Le Kef. Ce dernier territoire, qui incarne différentes pratiques et tensions politiques menées face à l’engagement des petites villes dans un programme de planification durable, constitue un champ fécond d’expérimentation pour les meilleures pratiques participatives réalisées à Neber, Sers, Dahmani, Ksour, Tejerouine et Menzel Salem.
18Quant aux régions littorales, les réalisations n’étaient pas assez significatives. Seulement six communes (Hammam Sousse, Msaken, Teboulba, El Jem, Chihia et Sfax) ont mené à terme des projets. Se profile, de prime abord, un déséquilibre net entre prise d’initiative dans les régions intérieures et réticence dans les gouvernorats du littoral. Dans l’état actuel, les Agendas 21 locaux semblent inciter davantage les petites villes que les grandes à la participation citoyenne et à la concertation ; les grandes villes s’abandonnent à l’emprise administrative de tutelle et aux questions quotidiennes de gestion urbaine. Ce constat, qui révèle que près de 77 % des Agendas réalisés étaient l’œuvre de communes ayant des populations inférieures à 50 000 habitants, ne devrait pas nous faire sous-estimer les expériences réussies dans les grandes villes, par exemple celle de la commune de Sfax. Cette ville de plus de 265 000 habitants constitue un exemple illustratif du rôle des associations, notamment l’association de la protection de la nature et de l’environnement (APNES), dans la mise en place d’un nouveau mécanisme de participation active de la population et d’un consensus sur un programme d’action à long terme.
Carte 1. Répartition géographique des collectivités locales ayant réalisé leurs Agendas 21 locaux (Bilan 2000-2011)
19Cette disparité est d’autant plus significative que les stratégies d’acteurs dans les villes de l’intérieur et les logiques d’acteurs dans les villes littorales se relativisent. Pour les acteurs des villes de l’intérieur, l’enjeu de programmer le développement et de planifier d’une manière durable la ville s’impose. Pour les conseils municipaux et leurs présidents (les maires « élus »), l’engagement dans le processus de l’Agenda 21 sert de tremplin à la programmation des actions dont la mise en œuvre est en tandem avec d’autres programmes et plans de développement ou de planification urbaine (plans d’aménagement urbains, programmes d’investissement communaux ou projets de développement intégré). Pour les moins politisés d’entre eux, ce programme est un moyen d’agir face aux recours souvent décourageants aux pouvoirs centraux dont les « circuits indirects prennent souvent le pas sur la voie officielle » (Nemery, 1981 : 281). Pour les acteurs des villes littorales, qui sont favorisés justement par leur situation littorale, notamment les pouvoirs locaux situés dans le grand Tunis, les Agendas constituent un programme discursif et à faible portée sur le développement communal, étant donné qu’il n’est accompagné ni de volonté locale ni de sources de financement permettant de s’investir dans des initiatives locales. Pour ces derniers, l’expression de l’ « Agenda 21 local » constitue un néologisme introduit par l’État pour donner aux communes défavorisées l’espoir d’un accès incertain au développement. Pour le reste des villes qui n’avaient pas accès à ce programme, la rhétorique étrange des Agendas, encore méconnue dans des communes telle que Kram dans la banlieue nord de Tunis ou Somaa dans le gouvernorat de Nabeul, tient pour l’essentiel au dysfonctionnement du système d’information et de sensibilisation, qui a favorisé certaines communes au détriment des autres.
20Au cours de la mise en place des agendas locaux, on peut s’arrêter sur certaines expériences ou étapes d’expériences réussies, que le Ministère de l’Environnement et du Développement durable (MEDD) qualifie d’« initiatives Leaders » (MEDD, 2010). Certaines communes, pour s’y mettre, ont pris la voie de l’échange d’expériences avec d’autres collectivités locales déjà engagées dans le processus. En témoigne clairement Medjez El Bab, dont le Comité 21 avait constitué un panel démonstratif de la réussite du programme. D’ailleurs, pour des actions de sensibilisation et d’incitation à la mise en place des Agendas, le comité a contribué, durant la période 2007-2009, à quatre journées et forums organisés en faveur des communes de Jem, Korba, Metline et Kairouan, collectivités qui n’ont pas encore achevé leurs programmes. Dans le même registre, Hammam Sousse a bénéficié de l’expérience de Kairouan et de Béja. Ces pratiques illustratives constituent une forme d’apprentissage public commandé par le MEDD et partagé par les collectivités bénéficiaires. À Sfax, bien que le projet de l’Agenda 21 constitue une initiative locale réussie et maîtrisée par l’ensemble des intervenants, rien ne prouve le lien entre ce programme et celui portant sur « la stratégie de développement du grand Sfax ». À ce dernier, plusieurs acteurs publics et privés ont contribué. Il s’agit des sept communes de Sfax, de l’association tunisienne des urbanistes, de la fédération nationale des villes tunisiennes, de l’association de la protection de la nature et de l’environnement de Sfax (APNES), du département de Barcelone, de l’agence espagnole de la Coopération technique et de bien d’autres acteurs de la société civile. Le MEDD, s’appuyant sur l’importance des actions réalisées grâce à des passeurs de fonds internationaux (MedCités par exemple, ou le Fonds de l’Environnement Mondial (FEM), qui a financé l’Observatoire ainsi que l’intervention des experts de l’ATU), s’approprie ces initiatives et les assimile aux projets réussis des Agendas 21 locaux.
21Compte tenu des vicissitudes que connaît la Tunisie dans une conjoncture de révolution, ces logiques doivent être replacées dans les nouveaux contextes de rapports de forces locaux instaurés, et ensuite perturbés, par la crise de confiance qui a frappé de plein fouet la légitimité des « élus ». Après avoir été déchus par les populations locales récriminant contre leur maintien au pouvoir, ces derniers ont eu pour succession des délégations spéciales intérimaires chargées de la gestion des affaires municipales. Entre pouvoir et contre-pouvoir, les communes qui ont réussi leur Agenda 21 local semblent apporter, par le moyen de leurs plans-programmes, la preuve de la capacité des initiatives locales de démocratiser le gouvernement des villes.
22Observer l’ensemble des plans-programmes réalisés n’était pas une tâche aisée face à la disparition des documents « Agendas 21 locaux », causée par la défaillance du système d’archivage au sein du ministère de l’Environnement. Cette considération d’ordre méthodologique justifie le caractère transversal de l’analyse pragmatique que nous avons menée sur 13 plans-programmes, notamment ceux de Neber, Menzel Salem, Tejerouine, Ksour, Mazouna, Bir Leffay, Medjez El Bab, Bouhajla, Siliana, Hammam Sousse, Teboulba, Chihia et Sfax.
23Vu la spécificité des contextes et des diagnostics locaux, il était difficile de présenter les actions telles qu’elles sont préconisées selon un cadre logique de planification standardisé et nommé pour l’ensemble des communes (domaines d’intervention, enjeux stratégiques, objectifs spécifiques, actions, niveaux d’intervention et acteurs, échéanciers) et pour des échelons territoriaux et institutionnels très fins (quartiers, domaines, institution, etc.). Afin de faciliter l’étude des plans-programmes, nous avons procédé, dans une première étape, à la construction progressive d’une grille de lecture composée de 23 catégories d’actions. Au regard des programmes, des scores ont été ensuite attribués aux fréquences des actions dans leurs rubriques correspondantes (voir tableau no 1). La hiérarchie des priorités a été, enfin, élaborée sur la base des scores obtenus pour les 12 Agendas 21 locaux (voir tableau no 2). Pour opératoire qu’elle soit, cette méthode laborieuse est d’un double intérêt. Au plan scientifique, elle vise à construire une grille de lecture et d’analyse permettant d’observer de plus près les programmes durables et d’appréhender la catégorisation des actions telles qu’elles sont conçues dans la logique des Agendas 21 locaux. Au plan pragmatique et stratégique, la hiérarchie des priorités pourrait constituer un instrument technique d’observation, voire un indicateur de vigilance et de mesure de la durabilité des Agendas locaux lorsqu’il s’agit de suivre la mise en œuvre des actions et/ou l’évaluation de la programmation.
Tableau 1. Typologie des actions programmées et hiérarchie des priorités
24Corollaire des problématiques de développement, de planification et de gestion urbaine, ce bilan transversal révèle l’importance des insuffisances constatées dans le domaine des équipements et des services urbains, ainsi qu’au sein des interventions se rapportant à l’accès aux soins spécialisés et aux NTIC. Les actions programmées dans ce registre, si elles s’emparent des programmes (plus de 17 % des actions), témoignent de l’incapacité des pouvoirs publics de fournir aux villes, quelles que soient leur poids démographique et politique, les équipements et les services urbains nécessaires à l’animation de leurs territoires locaux. D’actualité, ce vieux débat sur le rôle des équipements dans l’urbanisation et la création des cadres de vies continue à susciter l’intérêt des habitants, aussi bien dans les villes intérieures (Tejerouine et Bouhajla) que dans les villes littorales (Teboulba et Chihia). Il met donc en question la réactivité de l’État vis-à-vis de la demande locale. L’enclavement des villes et la vulnérabilité de leurs infrastructures locales (Tejerouine et BirLehfay), tout comme les problèmes de desserte, de mobilité, de transport, de circulation et de centralité locale, sont à l’ordre du jour des Agendas locaux. La hiérarchie des priorités permet par ailleurs de mettre l’accent sur les questions environnementales et sur les actions qui s’y rattachent. La défaillance des systèmes de gestion urbaine et des procédés mis en œuvre pour la gestion des déchets et des rejets industriels est confrontée à l’insuffisance des moyens humains, techniques et matériels des communes. Face à la prolifération des décharges spontanées, aux problèmes de dépollution des eaux usées, au recyclage des carrières et à la nécessité de protéger les littoraux, des villes comme Medjez El Bab, Siliana et Hammam Sousse se montrent incapables de fournir des services urbains de qualité ou de privatiser leurs services de nettoiement.
25Au regard de la récurrence des actions relatives à la planification urbaine et paysagère, il serait pertinent de mettre en question le rôle des outils de planification et des documents d’urbanisme dans la conception durable des villes tunisiennes. Les résultats tirés de l’inventaire des actions montrent dans quelle mesure les villes invoquent la révision de leurs plans d’aménagement urbain (PAU), ainsi que l’affinage de leurs périmètres communaux. Dans ce même registre et dans la quasi-totalité des villes, les Agendas 21 locaux prévoient des actions pour la maîtrise de l’étalement urbain et de l’habitat non réglementaire, ainsi que pour le respect des servitudes (Tejerouine et Medjez El Bab) et de l’esthétique urbaine (Sfax et Teboulba). Pour d’autres communes, la programmation urbaine devrait s’orienter, entre autres, vers la gestion des interstices et des délaissés, vers la démolition des immeubles menaçant ruine (IMR) et vers le renouvellement des tissus anciens (la médina de Sfax plus particulièrement). Sont également à l’ordre du jour les questions se rapportant à la densification des tissus et les actions les plus ponctuelles liées à la nomenclature des rues et à la préservation du cachet architectural. Pour des communes dont les conditions d’hygiène ne sont pas respectées en raison de la prédominance de l’activité agricole (Neber, Menzel Salem et Mazouna), des interventions se rapportant à l’interdiction de l’élevage dans les milieux urbains sont vivement réclamées. À l’instar de la planification urbaine, la planification paysagère occupe une place importante dans les programmes qui ont évolué dans certaines villes (Bir Lehfay pour ce cas précis) vers des fiches-projets. De surcroît, les actions paysagères se font nombreuses dans la quasi-totalité des Agendas locaux, plaidant d’une part en faveur de plans verts pour les villes et réclamant d’autre part l’embellissement des rues, des grands accès et des espaces publics récréatifs. Sans perdre de vue la faisabilité de ce type d’action, souvent cautionnée par l’État, l’engouement pour « le vert » était fortement prononcé. En effet, dans l’ancien régime de Ben Ali, cette tendance avait une connotation politique. Le vert était synonyme de « bien-être humain » et de durabilité de l’action de l’État. C’est dans cette perspective que les élus politisés se sont efforcés de relever le « défi présidentiel » en amplifiant certains indicateurs environnementaux futiles, tels que le ratio « surface vert par habitant ».
26Dans certains plans d’actions, les questions se rapportant à la valorisation du patrimoine et à la promotion du tourisme local prennent la part la plus importante, ainsi que le prévoit l’Agenda 21 de Sfax, dont le caractère culturel et patrimonial des actions oriente à raison de 26 % le programme vers la réhabilitation et la valorisation de la médina (voir graphique no 1). Les actions ponctuelles concernent, dans le reste des Agendas, la protection et la valorisation des sites archéologique (Teboulba), la restauration des monuments, l’aménagement de circuits touristiques (Neber), l’installation de camping et de colonies de vacances, ainsi que le renforcement des campagnes de sensibilisation et de vulgarisation des produits touristiques locaux. Les actions en rapport avec l’investissement et l’emploi n’occupent pas les premiers rangs, ceci malgré les problèmes de chômage qui frappent les populations actives locales. Dans cette rubrique, les actions à caractère incitatif mettent l’accent sur la nécessité d’encourager l’emploi des jeunes diplômés dans les secteurs « innovants » (culture biologique et irriguée, aquaculture, agroalimentaire, bassins miniers, paramédical). Ceci par la mise en place de mécanismes d’incitation (microcrédits) et de programmes de formation complémentaire pour la création de petits et moyens projets. Comparées aux préoccupations économiques, les dimensions civique et associative n’ont pas tardé à se profiler comme actions de développement prioritaires. On prévoit d’une part des interventions qui visent la sensibilisation citoyenne, l’éducation environnementale et l’encouragement à l’associatif et au bénévolat, et d’autre part la création de partenariats avec des intervenants et des bailleurs de fonds publics et privés. Dans ce même registre, les Agendas locaux consacrent une place importante à l’affermissement du rôle des associations et des comités de quartiers dans les futurs programmes de développement. Selon un ordre de priorité moins important (rubrique no 17), ces actions sembleraient entériner la durabilité des choix opérés suite à la prise de conscience de certaines villes de la nécessaire implication citoyenne dans la gestion des affaires locales et dans la prise de décision.
Tableau 2. Hiérarchie des priorités et scores des actions programmées par commune
NB : Neber, MS : Menzel Salem, TJ : Tejerouine, KS : Ksour, MZ : Mazouna, BL : Bir Leffay, MB : Medjez El Bab, BH : Bouhajla, SI : Siliana, HS : Hammam Sousse, TB :Teboulba, CH : Chihia et SF : Sfax.
Source : dépouillement personnel des plans-programmes des Agendas 21 locaux
Figure 1. Hiérarchie des priorités des actions programmées par commune
Réalisation : Kahloun, 2012
27Malgré l’écart de priorité qui sépare les actions inscrites sous le domaine de la planification urbaine et celles en rapport avec les activités industrielles et tertiaires, ces deux thématiques s’entremêlent. Les villes dont les centralités sont menacées à cause de leur situation enclavée (Bouhajla, Tejerouine) s’efforcent d’inscrire dans leurs Agendas locaux des interventions durables pour la restructuration et la modernisation du secteur tertiaire. Pour des contextes similaires, les actions peuvent se rencontrer dans la lutte contre le commerce informel, dans la création et l’organisation des espaces commerciaux (marchés de gros, foires, espaces pour artisanat), dans la mise à niveaux des souks hebdomadaires ou encore dans l’installation de services bancaires et administratifs. Pour des contextes singularisés, la centralité devrait s’exprimer dans l’extension du port (Teboulba) et dans l’affermissement de son rôle économique, ou dans la réorganisation des activités de commerces et de services installées dans les tissus anciens (la médina de Sfax).
28Au regard de ce bilan, l’engouement pour les zones industrielles s’affirme dans la quasi-totalité des villes. Cette tendance vers la programmation de l’industrie répond à une double logique de rentabilité. La première considère l’aménagement industriel comme un facteur d’incitation à l’investissement et à la création de l’emploi. La seconde, qui résulte de la précédente, suppose que la présence de ce type d’activité renforce les moyens financiers de la commune et multiplie, par conséquent, ses chances pour financer elle-même l’investissement local. Dans une perspective durable, ces deux logiques peuvent se compléter. C’est bien le cas à Medjez El Bab, dont le programme d’action prévoit l’aménagement d’une troisième zone industrielle. Du fait qu’elle est traversée par Oued Medjerda, cette ville s’investit souvent dans l’entretien de ses infrastructures constamment détruites par les inondations causées par le débordement de l’oued. Dans une autre perspective moins durable, ce type d’aménagement pourrait constituer un gâchis financier et spatial, d’autant plus que, face à la réticence des investisseurs, de nombreuses zones industrielles aménagées dans les villes de l’intérieur sont encore à l’état de friches.
29L’observation des différentes pratiques bureaucratiques qui ont guidé la conduite du projet au sein du MEDD, apporte à plus d’un titre les preuves quant au recours volontaire de l’administration à la voie politique. En effet, n’étant vraisemblablement pas impliqué dans ce processus et n’ayant pas cautionné son entrée en action, la direction en charge du Développement durable interpellait les décideurs locaux pour « formuler [le programme] en termes d’intérêt public et le faire entrer dans le circuit de la décision des pouvoirs publics » (Debuyst, 2001b : 130). Cette voie avait souvent biaisé le système décisionnel local dont « les conseils municipaux devraient être considérés comme l’assiette des agendas 21 locaux ». (Entretien avec un ancien directeur du Développement durable, janvier 2012).
30Bien que l’équipe centrale de pilotage du programme ait emprunté la voie complémentaire de terrain et d’implication participative des acteurs locaux, le biais de la politisation avait faussé la démarche tant en amont qu’en aval. Pour mieux situer ces propos, il importe de rappeler que dans l’ancien régime, ce programme était inscrit dans un discours politique qui usait du concept de la durabilité pour faire véhiculer l’image de la réussite de l’expérience tunisienne en matière de développement, de participation, et donc de « bonne gouvernance ». La réalité est autre. La profusion du contrôle politique sur la vie publique et la forte résistance des pouvoirs publics face à la pénétration des questions urbaines et participatives dans le champ politique avaient constitué les deux figures de l’exercice antidémocratique du pouvoir. Ce constat, marqué par la fragilité des structures démocratiques de la vie publique en Tunisie, traduit l’absence de canaux de communication entre gouverneurs et gouvernés et donc la difficulté de transmettre, d’une manière transparente, les revendications sociales.
31Les traces de ce système se font sentir dès que l’on se penche sur l’étude de la composition des comités 21 locaux, qui ont co-piloté avec les agents des directions régionales du ministère du Développement les programmes des Agendas 21 locaux. En effet, la répartition des membres des comités étudiés en sept catégories (voir tableau no 3) montre que ce sont les représentants de l’État et de ses structures administratives et politiques régionales et locales qui prédominent. En effet, les élus locaux et leurs conseils et commissions accaparent 21 % des places. Cette catégorie, associée aux trois suivantes (agents et personnels municipaux, représentants et fonctionnaires des administrations sectorielles régionales et locales, représentants du parti au pouvoir d’avant la révolution), représente 80 % des membres présents dans l’élaboration des différentes étapes allant des diagnostics jusqu’à la mise en place des plans-programmes. Dans cette catégorie, les fonctionnaires des administrations publiques sectorielles et régionales constituent la cohorte la mieux représentée (41 %). Cette surreprésentation des agents de l’administration publique témoigne de l’implication corporatiste et politique de l’État central dans la scène de l’action participative locale. Il n’en demeure pas moins que l’estimation quantitative de la présence de certains membres ne traduit pas leur poids réel dans le processus de prise de décisions. En témoignent clairement ici les partisans de l’ancien parti au pouvoir, qui constituaient une minorité (à Teboulba, Tejerouine et Jendouba par exemple) par rapport aux représentants des conseils municipaux. Ces acteurs avaient constitué, pendant plus de vingt ans et à toutes les échelles territoriales, des relais de répression et de contrôle face aux initiatives de démocratisation de l’action locale. En effet, derrière l’enjeu de légitimation du programme, leur infiltration dans les comités 21 locaux avait constitué un moyen de fragilisation des antagonismes locaux.
32Bien que les représentants de la société civile (associations, ONG, comités de quartiers, oppositions, indépendants, habitants et autres) fassent concurrence en termes de nombre aux membres des conseils municipaux, leur poids est infime. La faible présence des associations et des ONG dans les comités de pilotage des Agendas locaux a montré à quel point les pouvoirs publics ont contribué à la destruction de la base sociale. Ce régime répressif avait oblitéré la société civile en interdisant toute sorte de formation associative ou syndicale indépendante ou opposante.
33À cet égard, les comités de quartiers qui ont veillé pendant la révolution tunisienne sur les personnes et sur leurs biens, n’avaient pas de statut clair ni de relation officielle avec l’État central ou local. Découragées par la mainmise du pouvoir central, ces formes associatives lâches ne peuvent constituer le contre-pouvoir. « Ou bien elles s’intègrent au système, ou bien elles seront rejetées après avoir rempli leur fonction de détecteurs de problèmes, ou bien, pour éviter les deux schémas précédents, elles s’enferment dans la contestation radicale impuissante » (Grémion, 1978 : 31).
Tableau 3. Hiérarchie des priorités et scores des actions programmées par commune
Ms : Menzel Salem, Tj : Tejerouine, Tb : Teboulba, Si : Siliana, Nb : Neber, Jd : Jendouba, Ks : El Ksour.
Source : dépouillement personnel des documents intermédiaires et des rapports des Agendas 21 locaux. Notons que pour bon nombre de localités, la composition des comités 21 locaux ne figure pas dans les documents. Pour d’autres, les descriptions sommaires et agrégées ne permettent pas de les ventiler sur les sept catégories dégagées.
34La question de la participation citoyenne, ainsi que la problématique de l’adhésion institutionnelle et représentative des acteurs dans les Agendas 21 locaux, devraient être repositionnées dans une perspective centrale de la citoyenneté et de la démocratisation du système politique local en Tunisie. À ce propos, un ancien directeur du MEDD affirme que :
[…] certains membres du conseil n’adhèrent pas parce qu’ils ne sont pas des citoyens. […] Ce qui manque en Tunisie pour l’Agenda 21 local, c’est la bonne gouvernance. Le processus a été mis en place mais, étant donné qu’il n’y avait pas de gens élus d’une manière démocratique pour servir l’intérêt de la ville, il n’a pas été accompagné de pouvoir. Les gouverneurs et délégués sont dans leur poste car ils étaient récompensés […] pour servir les intérêts de la famille royale. C’est des gens qui ne comprennent pas l’esprit de l’Agenda 21. La question : « Comment pensez-vous la ville en 2020 ? » est une question alléchante. Sur le plan théorique ils adhèrent mais en pratique, ils ne le font pas (entretien mené en janvier 2012).
35À Hammam-Lif, commune de la banlieue sud de Tunis, l’Agenda 21 local a été considéré par les élus locaux (pour le mandat 2000-2005) comme un dossier technico-administratif qui se gère dans les coulisses. Le pilotage du comité 21 local a été confié à une « commission spéciale » constituée au sein du conseil (composé à 88,92 % d’élus du Rassemblement Constitutionnel démocratique (RCD) contre 6,23 % de partisans du Mouvement Démocrate Socialiste (MDS) et 4,85 % de voix adhérant au Parti de l’Unité populaire (PUP)) et présidée par un conseiller de la ville. Sous prétexte de ses engagements dans les activités associatives au sein du « Club Jeunes-Science de Hammam-Lif », ce conseiller, qui a bénéficié de l’assentiment des élus, avait monopolisé la gestion du dossier, en excluant le personnel technique municipal tout comme la population, tel qu’en témoigne l’absence de tout document (procès-verbaux, listes des membres constitutifs du comité 21, rapports de diagnostics, correspondances, etc.) pouvant justifier l’intention de capitaliser la démarche participative. Ces pratiques, qui incarnent l’hégémonie du politique sur le savoir-faire technique, expliquent l’échec des expériences menées par des communes dont le jeu des acteurs domine la scène de l’action locale.
36Plutôt que d’être des sujets politiques, les Agendas sont devenus des objets de politiques (Lamoureux, 2002) manipulés en faveur de la visibilité de l’administration centrale. Néanmoins, l’usage à outrance de la voie politique semble banaliser la démarche. Cette banalisation s’est affirmée à travers les manifestations gracieuses qui s’affichent lors des réunions des comités 21 ou dans les contenus des documents coédités par les communes et le MEDD. Les mots de bienvenue inscrits sur les banderoles et adressés aux secrétaires généraux du RCD (à Teboulba pour ce cas précis), les extraits des discours de l’ex-président transcrits sur les premières pages de l’ensemble des documents-programmes, les dates d’achèvement des Agendas (voir tableau n° 4) que l’on s’efforce de faire coïncider avec le mois de novembre (l’ex-fête du changement), ainsi que l’usage excessif du violet (couleur du RCD et emblème d’allégeance et de collusion) dans les travaux de reprographie, constituent tous des arguments plausibles quant au recours des pouvoirs locaux et centraux à la politisation des Agendas locaux. Étant produits de la sorte, les documents qui constituent une forme de capitalisation du projet sont rendus obsolètes. L’obsession des Agendas d’avant la révolution semble entériner la méfiance du MEDD à l’égard de la diffusion des documents. Cette manière d’appréhender la visibilité du programme constitue aujourd’hui l’un des obstacles qui enferment les directeurs en charge de ce dossier dans leurs pratiques d’antan. Elle les empêche par conséquent de reproduire les documents et de répandre les expériences réussies.
37Entre représentants de l’administration centrale et leurs délégations régionales d’une part et acteurs politiques locaux dissous dans les faux-fuyants de l’ancien parti politique d’autre part, des conflits de pouvoirs émergeaient derrière un discours « nationaliste » qui plaidait, d’une manière stérile, la participation active des populations locales dans la formulation des programmes d’actions. Du central au local, la réticence des représentants de l’État s’affirme comme l’amorce des rouages du système autoritariste. En témoigne l’expérience d’un ancien directeur du MEDD qui déclare que :
Cet exercice n’a pas été épaulé par l’administration, ni au niveau des régions ni au niveau central... Je me souviens très bien du ministre de l’Environnement qui ne voulait assister à aucune réunion, ni pour l’Agenda 21 local ni pour l’Agenda 21 au niveau des régions. Les gouverneurs viennent, sans conviction, parce qu’ils sont obligés, je suis le directeur général. Certains délégués convaincus assistent parce que, du point de vue technique, c’est une question personnelle. Du point de vue politique, l’idée est bonne parce qu’ils savent qu’il y a quelque chose de bien pour la population…Nous avons invité le gouverneur de Béja pour assister aux Agendas de Jendouba, Béja, Le Kef et Siliana, mais il ne s’y intéressait pas. Pour moi c’est intéressant de travailler sous la couverture de l’administration, sinon la police va nous expulser. On a eu beaucoup de problèmes. Comment peut-on faire des Agendas 21 pour les villes, si on intervient pour ne pas y aller ? Moi ça m’est égal que le gouverneur ou le délégué vienne ou pas. Pour les autres - de l’administration - ils ont peur.
38Malgré les blocages forgés autour de cette expérience participative, les revendications se sont inscrites dans un processus sous-institutionnalisé, qui vise à contrecarrer la volonté des pouvoirs publics de centraliser l’action locale. Les difficultés de mettre en œuvre les Agendas 21 locaux et de généraliser l’expérience sur l’ensemble des communes sont dues en grande partie à l’absence d’un cadre réglementaire susceptible d’institutionnaliser la démocratie participative face à la prégnance d’une démocratie représentative défigurant les questions qui se rapportent à la participation citoyenne et à la mobilisation des acteurs. Le refus du gouvernement, après les élections d’octobre 2011, d’imposer des règles strictes d’action participative semble entériner le rôle relais que jouent les gouverneurs. Ces acteurs, qui incarnent le pouvoir politique et administratif de l’État, continuent jusqu’à aujourd’hui de se substituer tant à la population qu’aux conseils régionaux, dont les commissions sectorielles chargées du développement ont été instituées depuis 1989.
39Pensant faire du développement durable, l’administration s’est moulée dans le jeu opportuniste des familles ayant mainmise sur le pouvoir et sur les capitaux. C’est dans ce sens que certains responsables locaux ou centraux, qui ont contribué au pilotage de l’expérience des Agendas 21 du Nord-Ouest et qui ont manifesté une certaine résistance face au système clientéliste, ont été limogés pour faire place, sur la scène « décisionnelle » et dans d’autres situations, à des fonctionnaires opportunistes dont la nomination fut légitimée par la connivence avec les familles au pouvoir. Cette ascension en termes de statut administratif et de gratification matérielle était souvent dépourvue de toutes prérogatives politiques ou de tout privilège d’autorité. L’exemple des mutations dans les fonctions accordées aux techniciens du MEDD est assez illustratif lorsqu’il s’agit de comprendre que :
L’actuel directeur du Développement durable est un bon garçon mais il ne comprend rien au développement durable. Il a été nommé parce que sa femme connaissait Mme Ben Ali. Vous voyez comment on gère les choses dans ce pays. […]. Il a travaillé dans la direction du développement industriel, il n’a rien compris. Le ministre l’a renvoyé parce qu’il bloquait le système. Dans sa façon de voir, il ne laissait pas passer les choses (Entretien avec un expert international tunisien dans le domaine du développement durable, janvier 2012).
40La difficulté de construire des consensus entre les pouvoirs locaux cloisonnés prend corps dans la position des élus et des délégués, qui sont fortement recroquevillés sur leurs stricts découpages administratifs, considérés comme les territoires réalistes pour la mobilisation des habitants et la programmation du développement. Aussi, cette difficulté n’est-elle pas insignifiante, car reliée à l’absence de moyens de coopération intercommunaux qui permettraient d’envisager des solutions aux problèmes de planification et de développement urbains. Ces préoccupations, qui se rapportent aux mobilités interurbaines, aux services urbains, à l’occupation et à l’usage du sol ainsi qu’à la gestion des ressources hydrographiques et des circuits touristiques, doivent être traitées sur des territoires plus larges. Pour plausibles qu’ils soient, ces argumentaires ne devraient pas justifier la réticence politico-administrative face à la mise en place de nouvelles assises pour la démocratisation de la planification urbaine.
41On peut à tout le moins postuler que, face à la politisation des Agendas 21 locaux par le système bureaucratique et politique centralisé, apparaît une sorte de dépolitisation sociale à l’égard du programme. Cette dépolitisation traduit une sorte de désaffection, un « détachement des citoyens à l’égard des formes politiques inadaptées à l’évolution sociale » (Oblet, 2005 : 143). L’argumentaire se construit très rapidement dès que l’on observe la faible présence des habitants et le refus de certains acteurs indépendants (entrepreneurs, investisseurs, industriels) d’appartenir délibérément aux comités 21 locaux. Dans le grand Tunis, le personnel municipal à qui devrait être confiée la charge d’hébergement et de gestion des Agendas locaux n’est pas souvent originaire des communes. Le sentiment d’appartenance territoriale qui fait souvent défaut explique en quelque sorte la faible adhésion de l’administration locale aux choix d’aménagement et de développement. De même, l’implication de certains acteurs pivots du développement local n’était pas aisée. Leur réticence face aux programmes d’appui au développement pourrait être expliquée par le sentiment d’allochtonie réduisant leur implication dans les affaires locales. À Hammam Sousse par exemple, « sur les neuf hommes d’affaires membres du comité Agenda 21, seulement deux sont généralement présents lors des réunions » selon le coordonnateur du comité. Ce dernier trouve ainsi que les chefs d’entreprises n’ont pas été très coopératifs, ils attendent qu’on tape à leur porte et leur demande de venir assister aux réunions et donner un avis. (Ghozzi-Nekhili et Gana-Oueslati, 2010 : 18)
42Pour d’autres entrepreneurs ou notables, faire partie d’une équipe municipale est synonyme soit d’implication délibératoire dans des problèmes imprévus, soit d’une forme d’intrusion dans des rapports conflictuels avec l’État. Ainsi que le déclare l’ancien directeur du Développement durable :
Les populations ne veulent pas participer. Elles ont peur d’être impliquées dans des confrontations avec l’État. Celui qui a un petit local et qui compte faire partie de l’Agenda 21, on lui crée un faux problème. Pour certains projets, des hommes d’affaires donnent discrètement de l’argent, mais ils refusent de s’impliquer. On refuse d’être membre ou de faire partie du comité (entretien mené en janvier 2012).
43Certes, l’échec de certaines expériences est dû à l’incapacité des élus de forger un espace public de délibération participative, parallèle à l’espace politique restrictif. Pour d’autres cas de figure (Boumahal dans le gouvernorat de Ben Arous), le processus n’a pas été pris au sérieux par l’ensemble des communes. « La plus-value créée a été consommée par la non persévérance, voire le désistement du personnel et des élus communaux » (entretien mené avec le secrétaire général de la commune de Boumhal, février 2012). Entre également en ligne de compte le caractère illusoire et peu opératoire des Agendas dont les plans-programmes ne sont pas accompagnés de sources de financement pouvant, d’une part, motiver les acteurs, et d’autre part, alléger la charge de fournir les financements aux actions, qui restent souvent à l’état de vœux pieux.
44La longévité de la démarche participative et le phasage complexe du processus de planification (engagement politique et mobilisation des acteurs, sensibilisation, constitution et formation des comités de pilotage, diagnostics participatif et administratif, définition des objectifs et des priorités, mise en place de plans d’actions, définition des indicateurs, élaboration du document et sa validation, mise en œuvre et suivi-évaluation) rendent également difficile la gestion du projet par un personnel communal et technique peu qualifié. Invoquant le bilan chronologique des étapes observées (voir tableau no 4), la durée moyenne de la réalisation des Agendas locaux étudiés peut atteindre 3,6 ans. Selon les contextes locaux et le niveau de mobilisation des acteurs, cette période peut aller d’une année (à Tejerouine ou à Ksour) à sept ou huit ans (à Siliana et à Sfax).
45Devant la longue durée de la démarche, qui a démultiplié les cumuls de retard dans la généralisation de l’expérience, le MEDD se penche sur de nouveaux outils stratégiques lui permettant de mieux contrôler les résultats, tant en termes financiers que techniques.
Le processus de l’Agenda 21 est très long et demande du temps, du bénévolat et des compétences… C’est pour cette raison que beaucoup de communes n’ont pas fait grande chose dans ce sens. Au début, nous avons donné un appui technique et financier aux communes, cela dans le cadre d’une convention. Les résultats n’étaient pas très satisfaisants. Certaines communes ont utilisé la somme pour d’autres choses…pour servir l’intérêt particulier…Et on oublie le projet. Actuellement, nous pensons faire appel aux experts et aux bureaux d’études privés pour pouvoir contrôler les résultats (Entretien avec le directeur des processus auprès de la direction du Développement durable, MEDD, février 2012).
46Dans ce sens, la tendance qui se dégage des entretiens menés avec les techniciens de la direction du Développement durable consiste à entretenir des partenariats avec des experts et des bureaux d’études qui auront la charge d’assister techniquement les communes et de les suivre dans les différentes étapes de la mise en place de leurs Agendas 21 locaux.
47Si certains projets avaient un effet démonstratif de la réussite des agendas (Sfax et Medjez El Bab), d’autres sont restés à l’état discursif. À Soukra comme à la Marsa (dans le grand Tunis) ou à Nasrallah (dans le gouvernorat de Kairouan), les Agenda 21 locaux sont restés au niveau des idées. Sous l’effet de la succession des mandataires (maires et conseils) ou du fait que les membres des comités 21 soient légitimés par leur adhésion au RCD, parti dissout par la justice tunisienne en mars 2011 suite à la révolution tunisienne, les programmes ne voyaient pas le jour. Et toute la démarche disparait avec la disparition du comité.
Tableau 4. Longueur des processus d’élaboration des Agendas 21 locaux
Source : dépouillement personnel des chronologies des Agendas 21 locaux
48De par les disparités régionales des territoires et la diversité de leurs scènes d’actions, l’Agenda local constitue une injonction internationale novatrice. Cela tant en termes de savoirs que de savoir-faire. Étant attestée, cette démarche compréhensive qui vise la lecture des facultés mobilisatrices des acteurs (Debuyst, 2001a) était confrontée à la réalité des savoir-faire administratifs inappropriés à la mise en place d’une démarche opérationnelle pouvant acheminer le processus vers la participation démocratique et la concertation citoyenne. Les entretiens menés avec les experts qui ont accompagné les projets ont fait ressortir des résultats surprenants quant au positionnement de l’expertise et du savoir technique dans une démarche de modernisation des manières de faire les politiques publiques en Tunisie. Il semble pertinent de souligner que le caractère technocratique des experts qui ont assisté à la mise en place des projets locaux avait souvent un effet gênant sur les considérations politiques. L’appel à la réunion publique par les experts, déstabilise en quelque sorte les élus lorsqu’il s’agit de sortir du quotidien et de tenter de « violer » la règle des convocations-connivences. Ces convocations, si elles ne sont pas adressées d’une manière sélective aux partisans, sont souvent légitimées par le seul parti qui fut au pouvoir. Au cours des réunions de brainstorming, l’hétérogénéité de l’assistance fait circuler dans la scène des acteurs locaux qui sont en parfaite coalition avec le pouvoir central, animés d’un sentiment de défiance. Dans les localités où les représentants politiques du RCD étaient omniprésents, notamment dans les grandes villes et au grand Tunis, le contrôle politique s’imposait pour que les séances de diagnostic participatif se déroulent en sourdine.
C’est la politique, on ne voulait pas que les gens viennent et parlent. On veut gouverner et que les choses fonctionnent bien. Mais moi je n’utilise pas le RCD pour faire les réunions. Lorsqu’on fait intervenir le RCD, les gens qui donnent leur avis ne participent pas. J’avais donc le choix entre faire appel aux bons éléments ou aux gens du RCD. Je ne suis pas contre l’État mais je ne suis pas non plus avec l’État. Je suis un technocrate. Je n’insulte pas Ben Ali et je ne lui dis pas merci (Entretien avec un expert international tunisien, janvier 2012).
49Dans certaines communes où la frilosité politique l’emporte sur l’intention d’acheminer la scène d’action vers la résolution des problèmes urbains, l’expertise n’est pas la bienvenue. Ainsi que le déclare l’un des experts suite à une visite rendue à une commune du Centre-Est, en vue de sensibiliser les acteurs locaux à la mise en place d’un Agenda 21 : « À Bousalem [commune du gouvernorat de Jendouba], j’ai été renvoyé par les personnes qui m’avaient invité pour leur exposer l’Agenda 21 » (entretien mené en janvier 2012). Pour certains élus, notamment à Medjez El Bab, la loyauté au programme et la volonté de réussir leurs Agendas leur ont été préjudiciables. Pour les plus méfiants d’entre eux, la « déloyauté » réduirait la chance de bien s’infiltrer dans un système dont les réseaux sont forgés autour des pratiques de connivence et des arrangements extralégaux, synonymes de « magouilles ». D’ailleurs, dans certaines grandes villes (Sfax et Kairouan) ou au cours des réunions régionales, le travail de diagnostic mené par l’expert, qui est fortement contrôlé par les représentants du RCD et par l’administration locale et centrale, a été interrompu suite à l’intercession du ministre de l’Intérieur, qui le houspillait parce qu’il procédait de la sorte et parce qu’il incitait la population à s’exprimer en dehors de toute considération politique.
Avec le ministère de l’Intérieur, il y avait certes des problèmes... Celui qui m’a limogé, c’est le ministre de l’Intérieur lui-même. Il envoyait des réclamations à mon ministre de l’époque. Une fois, j’étais dans un congrès à Kerkennah, on m’a demandé d’arrêter ‘les conneries’ et de retourner à Tunis car ce que je disais ne leur plaisait pas. On me disait ‘ce n’est pas toi qui gouverne le pays’ (Entretien avec un expert tunisien, janvier 2012).
50Dans certaines communes, les réticences et les refus des élus locaux d’adhérer à l’expérience peuvent s’expliquer par le sentiment de crainte d’être considérés comme porteurs d’intérêts spécifiques. Compte tenu de l’enchevêtrement des enjeux politiques et administratifs, ces élus « se contentent très bien de leur rôle d’intercesseur et ne veulent guère devenir des donneurs d’ordre et des aménageurs » (Sawicki, 2002 : 37). Ces formes de dissimulation prennent corps au sein des projets avortés (Hammam-Lif par exemple) dont les élus ont essayé de favoriser les diagnostics administratifs aux dépens des diagnostics participatifs.
51Inscrire l’Agenda 21 local dans la prospective territoriale, c’est d’abord rappeler son affiliation à un néologisme discursif inventé dans les années 1960, par Gaston Berger, à partir d’une mise en perspective anthropologique des méthodes scientifiques se rapportant à l’analogie et à l’extrapolation (Berger, 1967). On s’entend sur l’inévitable apport de cette vieille démarche dans la scénarisation des territoires et dans la modernisation des politiques urbaines souvent légitimées par l’insertion du savoir dans la prise de décision. C’est dans cette perspective que l’Agenda 21 local, en tant que traduction spatiale de la démarche prospective, offre l’opportunité de rapprocher le savoir du pouvoir (Oblet, 2005) et la sagesse de la puissance (Berger, 1967). Il n’en demeure pas moins que le passage de la rétrospection à la prospective conditionne la rationalisation du processus de prise de décision. Cela passe à travers la mise en application des différents modes de participation et de démocratisation locales. En empruntant cette voie à risque, l’Agenda local réussira-t-il à dépasser les manières traditionnelles de faire de l’urbanisme et à conditionner le devenir des villes par des pratiques politiques devenues obsolètes ? Repositionner un tel débat dans le contexte tunisien, c’est apporter les preuves de la résilience des Agendas locaux face à la prégnance du pouvoir politique dans la mise en scène des enjeux territoriaux.
52L’examen des différentes tentatives de mise en place des plans d’actions révèle des bilans locaux très mitigés. Plus de 61 % des actions nécessitent le recours à des acteurs situés à différentes arènes régionales et nationales. Le local, même s’il s’autonomise, ne pourrait assumer que 39 % des actions. Les termes prévisionnels pour la mise en œuvre des actions annoncent par ailleurs l’urgence de l’intervention à court terme (33 % des actions), à moyen terme (41 % des actions) et à long terme (26 % des actions). Aujourd’hui, bien que les différences soient sensibles entre les communes ayant adhéré au programme et celles qui n’ont pas pris d’engagement, il serait illusoire de conclure à un « idéal-type » local d’Agenda 21. Les processus, les initiatives, ainsi que les modes d’actions et de mise en œuvre sont très singularisés. Dans la région du Sahel (Centre-Est tunisien), certaines communes ont mis à profit leurs programmes d’Agendas 21 locaux dans l’élaboration ou dans la révision de leurs documents de planification urbaine. Pour peu qu’elles existent, les tentatives d’articuler différents outils de prospective étaient recherchées soit d’une manière verticale entre échelles de planification locales, soit d’une manière horizontale associant l’échelle régionale aux échelons locaux. En effet, dans de très rares cas, les Agendas ont servi de support pour l’incorporation de quelques choix dans les scenarii des PAU ou pour la proposition d’actions de réhabilitation dans le cadre des programmes d’investissement communaux (PIC). Citons à titre d’exemple la commune de Msaken, dont l’Agenda 21 local a permis de poser l’enjeu environnemental dans la révision de son PAU. À Ksar Hellal, les élus ont envisagé l’élaboration du plan directeur de l’hôpital en concertation avec le ministère de la Santé. À Mdejez El Bab, l’Agenda avait constitué un cadre favorable pour la mise en place d’un partenariat public-privé associant le ministère de l’Intérieur et des entreprises privées (notamment SICAM et Lilas) installées dans la commune. Les financements qui provenaient de ce partenariat, ont permis d’engager des actions se rapportant à l’embellissement de la ville, à l’aménagement des espaces verts, à la réhabilitation et à la restauration de certains bâtiments anciens et symboliques. À Bir Lehfay, grâce à l’appui financier des acteurs publics (la caisse publique de soutien aux collectivités locales, le Conseil Régional de Kairouan, le ministère de l’Équipement et de l’Habitat et le commissariat régional au Développement agricole), la commune a réussi à fournir les financements nécessaires à la mise en œuvre de six actions. En effet, entre 2008 et 2010, les projets incorporés dans le PIC ont touché au domaine des infrastructures et des espaces publics. À Teboulba, après avoir fait approuver l’Agenda local par le conseil municipal en 2010, le conseil régional avait contribué de 5 000 dinars à l’aménagement du Jardin de l’Agenda 21.
53À l’heure actuelle, l’Agenda local n’évolue pas vers un débat national sur le rôle stratégique de cet instrument officieux dans la conception d’une vision claire aux problèmes de développement et de planification urbaine. Entre milieux professionnels et stratégiques d’une part, et milieux académiques et expérimentaux d’autre part, l’Agenda 21 local est soit méconnu, soit abandonné. Sur la question du développement à la suite de la révolution, la priorité est davantage accordée à la manière dont se résout la question du développement qu’à la participation de la population au système de prise de décisions. En omettant les contextes locaux et par-delà les Agendas 21, l’enjeu stratégique du présent gouvernement intérimaire est d’acheminer les investissements de l’État d’une manière équitable entre les régions dont les limites indicibles constituent aujourd’hui un débat d’actualité, mais sans issue.
54Au cours de la dernière décennie, la réussite des Agendas 21 locaux tunisiens constitue une forme d’émancipation de la démocratie participative locale. En dépit des hostilités fortement manifestées par les représentants régionaux de l’État central, les blocages liés à la mobilisation des acteurs locaux ont été différemment contournés. Il importe toutefois de souligner que du fait du caractère discursif de ce programme, l’Agenda local apparaît pour certains décideurs comme un débat sans enjeu. Certes, pour les pouvoirs locaux, plusieurs voies d’entrée étaient envisageables pour se lancer dans un projet durable qui semble constituer, pour les acteurs persuadés, un défi face au risque d’être politiquement écarté du jeu de pouvoirs et du partage des prérogatives privées, ainsi que des investissements publics.
55À leur terme, les Agendas locaux réalisés constituent un premier témoignage de l’effet libératoire de ce projet sur la participation citoyenne. Le recours aux comités constitués de représentants des milieux sociaux locaux, quoique souvent dominés par les représentants de l’ancien parti au pouvoir, avait cautionné la réussite de certaines expériences ayant associé la population ordinaire à la formation des choix publics. Cette dynamique endogène qui émergeait de la base sociale, (ceci contrairement au dispositif exogène qui a marqué l’expérience de l’Agenda 21 local au Maroc (Berry-Chikhoui et Haouès-Jove, 2011)), constitue un nouveau laboratoire pour l’expérimentation de la gouvernance urbaine croisée avec la question du développement durable et de la capacité des collectivités locales d’assurer la transition démocratique dans un contexte de révolution.
56Cette expérimentation peut être élargie à l’observation des mécanismes de participation et de mobilisation de la femme dans les différentes étapes du projet. Les chiffres tirés de la composition des comités locaux montrent que les femmes représentent 11,4 % des membres qui se sont mobilisés pour contribuer au pilotage des Agendas. Ce taux, qui est inférieur à celui enregistré en 2010 pour les femmes élues dans les conseils municipaux (27 %), renvoie au manque de visibilité des femmes dans la scène de l’action publique lorsqu’elles ne sont pas soutenues par le pouvoir politique. Les blocages qui sont d’ordre culturel sont liés à des stéréotypes sociaux et religieux (Najar et Kerrou, 2007). Les démarches adoptées peuvent être interpellées car elles n’ont pas favorisé la participation des femmes de la société civile ni de celles qui agissent dans la sphère associative. Avec le changement de régime, les femmes tunisiennes continuent à jouer leur rôle dans le processus de prise de décisions. Néanmoins, les tentatives du gouvernement provisoire de faire circuler la primauté du discours religieux risquent de freiner le processus de démocratisation et de participation de la femme dans la scène publique.
57Actuellement, le débat sur les Agendas 21 locaux s’enlise à cause de l’absence d’une vision claire sur la manière de relancer le projet. La lenteur de l’expérience passée a montré que l’implication citoyenne ne pourrait être gouvernée par un système politique clientéliste. La démocratisation du développement local nécessite autant une pratique délibératoire de décentralisation du pouvoir qu’une institutionnalisation des mécanismes de mobilisation et de concertation urbaine. Au regard de son expérience passée, le ministère de l’Environnement tend à mettre en question ses manières de faire institutionnelles et sa logique de gouverner les Agendas 21 locaux. Une intention particulière semble être accordée à la privatisation de la démarche par la mise en place d’un nouveau procédé de « gestion par objectif » (GPO) qui consiste, en termes de best practices, à accompagner les projets par une forme de contractualisation avec le privé. Le repositionnement de l’administration publique en faveur de la privatisation de l’expertise n’est-il pas le signe d’une nouvelle forme de légitimation des savoir-faire privés, et donc des savoir-faire citoyens ? Cette nouvelle piste, replacée dans un paysage révolutionnaire marqué par la profusion des représentations politiques et associatives qui s’adonnent aux prochaines compagnes électorales, devrait être explorée et expérimentée dans la perspective de la légitimité des pouvoirs et de la sensibilité de leurs programmes à la question du développement et à la participation citoyenne dans la prise de décisions.