- 1 Par commodité, mais aussi parce que la distinction est couramment utilisée et analysée, nous évoque (...)
1Amman est une capitale qui devrait voir naître un centre-ville flambant neuf, au slogan alléchant : « Abdali, lifestyles shall be forever enhanced ». Immeubles luxueux, rues piétonnes et piscines sur les toits d’une ville qui souffre cruellement du manque d’eau : nous sommes loin de la symbolique du développement durable qui s’est diffusée, au travers des sommets internationaux et des protocoles, au nord tout d’abord, puis au sud de la Méditerranée, vers les pays émergents1. Pourtant, poussée par les bailleurs de fonds et par une équipe municipale dynamique, la capitale jordanienne est aussi le lieu d’expérimentation de projets que les pays d’Europe occidentale étiquetteraient sans hésiter comme « durables ». Pourtant, il est légitime de s’interroger sur un tel postulat. Les villes du sud peuvent-elles créer de nouvelles modalités du développement durable, dépassant ainsi la diffusion au Sud de modèles du Nord, souvent inadaptés aux contextes économique, démographique et politique des pays du Sud ? Quelles sont les priorités du durable au Sud, alors que des enjeux tels que la lutte contre la pauvreté ou l’accès à l’eau et à l’énergie paraissent primordiaux ? Enfin, que le caractère durable du développement des villes du Sud soit « importé » ou plutôt endogène, quels sont les obstacles qui se dressent sur la route des nouveaux projets mis en place ?
2La construction du réseau de bus à haut niveau de service (BHNS), c’est-à-dire circulant sur des voies dédiées et à haute fréquence, a débuté à Amman à la suite de la publication d’un document d’urbanisme planifiant la capitale à l’horizon de 2025. Ce réseau se veut la solution au trop grand nombre de voitures circulant dans la capitale, source de nuisances sonores, de déformations du paysage urbain, de pollution et d’accidents. Peu onéreux comparativement à un système de tramway ou de métro, plus simple à mettre en œuvre, le projet semble pouvoir être mené à terme. Il est donc intéressant de comprendre sur quels arguments il a été choisi, légitimé, et quelles sont les difficultés que les acteurs de ce programme ont rencontrées.
3Le questionnement sera structuré par une grille de lecture à trois entrées qui constitueront les trois parties du texte. En premier lieu, nous utiliserons les travaux consacrés à la diffusion des modèles de développement urbain durable, à la manière dont ils sont mis en œuvre dans les pays émergents – et plus particulièrement en Jordanie – et aux obstacles qu’ils rencontrent. La circulation des modèles nécessite tout d’abord de définir ceux que l’on peut qualifier de durables. À ce titre, il convient de s’interroger d’une part sur les normes internationales, sur leur diffusion, et sur leur adaptation à des contextes différents (Barthel, Clerc et Philifert, 2013), d’autre part sur les initiatives développées par les pays émergents eux-mêmes et par leurs acteurs (Cavé et Ruet, 2010 ; Macedo, 2004 ; Verdeil, 2005). Ces deux mouvements coexistent du fait notamment de la multiplicité des acteurs, à commencer par la présence accrue des bailleurs de fonds et des organisations internationales qui contribuent à importer des modèles qui ont certes prouvé leur efficacité, mais ne sont pas toujours en cohérence avec les situations locales. En deuxième lieu, il faut revenir sur les modalités locales de définition du durable ainsi que sur les outils économiques et politiques qui y contribuent (Mancebo, 2011 ; Myllyla et Kuvaja, 2005). Les préoccupations conduisant à la mise en œuvre d’un projet durable ne sont pas les mêmes dans les pays émergents que dans les pays plus riches, et cela suppose une réflexion sur les enjeux sociaux des politiques du développement durable. En dernier lieu, la question de la gouvernance est centrale. Pas plus qu’ailleurs, les schémas de décision ne sont ici linéaires, et à Amman ils reflètent la lutte de pouvoir entre la municipalité et l’État dans un contexte de décentralisation limitée (Abu Ragheb, 2011 ; Al Asad, 2011 ; Malkawi, 2011). L’échelle métropolitaine, considérée comme cohérente et adaptée pour les projets d’habitat ou de transport public au Nord, n’a souvent que très peu de pouvoir décisionnel dans de nombreux pays du Sud, les réformes annoncées ne se traduisant pas par une réelle décentralisation des décisions. (Beauregard, 2011 ; Malkawi, 2003 ; Taamneh, 2007 ; Verdeil, 2011). Les jeux politiques autour des projets sont un frein majeur à leur aboutissement, plus que le financement – assuré en grande partie par les bailleurs de fonds – ou la réalisation technique. S’ajoutent à ces difficultés l’émergence d’une prise de parole de la société civile (Khirfan, 2011) et un contexte géopolitique extrêmement fragile. Le projet de transport en commun d’Amman sera donc lu à la lumière de ces trois entrées, illustrant la difficile construction des politiques urbaines durables, entre mobilisation d’outils importés du Nord et initiatives locales.
- 2 Six entrevues ont été menées au sein de la municipalité et du Amman Institute, avec les ingénieurs (...)
- 3 Ancien maire d’Irbid et ancien ministre des affaires municipales, ancien maire de Zarqa, député, ch (...)
4L’analyse empirique qui est proposée est issue de cinq mois de recherches menées à l’Institut Français du Proche-Orient (IFPO) en Jordanie. Vingt-trois entretiens ont été réalisés en 2011, avec des ingénieurs et urbanistes de la municipalité du Grand Amman et de l’institut d’urbanisme qui y est attaché2, avec des acteurs politiques3 et associatifs, avec des chercheurs jordaniens et français, ainsi qu’avec des représentants des bailleurs de fonds français et américain et des représentants de l’Ambassade de France en Jordanie. Ils avaient pour but d’éclairer, d’une part, la perception du « durable » chez ces acteurs-clés du développement, et d’autre part, la manière dont les projets étaient choisis, acceptés, mis en œuvre, puis suivis. Ces entretiens ont été accompagnés d’une lecture attentive de la presse depuis mars 2011, en particulier du quotidien anglophone The Jordan Times et de la revue de presse éditée par les services de l’Ambassade de France, ainsi que des documents de planification de la capitale jordanienne, notamment le Amman Master Plan, et le Transport and Mobility Master Plan qui lui a succédé. À cela s’ajoute l’observation d’une séance d’information et de concertation sur le projet en juin 2011.
5Aux débuts du développement durable, les pays en développement n’étaient pas considérés comme des acteurs privilégiés de la lutte contre les grands dangers qui menacent la planète toute entière. Les enjeux sont certes internationaux, et les cadres juridiques et institutionnels qui seront donnés aux actions à mener le seront tout autant. Mais le Nord reste le chef de file, initiateur ou partenaire des projets construits au Sud. La conférence de Kyoto, dix ans après le rapport Brundtland, donne des objectifs précis en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre aux États-Unis, au Japon, aux États européens, mais pas aux pays en développement. En 2002, le sommet de Johannesburg identifie, pays par pays, des stratégies à mettre en œuvre, mais celles-ci resteront très générales, comme pour la Jordanie, « to encourage the use of public transportation » (ONU- Country Profile, 2002 : 86).
6Le développement durable s’est ainsi peu à peu installé au Nord comme une dimension incontournable de tous les projets urbains : éco quartiers, villes denses, promotions des transports en commun et des modes doux, puis extension à une gouvernance en réseau, place grandissante de la participation des citoyens, etc. En Europe, Freiburg est devenue une ville pionnière, le modèle de base d’une ville économe en énergie, favorisant à travers de multiples projets l’implication de ses habitants.
7Comme d’autres projets, la construction d’un réseau de bus à haut niveau de service (BHNS) à Amman pourrait sembler une adaptation, dans un contexte tout autre, d’une innovation venue des pays du Nord. En effet, l’idée de rénover totalement le réseau de transport en commun de la capitale jordanienne, actuellement composé de plusieurs compagnies circulant chacune avec des tarifs différents, sur des itinéraires plutôt flous, est née de l’Amman Master Plan, document qui planifie la ville à l’horizon 2025. Ce plan a été élaboré à partir de 2006 par un cabinet canadien d’ingénieurs, d’architectes et d’urbanistes, Planning Alliance, en collaboration avec l’Amman Institute, institut d’urbanisme lié à la Municipalité du Grand Amman (GAM). Le financement provient de l’Agence Française du Développement, et le plan de transport (Transport and Mobility Master Plan) a été réalisé grâce à des études menées en partenariat avec l’Italie, l’Allemagne et la France via le réseau SUMPAMed (pour Sustainable Urban Mobility Planning Adapted to Mediterranean). La Ville de Paris a ainsi participé à l’étude de la qualité de l’air, premier élément concret de la stratégie de transport, puisque ce dernier est le facteur de pollution dominant. Le document de synthèse ressemble à toute enquête ménage-déplacement (EMD) avec mesure des flux domicile-travail et propositions de stratégies connexes classées par l’analyse Forces, Opportunités, Faiblesses, Menaces (SWOT). Une fois les études terminées, le principal partenaire de la Municipalité d’Amman dans ce projet reste l’Agence Française de Développement, qui lui a accordé en 2010 un prêt de 166 millions de dollars. Par ailleurs, le marketing autour du développement durable, effectué par la Municipalité d’Amman à travers l’Amman Institute et son site internet entièrement traduit en anglais, met en avant les similitudes avec les approches et les références durables des pays du Nord. Annonces de conférences internationales, workshops, présentation de labels accordés à d’autres villes en développement, visites de travail à Freiburg ou encore découverte de la ville pour les enfants, de nombreux projets sont présentés pour mettre en lumière le dynamisme de la ville en matière de développement durable. Une analyse plus détaillée des acteurs mobilisés dans la production de ces projets permet toutefois de nuancer cette vision.
8Si l’on se place dans une optique où l’innovation est vue comme l’apanage des pays du Nord et la réplication le destin de ceux du Sud, les principaux acteurs pourraient être les bailleurs de fonds, eux aussi convertis aux impératifs du développement durable. L’Agence Française du Développement (AFD) annonce ainsi sur son site internet que « L’AFD investit plus de 675 millions d’euros pour le développement durable ». Suit alors une liste de projets correspondant à des critères consensuels, parmi lesquels le système de transport en commun établi par la ville d’Amman. Cela dit, l’action des bailleurs de fonds entre dans un cadre plus large, lié aux intérêts nationaux des bailleurs bilatéraux, notamment en matière industrielle et économique ; ils ne sont donc pas les seuls moteurs des projets durables menés dans le Sud.
9De plus, le poids des accords internationaux est tout relatif. En effet, si des limites quantitatives ont été imposées à certains États, notamment au regard des émissions de gaz à effet de serre, les recommandations pour les pays en développement demeurent assez vagues.
10Si la Jordanie est tributaire de l’aide accordée par les bailleurs, ces derniers peuvent être davantage sollicités comme partenaires pour leur appui financier, que comme initiateurs des projets mis en œuvre à Amman. En effet, divers travaux ont souligné le rôle central des acteurs locaux dans la circulation des modèles de gestion urbaine, en articulation avec les bailleurs et autres institutions censées en assurer l’exportation. Il s’agit pour une part des institutions locales, telles que les municipalités. À Curitiba, ville pionnière en matière de réseau de BHNS (1974), la municipalité est en grande partie à l’origine du renouveau de la ville. À Amman, le contexte est différent, car la décentralisation n’existe pas – nous reviendrons plus tard sur ce point. Cependant, on peut aisément repérer des « acteurs-clés », ingénieurs ou urbanistes, originaires d’Amman, profondément amoureux de leur ville, formés à l’étranger, souvent aux États-Unis ou au Canada. Peut-être ont-ils appris à cette occasion les atouts du BHNS, exporté, après Curitiba, dans certaines villes du Nord, notamment à Ottawa (1982). Ce qui importe davantage que l’origine du modèle qu’ils ont voulu adapter à leur ville, ce sont les éléments du projet qui ont amené les ingénieurs jordaniens à vouloir le reproduire. Conscients des enjeux planétaires d’un développement plus respectueux de l’environnement, ils sont aussi lucides quant aux enjeux propres à leur pays, notamment au regard de la situation d’extrême pauvreté d’une partie de ses habitants. La réussite de Curitiba indique qu’il est possible, dans un contexte difficile, d’apporter des innovations qui contribuent à limiter les impacts environnementaux. Pour ces acteurs, le caractère durable des projets doit donc aller de pair avec l’évolution du pays. S’ils n’ont pas de pouvoir de décision, car les municipalités ont une marge de manœuvre limitée en Jordanie (cf. 3), c’est leur expertise technique ainsi que leur connaissance du territoire qui leur confère la légitimité d’intervenir et de défendre, lors de réunions publiques et de conférences de presse, leur projet. Savoir qu’un programme similaire a abouti au Brésil est aussi présenté comme un gage de réussite.
11Au jeu de qui est le modèle de qui, pour l’Europe occidentale, le milieu des chercheurs, ingénieurs, urbanistes, mais aussi le milieu politique, désignent Freiburg comme le symbole de la ville durable. Mais au Sud, on peut également identifier une ville pionnière : Curitiba, au Brésil, qui a mis en place plusieurs initiatives pour structurer la ville, parmi lesquelles le tout premier réseau de BHNS (ou Bus Rapid Transit, BRT en anglais). La ville s’est vu décerner plusieurs prix, dont un label suédois, le Globe Sustainable City Award, et a été l’objet d’un documentaire (Beeh, 2003). L’histoire de la planification de Curitiba n’est pas totalement dénuée de liens avec les standards européens (Macedo, 2004). Les premiers plans sont inspirés des villes européennes et l’idée initiale du réseau de transport intégré à la ville vient d’un architecte français. Mais le développement d’autres innovations, fruits du travail conjoint de la municipalité et d’un institut d’urbanisme créé dans les années 1960, est issu des problématiques locales, dans un contexte marqué notamment par une extension urbaine anarchique et des quartiers très pauvres.
12À la suite de Curitiba, trente et une autres villes du continent sud-américain ont adopté le BRT, avant qu’il ne traverse les mers pour s’établir en Chine, en Indonésie, en Turquie, ou encore tout récemment en Jordanie. Les premières villes qui ont répliqué le modèle du réseau de transport de Curitiba sont sud-américaines, à commencer par Bogota. Ces transferts d’expériences mettent en jeu une chaîne complexe d’acteurs intervenant à différentes étapes du processus : techniciens, politiques, bailleurs de fonds, ONG… (Cavé et Ruet, 2010). S’y ajoutent le marketing et la reconnaissance apportée par des écrits de chercheurs et d’experts (ingénieurs, urbanistes) qui ont mis en avant l’affranchissement de Curitiba vis-à-vis des normes venues du Nord.
13Les ressemblances entre les situations économiques et politiques des différents pays du Sud est également un vecteur important de la diffusion du BHNS. Amman, comme Curitiba, a connu une croissance démographique exponentielle, passant en cinquante ans de cent mille à près de deux millions et demi d’habitants, par vagues de migrations successives massives (Potter et Darmane, 2009). L’expansion urbaine qui a suivi s’est faite de manière anarchique, sans réglementation ni limites, repoussant les frontières de la ville de plus en plus loin à l’Ouest et au Nord, empiétant sur des terres fertiles sources d’agriculture avant que des villas ne viennent s’y installer. Un peu plus tard, les infrastructures routières imposantes ont été construites : ponts et tunnels pour jouer avec les collines d’Amman, des voies rapides à deux fois quatre voies qui découpent la ville… (Parker, 2009). À Curitiba comme à Amman, la planification urbaine a longtemps été plus le fait des politiques en place que des ingénieurs et architectes des villes, au prix d’un urbanisme producteur (Abu Dayyeh, 2004) : bidonvilles et gratte-ciels, système de transport composite, trajets coûteux car non intégrés, etc. Le projet de refonte de la planification urbaine, passant par la rénovation totale du réseau de transport public et la mise en place d’un système de BRT s’est accompagné d’un important marketing urbain et, à Curitiba comme à Amman, de la création d’un institut d’urbanisme et d’aménagement attaché à la municipalité, composé essentiellement d’architectes, d’urbanistes et d’ingénieurs qui assurent de concert planification et promotion internationale de la capitale (Beauregard, 2011).
14Sans aller plus avant dans la comparaison, car les contextes brésilien et jordanien sont différents, tant géographiquement qu’historiquement, nous pouvons néanmoins remarquer que le schéma de diffusion des politiques du développement durable selon un axe Nord/Sud est bel et bien à repenser. Après Curitiba, Bogota, Mexico, Istanbul, Kunming, et enfin Amman, le BHNS a été élevé au rang des best practices. Il est le sujet de recherches, de colloques et de conférences. En 2011, le Congrès Best Practices in integrated transport and BRT in Latin America, tenu à Guayaquil (Équateur), souligne ceci: « Latin America has exhibited sustainable alternatives to this problem [public transportation] which today are regarded by experts as best practices worldwide »4. La même année, un débat s’est tenu à Washington DC sur le thème Latin America’s BRT Boom, lessons for improving US public transportation. Les organisateurs et intervenants relèvent la pertinence du modèle étant donné le contexte dans lequel il s’inscrit, et les difficultés que rencontrerait son application dans les villes nord-américaines. Comme en Europe, le modèle y est très peu utilisé, mis à part à Ottawa et dans quelques villes des États-Unis, où il s’est peu développé ; on lui préfère le tramway ou le métro, pourtant beaucoup plus onéreux (le rapport BHNS/Métro est de l’ordre de un à dix).
15Nous ne pouvons aller jusqu’à conclure à la diffusion dans le Sud d’un modèle durable originaire du Sud, car l’apport des bailleurs de fonds occidentaux n’est pas négligeable. Cela dit, la diffusion du système de bus à haut niveau de service s’est construite sur un autre cheminement qu’une adaptation au Sud d’un modèle pensé au Nord. Dans le cas d’Amman, on peut préciser en outre l’existence de deux schémas de diffusion concomitants. Le premier, lié à la présence des bailleurs de fonds, rattache le projet du BHNS aux normes, conventions et évolutions internationales, l’inscrivant ainsi dans une dynamique globale davantage centrée sur la protection de l’environnement. Le second, plus local, est le fait des ingénieurs et chercheurs qui gravitent autour de la municipalité. Tout en assurant la promotion de leur projet auprès des organismes internationaux, ils insistent sur les caractéristiques spécifiques à leur territoire, et souhaitent avant tout produire un schéma de transport qui soit adapté aux besoins locaux afin de garantir son succès. Ces deux processus induisent un nouveau questionnement, relatif à la priorité du durable au Sud. Le contexte local, politique, économique et démographique compterait-il plus que le contexte environnemental ? Peut-on définir de la même manière le « durable du Nord » et celui du Sud ?
- 5 C’est ainsi par exemple que le volet sur le traitement de l’eau a été supprimé, puisqu’il n’est pas (...)
- 6 En particulier les projets visant à installer des éoliennes à Amman, ainsi que de construire des pa (...)
16Si les projets de développement urbain européens doivent répondre à un certain nombre de lois et normes définies aux échelles nationales et européennes, ceux du Sud répondent avant tout à une situation encore difficile : croissance urbaine non maîtrisée, bidonvilles, urbanisation anarchique. La lutte contre la pauvreté semble à première vue plus urgente que l’application des normes de bâtiments à basse consommation ; ainsi le décalage Nord/Sud peut paraître plus important encore. En outre, si les modes d’habiter sont en Europe occidentale un élément-clé des projets durables (éco-quartiers, recréation de la densité, bâtiments passifs, etc.), ils ne sont guère mentionnés en Jordanie. La priorité est d’améliorer les conditions de vie des habitants des bidonvilles de l’est d’Amman : nous sommes loin des programmes normalisés du Nord. Certains chercheurs ont même avancé l’hypothèse mathématique que l’action durable ne pouvait apparaître qu’au-delà d’un certain seuil de développement, en s’appuyant sur les travaux de Kuznets sur le lien entre revenu et inéquité pour développer un lien entre revenu et pollution (Shahrin, 2004). Il en résulte une courbe en cloche, revenu et pollution augmentant jusqu’à un certain point, avant que la courbe ne redescende. La détermination de ce turning point, à partir duquel les revenus continuent d’augmenter tandis que les impacts négatifs sur l’environnement diminuent, a donné lieu à toutes sortes de calculs. Cependant, d’autres experts pensent plutôt qu’il faut agir durablement avant d’atteindre un point de non retour, comme dans certaines villes chinoises où la voiture a été développée en masse, rendant quasi impossible le retour à l’utilisation majoritaire des modes doux et des transports en commun. Pour impulser de telles actions avant qu’il ne soit trop tard, plusieurs solutions sont possibles : l’influence des règles et normes internationales, le poids des bailleurs de fonds qui peuvent, par le choix des projets qu’ils financent, définir dans une certaine mesure les orientations de ceux-ci, mais aussi les innovations venues des pays eux-mêmes. Les deux mouvements de la diffusion, identifiés plus haut, se croisent. L’adoption de l’outil Clean Development Mechanism, suivi par la Banque Mondiale, témoigne de cette double préoccupation. En effet, le mécanisme utilisé par le bailleur de fond vise en premier lieu la diminution de l’émission de CO2. Mais le service en charge de son développement au sein de la municipalité du Grand Amman l’a remanié, de façon à ce qu’il corresponde aux compétences dont la capitale est dotée, et puisse ainsi être adopté par le gouvernement jordanien5. Amman s’assure ainsi les fonds du bailleur, tout en construisant un projet adapté au contexte local, gage d’une meilleure application. Cependant, une partie des projets inscrits dans le CDM ne sont encore qu’au stade de « l’idée »6. Mais le contexte économique et politique régional conduit davantage à la prudence qu’à la mise en œuvre simultanée de programmes ambitieux. Le projet de transport en commun, qui est l’un des projets les plus avancés, fait alors office de vitrine du CDM, vanté à la fois pour sa dimension environnementale et pour sa dimension sociale.
17Curitiba, malgré son succès, n’a pas échappé aux critiques. Les quartiers pauvres n’ont pas connu de révolution majeure, certains d’entre eux ne sont toujours pas desservis par le système de bus à haut niveau de service –ni par un quelconque service de transport en commun – ce qui éloigne cette population un peu plus de l’accès à l’emploi (Macedo, 2004). À Amman, deux arguments sont principalement avancés. Face aux habitants des quartiers aisés, qui n’utilisent pas les transports en commun mais leur voiture ou un taxi, l’accent est mis sur la diminution du temps de parcours et sur l’augmentation du confort (passages réguliers des bus, climatisation, possibilité de lire, de téléphoner, ce qui est théoriquement impossible en voiture etc.). Le discours évolue dans les présentations plus générales, ou dans les quartiers plus pauvres. Il est alors question d’un accès facilité au travail, les itinéraires desservant massivement l’ouest, où se trouvent une majorité des emplois des habitants de l’est de la ville. Il est aussi question d’une baisse du coût. En effet, jusqu’à présent, les trajets se font avec plusieurs compagnies, donc avec un ticket différent à chaque tronçon ; le coût total est élevé. Ce ne sera plus le cas avec un seul et même titre de transport. Le Transport and Mobility Master Plan (TMMP), créé à la suite de l’Amman Master Plan, a montré que le transport était la cause de plus de 40 % des émissions de CO2 d’Amman, mais cet argument environnemental semble destiné avant tout aux bailleurs de fonds et partenaires institutionnels de l’Amman Institute et de la municipalité, et n’est que peu abordé auprès des populations.
- 7 « تطوّر مؤسسة » (signifie progrès) dirigée par Elena Abu Adas. Un premier workshop sur l’accès au t (...)
- 8 Ceci est prouvé par les enquêtes et comptages réalisés dans le Transport and Mobility Master Plan
18En outre, les habitants se montrent sceptiques, y compris sur le volet social du programme. Une étude, menée par une association7 qui milite pour que les femmes des quartiers pauvres de l’est d’Amman aient accès à l’emploi, a mis en avant comme causes premières de l’abandon de leur travail le temps, ainsi que le coût du transport. Selon l’association, le BHNS ne va pas changer la donne, car il ne dessert aucun quartier de l’est : il va de l’ouest au centre de la capitale. Le projet est accusé d’être « pour les riches », alors que les « riches » refusent de prendre le bus pour des questions de sécurité et d’image, les transports collectifs étant perçus comme mal fréquentés. D’un point de vue environnemental, la priorité est clairement de réduire la part des voitures sur les axes majeurs de l’ouest d’Amman8. Mais en termes d’équité ou de justice sociale, la priorité semble plutôt être la desserte efficace des quartiers est de la ville. Les arguments « durables » résident, comme au Nord, dans la prise en compte des aspects sociaux, économiques et environnementaux des projets. Mais leurs poids respectifs ne sont clairement pas les mêmes (Mancebo, 2011). La faible mobilisation pour l’environnement – à l’exception des mouvements de jeunes – et l’importance grandissante des associations d’habitants mobilisées autour du « vivre ensemble », de la participation au développement urbain ou de la conservation de leur héritage, confèrent également au « durable du Sud » un visage différent des modèles du Nord.
19La « participation citoyenne » officiellement annoncée est rarement suivie de faits. Dans le modèle européen, depuis plusieurs années, le pilier « participation » ou encore « gouvernance » s’est ajouté à la sacro-sainte trilogie « social, environnemental, économique ». S’invitent à cette participation les associations qui se sentent concernées par le projet présenté, les riverains, et toutes les organisations qui ont un intérêt plus ou moins proche à voir le projet se développer, ou être abandonné. À Amman, la donne est différente. Une première distinction s’opère : une grande partie de ses habitants qui y vivent et y travaillent sont originaires des villes et villages alentour. Ils sont inscrits pour voter dans leur ville d’origine, ce qui fait d’eux des « habitants d’Amman, mais pas des citoyens » (entretien avec un politologue, mai 2011). Leur intérêt pour les projets urbains est moindre. Dès lors, les réunions publiques sont souvent organisées pour ceux qui sont très directement concernés par le projet, essentiellement les commerçants qui se trouveront au milieu d’un grand chantier pendant plusieurs mois. On lit aussi dans le Master Plan que “The motto ‘Citizens First’ will drive the design of business processes, so that services are designed from the ‘outside-in’ with a focus on the citizen, including corporate citizens”9. Des groupes de discussion (focus groups) ont été organisés, ouverts à tous. En réalité, il est impossible de savoir qui a vraiment été mis au courant de leur existence. Tous ces événements relèvent, plutôt que d’une prise en compte efficace des desiderata de la population, d’une sorte d’application de principes démocratiques venus d’ailleurs, et mis en forme essentiellement via le marketing de l’Amman Institute. La priorité n’est pas à la concertation avec les publics concernés. Il en résulte des critiques bien souvent infondées émises par une population qui possède une voiture, et ne comprend donc pas la pertinence du bus. L’exemple du débat qui a suivi la diffusion du documentaire sur Curitiba, lors d’une conférence au CUMERC (Juin 2011), est révélateur. La discussion devait s’engager entre le public et Luna Khirfan, chercheure au CUMERC et modératrice de la séance, et les trois invités. Étaient présents le chef du département Transports de GAM et responsable du projet BHNS, le chef du département Environnement de GAM et la responsable du département ‘environmental sustainability’ à The Development and Free Zones Commission. La discussion a très vite tourné en bataille entre le public et le chef du département Transports, qui a dû pendant deux longues heures défendre le projet du BHNS enseveli sous des critiques. Les personnes venues au CUMERC ne sont pas les habitants lambda d’Amman, mais plutôt des personnes sensibilisées ayant fait l’effort de se déplacer ; il faut avoir connaissance de la conférence-débat, qui en outre a eu lieu en anglais. Pourtant, force est de constater que la plupart des personnes présentes n’avaient rien lu sur le projet de transport en commun. Les critiques étaient non argumentées, témoignant d’un refus du changement patent. On relèvera par exemple des phrases comme : « Les bus ne sont pas sûrs, jamais je ne laisserai mes enfants prendre le bus, ni marcher en ville » ou encore : « la voiture est bien plus pratique, je ne vois pas pourquoi je devrais prendre le bus avec les gens qui n’ont pas les moyens d’avoir une voiture » (traduction libre, CUMERC, Juin 2011). Les autres invités n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer, malgré les tentatives du Dr. Luna Khirfan pour réorienter la discussion. Elle a finalement dû y mettre un terme.
- 10 El Ghad, 3 août 2011, Ibrahim Seif
20Dans un article paru dans Alarab Alyawn, Hazem Zureikat, consultant en transport à Amman, revient sur la polémique qui entoure le BHNS depuis juin. Il n’analyse pas la technique du projet sur laquelle, faute de connaissances, il ne peut se prononcer, mais critique la réaction automatique des Jordaniens au changement, qui est d’attaquer systématiquement et sans fondement. Un autre article, paru dans El Ghad, critique la lenteur de la mise en place du bus, ainsi que l’absence du citoyen, « censé être le premier bénéficiaire et faire partie du projet »10, dans les processus de décision.
- 11 C’est entre autres l’œuvre de « Hamzet Wesel », association créée par R. Boutros, dont le nom signi (...)
21Pourtant, des associations naissent un peu partout dans la capitale (Ababsa, 2007). L’antenne Greenpeace Jordan a vu le jour en 2010. Leurs initiatives (qui restent tout de même marginales) sont volontairement liées à des actions visibles, et relayées par la presse et par la blogosphère jordanienne. Après une première victoire contre la déforestation d’une région du nord du pays, le groupe s’est attaqué au printemps 2011 à la lutte contre la construction d’une centrale nucléaire à Mafraq (Pinel, 2011 ; Verdeil, à paraître). Toutefois, la principale motivation des mobilisations de la société civile concerne plutôt la sauvegarde du patrimoine naturel et culturel de la Jordanie, mondialement reconnu comme exceptionnel. La promotion de la capitale, souvent oubliée des guides touristiques, est le but d’associations qui cherchent à réunir les habitants de l’est comme ceux de l’ouest d’Amman. Ces groupes, qui ont des airs de comités de quartier, ont par exemple travaillé à sauvegarder pour ses habitants le quartier de la Citadelle, menacé d’une ouverture exclusive aux touristes11.
22Les tentatives de réunions publiques ou de focus groups, à l’image des processus mis en place systématiquement au Nord, n’ont pas rencontré à Amman un franc succès. Pourtant, le développement des associations d’habitants contraint les acteurs des projets durables à prendre en compte les avis émis. C’est peut-être qu’au lieu de répliquer des formes de concertation fondées sur des caractères sociétaux communs existants au Nord, la municipalité devrait s’appuyer sur les initiatives locales pour construire ses propres outils de public participation (Legros, 2008 ; Myllylä et Kuvaja, 2005).
23Amman est une capitale puissante : elle rassemble la moitié de la population du pays, absorbe la plupart des investissements étrangers, compte plusieurs ingénieurs, architectes et urbanistes formés à haut niveau, ambitieux et dynamiques. Mais contrairement au Brésil, la décentralisation en direction des collectivités locales reste extrêmement limitée en Jordanie. Le maire d’Amman est nommé par le Premier Ministre, et la gestion de la ville est étroitement contrôlée par le gouvernement. Son budget est constitué des aides internationales attribuées au ministère du Plan et de la Coopération Internationale (MOPIC), puis redistribuées aux villes jordaniennes ; des montants sont alloués par le gouvernement via le ministère des Affaires Municipales (MOMA) et des taxes prélevées aux habitants. De plus, le MOMA doit également être consulté lors de projets engageant des fonds supérieurs à 200 000 dinars (environ 280 000 dollars US). La place laissée aux villes, comme actrices des politiques de leur développement, semble bien étroite. L’avancée des projets reste suspendue aux décisions gouvernementales et de fait, l’efficacité des actions entreprises, qu’elles concernent uniquement la ville (transport) ou qu’elles s’inscrivent dans un contexte plus large (innovations énergétiques par exemple), s’en trouve amoindrie (Verdeil, 2011).
24En témoigne le projet de transport en commun qui, malgré le travail effectué par les équipes de la municipalité d’Amman et du Amman Institute, ne sera mené à terme que si le gouvernement le demande : ‘’The committee [comité de contrôle du projet, nommé par le gouvernement] has studied technical, financial, and environmnental files, indicating that the final decision to pursue the project or not is in the hands of the Premier and the Cabinet ’’ (Jordan Times, juillet 2011). Pourtant, certains projets ont pu être conduits à leur terme, comme les Joint Service Councils (JSC), créés en 1933 pour gérer certains services, notamment la collecte des déchets (Debout, 2011).
Figure 1. Schéma de gouvernance du Amman Green Growth Program
Source : Bashar Haddaden, GAM, 2011.
25L’emprise de l’État dirigiste dans les pays du Sud fait reposer l’aboutissement des projets sur le gouvernement, bien davantage que sur les instances locales. En Jordanie, même si le développement durable et la nécessité d’un réseau de transport sont inscrits depuis plusieurs années dans les plans nationaux, les réalisations concrètes impulsées par l’État jordanien sont très rares. Le gouvernement reste l’acteur majeur dans la définition et l’aboutissement des politiques de développement durable, ce qui pourrait permettre l’intégration de tous les projets en une seule stratégie. Mais contrairement à l’approche technique des ingénieurs de la municipalité du Grand Amman, les discours du gouvernement résultent davantage d’un affichage à destination de l’international et des bailleurs de fonds que d’une réelle volonté de mise en œuvre (Barthel et al., 2013).
26Cependant, suite au renvoi du maire d’Amman, Omar Maani, en 2011, des chercheurs, journalistes et architectes ont demandé, dans un « appel au futur maire d’Amman », la création d’institutions capables d’accompagner le nouveau développement urbain initié par Maani (Abu Ragheb, 2011 ; Al Asad, 2011 ; Malkawi, 2011), et appuyé la nécessité de mettre en œuvre une véritable décentralisation. Mais les lois se succèdent, sans que les villes n’acquièrent une plus grande autonomie. En 1990, 1996 et 2001, le découpage des municipalités a été repensé pour que leur administration soit plus cohérente. Mais des interprétations différentes de la loi ont conduit à un échec de ces réformes. Le changement régulier de ministre et le manque de suivi des politiques sont aussi critiqués par les acteurs locaux. À propos du ministère de l’Environnement, la responsable du pôle « développement durable » du Amman Institute disait (entretien, avril 2011) :
What we do for GAM, we do for them [the government] but the only difference is that they have now Minister n° 4 since August, so every time you have a new team, you have to discuss with them again, and you come with a new plan, and then it changes (…) So to be honest, when the last one was appointed, I decided not to discuss anything until three months (…) then he should call us to see what we should do and how to work together.
27Le chemin parcouru par le projet de transport en commun de la capitale marque pourtant une évolution par rapport aux schémas classiques de décision. Le cœur du changement réside entre autres dans le prêt, accordé par l’Agence Française de Développement directement à la Municipalité du Grand Amman, sans l’intermédiaire habituel qu’est le MOPIC, ainsi que bien sûr dans l’initiative en elle-même, issue des ingénieurs de GAM et de l’Amman Institute. C’est aussi au sein des bureaux de GAM qu’est née l’idée de rassembler tous les projets en cours (dont le BHNS), qu’ils soient bien avancés ou encore au stade de concepts, dans un même plan, l’Amman Green Growth Program (AGGP), et de le proposer dans le cadre du Clean Development Mechanism (CDM). L’intérêt de ce programme, outre le fait qu’il liste un ensemble de projets durables issus de divers domaines (forêt, eau, énergie, transport, déchets), est de proposer un nouveau schéma de gouvernance, centré sur la municipalité.
- 12 Jordan Times, « Work to resume on bus rapid transit project », 3 septembre 2012.
28Mais le gouvernement a tout de même bloqué pendant plusieurs mois le projet de transport d’Amman, et il a fallu que l’AFD menace de suspendre son prêt au vu du retard des travaux pour que ceux-ci reprennent12.
29La participation citoyenne officiellement proposée reste balbutiante. Les associations d’habitants, encore peu nombreuses, ne sont pas encore un obstacle à la mise en œuvre des projets de développement urbain. Cependant, depuis mars 2011, des manifestations initiées par l’Islamist Action Front, la branche politique des Frères Musulmans et le principal (voire le seul) parti d’opposition, sont organisées très régulièrement. Si elles n’ont pas conduit à des situations comparables à celles connues par la Tunisie, l’Égypte, la Lybie ou la Syrie, le gouvernement a dû néanmoins tenir compte de ces protestations. Deux revendications émanent de ces manifestations.
30La première est relative à l’augmentation des prix, notamment de l’énergie. La Jordanie importe 96 % de son énergie, pétrole et gaz égyptien. Or, en un an ont été recensées plus d’une quinzaine de coupures des gazoducs suite à des attaques perpétrées dans le Sinaï. Pour pallier le manque de gaz, la Jordanie a importé davantage de pétrole, mais cela a un coût : pour vingt-quatre heures, il faut compter près de trois millions de dollars. Entre février et juillet 2011, ces interruptions ont coûté environ 240 millions de dollars. Mais le gouvernement, conscient de l’instabilité politique du pays, a refusé, dans un premier temps, que cette augmentation sur les prix de l’essence ou de l’électricité ait des répercussions pour les ménages jordaniens. Dès lors, l’augmentation du prix de l’essence proposé par le Transport and Mobility Master Plan (+1 %) pour encourager les habitants d’Amman à se tourner vers le bus ne peut être adoptée.
31Le gouvernement a pris au sérieux la deuxième revendication, et a lancé des enquêtes au sujet des accusations de corruption. En mars 2011, juste avant la fin des mandats municipaux et au début des manifestations, l’ensemble des maires jordaniens ont été remerciés. À Amman, Omar Maani, reconnu comme le transformateur d’Amman mais aussi accusé de corruption, a préféré partir pour Londres. Il en est revenu à l’automne 2011, a été incarcéré, et libéré sous caution en janvier 2012. De même, le gouvernement en place au moment des premières manifestations a dû démissionner, la quasi-totalité des membres du gouvernement, dont le Premier Ministre, ont été remplacés. Le nouveau gouvernement a de nouveau démissionné en novembre 2011.
32Le projet du BHNS n’a pas échappé aux accusations. Certains membres du Parlement ont fait quelques rapides calculs, suspectant que le budget du projet est bien trop important pour ne pas cacher des fonds destinés à toute autre chose qu’un bus. Pourtant, si l’on compare avec les chiffres fournis par Veolia lors de la construction du BRT de Bogota, le budget jordanien n’a rien de surprenant. Néanmoins, depuis début 2011, le projet a été freiné, puis stoppé pendant plusieurs mois, sous prétexte d’audits financiers en tout genre. L’accusation de corruption a été clairement énoncée. Il a même été décidé, en janvier 2012, et alors que le nouveau maire d’Amman soutenait le projet, de rouvrir les voies dessinées pour le BRT aux voitures, afin d’éviter tout mécontentement de la population face à un projet qui crée, le temps du chantier, des bouchons supplémentaires.
33La priorité semble clairement aller à l’évitement de toute contestation ; et les promoteurs du projet de transport en commun doivent prendre leur mal en patience. Tous ces obstacles, qui se sont révélés au fur et à mesure de l’avancée des projets de développement urbain d’Amman, sont en lien avec les conséquences directes des chantiers, mais aussi avec le contexte économique et politique actuel. Coût de la vie, situation géopolitique, révolution des pays arabes, crise énergétique, montée des revendications de la jeunesse jordanienne, accusations de corruption, nouveaux changements des lois régissant la gestion des municipalités… Les enjeux politiques, économiques et sociaux prennent le pas sur les questions environnementales, de pollution, d’amélioration de la qualité de vie, qui sont les raisons d’être initiales du projet de transport en commun. Si l’environnement et la lutte contre la pollution sont des enjeux planétaires, les problématiques politiques et économiques sont fortement ancrées dans le contexte local actuel. Le durable ne peut donc qu’être inscrit dans le local sous peine de ne pas voir les projets arriver à terme, et fonctionner efficacement.
34L’exemple du projet de transport en commun de la ville d’Amman permet de mettre en lumière le double mouvement du développement urbain durable en Jordanie : d’une part, l’influence des bailleurs de fonds, acteurs incontournables qui travaillent selon les normes internationales adoptées par leur État ; d’autre part la mise en place discrète et peu intégrée, mais mieux adaptée aux contextes locaux, de projets issus des pays et des villes eux-mêmes. L’analyse du projet en question a permis de souligner les enjeux de l’équité et de la participation des habitants au projet. Cependant ces programmes reposent sur des acteurs épars, et peinent à voir le jour dans un jeu politique et une gouvernance complexes, où les municipalités, pourtant principales initiatrices des projets de développement urbain, n’ont que peu de pouvoir décisionnel. Enfin, le grand bouleversement en cours des révolutions arabes rajoute de l’incertitude en questionnant, plus fondamentalement, le caractère de priorité du développement durable par rapport aux questions de justice et de démocratie.