1En 2005, REBAR un collectif d’artistes, designers, paysagistes et activistes installés à San Francisco décide de convertir un espace de stationnement en un espace vert, ludique artistique et citoyen « en miniature », le temps d’une journée. Au départ, l’expérience n’avait pas forcément vocation à être reproduite dans l’espace ou dans le temps, mais la diffusion d’une photo de l’installation va très rapidement circuler sur le web et faire du « Park(ing) Day » un évènement spécifique et clairement identifié à l’échelle internationale. Park(ing) Day est parti du constat qu’à San Francisco plus de 70% des espaces en plein air étaient dédiés aux places de stationnements privés. Par la réappropriation de ces places de stationnement, citoyens, artistes et militants ont collaboré pour transformer temporairement un espace traditionnellement dévolu à l’automobile en d’éphémères espaces verts et publics. Depuis, l’ambition de ce mouvement est d’amener les citoyens et les responsables politiques à envisager des formes de réversibilité dans l’aménagement et repenser ainsi la façon dont les rues et l’espace urbain sont utilisés, afin d’engager une réflexion globale sur la notion de qualité de vie en ville en y interrogeant la place faite à la nature, à l’art et à l’espace public.
2En se fondant sur une étude du mouvement Par(king) Day, à partir des terrains parisien, lillois, bruxellois et montréalais, l’objectif de cet article est d’interroger les liens entre une pratique d’activisme dans l’espace public et un processus de labellisation de ces actions à l’échelle internationale. Nous faisons donc l’hypothèse selon laquelle le Park(ing) Day est devenu un label, c’est-à-dire un évènement mondial strictement encadré par un processus de « franchisation » qui s’exprimerait par des formes édulcorées d’activisme. En effet, si l’ensemble de ces actions permet, a priori, de réintroduire des enjeux de société dans un évènement de type culturel, éphémère et festif, cet activisme d’entre soi n’est pas politiquement engagé, au sens partisan du terme, ni véritablement conflictuel, mais plutôt porté par et destiné aux jeunes adultes des secteurs centraux et/ou gentrifiés des grandes métropoles occidentales. Plusieurs questionnements sont soulevés par cette étude :
3Quels sont les ressorts, les logiques d’institutionnalisation et les effets de cette labellisation du mouvement, notamment au regard des filiations, concepts ou idéologies plus anciennes revendiquées par certains activistes? Quelles conséquences cette labellisation a-t-elle sur les profils, les pratiques militantes et les répertoires d’action utilisés (Tilly, 2000)? Quels parallèles, pourrait-on établir avec d’autres évolutions contemporaines dans les domaines culturel, urbain et politique? Bref, comment Park(ing) Day nous renseigne-t-il sur le visage de l’activisme urbain aujourd’hui?
4Pour répondre à ces interrogations, différents terrains métropolitains ont été mobilisés (Paris, Lille, Bruxelles et Montréal) à travers l’encadrement universitaire de stages professionnels de Master 2 dans des organismes directement impliqués dans l’organisation d’un évènement labellisé du Park(ing) Day. D’autres sources ont également été utilisées : la revue de presse classique, l’analyse des sites web et des réseaux sociaux, la littérature grise interne à chaque organisation, l’observation des installations et, enfin, la réalisation par les auteurs d’entretiens semi-directifs avec différents acteurs engagés dans le mouvement du Park(ing) Day.
5La première partie présente les origines du mouvement et sa diffusion en France, en Belgique et au Canada en interrogeant, principalement, les dynamiques d’institutionnalisation et de labellisation du mouvement à l’échelle internationale. La seconde partie interroge les représentations des acteurs impliqués dans ce mouvement et leurs pratiques militantes.
6Des concordances existent, à l’évidence, entre le mouvement Park(ing) Day et le mouvement mondial « anti-voiture » porté, notamment, par la communauté internet mondialisée Carfree, ou la revue en ligne Car Busters, qui coordonnent depuis 1997 les actions d’individus et de groupes « anti-voiture » à travers le monde. La contestation orchestrée porte sur l’omniprésence, la « tyrannie» de l’automobile, aussi bien dans l’espace physique que dans l’imaginaire collectif, et sur les « dégâts » engendrés par son utilisation et la construction des infrastructures nécessaires. De la même façon, il y a aussi concomitance entre la date de création de Park(ing) Day et celle de la publication du livre de Marcel Robert, le fondateur de Carfree France, Pour en finir avec l’automobile (2005). La revendication porte à la fois sur des questions d’intérêt collectif, de santé publique et d’écologie, et sur l’importance de l’espace public ainsi dévolu aux usages automobiles (routes, autoroutes, échangeurs, usines et décharges, parkings). Plus encore, ces militants accusent la voiture de dénaturer l’espace urbain en ruinant l’urbanité même, en créant des barrières physiques et pratiques entre les personnes, et en favorisant l’individualisme. Le mouvement anti-automobile encourage le développement des mobilités alternatives et des infrastructures de transports publics. Il pointe l’incapacité du système actuel et prévoit sa fin inéluctable en lien avec l’épuisement des ressources pétrolières. Au sein de cette communauté militante essentiellement numérique, les citoyens sont encouragés à ne pas attendre une nouvelle crise pétrolière pour apprendre à vivre sans leur voiture et réclamer l’adaptation de l’aménagement du territoire à ce nouveau mode de vie (Denais, 2012).
7Mêlant à la fois des revendications liées à l’activisme anti-voiture et des réflexions plus larges portant sur l’espace public urbain, le mouvement Park(ing) Day est d’origine nord-américaine. Le premier évènement a été organisé, en 2005, à l’initiative de REBAR, une agence de design de San Francisco, se présentant elle-même comme un « bureau interdisciplinaire opérant à l’intersection de l’art, du design et de l’activisme » . La publication d’une photo de ce premier « parc » sur les réseaux sociaux a fait très rapidement le tour de la planète et a suscité de multiples initiatives similaires.
8Le groupe se donne comme objectif de mener des actions concrètes de réappropriation de l’espace urbain. Il effectue ainsi des performances et des installations éphémères ou mobiles qui s’immiscent dans l’ordinaire urbain en redéfinissant l’espace public et ses usages.
Figure 1. La première édition du Park(ing) Day à San Francisco (2005)
Source : © Rebar: http://api.ning.com/files/PZmd1I1GLRdEV0NLC*-DoY2gW-CXy47X4QQN9s0R6ZDnGMsT8k70*lEp5zmI0-30/rebar_parkingday_01.jpg, consulté le 21 février 2014.
9Par l’intermédiaire des réseaux sociaux, l’idée s’est progressivement répandue et des actions ont aujourd’hui lieu dans des centaines de villes réparties sur l’ensemble de la planète. En 2008, les activistes du Park(ing) Day revendiquaient plus de 500 installations dans plus de 100 villes à travers l’Amérique du Nord et du Sud, l’Europe et l’Australie. En 2011, ils revendiquaient plus de 975 parcs dans plus de 162 villes réparties dans 35 pays et 6 continents. Park(ing) Day est ainsi devenu un évènement annuel international, à date unique (normalement le troisième vendredi de septembre), pour tous les groupes affiliés au label Park(ing) Day, quel que soit leur pays de résidence.
Figure 2. La diffusion du Park(ing) Day depuis 2005
Source : Figure réalisée d’après les données disponibles sur le site suivant : http://parkingday.org, consulté le 21 février 2014
Figure 3. La carte des implantations de l’édition 2013
Source : Figure réalisée d’après les données disponibles sur le site suivant : http://parkingday.org, consulté le 21 février 2014.
Figure 4. Un « pop up café » à New York inspiré par le Park(ing) Day
Source : http://midtownlunch.com/downtown-nyc/files/2010/08/DSC01141.jpg, consulté le 21 février 2014.
10Le concept imaginé consiste donc en la réappropriation des places de parking et leur détournement en espaces verts, ludiques ou artistiques. Chaque activiste peut laisser libre cours à son imagination et inventer toute sorte d’arrangement, mais il doit rester dans le cadre défini par REBAR et s’inscrit de ce fait dans une dynamique de labellisation. Ces occupations éphémères et fantaisistes se traduisent par exemple par « une grande variété d’initiatives : terrasse mobile, installation lumineuse nocturne, concours de Street Badminton, recyclage de cagettes en cabane temporaire, jeu sur les parcours urbains rêvés, voiture-jardin, potager imaginaire, quizz sur le développement urbain, aires de repos, etc. » (Dédale, 2010, 4). Un « manuel » est accessible sur Internet et offre des conseils aux individus désireux de se lancer dans l’expérience Park(ing) Day. Le manuel est au fondement pratique du processus de labellisation. Il est ainsi recommandé de réfléchir à la localisation de la place de parking investie, afin qu’elle soit accessible et sécurisée ; de faire attention aux types de matériaux utilisés et de penser à leur réutilisation future; d’organiser et de médiatiser son occupation; d’expliquer son action auprès des passants et des autorités, etc.
11Le manifeste français de Park(ing) Day explicite son intervention en décrivant les places de parking payantes comme des « niches urbaines dévalorisées et sous-utilisées » requalifiées par « des expérimentations créatives, sociales, politiques ou artistiques », permettant ainsi l’exposition de « besoins non satisfaits ». Les militants sont incités à « explorer l’étendue des manques sociaux, culturels et écologiques de leur aire urbaine » (p.1). Selon ces activistes, il s’agit de mettre en avant d’autres pratiques de la rue comme espace public (le jeu, les sociabilités, etc.) qui ont été délaissées au profit de la simple activité automobile. Ce mouvement cherche ainsi à interpeller les pouvoirs publics sur « la fabrique d’une ville créative et attentive aux habitants », à promouvoir un urbanisme prenant davantage en considération les nouveaux usages urbains qui se développent.
12Même si la transformation de la place de stationnement n’a lieu qu’une seule journée, le groupe REBAR souligne la dimension transformationnelle de telles actions qui peuvent avoir des effets bien au-delà des quelques places de stationnements. Il estime, par exemple, avoir inspiré le programme de « Parklet » mis en place par la municipalité de San Francisco ou encore du « pop up café » de la ville de New York. Dans ce sens la forte visibilité du label Park(ing) Day serait aussi une source d’inspiration pour d’autres installations artistiques et urbaines qui ne reprennent pas forcément le nom inventé par REBAR mais participent de ce changement de paradigme en faveur d’une occupation réversible et alternative de l’espace public : « is that PARK(ing) Day, which began as a guerilla art project, has been adopted by cities and integrated into their official planning strategies. A relatively modest art intervention has changed the way cities conceive, organize and use public space. » .
13Ainsi envisagé, Par(king) Day pourrait s’apparenter à une forme d’art contextuel. Paul Ardenne (2002; 2011) a dressé un inventaire de ces processus de création aux registres d’intention multiples, « entre volonté opératoire, mise en forme du lien social et révélation des tensions caractéristiques du fait urbain » (Ardenne, 2011 : 2), dont la ville est le théâtre depuis l’époque moderne et plus encore le XXe siècle. Goût de l’intrusion, défiance envers la commande instituée, velléités de clandestinité, l’art public concentre toutes les formes de création, s’extrayant physiquement des lieux traditionnels de l’exposition, et se fonde sur une adresse directe au public mis à contribution à travers des performances réalisées de manière impromptue, sans avertissement : le primat est ainsi désormais donné à la présentation et non plus à la représentation (Pierre Restany) .
14Le rapport entre politique et art dans le Park(ing) Day peut aussi renvoyer à une forme d’artivisme (Bautès, 2010) qui associe production artistique et engagement politique en faveur d’une vision alternative du développement urbain. Ainsi, pour Lemoine et Ouardi, (2010) :
« L’artivisme est l’art d’artistes militants. Il est parfois l’art sans artiste, mais avec des militants. Art engagé et engageant, il cherche à mobiliser le spectateur, à le sortir de son inertie supposée, à lui faire prendre position. C’est l’art insurrectionnel des zapatistes, l’art communautaire des muralistes, l’art résistant et rageur des féministes queers, l’art festif des collectifs décidés à réenchanter la vie, c’est l’art utopiste des hackers du Net (hacktivistes d’une guerilla teckno-politique), c’est la résistance esthétique à la publicité, à la privatisation de l’espace public... Dans cette galaxie, on trouve JR, Zevs, les Yes Men, les Guerilla Girls, Critical art ensemble, Reclaim the streets, Steven Cohen, Reverend Billy, etc ».
15Certains participants au Park(ing) Day confirment cette perspective en insistant sur la relation entre art et espace public, notamment à travers la notion de design urbain. Cette pratique du design urbain permet alors, d’insister sur la dimension citoyenne dans leur définition de l’art :
16« Il fait partie de l’espace public comme d’autres fonctions et usages, l’art vient apporter un plus, il dépasse l’espace public comme un lieu fonctionnaliste pour révéler d’autres choses. Ça aussi dépend de ce qu’on entend par art? Art public? Performance? Le designer urbain s’intéresse à faire des lieux qui peuvent accueillir ces appropriations artistiques, laisser les choses émerger de façon spontanée. Donner le droit d’évoluer dans le temps. (…) Dans le Park(ing) Day, l’idée est moins de se révéler comme un artiste que comme un citoyen engagé avec une identité de revendication autour d’une expérience sociale. C’est de l’art et de la politique en même temps. On descend des situationnistes, lorsqu’on sortait de l’art contemporain rigide.
17Affranchir le quotidien de ses contraintes fonctionnelles, lui redonner de la magie par le jeu libre et subversif de situations sans cesse nouvelles, par le désordre comme source d’émancipation, de « désaliénation »; pratiquer les « dérives urbaines» pour mieux saper les fonctions planifiées de la ville, retourner l’art comme partie prenante de la société de consommation et du « spectacle » (Debord, 1967) : telles étaient bien les ambitions de l’Internationale situationniste (1957-1972) . En dépit d’une filiation revendiquée, il semble que nous soyons ici assez éloignés de sa radicalité qui confinait parfois à l’autodestruction.
18Par(king) Day se situerait à nos yeux plus près du tactical urbanism que de l’artivisme radical. REBAR se réclame d’ailleurs de ce mouvement de l’urbanisme tactique et le définit comme « the use of modest or temporary revisions to urban space to seed structural environmental change » (Merker, 2010 : 49). Cela s’inscrit bien dans la filiation du groupe Streets Plans Collaborative, un cabinet d’urbanisme, de design urbain et de sensibilisation aux questions urbaines installé à New York qui présente et théorise en deux volumes, en libre accès sur leur site (www.streetplans.org), toute une série d’exemples dont Park(ing) Day, Guerilla Gardenning, Play Streets ou encore Open Streets. En lien avec cet urbanisme tactique, Rebar met aussi en avant le concept d’urbanisme généreux : « Rebar defines generous urbanism as the creation of public situations between strangers that produce new cultural value, without commercial transaction. » (Merker, 2010 : 51). Les participants montréalais confirment cette perspective : « On a un intérêt sur la participation, sur le tactical urbanism, sur les nouvelles façons d’expérimenter, plutôt que développer des gros projets de plusieurs millions. On fait la promotion d’une approche bottom-up du développement urbain » .
19Le vendredi 19 septembre 2008 le premier parc français du Park(ing) Day est organisé par le mouvement Vélorution qui prône une plus grande place pour le vélo dans l’espace urbain. L’importance des réseaux militants écologistes dans le repérage et l’expérimentation du mouvement en France est ici à souligner. Il faut attendre 2010 pour que le Park(ing) Day prenne plus d’importance.
20C’est à l’initiative d’une jeune architecte – Sophie Bigand (2010) – étudiante en master d’urbanisme à l’Université de Lille 1 et en stage de fin d’études à l’agence d’architecture et d’urbanisme Pattou Tandem, que le premier «parc » lillois s’installe au pied de ses bureaux installés dans le Vieux-Lille, le 15 septembre 2010.
21Côté voie, un large panneau aux dimensions d’une place de stationnement (5 m de long) est évidé en son sens par la découpe d’une voiture. La structure interpelle : dans la linéarité de la voie et la succession de voitures en stationnement, le « négatif » fait signal, révélant le volume et la place nécessaire à chacune d’elles, manœuvres comprises. Le panneau fonctionne également comme « un décor »/paravent, isolant l’installation du trafic automobile tout en laissant percevoir l’intervention paysagère réalisée au verso. Côté trottoir, l’espace ainsi libéré est rendu aux piétons. La structure en bois devient une série d’étagères permettant l’installation de plantes en pots au sol et de jardinières. Une terrasse est aménagée en son centre invitant le passant à s’arrêter et à prendre une pause au milieu de la végétation ainsi disposée : « C’est alors un moment d’échanges avec les architectes-urbanistes sur les thèmes des mobilités et de la place de la voiture en centre-ville ». L’agence Pattou Tandem s’est impliquée en développant la série d’arguments suivants :
« La thématique explorée par Park(ing) Day rencontre les préoccupations qui sont les nôtres : quelle place accorder à la voiture dans notre quotidien, comment mieux l’organiser ou la gérer pour faire la part belle aux piétons, aux espaces verts, comment offrir des espaces d’échelles et d’ambiances variées, où la nature tient une large place, susciter des désirs d’appropriation, de rencontre, un regard positif des habitants sur leur environnement urbain. Ces débats nous les menons tous avec nos maîtres d’ouvrages, élus, techniciens, habitants des villes ou des quartiers sur lesquels nous intervenons. PARK(ing) Day est l’occasion d’une démarche plus engagée et plus directe à la rencontre des citoyens ».
22La Voix du Nord du 18 septembre 2010 s’est fait l’écho de cette journée, en titrant : « Park(ing) Day : occuper autrement l’espace urbain » ou comment prendre l’évènement au pied de la lettre, en quelque sorte, par le dessin d’une voiture. Ce ne sont pas une, mais trois interventions qui ont lieu dans Lille ce jour-là, mais seule l’installation de l’agence Pattou Tandem est demeurée en place toute la journée. Dans l’article on apprend qu’une question était posée aux passants : « Et vous, que feriez-vous de cet espace ? », avec la possibilité de répondre sur des cartes qui, une fois ramassées à la fin de la journée, étaient censées être gardées pour servir à la réflexion ultérieure.
Figure 5. La première édition lilloise du Park(ing) Day (2010) – parc réalisée par l’agence Pattou Tandem
Source : tandem+, architectes-urbanistes, Lille (T: 03 20 55 03 33)
23Au-delà de cet exemple lillois de départ, l’essor ultérieur du mouvement en France doit beaucoup à la mobilisation de Dédale, une association de loi 1901 qui relaie en effet l’appel à mobilisation du Park(ing) Day depuis 2010, et se retrouve au cœur du processus de labellisation des installations françaises du Park(ing) Day. Dédale se décrit comme une « agence européenne consacrée à la culture, aux technologies et à l’innovation sociale ». Elle est, de fait, soutenue par la Commission européenne, le Ministère de la Culture et de la Communication, la région Ile-de-France et la Ville de Paris. Son champ d’activité recouvre le développement territorial, la production artistique, l’évènementiel, la recherche et le conseil aux collectivités publiques et aux institutions européennes. Elle est spécialisée dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et leurs usages dans des domaines tels que l’urbanisme, les médias, la culture, le patrimoine ou encore l’environnement. C’est dans le cadre de Playgreen, une action du programme Smartcity , que Dédale a décidé de se faire relais de l’évènement Park(ing) Day en France :
« Smartcity est un programme européen de recherche et de production artistique portant sur le thème de la ville créative, intelligente et collaborative. À la pointe des nouveaux usages et des dernières avancées technologiques, Smartcity propose de transformer l’espace urbain et d’imaginer une vision alternative de la ville, qui (re)donne aux habitants une place centrale. À Paris, il est conduit en partenariat avec la Cité internationale universitaire de Paris / Service du Patrimoine et donne lieu, depuis 2007, à une expérimentation artistique et urbaine grandeur nature sur le territoire du sud parisien ».
24Après avoir été initié à la Guerrilla Gardening en 2007 (Reynaud-Desmet, 2011; 2012), lors de la première rencontre internationale Smart City, Dédale a lancé une série d’actions artistiques et citoyennes autour de la thématique « ville, nature et développement durable », sous le nom de Playgreen. Ils collaborent avec le collectif REBAR lors d’une conférence internationale sur la ville créative et collaborative en janvier 2010. À la suite de cette rencontre, Dédale décide de devenir le relais français du Park(ing) Day.
25Depuis que Dédale organise la mobilisation, on assiste à un fort développement du nombre de parcs : l’édition 2012 de Park(ing) Day a donné lieu à des manifestations dans quelque 25 villes avec la réalisation de 250 parcs (dont une centaine pour la seule capitale, surreprésentée), 1 000 citoyens mobilisés et 30 000 personnes sensibilisées, selon les chiffres officiels de la coordination nationale du Park(ing) Day. Dédale se trouve donc au cœur des mécanismes d’institutionnalisation du mouvement en France. Dédale a permis la médiatisation du manifeste de REBAR en accompagnant les différentes initiatives locales. Les moyens déployés par l’association permettent en effet d’amplifier la mobilisation et de s’assurer que tous les parcs respectent le manifeste, utilisent le logo et participent ainsi à cette mise en réseau et labellisation aux échelles française et internationale.
26Depuis 2010 et l’investissement de Dédale dans la promotion médiatique et la diffusion spatiale du Par(king) Day, nous constatons aussi une certaine « notabilisation », proportionnelle à la popularité du mouvement avec l’organisation de débats et d’évènements transversaux impliquant des associations diverses, mais aussi des élus. En 2010, une Parade verte à vélo est menée dans Paris par Dédale et REBAR, invité pour l’occasion, donne une conférence et propose une déambulation sur le thème du parking organisée par l’association les Promenades urbaines qui se propose d’ « Explorer la ville autrement, en devenir un acteur lucide et conscient » ou encore une rencontre Green Drinks Paris et un pique-nique vert à la Cité internationale universitaire de Paris. En 2012, des ateliers-débats ont lieu toute l’après-midi dans le cadre de la préparation du Livre vert. Jacques Boutault, le maire écologiste du IIe arrondissement de Paris, et Julien Bargeton, l’adjoint au maire de Paris, chargé des déplacements, des transports et de l’espace public concluent la séquence, suivie par un pique-nique festif agrémenté de performances artistiques.
27Participant de cette institutionnalisation du Park(ing) Day, le projet de Livre vert tente en effet d’offrir un débouché politique à la mobilisation. Préparé par Dédale, en parallèle du Park(ing) Day, le futur Livre Vert est présenté comme un ouvrage pédagogique, à destination des élus, et traitant des nouvelles pratiques urbaines déclinées sur les thèmes suivants :
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ville collaborative : co-conception de l’espace public
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ville verte : biodiversité et nouveaux usages (« green guérilla », agriculture urbaine, jardins partagés, etc…)
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ville innovante : nouvelles technologies et services urbains innovants
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ville réenchantée : intervention artistique et espace ludique
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ville mobile : écomobilité et voiries du futur (espaces partagés, zones de rencontres, vélorution…).
28C’est précisément pour nourrir ce projet, que l’association a organisé lors de l’édition 2012, des ateliers-débats avec « de nombreux acteurs de l’espace public pour un grand moment de partage d’initiatives et de réflexion collective ». En effet, le Livre Vert entend donner « la parole aux nombreux acteurs impliqués sur les enjeux de la réappropriation citoyenne de l’espace public, qu’ils soient élus, habitants, chercheurs, fonctionnaires des collectivités publiques, associations, professionnels (designers, urbanistes, architectes, paysagistes, artistes), groupements d’intérêt public,… résidents en France ou à l’étranger » (extraits d’entrevue n°5).
29L’atelier était donc ouvert à tous, mais des invitations ont été spécifiquement lancées à des élus, des universitaires, des entrepreneurs, des responsables associatifs ou encore des activistes aux pratiques plus radicales telles que le groupe Guerilla Gardening de Paris. Initialement, le Livre Vert devait être publié en 2012, mais sa publication a été repoussée, principalement par manque de temps, de ressources financières, mais aussi techniques en matière d’urbanisme, le profil des salariés étant plutôt tourné vers l’animation culturelle ou les nouvelles technologies. Dédale assimile davantage la réalisation de ce Livre vert à un « processus » dont l’aboutissement n’est pas essentiel même si elle conserve quand même l’espoir de le publier avant les élections municipales de 2014. Le projet de Livre vert offre donc un débouché institutionnel à la mobilisation, pour passer de l’évènement festif au processus politique et transformationnel de certaines pratiques sociétales. Cependant, la mise en débat des thèmes du Livre Vert renverrait plus à un entre-soi de la « galaxie écologiste », associant militants, élus et experts, sans parvenir réellement à susciter une large participation citoyenne.
Figure 6. La programmation culturelle du Pigeon Hole lors de l’édition 2010
Source : friche et célèbre, édition 2010
30À Montréal, la présence des mouvements sociaux urbains est ancienne (Hamel, 1990 ; Douay, 2012). Aujourd’hui, les mobilisations sont moins conflictuelles que dans le passé et la question de l’art urbain gagne en importance et visibilité depuis que la cité est devenue en 2006 « ville de design » pour l’UNESCO. Une large scène artistique s’y distingue dans la réappropriation de l’espace urbain. Les initiatives du mouvement Park(ing) Day s’y sont rapidement insérées en s’inspirant de différentes réalisations, notamment dans la transformation des nombreuses friches ou « dents creuses » dans le tissu urbain. À la différence de la France, le faible développement du mouvement tient d’abord à l’absence d’une association ou d’une institution, comme Dédale, qui permettrait de rassembler, accompagner et structurer les différentes mobilisations citoyennes. Durant les premières années, le développement du Park(ing) Day au Québec s’effectue en dehors d’une dynamique de labellisation. Le groupe REBAR agit plus comme une référence et une source d’inspiration pour des évènements qui ne vont pas s’inscrire directement et explicitement dans le mouvement.
31Ainsi, pendant trois étés, un groupe d’une dizaine de jeunes bénévoles provenant des milieux de l’architecture, du design, de l’urbanisme et du paysage vont participer à la transformation d’une friche en un espace ouvert sur la ville dénommé Pigeon Hole :
« L’inspiration venait du Park(ing) Day, mais avec une dimension géante et pour une saison entière au lieu d’une journée ; l’idée était de se réapproprier un espace de voiture, mais à des fins citoyennes, culturelles et environnementales. C’était conçu comme un libre service pour les résidents, les travailleurs, les promeneurs… Il y avait une programmation autour de trois thèmes :
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Concert champêtre : jazz, classique pour le midi pour les travailleurs
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Atelier de design & mode : création de bijoux, de chapeaux; la table pour manger pouvant servir comme atelier
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Projections de cinéma : plutôt des jeunes producteurs, diversité des formats, aussi des créations originales pour le parc ».
32La dimension artistique se retrouve au cœur du projet affiché de réappropriation de l’espace, tant dans son aménagement que dans l’animation qui va l’accompagner.
33Pour les organisateurs, cette initiative ne correspond pas à un activisme classique, mais plutôt à une pratique contemporaine du « place making » et du « tactical urbanism » évoqué précédemment. La dimension artistique est envisagée sous l’angle de l’appropriation citoyenne des espaces publics plus que sous une forme de luttes urbaines ou de pratiques activistes :
« Il ne s’agissait pas de guérilla, mais d’une intervention concertée et citoyenne. (…) On avait la vision d’un parc citoyen, on désirait la rencontre avec les résidents, les passants ou encore par l’intermédiaire de notre page Facebook. (…) L’idée était de créer une matrice pour que les gens se l’approprient ».
34À cette expérience a succédé le « Belvédère éphémère » organisé par Olivier Lapierre, un des fondateurs du Pigeon Hole. L’initiative est liée à l’association Les amis de la Montagne, un groupe important de la société civile montréalaise, impliqué dans la défense de l’espace naturel du Mont-Royal. Le but de l’intervention était d’élargir la base militante à de nouveaux publics et visait plus particulièrement la mobilisation « des jeunes de la classe créative » autour d’un « chantier de création » . Ainsi les 50 artistes et designers montèrent 10 installations qui devaient devenir un « laboratoire d’idées » afin d’interroger l’avenir des marges du Mont-Royal alors que ce dernier courrait à leurs yeux des risques importants de privatisation et de densification :
« On voulait intervenir dans l’espace urbain lui-même avec une intervention sur la bretelle d’accès qui longe un grand axe automobile. On a l’idée de fermer la bretelle et aussi de faire un belvédère, car nous sommes sensibles à l’enjeu de la préservation des vues. L’idée vient par le Park(ing) Day et aussi avec le festival des jardins de Lyon, en France. On choisit une approche pour impliquer le plus possible. On n’organise pas de charrette, mais des installations avec un appel à projets avec des équipes pluridisciplinaires. On a donc l’idée de questionner l’accessibilité, mais aussi, plus largement, tout le langage urbain. On a une dimension artistique avec des installations d’art public conçues surtout par des designers, on retrouve beaucoup d’interrogations sur la place du piéton en ville. Chaque installation visait à explorer la sémantique associée au lieu ».
35L’organisateur est conscient de la dimension politique de l’évènement, mais ne l’inscrit pas comme une lutte urbaine classique :
« On fait donc le choix d’installation, mais pas d’une action classique avec des pétitions. On voulait sortir des modèles traditionnels pour avoir des médiums attractifs, on ne voulait pas être contre la voiture ou la privatisation, on voulait seulement être pour, pour un belvédère au lieu d’être contre les projets. C’est un changement d’attitude ».
36Un changement d’attitude similaire, une même envie de prendre ses distances avec les cadres pratiques et langagiers issus des conflits urbains des années 1960-1970 ont été finement analysés par l’anthropologue David Jamar (Jamar, 2012) à propos de l’occupation de l’Hôtel Central à Bruxelles dans les années 1990 et ses reprises plus indirectes. À travers l’émergence de groupes qui se conçoivent comme des plateformes (PleinOpenAir, StudioOpenSadt/ville ouverte, Bocas Locas, Limit-Limiet) créativité, projets éphémères, pensée sur la ville et moment politique s’allient, inventant un mode organisationnel in situ, qui scénarisent un ou des lieux et permettent aux actions de s’articuler entre elles.
Figure 7. L’aménagement du « Pigeon Hole » dans le Vieux-Montréal
Source : friche et célèbre, édition 2010
37Par la suite, et à l’image du rôle de Dédale dans l’institutionnalisation du mouvement en France, l’influence du Conseil régional de l'environnement de Montréal (CRE-Montréal) grandit. Celui-ci se présente comme :
«[un] organisme à but non lucratif indépendant, consacré à la protection de l’environnement et à la promotion du développement durable sur l’île de Montréal. Par le regroupement et la concertation de ses membres, par ses activités de sensibilisation, de représentation publique et ses différents projets-action, il contribue à l’amélioration de la qualité des milieux de vie et de l’équité sociale sur l’île de Montréal».
Figure 8. Le ciné-parc de l’ADUQ
Source : http://www.flickr.com/photos/aduq/page1/, 21 février 2014
38En 2011, le CRE-Montréal commence à s’intéresser à la question du stationnement et se lance dans la rédaction d’un guide à l’intention des décideurs : Le stationnement, un outil incontournable de gestion de la mobilité et de l’aménagement durables, à l’intention des décideurs . L’organisme invite à Montréal Donald Shoup, professeur d’urbanisme à Université de la Californie à Los Angeles et auteur du livre The High Cost of free Parking. En 2012, Le CRE-Montréal reçoit un mandat du Fonds d’action québécois pour le développement durable pour développer des projets-pilotes sur la question du stationnement dans quatre arrondissements de l’île de Montréal. L’organisation du Park(ing) Day s’effectue alors dans le cadre de l’évènement « En ville sans ma voiture » et de la campagne « Par notre PROPRE énergie ». Pour illustrer le processus d’institution-nalisation, nous pouvons encore citer les divers soutiens tels que ceux de l’Agence métropolitaine de transport, de Stationnement de Montréal, du Fonds Vert, du Ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs, du Centre québécois d’actions sur les changements climatiques ainsi que ceux de plusieurs arrondissements de la ville de Montréal. Au total, l’édition 2012 a permis la transformation de plus de 60 espaces de stationnement impliquant 80 organisateurs directs soutenus par plus de 35 organismes. Pour 2013, on peut mentionner la participation de 130 organismes et la transformation de 250 places de stationnement.
39Dans cette mobilisation, le rôle de l’association du design urbain du Québec (ADUQ) est à souligner. Récemment créée par un groupe de jeunes designers urbains bénévoles, l’ADUQ a organisé un concours afin de récompenser les meilleures installations à Montréal, mais aussi dans l’ensemble du Québec. Lors de l’édition 2012, ils ont décidé d’installer un ciné-parc dans le quartier du Vieux-Montréal, en référence aux grands stationnements nord-américains des décennies 1960-1970, pour y projeter un film présentant différents quartiers de Montréal devant une trentaine de personnes.
Figure 9. Processus d’institutionnalisation du Par(king) Day
Source : figure réalisée à partir des données de terrain récoltées par les auteurs
40L’organisation linguistique du pays structure les différents acteurs du mouvement écologiste et nous retrouvons cela dans l’émergence du Park(ing) Day en Belgique. Nous pouvons commencer par l’étude de la communauté francophone. En Région wallonne, l’institutionnalisation du mouvement s’appuie, depuis 2010, sur le réseau Inter-Environnement Wallonie (IEW), et son pendant dans la Capitale : Inter-Environnement Bruxelles (IEB), une fédération d’associations environnementalistes et militantes du cadre de vie née dans les années 1970. La dynamique de labellisation se renforce, dès la deuxième année, avec la mise en avant du manifeste de REBAR notamment grâce à l’appui d’une page Facebook. Les participants potentiels furent invités à s’inscrire sur la carte de REBAR et à respecter les termes de la licence. On dénombre, 24 parcs pour l’édition 2011, principalement le fait d’associations ou de groupes d’habitants.
41Côté néerlandophone, l’institutionnalisation du Park(ing) Day s’effectue par l’intermédiaire du BRAL, le Brusselse Raad voor het Leef, une fédération d’associations environnementalistes et militantes du cadre de vie, autrement dit le pendant néerlandophone d’IEB et d’IEW. En 2009, Jeroen Verhoeven un membre du collectif Auto-Suffisance intègre le BRAL . L’année suivante, en 2010, il reprend les rênes d’un appel ayant le thème de « 8m² pour chacun ! », en référence directe au projet « 8m² » qu’il menait avec son collectif d’origine. Ce nouvel appel, dorénavant thématisé, vise à encourager un usage alternatif des 8m² que représente une place de stationnement dans la ville. Si les motivations sont très proches de celles du Par(king) Day, les réalisations de l’appel « 8m² » ne rentrent pas dans le label international. En effet, l’objectif est de dépasser la dimension évènementielle du Park(ing) Day pour voir naître des installations davantage pérennes, s’étalant pendant la Semaine de la mobilité, voire au-delà. Dans les critères de sélection, la priorité va clairement aux projets qui « s’inscrivent dans une dynamique à long terme et qui recherchent un résultat visible et permanent dans une perspective de durabilité […] ». La sensibilisation sur le thème initial est mise à l’honneur, même si le cadre permet de développer d’autres thèmes dans l’installation. On peut proposer un salon politique où seront débattues des idées n’ayant pas directement de lien avec l’espace public physique, mais toujours sur une place de parking ; présenter sa dernière invention, ou une œuvre d’art personnelle, etc. En effet, la simple occupation en tant que telle n’a pas de sens. Le BRAL ne revendique pas l’idée de prendre aux automobilistes un espace dans le seul but de rétablir l’égalité entre citoyens. Les projets doivent permettre de montrer ce que l’on peut en faire, montrer pourquoi ces espaces sont précieux, donner un avant-goût d’à quoi pourrait ressembler la rue sans les voitures. Pour l’occasion, l’artiste Ognev Vlaminck, participant au projet, a organisé, avec d’autres animateurs, trois ateliers de construction de meubles urbains en palettes de récupération à destination des participants au projet. Interrogés par Marie Denais, une autre étudiante du master d’urbanisme de l’Université de Lille 1, qui fut successivement en stage chez Dédale puis au BRAL (Denais, 2012), les participants à l’édition bruxelloise 2012 du Par(king) Day (La clique des B.A.tifuls, Habitat et Rénovation) lui ont dit connaître l’initiative des « 8m² » et la soutenir. Mais le cadre proposé, avec l’appel à projets, les subsides à trouver et l’objectif de rester au moins une semaine, leur semblait trop compliqué. Ils ont préféré le Park(ing) Day pour le côté spontané et non contraignant de l’évènement, ne souhaitant pas que leur installation perdure au-delà d’une journée (Denais, 2012).
42Pour conclure cette première partie, nous pouvons noter que le développement du Park(ing) Day sur ces trois espaces a connu des intensités différentes qui renvoient au mode d’institutionnalisation du label. L’initiative de REBAR se diffuse, inspire différentes actions locales, mais il est évident que la présence d’une structure (associative par exemple) est un élément déterminant dans la mise en réseau des groupes locaux. En échange d’une assistance technique, les groupes locaux donnent du poids au label.
43Le groupe REBAR présente le Par(king) Day comme un projet relevant de l’open source. Toutefois, Marie Denais (2012) a justement observé que la participation à Park(ing) Day, comme d’ailleurs celle du « 8m² », répond à une double logique, a priori contradictoire, que cette phrase, extraite du Manual Consecutive de Rebar résume : « Vous faites partie d’un mouvement mondial pour améliorer la qualité de l’espace public et revendiquer les rues pour les gens. Votre Parc est aussi une expression unique de vos propres idées, de votre créativité et de votre identité » (Rebar, 2009, 11). D’une part, le participant intègre un vaste mouvement de revendication des espaces publics voués au stationnement, dans un cadre défini par REBAR, d’autre part, le but du concept étant la réappropriation par le citoyen de cet espace, il s’en empare aussi pour créer son propre espace, idéalement adapté au lieu choisi. Il est donc enjoint à respecter, moralement et légalement, l’esprit du projet source dont il se réclame, en suivant à la lettre les préconisations exposées dans la licence déposée par Rebar Group inc. Si tout un chacun peut occuper une place de parking quand et comme bon lui semble (et à ses risques et périls), l’utilisation du sigle « Park(ing) Day » est en effet soumise au respect des termes suivants : les participants sont tenus de citer le groupe REBAR en tant que créateur du Park(ing) Day, en apposant les termes « Original PARK(ing) Day concept by Rebar. www.rebargroup.org » sur tous les documents de communication (affiches, dépliants, sites web, etc.) ; l’évènement ne peut pas être utilisé à des fins commerciales. Toute promotion, qu’elle ait lieu sur l’installation elle-même ou dans les documents de communication, doit être soumise à l’accord préalable de Rebar ; les participants peuvent acheter leur propre marque et logo sur l’installation afin d’en revendiquer la création, mais les affiches sont limités en tailles (28/43 cm) et à deux exemplaires ; les participants agissent indépendamment de la responsabilité de REBAR. Ils assument toute responsabilité légale et civile et se soumettent aux lois et règlements en vigueur sur le site de l’installation. Sur le mode d’emploi du Park(ing) Day en libre téléchargement sur son site web, on y trouve toutes sortes de recommandations pour le bon déroulement de l’évènement. On observe notamment l’attention portée au caractère évènementiel du Park(ing) Day. Tout est indiqué pour que l’installation ne dure qu’un seul jour : préparation, méthode, choix du matériel. L’évènement est tout d’abord symbolique et vient limiter toute perspective conflictuelle. Il permet d’illustrer un possible, sans jamais prétendre le réaliser pour de bon. Enfin, soulignons la recommandation qui est faite de ne pas prétendre protester contre quelque chose, mais plutôt travailler à rendre la ville plus agréable. REBAR insiste sur l’importance de rester positif en toutes circonstances face aux réticences, et d’obéir aux autorités si elles demandent le retrait de l’installation. Cette labellisation ou normalisation du mouvement ne semble pas gêner les militants montréalais : « Parking Day est rendu un label. Au même titre que les promenades de Jane Jacobs, que la fête des voisins, color mirade,… Mais c’est une bonne chose, ça donne des opportunités, ça enlève des conflits avec l’aspect guérilla en moins, avec des risques en moins » (extraits d’entrevue n°1). Même son de cloche parmi les organisateurs français de l’évènement : « Non, je ne vois pas cela comme une marque, ils ont un copyright : ça fait partie de la culture anglo-saxonne, il n’y a pas de visée commerciale, ils dépensent plus qu’ils ne se font d’argent avec le Park(ing) Day. (…) Oui ils encadrent avec l’utilisation des logos, mais c’est plutôt pas mal » (extraits d’entrevue n°5).
44Par ailleurs, les questionnements au fondement de l’action (le quartier manque-t-il d’espaces verts, de lieux de rencontres, de jeux pour les enfants, d’emplacements pour les vélos? etc.) sont laissés à l’appréciation de chacun, et les participants sont libres de s’exprimer avec leurs idées, talents et moyens pour y répondre concrètement. Il existe donc bien une certaine contradiction entre les deux composantes de l’action. En effet, si une personne veut occuper de manière plus offensive une place de parking, sur une durée supérieure à un jour, elle ne peut pas revendiquer l’appartenance au mouvement. Or, le Park(ing) Day a beaucoup de succès et fédère une communauté de milliers de personnes autour du monde. Son site web est une plateforme excellente pour communiquer autour des différentes initiatives. Il est donc très intéressant pour un activiste de rejoindre le mouvement malgré les contraintes, somme toute très normatives, d’une marque déposée. Cette duplication normée n’est-elle pas le reflet de la ressemblance entre les publics visés des cœurs de métropoles à travers le monde ? Ne leur procurerait-elle pas un certain confort à agir dans un cadre somme toute assez prédéterminé ?
45Par ailleurs, l’intérêt commercial est-il véritablement absent ? Un intrus de taille s’invita par exemple au cœur de l’édition bruxelloise de 2010 à savoir la marque Coca Cola. Sans avoir signalé leur participation à REBAR, ni à IEW, les responsables marketing du groupe américain ont alors aménagé le dernier étage du Parking 58 à Bruxelles pour promouvoir la sortie d’une nouvelle bouteille présentée comme plus respectueuse de l’environnement. Contrevenant sciemment à la licence qui protège le label « Park(ing) Day », en interdisant de l’associer à toute promotion marchande, il n’y eut pourtant pas de poursuites judiciaires. Plus indirectement encore, Dédale profite de la renommée acquise par l’organisation du Park(ing) Day pour réussir d’autres projets, tel que l’essentiel du projet Smart City, qui eux sont subsidiés.
46Certains militants du Park(ing) Day font des références explicites aux situationnistes, nous l’avons vu (entrevue n°2) ou encore au « Droit à la ville » (Lefebvre, 1968 ; Busquet, 2007). Pourtant, ce mouvement n’a, en l’état, plus grand-chose à voir avec le « droit à la ville » qui inspirait, par exemple, les réalisations architecturales et urbaines de l’Atelier d’urbanisme et d’aménagement (AUA) (Pouvreau, 2006 ; Hayer, 2004) ou de l’Atelier de Montrouge (Blain, 2001) dans les années 1970. À cette date, élus, artistes et architectes - politiquement proches du PSU ou du PCF - ont bien partagé une ambition commune, celle de faire accéder la banlieue, qu’elle soit parisienne ou provinciale, à une forme permanente, intégrée, socialement et fonctionnellement mixte, équipée et complexe de centralité.
47Le mouvement du Park(ing) Day tel qu’il a pu être observé sur le terrain illustre plutôt les évolutions contemporaines des mobilisations urbaines, où les mouvements sociaux classiques laissent place à des revendications idéologiquement et doctrinalement moins radicales et plus diverses. Dans sa définition des « nouveaux mouvements sociaux » (NMS), Alain Touraine (1978) rendait compte des spécificités des mouvements sociaux apparus depuis la fin des années 1960, soulignant le passage de revendications matérialistes, essentiellement liées aux conditions de travail (caractéristiques du mouvement ouvrier), à des préoccupations post-matérialistes (paix, environnement…). Ainsi, l’identité du groupe militant s’en trouve-t-elle modifiée, son fondement étant désormais extérieur au monde du travail. Le critère déterminant ne serait désormais plus la classe à laquelle on appartient, mais le style de vie que l’on a adopté ou d’autres appartenances (sexuelles, raciales, géographiques, etc.). Le fonctionnement des groupes se renouvelle aussi, rejetant les organisations traditionnelles (syndicats ou fédérations habitantes) pour des organisations plus décentralisées marquant leur souhait d’autonomie et finalement porteuses de plus d’incertitude quant aux formes urbaines à produire.
48Le développement du Park(ing) Day illustre cette diversification des objets d’action avec l’émergence des thématiques de l’environnement et de l’espace public qui deviennent centrales. La question de l’aménagement est abordée de manière moins conflictuelle. Il ne s’agit plus de remettre en cause l’organisation de la société en rejetant, par exemple, le modèle néo-capitaliste. La dimension politique et possiblement conflictuelle s’efface au profit de l’évènementiel et du divertissement qui permet de fédérer des militants qui partagent la même vision du monde et de la ville et un mode de vie similaire. Déjà en 1975, dans L’inflation créatrice, Albert Meister, dont on commence à redécouvrir les écrits , relevait cette tendance à la « fête permanente », à l’évasion, à la distraction, à la culture distillée et l’évènement réitéré, les indices d’un conformisme et d’un désir d’intégration généralisé portés par des classes moyennes conjuguant capital immobilier et capital scolaire. Dès lors, les revendications de ces individus ne peuvent porter que sur les imperfections du système, sur la marge. L’engagement en faveur du Park(ing) Day correspondrait à un activisme édulcoré qui refuse toute dimension partisane stricto sensu et ne s’envisage pas dans le rapport de force, mais dans le débat et la recherche du consensus. Il refuserait donc de s’inscrire dans une forme de participation agonistique (Knops, 2007; Hayat, 2013; Mouffe, 2000) et, ce faisant, ne produirait pas de nouvelles capacités d’émancipation, mais correspondrait davantage à une acception néolibérale, normalisante et dépolitisée de l’empowerment (Bacqué et Bievener, 2013).
Figure 10. Localisation des installations du Park(ing) Day à Paris et en proche banlieue en 2013
Source : carte réalisée à partir des données de terrain
49Les personnes rencontrées ont toutes confirmé cette dépolitisation, au sens partisan et politicien :
« On est apolitique, on fait attention à ne pas être récupéré même si différents leaders politiques municipaux, comme Louise Harel ou Richard Bergeron, sont attentifs à ce que nous faisons. (…) À ma connaissance personne dans l’association n’est engagé directement en politique ».
50De même, la responsable du Park(ing) Day en France s’inscrit dans cette perspective :
51C’est moins politisé au sens politicien, mais plutôt autour de la place du citoyen, de la conception et gestion de l’espace public. (…) J’ai un engagement personnel dans une pratique professionnelle au service d’une vision politique et pas politisée de l’urbanisme, une vision engagée.
52L’organisateur du Belvédère éphémère également : « Je n’ai pas agi comme un guérillero, mais comme un militant, même si tout ça était apolitique » . Les travaux en cours de Kevin Matz (2012) sur l’évolution des festivals font le même constat d’une dépolitisation de l’ensemble de la société qui ne voit plus dans l’évènement culturel un moment de débat politique, voire de catharsis, mais d’abord de divertissement. Les marques y ont fait aussi leur entrée, sur des aspects « vertueux » somme toute proches de ceux mis en avant par le Park(ing) Day (environnement, accès des handicapés). En ce sens, ces évènements permettent eux aussi de réintroduire des enjeux de société dans un évènement culturel, mais d’une manière ni politiquement engagée ni conflictuelle là encore.
53Le Park(ing) Day s’adresse finalement, et surtout, aux populations privilégiées, celles que notre interviewé n°1, reprenant la catégorie controversée forgée par Richard Florida, assimile aux cf. « classes créatives » (Vivant, 2006) des cœurs de métropoles qui sont dans un mode de vie largement globalisé. Dans ce sens, le Park(ing) Day est une forme d’activisme édulcoré largement pratiqué dans l’entre-soi. L’inscription spatiale de la mobilisation renvoie aux logiques d’enracinement et de proximité de ces classes sociales plutôt jeunes, instruites et favorisées des espaces urbains centraux, notamment ceux qui connaissent un fort processus de gentrification. La quasi-absence du Park(ing) Day dans les espaces de la grande bourgeoisie ou les périphéries métropolitaines est un indice, de même que la concentration des parcs dans les secteurs les plus gentrifiés tels que les 10e et 11e arrondissements de Paris. Les militants du Park(ing) Day participent à la montée en puissance de la dimension culturelle et artistique dans la fabrication de la ville. Les travaux d’Elsa Vivant sur la ville créative illustrent bien ce phénomène en montrant comment les artistes « redessinent le paysage social du quartier » (Vivant, 2009 : 39) et participent à la valorisation urbaine de ces espaces. Finalement, si ce mouvement n’est pas l’élément déclencheur d’un processus de gentrification déjà ancien, il en est une parfaite illustration et le prolongement.
54Le Park(ing) Day se situe dans la filiation de mouvements sociaux urbains plus anciens qui cherchaient à remettre en cause l’omniprésence de l’automobile en ville en promouvant une société plus écologique (cf. Le Livre noir des transports parisien du PSU , 1972). Toutefois, le concept inventé par REBAR se diffuse internationalement à travers une dimension plus évènementielle que conflictuelle. Les luttes urbaines laissent place à un urbanisme tactique qui s’exprime par une assez forte dimension artistique. Les militants du Park(ing) Day sont porteurs d’une vision politique et sociétale, mais refusent l’engagement partisan stricto sensu. Le label du Park(ing) Day offre a priori avec un concept global, « ready made », dont l’application est strictement balisée et souvent déconnectée des enjeux politiques locaux. La promotion d’une ville durable, créative ou encore participative se limite souvent à l’échelle spatio-temporelle du 3e vendredi du mois de septembre. À l’aube de sa dixième édition, le Park(ing) Day continuera-t-il de se développer ou bien, à l’image d’une mode qui passe, va-t-il s’essouffler ? En effet, le Par(king) Day illustrerait les pratiques des « nouveaux militants » qui sauraient peser dans les rapports de force par leur usage judicieux des médias et leur capacité à transmettre un message positif auprès de l’« opinion publique ». Ils se remarqueraient par leur capacité à mettre en scène les motifs de leur indignation et à mener des actions souriantes (Mathieu, 2008 ; Boutillon et Prévot, 2012). Bref, ils incarneraient ce « militantisme distancié », fluide, temporaire, ou encore « post-it » (Ion, 1997). Mais cette étude n’est qu’un propos d’étape. Une étude approfondie des trajectoires des militants investis serait nécessaire pour vérifier dans quelle mesure l’informalité et l’« horizontalité » fréquemment promues comme garantes de plus grande « ouverture » et « accessibilité » aux militants se révèleraient, ou pas, dans les faits, là encore, hautement sélectives.