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Villes arabes, villes durables ? Enjeux, circulations et mise a l’épreuve de nouvelles politiques urbaines

LIMINAIRE
Pierre-Arnaud Barthel et Eric Verdeil
Traduction(s) :
Arab cities, sustainable cities? Challenges, movements and testing of new urban policies south of the Mediterranean [en]

Texte intégral

1Le changement climatique, l’urbanisme éco-responsable et la maîtrise de la consommation énergétique sont autant de questions qui ont été érigées depuis quelques années en problèmes publics sur la rive sud de la Méditerranée, dont s’emparent non seulement élus et pouvoirs publics, mais aussi acteurs privés, société civile (ONG et associations) et acteurs internationaux présents dans les pays. Et les villes en tant qu’espaces concentrant désormais une part majeure de la population et de la consommation énergétique, et en tant que systèmes complexes d’acteurs institutionnels et économiques, sont des lieux très sensibles d’expérimentation du développement urbain durable (DUD). Ainsi, la question de la diffusion de cette nouvelle injonction depuis au moins les années 2000 du côté sud de la Méditerranée est posée dans ses modalités, ses nécessaires adaptations et appropriations.

2Ce numéro ne vise pas à identifier la vulnérabilité environnementale des villes arabes, ni à dresser l'inventaire des institutions en charge, à l'échelle nationale, du développement durable. Il met plutôt l’accent sur les mobilisations et les projets se revendiquant, à l'échelle d'une ou plusieurs villes, de la problématique du développement urbain durable. Il porte sur les mots d'ordre et sur les formes de mobilisation un regard critique (théoriquement aussi bien que politiquement), à partir de plusieurs axes de questionnement.

3Les contributions réunies ici prolongent une réflexion ouverte par un réseau de chercheurs français et issus des pays des rives sud et est de la Méditerrannée, dans un colloque organisé en 2010 (Barthel, Zaki 2011), et poursuivie dans le cadre d’une recherche financée principalement par l’Agence universitaire de la francophonie (AUF 2010/2012-programme Mersi : « Ville durable au Sud de la Méditerranée »). En sollicitant la revue Environnement urbain, il s’agit en outre d’élargir le débat en direction d’autres chercheurs ne participant pas à ce programme. Résultat de la sélection opérée par le comité de rédaction de la revue, le numéro regroupe trois articles proposant des éléments de synthèse des réflexions du réseau cité, complétés par cinq autres articles en provenance d’horizons divers, témoignant de l’actualité de la thématique en question.

4Une tentative de lecture transversale des questionnements abordés par les différents auteurs conduit à identifier quatre thématiques. La première renvoie à la géographie du développement urbain durable au sud et à l’est de la Méditerranée, pour laquelle le numéro apporte des enseignements particulièrement riches. Il fait apparaître une géographie structurée par la circulation des idées et des pratiques, mais aussi marquée par des espaces-clés qu’on peut repérer à différentes échelles. André Donzel souligne fortement que l’espace méditerranéen constitue un espace d’échanges d’expériences, notamment entre métropoles. Ces circulations sont permises par un complexe entrelacs d’institutions, d’acteurs et de financements, au premier rang desquels les initiatives de l’Union européenne dans la foulée du Processus de Barcelone. Mais plus largement elles s’inscrivent dans des réseaux humains universitaires ou professionnels existants entre les deux rives de la Méditerranée. Toutefois, l’analyse par Amélie Pinel de la généalogie du système de bus à haut niveau de service (BHNS), actuellement en projet à Amman, met en valeur d’autres cheminements, plus complexes, entre initiative brésilienne, répliques en pays émergents et expertises des bailleurs de fonds internationaux ou occidentaux.

5La Tunisie apparaît surreprésentée dans ce dossier : c’est sans doute un effet du hasard mais cela renvoie aussi à la posture pionnière de ce pays à l’égard de la thématique environnementale, comme le rappelle la généalogie de ses politiques en faveur du développement durable (Bennasr, Megdiche, Verdeil ; Kahloun) comme de la maîtrise de l’énergie (Benalouache) dans les articles retenus. Pour autant, si le volontarisme tunisien en la matière n’est pas niable, les bilans thématiques dressés par les articles font apparaître des limites notamment liées au contrôle politique étroit par l’Etat des acteurs impliqués, ainsi que l’instrumentalisation politique permanente de cette thématique pour la légitimité du régime autoritaire aujourd’hui déchu.

6Le numéro apporte également un éclairage intéressant sur la spatialisation de ces politiques de développement durable. En première analyse, les articles confirment la place privilégiée des capitales politiques comme lieux de déploiements de ces mobilisations et expérimentations est indéniable : Amman en Jordanie (Pinel), la conurbation Rabat-Casablanca, Le Caire ou Damas (Barthel, Clerc, Philifert), Tunis (Benalouache, Kahloun). Pour autant, les autres textes montrent que des localités de second rang dans la hiérarchie urbaine, telles que Sfax en Tunisie (Donzel ; Bennasr et al.) ou Tripoli au Liban (Farah) se retrouvent également sur la carte du développement urbain durable, au moins sur le plan des intentions. De même, le bilan des expériences d’Agendas 21 locaux en Tunisie (Kahloun) ou des initiatives municipales dans le domaine de l’environnement au Liban (Farah) mettent à l’honneur de petites localités de banlieue ou des villes provinciales petites et moyennes éloignées des grands centres qui montrent, au moins sur le plan rhétorique mais aussi surement, à travers des initiatives concrètes même si elles sont modestes, une véritable diffusion du DUD à des échelles parfois négligées par la recherche.

7Une deuxième manière de lire ce dossier est de s’intéresser aux objets par lesquels les politiques du DUD sont mises en œuvre. Trois d’entre eux sont particulièrement cités : la planification urbaine, renouvelée par la planification stratégique (Donzel ; Bennasr et al.) ou les Agendas 21 locaux (Kahloun) ; les transports propres, notamment avec l’exemple – encore inachevé – du BHNS à Amman (Pinel) ou l’énergie avec les programmes ambitieux de la Tunisie en faveur de la production électrique par panneaux photovoltaïques ou les chauffe-eaux solaires (Belanouache). L’émergence de nouveaux standards de la construction, parfois à l’échelle d’éco-quartiers ou de « villes vertes » comme au Caire ou à Casablanca, Rabat et Benguérir (Maroc), est également à l’agenda mais au-delà de quelques projets dont plusieurs restent sur le papier, le bilan reste modeste et quelque peu incantatoire, sinon de nature purement promotionnelle (Barthel et al.). Ces objets sont parties intégrantes de technologies et d’approches standards. Les textes retenus n’apportent pas d’information sur des mobilisations ou des expériences concernant par exemple les vertus durables des tissus urbains traditionnels. Les pays et les villes de la région ne semblent pas des sites d’innovation particuliers. En revanche, la crainte souvent énoncée (Mancébo, 2011) d’une dérive du DUD par une prise en compte privilégiée des enjeux globaux, tels que le changement climatique, au détriment de l’amélioration de l’environnement et des conditions de vue locales, ne doit pas être exagérée. En effet, les « petites » mobilisations évoquées par Kahloun ou Farah ou la volonté d’une reconquête du littoral à Sfax (Bennasr et al.) s’inscrivent bien à l’échelle des villes à l’environnement longtemps sacrifié par la rapidité de l’urbanisation ou la priorité donnée à l’industrie.

8Un troisième enjeu est celui de la manière dont l’action publique est transformée par le DUD. Ce dernier fait l’objet de nombreuses attentes relatives à la transversalisation de l’action publique, ainsi qu’à une élaboration des politiques publiques plus concertée, participative voire démocratique. A cet égard, le rôle central joué par les Etats (ministères et agences nationales ad hoc) dans l’institutionnalisation du DUD (Barthel et al. ; Kahloun ; Bennasr et al.) a plutôt conduit à la reproduction des logiques préexistantes, hiérarchiques, top-down, expertes notamment sur les thématiques des énergies renouvelables, de l’industrie propre, de l’éco-construction. Néanmoins, plusieurs exemples soulignent quand même le poids pris dans ces nouvelles politiques par des autorités municipales ou métropolitaines, souvent appuyées par l’assistance internationale cherchant explicitement à soutenir une action publique plus décentralisée. C’est le cas avec la Municipalité du Grand Amman (Pinel), avec le Schéma de Développement du Grand Sfax (SDGS), appuyé sur une coopération intermunicipale inédite – quoique non institutionnalisée – en Tunisie (Bennasr et al.), ainsi qu’avec un certain nombre d’exercices d’élaboration d’Agendas locaux en Tunisie (Kahloun). Pour autant, ces démarches nouvelles font preuve de nombreuses fragilités, sans s’avérer toujours très durables, au sens premier du terme. En Jordanie, le dispositif de préparation du projet de BHNS butte sur une contestation ouverte qui révèle en creux son incapacité à prendre en compte les attentes des catégories les plus en demande d’une offre de mobilité alternative. A Sfax, une ouverture réelle en direction de la société civile du processus d’élaboration a eu lieu pour le SDGS mais elle a été subtilement encadrée par l’Etat, et n’a jamais remis en cause les domaines d’action éminents de ce dernier. Dans de nombreux agendas 21 locaux tunisiens, on constate un processus similaire, voire une instrumentalisation des documents au bénéfice de certains cadres politiques locaux de l’ancien régime. L'article de Daher développe dans cette perspective une argumentation importante à prendre en compte, même si ses études de cas renvoient finalement moins à des politiques urbaines liées à l'environnement urbain au sens étroit et plus aux enjeux sociaux et politiques du tournant néolibéral (il questionne néanmoins la "social sustainability" des projets qu'il examine, ce qui est un volet essentiel de la durabilité. Analysant le néolibéralisme comme "discours" et proposant pour cela un utile cadre d'analyse, il souligne à quel point les transformations de l'action urbaine reproduisent des formes de domination et constituent, en se renouvelant, de nouvelles sphères du capitalisme. Si cette question n'a pas été traitée directement dans les articles de ce numéro, c'est évidemment une hypothèse centrale dont la mise à l'épreuve doit guider de prochaines recherches.

9Le déclenchement des révoltes dans le monde arabe depuis 2011 interroge les politiques de DUD analysées dans ce numéro. Ces dernières, avec les tentatives de renouvellement de l’action publique qu’on vient d’évoquer, représentaient-elles le début d’un changement dans les modes de faire de l’action collective préfigurant le bouillonnement soudain qui a emporté les régimes de Ben Ali et de Moubarak et qui défie, à des degrés divers, les pouvoirs en place au Maroc, en Jordanie ou en Syrie ? Cette hypothèse, proposée notamment à propos de l’exemple égyptien (Barthel, Monqid 2011 ; Barthel, Monqid éds., 2011), est hardie et le recul manque pour une réponse assurée. Et les années 2011 et 2012 ont été davantage marquées par une reconduction des chantiers en cours, même si les nouvelles majorités politiques ont changé à l’échelle des pays : les méga-projets sont toujours perçus comme une opportunité majeure de développement et d’emploi, les villes nouvelles sont maintenues comme solution au développement urbain, tandis que l’éradication « à l’aveugle » des quartiers informels perdure sous de nombreuses formes. La prise de distance par les nouveaux pouvoirs islamistes semble finalement encore bien faible par rapport à l’héritage des années précédant 2011. Tout au plus, comme l’exemple tunisien le suggère, le marketing du développement durable (ses « boulevards de l’environnement » et autres « avenues de la qualité urbaine ») créé par le régime de Ben Ali a été bel et bien abandonné. Le développement durable y apparaît même dans le contexte actuel secondaire par rapport à d’autres demandes sociales au cœur des contestations, notamment portées par les syndicats, autour de la question de l’emploi. Les incantations au DUD paraissent se figer et les documents élaborés en son nom resteront peut-être lettre morte, traces de papier fragiles bientôt dispersées et égarées (Kahloun). En ce sens, cette thématique n’a-t-elle pas été un leurre, y compris pour les chercheurs ? Pourtant, on peut aussi arguer que les militants du DUD, en Egypte comme en Tunisie, sont de ceux qui placent désormais parmi leurs revendications premières l’exigence d’une démocratisation véritable de l’action publique locale. Le DUD aurait-il alors été comme une chrysalide protégeant la croissance d’un fruit inattendu, et rendant possible une mue majeure des villes de cette région du monde ? Le nouveau contexte représente à coup sûr pour les habitants des villes, les professionnels et les responsables politiques une promesse autant qu’un défi. Et pour la recherche, une nouvelle stimulation à rapprocher l’étude des politiques urbaines des mutations plus larges des sociétés.

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Bibliographie

BARTHEL P.-A., MONQID S. (eds.) (2011), “Le développement durable au Caire  : une provocation ?”, Égypte/Monde arabe, third series, no..8, http://ema.revues.org/index2966.html

BARTHEL P.-A., MONQID S. (2011). Le Caire : réinventer la ville, Paris, Autrement (Collection Villes en mouvement).

BARTHEL P.-A., ZAKI L. (eds) (2011). Expérimenter la « ville durable » au sud de la Méditerranée. Chercheurs et professionnels en dialogues, (Villes et territoires). La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.

MANCEBO F. (2011). “La ville durable est-elle soluble dans le changement climatique ?”, Environnement urbain, vol. 5, p. 1–9.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre-Arnaud Barthel et Eric Verdeil, « Villes arabes, villes durables ? Enjeux, circulations et mise a l’épreuve de nouvelles politiques urbaines »Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 7 | 2013, mis en ligne le 16 septembre 2013, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/eue/324

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