1Saillant dans la littérature scientifique, l’ampleur des contenus que le développement durable (DD) recouvre met bien en évidence l’extrême plasticité du concept (Béal, 2009). En dépit de cette labilité - ou grâce au fait que c’est une notion facilement appropriable - le développement durable s’est imposé comme référence centrale pour la pensée comme pour les pratiques (Charles, 2006) et a acquis « une capacité d’intégration permettant d’absorber une pluralité de problèmes » (Rumpala, 2011 : 13). Au-delà de la place prise par la dimension environnementale dans les démarches, cette notion dessine un certain nombre de principes d’action pour ceux qui s’en réclament et recouvre de nombreux enjeux : le choix du modèle de croissance territoriale, l’articulation du développement durable avec le processus de modernisation de l’action publique, voire un repositionnement de fond dans les activités de gouvernement et l’approfondissement démocratique.
2Ainsi, une des principales interrogations contemporaines auxquelles est attaché le DD, pour les États comme pour les métropoles, porte sur les nouveaux principes d’action publique qu’il est censé fonder (Theys, 2000 ; Mathieu et Guermond, 2005) et sur les changements adoptés par les acteurs impliqués dans la production de ces politiques. P. Genestier insiste sur la capacité de régénération symbolique et de renouvellement tant des « répertoires thématiques » que des « registres de légitimation dans les discours politiques » qu’autoriserait le recours à la notion de développement durable (Genestier et Jacquenod-Desforges, 2006 : 7). En somme, la thématique du DD permettrait aux acteurs politiques de tenter de réaffirmer leur légitimité et leur capacité à agir. Dans cette perspective, les travaux ont surtout souligné le fait que le DD pour les villes est tout à la fois un moyen au service d’un marketing urbain et d’une stratégie communicationnelle des acteurs politiques (Emelianoff, 2004), mais aussi une notion opératoire témoignant d’un renouvellement des pratiques, notamment par la négociation. Sa traduction dans les faits n’en demeure pas moins contrastée. Encore largement marqué du sceau d’une approche techniciste et experte (Souami, 2008), ou encore réglementaire et bureaucratique (Gauthier et Lepage, 2005), des innovations institutionnelles dans le gouvernement des villes n’en émergent pas moins çà et là, avec une attention accrue aux dispositifs de débats publics (Gariépy et Gauthier, 2009). Pour certains auteurs, l’espace de la démocratie urbaine est l’enjeu de la ville durable (Emelianoff, 2004). Pour d’autres, le DD serait d’abord « un concept procédural qui agit comme cadre de référence pour l’action publique urbaine » (Gauthier, 2008 : 166) et il permettrait la mobilisation de certains territoires et des relais tant associatifs qu’institutionnels qui jouent le rôle de courroie de transmission ou de « passeurs » au niveau local (Hamman et Blanc, 2009). Néanmoins, de nombreux travaux scientifiques invitent à s’interroger sur la discordance entre les discours et la modestie de l’action, et notamment sur l’absence de véritable préoccupation de démocratisation de l’action publique, c’est-à-dire du développement des procédures de concertation et de participation des populations concernées (Labranche, 2009). D’autres interrogations dont la littérature scientifique témoigne portent sur la capacité de ce concept à transformer les rôles et les missions des différents acteurs de la ville (Biau et Tapie, 2009), à renouveler plus particulièrement le contenu de la planification territoriale et des politiques urbaines (Berke, 2002 ; Berke et Manta Conroy, 2000) et à accroitre la réflexivité dans les pratiques (Gauthier, 2008 ; Scherrer, 2008).
3Les contradictions de la ville durable entre politiques urbaines, dynamiques sociales et préservation de l’environnement (Campbell, 1996 ; Theys et Emelianoff, 2001 ; Zuindeau, 2006) et les tensions constatées entre les enjeux du DD comme construction politique et sociale (Marcuse, 1998) et sa mise en œuvre n’échappent pas aux pays du Sud. Même si elles se posent dans des termes qui peuvent être distincts et représentent un défi de réappropriation propre à chaque contexte, ces questions rejoignent largement les débats et controverses des pays occidentaux, dans la mesure où la circulation des idées et des pratiques ou les transferts de politiques publiques constituent un lieu d’intersections et un cadre incontournable des politiques nationales – voire locales – adoptées par les régimes politiques.
4Car s'il est vrai que l’impératif de la « ville durable » vient de la communauté internationale et qu’il peut être considéré à la fois comme une opportunité de renouveler les politiques publiques et comme une forme de contrainte imposée à l’encontre des pays en développement, le changement en cours a donné lieu à une véritable institutionnalisation dans les pays arabes depuis les années 1970, en étroite articulation avec l’agenda international environnemental (depuis Rio, les « méga-conférences » entre autres). Largement absent dans sa dimension contestataire, un développement urbain durable (DUD) est impulsé tant en Syrie qu’en Égypte ou au Maroc (trois pays sur lesquels notre texte va porter plus particulièrement). Le DUD est impulsé surtout « d’en-haut » (ministères, chefs d’État, agences nationales) même s’il se territorialise d’ores et déjà localement, au gré de la mobilisation de certaines villes ou régions engagées dans des actions pionnières en lien étroit, bien souvent, avec des financements d’acteurs internationaux, mais aussi d’une poignée de professionnels ou d’associatifs très mobilisés.
5Dans ce texte, notre apport d’analystes de pays du sud visera à montrer qu’un travail important d’appropriation/opérationnalisation du DUD est en cours à travers les objets et thématiques qui lui sont associés partout de part le monde (efficacité énergétique, adaptation et atténuation du changement climatique, éco-construction, urbanisme durable, production propre, etc). Toutefois, comment interpréter ce chantier qui donne l’impression, dans les pays ici étudiés, d’une certaine précipitation à afficher tout un arsenal d’actions labellisées « durables », particulièrement depuis les années 2000 ? Notre hypothèse est que l’on est face à un double processus ambivalent et contradictoire. D’un côté, l’appropriation du DUD à travers des actions innovantes (programmes d’énergies renouvelables, projets d’éco-quartiers, nouvelles certifications et lois etc.) sert la préservation d’un ordre et d’un pouvoir, en l’espèce des États autoritaires, ou faiblement démocratiques. Ces derniers entendent se renouveler pour partie, se légitimer par ce biais, et aussi continuer à autoriser en parallèle le maintien du « développement » tout court (l’équipement des pays, leur mise à niveau au nom d’une impérative modernité toujours espérée), favorisant les acteurs bénéficiaires de l’exploitation de la rente foncière (et pétrolière pour l’Égypte). De l’autre côté, une véritable conduite de changement de l’action urbaine est amorcée et portée par des acteurs situés dans les « appareils » (agences publiques, ministères, etc.) ou en dehors de ceux-ci (bureaux d’études, associations, ONG), même si nous en soulignerons les limites en l’état actuel des choses : éclatement des initiatives qui ne font pas ou peu « réseau », invention à peine amorcée de réponses ad hoc qui traduiraient une « endogénéisation » du DUD, par là même différente du travail de reprise des réponses élaborées dans les pays du Nord et impact encore limité des premiers projets dans la mesure où peu encore est construit et visible en 2012.
6Ce texte vise à interroger l’élaboration et la mise en œuvre des politiques urbaines à travers l’étude des argumentations ou justifications reposant, au moins en partie, sur des discours et des représentations de la durabilité. Dès lors, il s’agit d’interroger la possibilité de combiner les apports d’approches centrées sur les acteurs et leurs pratiques, sans renoncer pour autant à une lecture qui considère les processus plus généraux de construction et de mise en œuvre des politiques urbaines dans la longue durée. Une grille d’analyse commune aux trois pays à l’étude a permis de dresser un cadre de comparaison des différents processus observés dans chaque cas. Ce travail a nécessité trois types d’investigations : une mise en perspective socio-historique susceptible d’éclairer et d’enrichir l’exploration du présent de l’action publique (à partir de lois, chartes, littérature grise, articles de presse) ; un travail de terrain dans les trois pays, basé sur des entretiens auprès d’experts (urbanistes, architectes, ingénieurs, etc.), d’acteurs institutionnels (opérateurs, ministères, municipalités) et non-étatiques (bailleurs de fonds, ONG, etc.) ; un état des lieux bibliographique et documentaire, qui permet de se pencher sur la convergence de certains questionnements contemporains propres au développement durable et de cerner les influences ou les dépendances des trois pays dans la longue durée. Pour cela, des sources de natures différentes ont été rassemblées : ouvrages généraux, documents officiels, plans d’aménagement, études produites par des bureaux privés, documents techniques et productions administratives, sites Internet des développeurs et des consultants. Le travail de terrain nous a permis de constater que les projets pilotes (énergies renouvelables, éco-quartiers, dépollution industrielle, etc.) sont localisés majoritairement, même si pas uniquement, dans les capitales et grandes villes des trois pays choisis ici.
- 1 Les missions de terrain ont été financées par le programme de recherches « Ville durable au Sud de (...)
7Le texte ainsi proposé commencera par des éléments reconstruisant une généalogie de la diffusion de la notion de développement durable (DD) à travers la mise en place du cadre institutionnel par les États d’une aire géographique donnée, le monde arabe, qui n’est pas réputée d’emblée pour être un espace pionnier en matière de développement durable1. Dans un deuxième temps, les manières dont les régimes en place se servent du référentiel seront documentées, puis dans un troisième temps, nous présenterons dans une perspective critique quelques actions et acteurs qui expérimentent, avec de nombreuses limites, des formes renouvelées d’action.
8Vouloir traiter de la durabilité dans les pays du monde arabe relève de la gageure tout autant que de l’urgence. De la gageure car le DUD, dans les présupposés qu’il mobilise (démocratisation des processus politiques, transversalité des politiques publiques, compétences et moyens assignés à des pouvoirs locaux urbains, etc.), entre en contradiction avec les régimes autocratiques où tant les pouvoirs locaux que la société civile sont marginalisés et/ou volontairement affaiblis par l’échelon central. De l’urgence car ces pays sont marqués par une grande vulnérabilité : fragilisation des milieux naturels et des ressources hydriques, désertification ou déforestation, importance des crises sociales et urbaines. Plus globalement, le DUD, comme référentiel, met en tension les choix dominants de développement néo-libéral et les risques qu’ils font peser sur les aménités socio-environnementales.
- 2 Un intéressant rapport de la Commission Économique et Sociale de l’Asie occidentale (ESCWA) des Nat (...)
9Certains États arabes n'ont pas attendu le Sommet de Rio de 1992 pour prendre conscience de l’importance des questions environnementales2. Certes de façon très inégale selon les pays arabes, les politiques portant sur l’environnement urbain existent néanmoins depuis plusieurs décennies (ainsi, dans le cas du Maroc, depuis les années 1970 ; en Égypte et en Syrie, depuis les années 1990-2000). Et l’agenda international joue un rôle certain dans la genèse du DUD dans les trois pays, en accélérant la dynamique de mise à l’agenda des États des différentes questions. Ce premier temps de reprise chronologique a un triple objectif : montrer le poids de la circulation des idées venant de l’échelle internationale dans la construction du cadre de pensée et d’action dans la région ; prendre de façon comparative le Maroc, l’Égypte et la Syrie pour mettre au jour, sans être exhaustifs, quelques effets de concordances ou de discordances à travers les discours des acteurs, les réglementations promulguées, la prise en charge institutionnelle et ses modalités d’action, la formation de coalitions d’acteurs qui disent agir au nom du durable ; et, last but not least, « tordre le cou » au présupposé démocratique associé au DUD, puisque nos trois pays éclairent à leur manière le déploiement du référentiel en régime autoritaire, en revêtant des formes que nous tenterons de mettre au jour.
- 3 Les agences et réseaux internationaux ont récemment faire paraître des publications dédiées à la « (...)
10Si le monde arabe n’est pas la région du monde la plus en avance sur le sujet, le DUD en tant que référentiel de l’action s’est néanmoins diffusé par le canal prépondérant des États centralisés et dirigistes et de leurs gouvernements. Une lecture sur les quatre dernières décennies met en évidence des convergences et des divergences temporelles entre les approches des trois pays, fortement influencées par les acteurs de la coopération internationale qui véhiculent une doxa globalisée sur la « ville durable », qui s’accompagne de cadres interprétatifs prédéfinis et de boîtes à outils multiformes3.
11Le premier Sommet de la Terre de Stockholm de 1972 marque l’apparition du vocabulaire environnemental au niveau international. Sur les trois scènes nationales ici étudiées, les débuts sont timides. Ce sont d’abord les principes de connaissance et de gestion environnementale qui vont organiser modestement le champ d’action (gestion des déchets, dépollution industrielle, eau potable). Le Maroc sera, en 1972, le premier des trois pays à créer, à l’instar de la France, un service de l’environnement au sein du ministère de l’Habitat et à initier les premiers cadres législatifs. Au cours de la décennie 1980, l’accent se porte sur la connaissance à travers la production d’un certain nombre d’études et sur la surveillance de l’environnement. Des parcs naturels se créent et les campagnes de sensibilisation se poursuivent. En parallèle, on assiste à la rédaction du rapport national de l’environnement et de nouveaux outils de gestion sont mis en place : plans directeurs des bassins versants, loi concernant la lutte contre la désertification, plan national d’assainissement liquide, schéma directeur pour l’alimentation en eau potable. Néanmoins, la législation demeure faible, éparpillée et fragmentaire.
12La corrélation entre agenda international (Rio en 1992, Istanbul en 1996, Johannesburg en 2002 et les suivantes sur l’habitat et le changement climatique, jusqu’à l’an dernier Rio+20) et agendas nationaux se fait plus directe à partir des années 1990. On assiste aussi pendant cette décennie à l’émergence d’institutions régionales dédiées au DUD, en particulier le CEDARE (Centre for Environment and Development in the Arab Region and Europe), créé en 1993. Au Maroc, la création d'un sous-secrétariat d'État chargé de la protection de l'environnement en 1992, l’année de la conférence de Rio, s’accompagne de la multiplication des objectifs dans le domaine environnemental et d’une phase active de transposition des normes dans le droit national. Mais surtout, le Maroc, en bon élève, s’est engagé à traduire les principes du développement durable dans son agenda politique en mettant en place des documents directeurs stratégiques (stratégie nationale de protection de l’environnement et de développement durable) basés sur ces nouveaux cadres référentiels qui vont progressivement imprégner les pratiques (Philifert et Liliane, 2007). Dans la même lignée, le Conseil national de l’environnement est instauré en 1995. Pour la Syrie, tout se met en branle en 1991 avec la création du ministère d’État pour les affaires environnementales (MSEA), un an avant la Conférence de Rio de Janeiro. L’apparition du MSEA se fait conjointement avec la mise en place du Conseil suprême pour les affaires environnementales (CESSD), d’une Commission générale pour les affaires environnementales (GCEA) et d’un Centre de recherche scientifique et environnemental (SERC). Après la conférence de Rio, la Syrie crée, en 1994, un comité consultatif pour l’Agenda 21, afin d’établir sa propre stratégie nationale et d’effectuer de nouvelles recommandations aux divers ministères. La même année sont instaurés les Environmental Impact Assessment (EIA) Units, afin de calculer l’impact environnemental des divers projets. La seconde partie de la décennie 1990 sera consacrée au renforcement des capacités nationales (formation au sein de gouvernorats, participation, sensibilisation et mobilisation des organisations populaires) et à l’élaboration de la stratégie nationale pour être prêt à l’orée du XXIe siècle (Cliche-Rivard, 2011). En Égypte enfin, l’institutionnalisation du développement durable à l’échelle nationale a lieu, elle, juste après la conférence de Rio. Elle se traduit par une première loi de protection de l’environnement en 1994, puis par une série de lois relatives à l’industrie, à l’énergie, à l’aménagement et à l’irrigation. Un ministère chargé des affaires environnementales voit le jour en 1997 et de nouvelles agences publiques chargées des déchets et de l’embellissement urbain, de la protection des quartiers historiques ou encore de la production propre sont créées au cours des années 2000.
13La diffusion du développement durable connaît bien, dans les années 1990, une certaine impulsion à la faveur de conventions et de nombreux traités internationaux signés par les États arabes, de l’apport de financements et de l’appui d’organismes internationaux et d’expertises. Le DUD s’impose alors que l’action publique dans le domaine environnemental est encore balbutiante et qu’elle nécessite un temps de formation des acteurs à la construction de démarches visant l’intégration des politiques sectorielles, des échelles spatiales et des horizons temporels. Cette absence d'une phase préalable suffisamment longue de « formation » au développement durable par l’élaboration des politiques environnementales, nous semble d'autant plus prêter à conséquence que le système politico-administratif des trois pays est encore dominé par un appareil bureaucratique, relativement peu producteur d’actions « inter-secteurs ».
14Les années 2000, en particulier la période de préparation de la conférence de Johannesburg de 2002, sont marquées par une accélération de la promulgation de lois allant de pair avec l’essaimage d’actions plus concrètes. Cette période s’illustre également par des engagements partagés au niveau de la région sur le DUD (2001 - déclaration d’Abu Dhabi sur les perspectives d’action en matière environnementale pour les pays arabes ; 2002 – déclaration arabe au sommet mondial de Johannesburg et des ministres arabes de l’environnement). Le Maroc, à la faveur d’une ouverture démocratique, glisse d’approches sectorielles vers des politiques urbaines plus transversales, qui tentent d’articuler les problématiques territoriales, des stratégies d’aménagement et le développement durable (Débat et Charte nationale sur l’aménagement du territoire en 2000-2001, Schéma national d’aménagement du territoire en 2004). Au niveau local, où la concrétisation se fait plus lente, de nouvelles formes de planification fondées sur la durabilité voient le jour (« projets de territoire » ou « schémas d’organisation fonctionnelle et d’aménagement » pour les grandes métropoles par exemple). Enfin, en 2006, la stratégie nationale de développement durable devient une priorité nationale et une charte nationale de l’environnement et du développement durable devrait voir le jour prochainement. Ces dernières années sont marquées, toujours au Maroc, par la poursuite de législations sectorielles (loi sur les déchets, sur l’air, etc), mais aussi par l’élaboration – encore limitée – de politiques plus intégrées (circulaire habitat-énergie des deux ministères, réflexion prospective à la grande échelle sur les vallées, les côtes et montagnes) et d’une phase d’expérimentations (premiers projets de quartiers présentés comme « durables » ou écologiques, voire de « ville verte », là où les agendas 21 locaux avaient largement failli) (Philifert, 2011).
15En Syrie, les activités labellisées « DUD » reprennent en 2001, soit un an avant la Conférence internationale de Johannesburg, avec l’adoption d’un Rapport stratégique national syrien pour le développement durable, qui annonce les cibles et priorités d’actions pour un développement durable national. De plus, le 26 août 2002, soit exactement un mois avant Johannesburg, la première loi syrienne destinée à la protection de l’environnement est promulguée. Cette loi 50/2002 précise les compétences et responsabilités du vaste appareil mis en place dix ans plus tôt et permet de gagner une efficacité jusque-là rendue impossible par un imposant vide législatif. Somme toute, c’est donc en 2002 que l’expression « développement durable » apparaît en Syrie. En Afrique du Sud, la Syrie arrive donc à présenter un éventail de réalisations assez respectable. L’année suivante, dans la même rhétorique que celle de l’après-Rio, la Syrie adopte un Plan national de gestion de l’environnement et propose des actions à court et moyen terme pour assurer une gestion durable des ressources. Mais c’est surtout à partir de la mise en place de la doctrine dite « économie sociale de marché », en 2005, que la référence à la durabilité est devenue récurrente dans les documents officiels traduits dans le Xe plan quinquennal et qu’elle apparaît dans de nombreux programmes urbains nationaux et locaux (Cliche-Rivard, 2011).
16En Égypte, durant ces mêmes années, on assiste au lancement d’un Plan national de gestion de l’environnement (National Environnemental Action Plan - 2002-2017), préparé au ministère de l’Environnement et avec le soutien du PNUD, et à la préparation d’une stratégie-cadre nationale pour le développement durable. Les acteurs publics égyptiens sont ainsi pris dans une période d’élaboration ou de refonte de lois (sur le patrimoine, sur l’énergie, sur l’aménagement), de codes (celui de l’aménagement en particulier), de guides de recommandations (sur l’espace public, les matériaux ou la gestion des espaces verts émanant de l’agence « de l’harmonie urbaine », créée en 2004 et dédiée à la mise en valeur des quartiers d’architecture de la fin 19ème siècle jusqu’au milieu du 20ème siècle) et de normes (le label « Green Pyramids » pour certifier la performance des nouveaux bâtiments construits).
17Dans les trois pays, c’est bien une reconnaissance plus forte de la durabilité dans les sphères administratives et techniques qui appuie la mise en place d’un corpus idéologique et opérationnel en cours de renouvellement et qui conduit à engager de nouvelles dynamiques au niveau central. La période des années 2000 est ainsi marquée par la gestation, encore bien inachevée, de politiques plus intégrées articulant les grands secteurs traditionnels et l’urbanisme et par une appropriation par les élites politiques, mais aussi économiques (promoteurs, opérateurs de services urbains), du référentiel. En même temps, moins positivement, le cadre institutionnel au niveau des échelons locaux (régions, villes) a peu évolué dans le sens d’une prise en charge / délégation de compétences des ministères. Qui plus est, le budget des agences et ministères dédié au DUD reste limité ; leur programme d’action reste souvent très sectoriel et peut générer des effets de concurrences et de frictions avec les ministères préexistants (transports, eau, habitat etc). Enfin, le cadre pan-arabe (d’échelle régionale) reste très peu structuré : rares initiatives de la Ligue arabe, action limitée du conseil des ministres arabes de l’environnement et du CEDARE (ESCWA, 2003). L’énergie reste le seul secteur où l’on assiste à une mise en réseau régionale à travers les projets (initiatives Desertec et Medgrid) et la mise en place en 2009 du Regional Center for Renewable Energy and Energy Efficiency, un think tank basé au Caire.
18L’institutionnalisation de la « ville durable » dans les pays arabes touche avant tout, nous allons le repréciser, les acteurs d’échelle étatique, dans des dispositifs associant l’aide internationale et les acteurs internationaux du développement. L’échelle centrale joue en effet un rôle prépondérant du fait de pouvoirs urbains locaux faibles ou inexistants et de sociétés civiles encadrées. Tentons de montrer comment les régimes des trois pays (ceux en place jusqu’en 2011) utilisent le DUD. Deux niveaux d’analyse peuvent être ici dissociés. Premier niveau, le DUD mis en place en est un très institutionnel, pour lequel les ministères et autres « conseils suprêmes » ont la main sur des programmes initiés, pour une bonne part, par les acteurs de la coopération internationale – des actions qui valorisent les autorités des pays. Autrement dit, le DD contribue à (re)légitimer pour partie les pouvoirs. Second niveau, le DUD est très « porté » par le chef de l’État lui-même ou par son entourage proche.
19Tout d’abord, l’influence des bailleurs de fond, notamment des grandes agences onusiennes ou de la coopération bilatérale (GTZ/GIZ, JICA, AFD etc.) est prépondérante. Les États (via les ministères et des agences nationales) contractualisent ainsi avec les acteurs étrangers du développement. L’aide proposée par les bailleurs et autres agences sert les régimes dans les trois pays à travers des programmes médiatisés qui modernisent l’image de ces derniers sur la scène internationale.
20Pour la Syrie, de nombreux programmes font mention du développement durable. Retenons en particulier :
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le projet Sustainable Urban Developpement (Urban Development Program UDP), financé par la coopération technique allemande (GIZ), a amené à l’adoption, en 2009, du premier « Mémorandum syrien pour le développement urbain durable » : état de la situation environnementale syrienne, recommandations pour l’amélioration de la condition urbaine ;
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une Étude de planification urbaine pour le développement urbain durable de Damas et sa région métropolitaine (2006-2008), conçu en application de la stratégie nationale pour le développement durable adoptée en 2001, financée par la JICA (coopération japonaise) ;
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le Programme pour la modernisation de l’administration municipale (MAM), financé par l’Union Européenne depuis 2005, en partenariat avec le gouvernement syrien, qui participe principalement au développement de l’administration institutionnelle locale, axant son travail sur le développement urbain, la gestion des déchets, la protection de l’environnement, avec 17 plans d’actions dans 6 villes syriennes. À Damas, l’Étude pour l’expansion de « l’Ouest de la rue 30 » projette une expansion urbaine durable, ou un quartier « à qualité environnementale », qui prend en compte la réduction de la consommation d’énergie, l’établissement d’espaces verts et la diminution du trafic routier et intègre la construction de logements sociaux et le relogement des habitants.
Figure 1. Périphéries Sud de Damas : le projet de quartier « environnemental » de l’Ouest de la rue 30 et les autres projets du Gouvernorat
21Au Maroc, de nombreux programmes sont également portés par des bailleurs en lien étroit avec les ministères ; on peut citer le PNUE, UN-Habitat et le Ministère de l’Urbanisme, qui sont associés pour aider les villes à définir des actions visant le développement durable (Agendas 21). La coopération bilatérale est aussi très active. Ainsi, la GTZ en relation avec le secrétariat à l’environnement propose-t-elle des missions d’évaluation environnementale, un appui à la promotion des énergies renouvelables, un programme d’amélioration de la gestion des déchets au niveau communal (Région du nord/ Tanger) et la mise en œuvre de la gestion intégrée des déchets industriels à Mohammedia.
22Au Caire, pour se restreindre à cette ville en Égypte, la liste des actions de développement durable urbain sur la période 2000-2011, associant bailleurs et ministères, est assez fournie :
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l’amélioration de la gestion des déchets à travers la construction d’une stratégie à l’échelle du Grand Caire, pilotée par le ministère de l’environnement en 2010 et visant à intégrer tous les acteurs de la filière, à laquelle s’ajoutent des programmes de tri sélectif des déchets par les ménages dans des quartiers pilotes (avec la coopération italienne Cospe) ;
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le développement des énergies renouvelables qui s’est traduit par la création en 2007 d’un Joint Committee on Energy Efficiency, fruit de la coopération entre l’Agence égyptienne des énergies renouvelables créée en 1985 et la GIZ (coopération technique allemande) ;
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l’amélioration des conditions de vie des quartiers informels à travers le programme de développement urbain co-piloté par le ministère du Développement économique et la GIZ.
23Dans ce contexte de lien fort à l’échelon international, le développement durable est construit au plus haut niveau des États. Cet affichage se retrouve ainsi très instrumentalisé par les chefs d’État et par leur entourage, comme outil de communication et d’auto-promotion.
24Au Maroc, le roi « porte » le DUD en personne sur différents dossiers et par le biais de différents canaux : « Charte royale et nationale du DD » en 2009 (Idllalène, 2010), fondations liées au roi (notamment la fondation Mohammed VI pour la protection de l’environnement), activisme autour d’actions labellisées durables (sauvegarde de la palmeraie de Marrakech, protection du littoral, éducation à l’environnement). Le DD sert ainsi pour le Roi de « parapluie » pour rassembler de façon extensive les enjeux de lutte contre la pauvreté, de changement climatique, de développement d’énergies et de transports durables, de résorption / démolition d’habitat informel, etc.
25En Égypte, l’instrumentalisation de la durabilité est assez nette également. L’ex-président Moubarak a mobilisé fortement le thème lié à sa stratégie de réduction de la pauvreté au cours de sa campagne électorale pour son dernier mandat en 2005. Le gouvernement Nazif a eu ainsi une feuille de route dédiée à la relance de la politique du logement et des équipements, mais aussi pour le développement des transports collectifs (Yamada, 2008). La stratégie « Grand Caire 2050 » lancée en 2008, pilotée par le fils d’Hosni Moubarak (Gamal), visait également l’élaboration d’une « vision » au nom du DUD de la capitale. Fin 2010, à la veille de la destitution de la famille Moubarak, elle s’est révélée, dans ses premières versions, une identification des ressources foncières susceptibles d’être valorisées par de grands projets capitalistes, bien loin de toute idée d’équité sociale, de soutenabilité économique et de gestion d’une crise environnementale multiforme (Barthel, 2009).
26Pour le régime de Bachar al-Assad en Syrie, les choses sont plus complexes. La State Planning Commission (SPC), organe de planification dépendant directement de la Présidence, construit son action autour des trois dimensions du DD. Cet affichage est fortement lié au lancement, en 2005, du concept d’économie sociale de marché. En cherchant à concilier une logique capitaliste avec le rôle social de l’État, son annonce constitue à la fois le moment du tournant libéral syrien et un compromis qui satisfait les partisans de l’économie de marché, mais aussi les défenseurs des acquis socialistes. Des trois piliers du DD, l’économie sociale de marché occupe les deux premiers, économique et social, tandis que le troisième, environnemental, a été progressivement introduit au cours de la décennie 2000. Autrement dit, le DD fournit un cadre conceptuel en phase avec le tournant idéologique et économique pris par le régime de al-Assad. Malgré cet affichage récent au cours des années 2000 par l’État syrien, on peut toutefois relever au sein des administrations, y compris à leur plus haut niveau, la persistance d’une forte volonté de développement économique « classique », l’idée que l’environnement et le durable sont un frein au développement et à l’attraction des investissements économiques, et la poursuite de programmes qui ne respectent pas les réformes annoncées. Dès lors, on assiste à la mise en place de politiques et programmes sectoriels contradictoires, avec par exemple la réalisation d’une grande zone industrielle à Adra près de Damas, qui a permis la mise en place de nouvelles normes environnementales à respecter par les usines, mais aussi la poursuite des forums d’attraction des investissements touristiques et immobiliers, pour lesquels on met à la disposition des opérateurs nationaux et internationaux des terrains éloignés de tout.
27En conclusion ici provisoire, on peut souligner plusieurs résultats. Tout d’abord, on identifie bien l’adoption d’une matrice discursive commune aux trois pays autour de la notion de « développement durable », plus spécifiquement dans ses dimensions environnementales, une institutionnalisation progressive à travers un arsenal juridique et réglementaire et une consolidation du DUD dans les plus hautes instances qui constituent une nouvelle fabrique de légitimité. Ensuite, une continuité dans le temps est nette pour les trois pays de la place de l’ingénierie internationale du développement, au gré de financements d’acteurs internationaux, qui se double d’une instrumentalisation des politiques de développement durable. Enfin, le développement durable urbain institutionnel s’affirme par le haut et est un moyen pour ces régimes de capter les ressources matérielles (de bailleurs surtout) et symboliques, tout en étant contraintes par elles.
28La gestation du DUD en régime autoritaire revêt donc des modalités particulières, cependant il est également pris dans une constellation d’intérêts, d’acteurs et d’engagements dans la mise en œuvre concrète des objectifs et des dispositifs. La diffusion du DUD – et sa traduction dans l’action – revêt alors plusieurs formes et révèle un certain nombre de tensions. Tout d’abord, les « porteurs » de changement qui jouent un rôle majeur dans la prise en charge et la diffusion au nom du DUD sont divers et dispersés et leurs initiatives ne font pas encore réseau. Mais leur implication atteste d’une prise de conscience face à des problèmes sociaux et environnementaux auxquels les modèles de développement antérieurs n’avaient pas su répondre. Deuxièmement, l’opérationnalisation du DUD se fait souvent à la manière d’une « génération spontanée », sans que les prérequis soient toujours réunis : les expériences d’éco-quartiers en sont une bonne illustration. Pour finir, en conclusion, nous tenterons de montrer que le DUD induit un alignement des acteurs sur des choix techniques normatifs et une standardisation des expertises sans réelle réflexivité de l’action passée et présente, dans la mesure où la critique des modèles de développement, aussi bien héritées que ceux du Nord, est bien timide.
29Pour ne pas être dépassés par ce « nouvel enjeu surplombant » (Rumpala, 2010), les professionnels de l’urbanisme, la société civile, les opérateurs publics et privés (habitat et services urbains) « prennent le train » du DUD. Une multiplication d’expérimentations est décelable dans les trois pays, surtout dans la décennie 2000, et l’on peut présenter deux groupes d’acteurs.
30Premier groupe, les acteurs non-étatiques (notamment des ONG, des bureaux d’études et de recherche et des professionnels de l’immobilier), qui commencent à organiser leur travail autour des nouveaux enjeux du durable et d’expériences pilotes. Citons par exemple des centres publics scientifiques et techniques étudiant les questions d’habitat et de bâtiment liées à leur ministère de tutelle, comme le Housing Building Research Centre (HBRC) en Égypte (« CSTB » égyptien – cf. Barthel et Monqid, 2011), et également des bureaux d’études privés et publics développant de nouveaux types d’expertise (sur la gestion de l’eau, en urbanisme bio-climatique, sur les questions d’éco-construction etc.). Les ONG et associations dans les trois pays s’activent également sur des thèmes environnementaux. Pour ces dernières, on peut distinguer une double génération : une première œuvrant sur les créneaux traditionnels (collecte des déchets solides, limitation de la pollution de l’eau potable domestique) et une seconde, plus récente, militant sur les problématiques plus « tendance » : changement climatique, énergies renouvelables, covoiturage, étant entendu que ces nouveaux « éco-militants » constituent un tout petit microcosme dans chacun des trois pays (pour Le Caire voir Barthel et Monqid, 2011). Enfin, du côté des développeurs et promoteurs immobiliers, on pourrait lister tous ceux qui tentent de se renouveler sur le créneau de la construction durable : à titre d’exemple, Orascom en Égypte, ou Alliances au Maroc.
Figure 2. « Paint Caro », un projet piloté dans les quartiers informels par Takween (société qui fait du projet innovant).
Source : www.takween-eg.com
31Deuxième groupe, les acteurs de la maîtrise d’ouvrage publique (des administrations publiques), qui introduisent dans leurs projets et processus d’études les nouvelles dimensions liées au durable (études d’impact, projets expérimentaux), avec les moyens du bord ou en faisant appel à des experts extérieurs. On y retrouve des opérateurs publics, comme l’Établissement public de l’habitat en Syrie, qui expérimente des logements publics solaires, des agences techniques nationales, comme l’Agence de développement des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique (ADEREE) au Maroc, ou encore des services des administrations, déconcentrées ou non, qui expérimentent de nouveaux outils de planification ou de gestion urbaine. Citons ainsi l’Agence urbaine de Rabat-Salé, associée à l’Atelier parisien d’urbanisme, qui opte pour une démarche de renouvellement urbain lors de l’élaboration des plans d’aménagement ; l’Agence urbaine de Meknès, qui réalise un plan paysager de l’oued Boufekrane, qui vise une meilleure articulation entre logiques socio-économiques et environnementales, avec une réflexion sur le maintien du potentiel agricole et la promotion d’un parc maraîcher urbain ; ou le ministère de l’Administration locale en Syrie, qui applique les objectifs définis par le Xe Plan (2006-2010) sur l’empreinte environnementale et les évaluations de l’impact environnemental des projets.
32Les dynamiques affichant des actions de DUD, lorsqu’elles émanent de collectifs (étatiques ou non étatiques), viennent souvent d’« indépendants », c’est-à-dire de professionnels, soit travaillant au sein des institutions, soit qui jouent le rôle de relais ou de courroie de transmission et impulsent des dynamiques au sein de ces collectifs. De fait, le DUD n’est bien souvent « porté » que par quelques individus qui se mobilisent et agissent au sein d’administrations ou de bureaux d’études. Il ne faut sans doute pas minorer ce point : des parcours professionnels spécifiques construits à partir d’apprentissages particuliers liés aux transferts d’expériences et aux échanges interpersonnels jouent un rôle clé. Nous avons ainsi rencontré des cadres techniques à la Direction technique de l’habitat au ministère de l’Habitat marocain, qui défendaient de façon pionnière l’efficacité énergétique dans le bâtiment. C’est le cas aussi, par exemple, en Syrie, où l’Étude de planification urbaine pour le développement urbain durable dans la région métropolitaine de Damas a été mise en place au début des années 2000, à l’initiative de quelques professionnels mobilisés pour donner une suite, dans le domaine de l’urbanisme, à la stratégie nationale de développement durable adoptée en 2001, avec l’aide de la coopération japonaise. Conçu autour du concept de durabilité, ce plan devait pallier les limites de la planification urbaine en cours sur Damas, notamment par son approche régionale. Ce type d’initiative est fragilisé par l’absence de relai et le poids des pratiques. Ainsi cette étude a-t-elle été finalement confiée à une équipe qui n’intégrait pas la notion de durabilité et qui a repris les logiques d’études antérieures. Toutefois, pour la petite histoire, les propositions finales, n’ont pas été adoptées, jugées totalement contraires à l’objectif central du DUD par l’un de ces mêmes professionnels à l’initiative du projet qui, siégeant justement au comité d’évaluation, a fait barrage.
Figure 3. Rabat-Al Boustane, un éco-quartier en gestation avec le soutien de l’expertise française.
Source : ADEME (2011), Présentation au 3ième Salon international des équipements, technologies et services de l’environnement Pollutec, Casablanca
33Pour s’inscrire dans un changement de l’action urbaine encore à peine amorcé (redisons-le), les acteurs techniques, bien plus que les élus locaux, largement écartés des processus de décision concernant le DUD, s’approprient progressivement le référentiel et pilotent de nouvelles actions qui s’affirment et se cumulent, sans faire encore bien système cependant. Le DUD est toutefois fragilisé par l’usage multiforme qu’en font les acteurs de l’urbain pour justifier des options parfois même opposées. Par exemple, les programmes urbains en cours à Damas invoquent le DUD autour d’objectifs très variés, allant de la compacité urbaine et l’efficacité énergétique aux espaces publics en passant par l’urbanisme participatif (Clerc, 2011). Plus préoccupant encore, à Damas toujours, les projets d’urbanisme mis en place sont souvent en contradiction avec les textes programmatiques qui étaient censés les orienter vers le développement durable, notamment en termes de logement. Plusieurs programmes prônent ainsi la réhabilitation et finalement font des projets de rénovation urbaine (démolition / expulsion / reconstruction), qui traduisent la volonté de globaliser la capitale, une vision portée par certains décideurs du gouvernorat.
- 4 Cf. Barthel 2011b, une présentation détaillée de trois études de cas y est faite : la ville verte d (...)
34Si le vert n’est pas la couleur qui sied le mieux aux pays arabes tant l’eau vient à manquer dans de nombreux territoires, les projets de villes ou quartiers verts se multiplient : augurent-ils d’une rupture dans les manières de faire en urbanisme ? Au cours des cinq dernières années, des projets affichés comme « éco-quartier », « quartier durable » ou « quartier « environnemental » ont été lancés dans plusieurs pays arabes, dont les trois pays qui nous occupent ici, principalement – mais pas exclusivement – dans les métropoles. Le Maroc est, des trois pays, le champion des projets urbains labellisés « durables ». Deux projets de villes nouvelles visent en 2012 ce qualificatif, auxquels on peut ajouter les projets du développeur Alliances (Bab Drâa, Tifnit et « Sindibad » à Casablanca), ou encore ceux de la Caisse de dépôt et de gestion (en particulier Zénata et Rabat Al Boustane). Les développeurs autoproclament donc certains de leurs projets urbains sous cette étiquette, alors même qu’il n'y a pas encore de système stabilisé de suivi ni d'outils d’évaluation dans les pays arabes au sujet de l'éco-aménagement (Barthel, 2011b). Néanmoins, la diffusion du durable commence à se traduire par petites touches dans ces opérations d’aménagement (système mutualisé de climatisation, gestion de l’eau pluviale à ciel ouvert, études bio-climatiques accompagnant l’implantation des programmes immobiliers, gestion plus différenciée des espaces ouverts)4.
35Les trois pays semblent présenter un début de synergie entre des orientations politiques en voie de stabilisation sur le niveau d’exigences à poser en matière de qualité urbaine, architecturale et environnementale, les priorités à cibler (sur l’énergie, l’éco-construction, les transports publics) et les projets urbains conduits par des développeurs. Au Maroc, par exemple, la circulaire conjointe habitat-énergie des deux ministères respectifs enjoint dès 2010 d’accélérer l’utilisation d’énergies renouvelables pour les programmes neufs et les villes nouvelles de l’opérateur Al Omrane, acteur clé sous la tutelle directe du ministère de l’habitat. Certaines tentatives de quartiers affichés rapidement « durables » s’élaborent donc dans un contexte de formulation simultanée des stratégies, des outils et des normes du développement durable. Elles sont ainsi une sorte de génération spontanée, bénéficiant peu, voire pas du tout, d’un cadre de préparation. Il en ressort une certaine fragilité que l’on retrouve dans les trois pays. En Égypte, par exemple, les projets du développeur égyptien Sodic (en partenariat avec Solidere) ont été élaborés en parallèle d’une triple réflexion : une nouvelle loi réformant le secteur de l’électricité était en préparation en 2008 et 2009 et était toujours en attente, à la fin de 2011, d’être ratifiée au Parlement ; un système national de certification en matière d’éco-construction était à l’étude en 2009 et devrait être annexé en 2011 à la loi sur la construction, sous le registre des « recommandations » ; et les projets d’intégration aux transports collectifs en site propre n’en étaient qu’au stade des études de faisabilité avec une option qui se dessine en faveur des « Busways » (bus en site propre).
36À ce jour, rien n’est encore sorti de terre dans des pays pour lesquels l’écart est souvent de taille entre le projet et le résultat. Comment dès lors interpréter les premiers projets ? L’urbanisme durable dans ces trois pays peut être appréhendé comme une nouvelle niche dont les aménageurs (souvent privés), mais également les pouvoirs publics, saisissent bien le potentiel pour tester de nouvelles manières de faire, pour répondre à des appels étrangers de financements sur l’énergie, pour les déplacements, pour l’habitat écologique. L’élaboration des premiers éco-quartiers ne représente cependant qu’un des visages possibles d’un urbanisme innovant pour les pays. Trois limites sont évidentes : tout d’abord, cet urbanisme est très dépendant de l’expertise et des modèles du Nord, même si des transferts et appropriations par les acteurs locaux sont en cours ; ensuite, il est très focalisé sur la seule performance environnementale, il n’est pas du tout fondé sur l’évolution des pratiques quotidiennes et des modes de vie, et il est très rarement articulé à des objectifs de mixité et de solidarité ; enfin, il cible dans certains cas uniquement des classes aisées bénéficiaires, à l’image d’ailleurs de certaines expériences pionnières d’Europe du Nord des années 1990, et alors même que l’on peut douter de l’existence d’une bourgeoisie « écolo » dans les pays de la région, où les plus riches sont encore peu désireux de limiter l’usage de leurs climatiseurs et de leurs voitures.
37Il nous semble qu’un urbanisme durable pourrait s’expérimenter dans des quartiers au bâti dégradé (dits « informels » ou historiques). L’essentiel reste à inventer sur ce que pourrait être une vraie innovation tri-dimensionnelle (sociale, économique et environnementale) du réaménagement de ces quartiers et, de ce que nous connaissons de la région, peu existent encore. Il y a là une voie intéressante dans laquelle mobiliser les pratiques habitantes « traditionnelles » (dans le domaine de la réutilisation des déchets, de la gestion de l'eau, des savoirs constructifs) relevant d’un développement durable « low tech », mais n'en portant souvent pas le nom, pratiques qui peuvent être oubliées, voire contrariées par les démarches d'aménagement, y compris celles se réclamant du développement durable.
38L’agenda urbain dans les trois pays depuis les années 1970 reflète une diffusion indéniable du développement durable pris dans une multiplicité de contenus et d’acteurs impulsant des actions s’en revendiquant avec une accélération notable dans les années 2000 (Barthel et Zaki, 2011). Cette intensification est à ce sujet troublante, car elle paraît, à la lecture de la littérature scientifique, concomitante d’une financiarisation et d’une privatisation croissantes des mécanismes de production de la ville (entre autres Denis, 2011 pour l’Égypte ; Clerc et Hurault, 2010 pour la Syrie ; Berry-Chikhaoui, 2010 et Zaki, 2011 pour le Maroc). Le parallélisme rend l’interprétation difficile une fois de plus, d’autant que le néolibéralisme semble bien soluble dans un certain développement durable pratiqué par certains opérateurs, particulièrement du secteur privé, impliqués dans des éco-quartiers et autres innovations en matière de production propre et d’énergies renouvelables. Pour autant, nous pensons que la construction d’un agenda national urbain durable, même inachevée, contradictoire et fragile, révèle un changement amorcé dans les modes de production de la ville.
Figure 4. Le tournant de la ville nouvelle vers la ville durable ou l’alibi éco-technologique.
Source : Groupe Al Omrane (2010), Présentation au 2e Salon international des équipements, technologies et services de l’environnement Pollutec, Casablanca
39Pour terminer, comment mesurer le changement par rapport aux modes de faire en place, aux routines, à l’opacité volontaire des pratiques décisionnelles et, également, à la prégnance d’un laisser-faire des autorités au profit d’un secteur privé prenant en charge les secteurs de l’action urbaine les plus rentables ? Et le DUD expérimenté dans les trois pays étudiés s’accompagne-t-il d’un exercice de réflexivité, d’un retour critique sur l’action urbaine passée et présente ? Là encore il est difficile de répondre à ce stade de notre enquête. Et si l’on se tenait à la presse nationale des trois pays, il n’est pas une seule semaine sans que de nouveaux projets éminemment consommateurs de terrains et de ressources naturelles voient le jour : complexes touristiques, grands projets urbains, infrastructures lourdes, sans que les formes du débat public en soient modifiées ou que des mobilisations collectives s’amplifient. Business as usual alors ? Sans doute oui, mais le terrain nous a renvoyé également des signes plus nuancés, qui révèlent des formes de réflexivité s’immisçant dans la conduite de certaines actions collectives.
40De nouveaux exercices de planification plus stratégique et participative (plutôt en vase clos, au sein de la sphère des experts et des professionnels) se multiplient et témoignent à leur façon de nouvelles manières de faire : diagnostics plus poussés, critiques des choix du passé, construction collective d’une « vision », etc. Ces démarches encouragent une refonte de l’approche des villes nouvelles comme au Caire (Barthel, 2011a), la mise en cohérence du territoire métropolitain comme à Casablanca ou celui de la vallée du Bou Regreg à Rabat-Salé. Elles révèlent aussi la transformation profonde des modes de planification en cours à Damas et dans sa région depuis 2009. De nouveaux modes de faire opèrent ici et là, transformant les savoirs, infléchissant les cultures administratives ou les formations, notamment au Maroc, ou encore les syndicats professionnels, comme en Syrie où des cycles de conférences sur le développement durable ont été organisés à l’Ordre des ingénieurs. Certaines expériences demeurent néanmoins limitées. La ville nouvelle est souhaitée « énergétiquement positive » par l’aménageur Al Omrane au Maroc , là où sa justification n’est pas remise en question, ni sa localisation en rase campagne loin de tout (figure 4). Autre exemple, le quartier « environnemental » « Ouest de la rue 30 » (figure 1) est expérimenté à Damas, sur un des derniers espaces de production agricole en continuité avec la ville. Les projets n’affectent parfois qu’à la marge les processus de décision et révèlent une confusion souvent forte entre projet et stratégie, entre rentabilité pour les uns et intérêt général pour les autres…
41Enfin, signe aussi d’un processus de révision des politiques publiques inachevé, un bon nombre de ces politiques évoluent chacune dans son secteur en intégrant le DUD, mais on peut également repérer que leurs fondements n’ont pas encore évolué complètement. Par exemple, la politique en matière de transports urbains n’implique pas une remise en cause de la voiture. Si la réflexion sur les transports dits durables est initiée, elle est toujours concomitante d’une priorité donnée au développement (auto)routier, et se caractérise par l’absence d’une pensée transversale aux secteurs de l’habitat, des espaces d’activité etc. Il n’y a pas encore de chaînage des actions ou de pensée plus globale sur la ville comme cela est devenu la norme dans les villes du Nord marquées par une mise en cohérence de la réduction de la voiture en lien avec le développement de l’offre de transports collectifs, du vélo en libre-service, des espaces dédiés aux piétons et d’une politique de stationnement de plus en plus contraignante pour les voitures.