« Le grand public cache […] un public particulier (habitants d’un quartier, usagers d’un édifice, touristes…), public qui n’est pas forcément illégitime, mais qui ne devrait pas pour autant être pris pour autre chose que ce qu’il est. » Jean-Philippe Uzel (2010 : 95).
1Quels types de rapports les usagers des espaces publics urbains ont-ils avec les œuvres d’art qui y sont installées (monuments, sculptures, installations)? Comment rendre compte des relations que ces individus entretiennent avec ces objets; les usages qu’ils en font? Cet article porte sur les publics des œuvres d’art dans les espaces publics, des publics qui ont rarement été étudiés de manière empirique. Il s’appuie sur la définition que fait la sociologie urbaine des espaces publics, pour ouvrir de nouvelles perspectives théoriques et empiriques sur cette question. Dans le cadre d’une recherche exploratoire, le cas du square Saint-Louis, un espace public à la riche histoire sociale qui est situé dans le quartier du Plateau Mont-Royal de Montréal, permet de mettre cette proposition à l’épreuve. Ainsi, l’observation filmée a été utilisée pour documenter et analyser les rapports que les publics ont avec deux œuvres d’art commémoratives de cet espace public, ainsi que les usages qu’ils en font : le Monument à Louis-Octave Crémazie (1906) de Louis-Philippe Hébert et le Monument à Émile Nelligan (2005) de Roseline Granet.
2La présente réflexion est animée par la nécessité de développer un regard interdisciplinaire sur les œuvres d’art dans les espaces publics, dans le but de mieux comprendre leurs contributions possibles à la vie sociale et à la culture urbaine. À cet égard, les publics — que l’on définira provisoirement comme les individus entrant en relation avec ces œuvres — font d’abord partie de la dynamique sociale d’un espace public. Dans le domaine de l’histoire de l’art principalement, les textes qui abordent, ou à tout le moins évoquent la question des publics de telles œuvres l’ont traité comme sujet ou comme notion, mais plus rarement comme objet de recherche empirique à part entière. Par exemple, le public est un sujet dans les analyses des grandes controverses en art public qui ont cristallisé la réception de ce genre institutionnel depuis sa création dans la seconde moitié du 20e siècle, plus particulièrement au cours des décennies 1980 et 1990. Le cas le plus iconique est le démantèlement de l’œuvre Tilted Arc de Richard Serra du Federal Plaza de New York en 1989, soit quelque huit années après son installation. Ce sont les opinions du public — ou celles qu’on lui prête, comme Jean-Philippe Uzel (2010) le souligne — qui sont discutées dans ces travaux. Parmi ceux-ci, la sociologue Nathalie Heinich (1997) analyse des polémiques comme celle entourant la réalisation de l’œuvre Les deux plateaux de l’artiste Daniel Buren (communément désignées comme étant ses « colonnes »), au Palais-Royal en 1986, et fait état des registres des valeurs qui sont exprimées dans l’opinion publique; cette stratégie d’analyse est plus tard reprise par Véronique Rodriguez (2009) dans sa discussion des débats autour de l’enlèvement « temporaire » de Mémoire ardente (1995), de Gilbert Boyer, de la place Jacques-Cartier à Montréal en 1997.
3Par ailleurs, le public est aussi un sujet dans les textes qui traitent de l’intégration de la « communauté » dans le processus de création d’une œuvre d’art. Si l’art public « officiel » est marqué par des épisodes de dissension comme ceux évoqués précédemment, au point de pouvoir briser le consensus social, des artistes ont choisi de travailler en collaboration avec des « communautés », dès les années 1960, afin que leurs œuvres soient plus inclusives et représentatives. Ces processus de création ont été nommés « new genre public art » par Suzanne Lacy (1995) ou encore « art in the public interest » par Arlene Raven (1989). Les artistes qui travaillent dans cette perspective peuvent impliquer la communauté tant dans la conception d’une œuvre (en abordant des enjeux sociaux ou environnementaux qui préoccupent ses membres) que dans sa production. Ce type de démarche de création suscite aujourd’hui l’intérêt des professionnels de l’art public : comme le soulignent des chercheurs du domaine des études urbaines, qui se penchent sur les retombées sociales de l’art public, ce type de processus constituerait une « bonne pratique », car il serait garant de l’intégration (Miles, 1997; Sharp, Pollock et Paddison, 2005). Plaçant la lorgnette en aval, sur les discours qui se sont élevés en réaction à l’insertion d’un objet artistique dans la ville, ou en amont, sur le processus collaboratif menant à réalisation d’une œuvre, ces discussions ont, au final, traité de la question des publics de manière oblique ou indirecte, le plus souvent en le désignant de manière métonymique.
4Dans une tout autre perspective, les publics sont envisagés comme notion dans les textes accompagnant la recherche artistique qui se développe de façon marquée au tournant du 21e siècle. Ce nouveau paradigme de la création destinée à l’espace urbain se traduit par des interventions anonymes et parfois clandestines. Parallèlement au genre officiel qu’est l’art public, des néologismes comme « manœuvre » (Richard, 1990) ou « gestes » (Fraser et Lafortune, 2003) apparaissent et servent à désigner des pratiques artistiques qui veulent renouveler l’expérience du spectateur en mettant de l’avant de nouveaux modes de présences artistiques dans la ville; cela peut se traduire par des œuvres performatives ou relationnelles, ou encore par des modes d’exposition temporaire ou éphémère qui justifient l’utilisation de matériaux non pérennes. Non sans rappeler la figure du flâneur de Walter Benjamin (1976, 2000), les textes critiques qui s’attardent à la particularité de l’expérience de ces œuvres l’ont fait en traitant des paramètres de « l’intervention » d’un point de vue philosophique (Fraser, 1999) ou en abordant le caractère furtif de celle-ci, le plus souvent anonyme dans la ville pour mieux investir le « réel » (Loubier, 2001). Le public s’y décline surtout au singulier; l’œuvre prenant son sens dans le cadre d’une relation communicationnelle qui se développe entre elle et chaque spectateur (Lamoureux, 1994). Malgré l’intérêt de ces propositions théoriques, elles n’ont pas subi l’épreuve du terrain.
5Le même constat s’applique aux propositions théoriques qui ont abordé l’art public sous un angle politique. S’appuyant sur la définition que fait Jürgen Habermas de la sphère publique comme site de débat (1974), Rosalyn Deutsche a présenté l’art public comme une forme artistique qui consiste en une prise de position face à la société et qui contribue, de cette manière, à la diversité d’opinion (1996 : 288) :
(…) the public sphere replaces definitions of public art as a work that occupies or designs physical spaces and addresses preexisting audiences with a conception of public art as a practice that constitutes a public, by engaging people in political discussion or by entering a political struggle.
6Deustche considérant le site de l’œuvre d’un point de vue exclusivement discursif, sa définition de l’art public met de côté le caractère urbain de celui-ci. Dans le même esprit, Louis Jacob (2005) a utilisé cette même définition habermassienne de la sphère publique pour affirmer que l’intervention artistique remet en question le spectacle urbain : selon lui, il s’agit d’une pratique artistique qui, en regard du contexte socioculturel dans lequel elle se trouve, déclenche la subjectivité du spectateur, et ce, tant à des niveaux pratiques que symboliques. Pour sa part, le philosophe Christian Ruby a mis de l’avant l’art public comme un projet politique, à partir de ses transformations paradigmatiques depuis la fin du 18e siècle . Ruby soutient que ce genre artistique vise à créer de l’unité; que les œuvres de ce type « réalisent une forme d’inscription de la collectivité dans l’espace de la ville » (Ruby, 2002). Suscitant des interrogations chez le spectateur, la fonction des œuvres résultant de la commande publique se résumerait ainsi : « Somme toute, une des fins essentielles du système de l’art public — sa fin pratique — consiste fort bien à fabriquer du liant politique entre les hommes, une doxa vive. » (Ruby, 2001 : 20). Pour appréhender la suite du présent article, notons que si ces auteurs entendent l’espace public comme un espace politique, nous l’entendrons plutôt comme un espace concret de socialisation, ce qui nous permettra d’ancrer nos préoccupations dans la réalité quotidienne.
7Somme toute, les publics des œuvres d’art dans les espaces publics ont rarement été examinés en tant qu’objet de recherche empirique. À ce chapitre, la contribution de Martin Zebracki, qui s’inscrit dans la géographie culturelle, est significative. Le chercheur a interrogé plus de 1000 participants sur leur perception d’œuvres d’art public situées dans quatre villes européennes. Avant de conclure ses travaux sur la difficulté de conceptualiser la question des publics et sur la nécessité de mener d’autres recherches sur le terrain, Zebracki note que les impressions recueillies sont décrites comme des « platitudes » (2012 : 136) :
Publics in public space are by nature a random hence non-directed audience of public art. After all, they are generally not intentionally viewing it in their mundane routines; publics generally do not purposively visit public art and do not purchase admission tickets. Thus, when we directed their attention to a certain artwork and its surrounding area, they were usually unfeignedly confronted with this and forced to express a view.
8Pour approfondir notre compréhension des publics, le présent projet de recherche recadre le point de vue sur ces œuvres d’art à partir de la question des espaces publics et, plus précisément, de la définition qu’en fait la sociologie urbaine. Notre postulat est que cet appareillage théorique et méthodologique permettra entre autres d’éviter les écueils mentionnés par Zebracki, en mettant l’accent sur les comportements et les relations qu’ont les individus dans les parcs, les places et les rues. Espaces où les acteurs sociaux coexistent hors de leur espace domestique, les espaces publics ont la double fonction sociale d’être un des lieux de construction de l’identité des individus et d’apprentissage du « vivre ensemble ». La géographe Cynthia Ghorra-Gobin résume que (2001 : 13) :
Les espaces publics se caractérisent ainsi par leur capacité à distancier l’individu de la communauté et à lui apprendre à reconnaître les différences, mais aussi les ressemblances avec les autres. Cette capacité d’apprentissage de l’autre et de ce qui n’est pas soi, provient essentiellement de la puissance de l’anonymat que peuvent offrir les espaces publics.
9Alors que la dialectique entre individu et collectivité ajoute une dimension proprement sociale et urbaine à la notion de site de ces œuvres d’art, le concept de sociabilité publique permet de l’incarner dans la quotidienneté. Valorisant ces relations éphémères, furtives et ténues entre inconnus qui définissent la sociabilité publique, Grafmeyer et Authier expliquent qu’elles sont « un des registres d’analyse des interactions socialisatrices » et qu’elles réfèrent, en regard des actions se déroulant dans les espaces publics, à ces « interactions plus ponctuelles qui peuvent s’instaurer en différentes circonstances de la vie quotidienne » (2008 : 88-90).
10La manière de penser ces dynamiques quotidiennes s’inscrit, dans la présente contribution, dans un courant de recherche qui soutient que les individus contribuent par leurs gestes à réinventer la ville. Les espaces publics ne peuvent aujourd’hui se comprendre qu’en fonction de leur aménagement : l’utilisation qui en est faite contribue également à leur signification et à leur constante mutation (Jébrak et Julien, 2008).
11La contribution la plus significative dans cette voie est la recherche dirigée par Michel de Certeau : intitulé L’invention du quotidien (1994; 1990), ce projet fait état de plusieurs pratiques quotidiennes à la fois banales et communes (comme la marche) par lesquelles la « personne ordinaire » consomme inconsciemment son environnement; se l’approprie. D’autres chercheurs se sont par la suite intéressés à des pratiques originales qui permettent de rééditer la matérialité de la ville comme le skateboarding (Borden, 2004), ou qui produisent un relâchement de l’espace qui lui est bénéfique (Frank et Stevens, 2007). Dans notre étude de cas, le concept d’affordance qu’a développé James J. Gibson (1986) revêt une importance particulière : traduit ici par l’expression « possibilité d’action », ce concept veut que chaque individu détermine les potentialités qui s’offrent à lui dans un lieu particulier, à partir de sa propre perception de l’écologie dans laquelle il se trouve.
12Dans ce contexte, les publics sont définis comme les individus qui utilisent ou interagissent avec les œuvres d’art dans les espaces publics, en répondant de manière consciente ou inconsciente aux possibilités d’action et de sociabilité offertes par ces objets. Le fait d’être « un public » peut s’observer par un rapport au temps : la réponse à l’œuvre d’art peut s’inscrire dans la durée (du passage au séjour) et dans des circonstances particulières. L’hypothèse suivante a été développée pour appréhender les usages et les relations que les publics peuvent entretenir avec les œuvres d’art. La spécificité des espaces publics et des œuvres d’art (qui sera décrite en regard de leur forme et de leur histoire) a une incidence sur les types de publics qui seront observés et sur la nature même de leurs actions. Autrement dit, les publics perçoivent, dans ces représentations physicospatiales, des possibilités qui s’offrent à eux à partir de leur propre identité.
13Situé tout juste au nord de la rue Sherbrooke, longeant le côté ouest de la rue Saint-Denis, le square Saint-Louis est un terrain propice à une étude des publics. Si sa matérialité témoigne d’une continuité historique, dont les origines remontent à la bourgeoisie canadienne-française qui s’y installe et y affirme sa culture à la fin du 19e siècle, sa riche histoire sociale se caractérise par des épisodes de rupture au cours du 20e siècle. Garante d’une pluralité d’usages et d’interactions de la part des publics, la diversité sociale qui a été observée sur le terrain est le résultat de ces processus longitudinaux. La synthèse de ces dynamiques sociohistoriques sert ici de mise en contexte aux observations.
Carte 1. Le square Saint-Louis et la localisation des deux œuvres d’art commémoratives à l’étude. La position et l’angle de la caméra lors des observations filmées sont indiqués
14Le square Saint-Louis expose les traces de son histoire. Sa forme, comme le rappelle Jean-Claude Marsan (1990) est le résultat d’ajouts qui lui sont faits de manière ponctuelle, au fil du temps — d’abord des allées, la pelouse et un bassin sont aménagés en 1879; ensuite une clôture de fer forgé est installée autour du bassin en 1914; une fontaine puis une vespasienne qui deviendra un kiosque provenant du square Viger (Choko, 1987) s’ajoutent respectivement en 1931 et au cours des années 1950. L’architecture des résidences qui l’entourent — plus précisément les maisons victoriennes en rangées de l’avenue Laval, ainsi que les maisons en terrasse du côté nord du square — révèle qu’il a été à ses origines un lieu de résidence de la bourgeoisie canadienne-française (en plus de Marsan cité précédemment, voir : Consaur (1991) . En 2011-2012, des travaux sont menés au square : ceux-ci visent la conservation de son caractère historique (réfection des sentiers et de la pelouse, remplacement du mobilier).
Photo 1. Louis-Philippe Hébert, Monument à Louis-Octave Crémazie (1906)
Collection d’art public de la Ville de Montréal. Crédit photographique : Denise Caron, 2013.
15Les deux œuvres qui célèbrent la mémoire de poètes et qui y ont été installées, à un siècle d’écart, matérialisent également cette volonté de continuité historique et participent à la construction du décor canadien-français du square. Crémazie et Nelligan occupent tous deux des places significatives, mais distinctes dans l’histoire de la poésie moderne : alors que le premier célèbre le passé et la patrie, le second met de l’avant le lyrisme et l’expression. Le Monument à Louis-Octave Crémazie (photo 1) de Louis-Philippe Hébert (1850-1917) se trouve à l’extrémité est, parallèle à la rue Saint-Denis. C’est au poète Louis Fréchette que l’on doit ce projet de commémoration, qui se conclut en 1906 . Si la biographie de Crémazie (1827-1879) est pour le moins particulière (criblé de dettes, il fut contraint de s’exiler en France où il mourut), Hébert a choisi de mettre en lumière l’œuvre de celui qui fut considéré comme le premier poète national. En effet, son poème « Le Drapeau de Carillon » de 1858, qui le consacra dès sa parution, est le point de départ de la composition. Le buste figuratif de Crémazie étant situé sur un piédestal, le point central du monument est plutôt un soldat mort au combat, portant dans ses mains le fameux drapeau de Carillon. Le poème commémorait le centenaire de la bataille de Fort Carillon, qui eut lieu au sud du lac Champlain et qui opposa les troupes françaises et britanniques. Les premières, sous la direction de Louis-Joseph de Montcalm, remportèrent la bataille et le drapeau qu’ils ont alors utilisé est devenu le symbole de cette victoire. C’est du poème inspiré par cet épisode qu’Hébert a tiré un vers, « Pour mon drapeau je viens mourir ici », qu’il a placé sous le soldat (sur ce monument, voir : Boivin (2001)).
16La plus récente œuvre d’art à être installée au square Saint-Louis est le Monument à Émile Nelligan de 2005 de l’artiste française Roseline Granet (née en 1936) . Le buste fait face à l’avenue Laval, où Nelligan a habité, dans la section ouest du square. Le projet de commémoration du poète symboliste né et mort à Montréal (1879-1941) découle d’un partenariat entre la Ville et la Fondation Émile Nelligan. D’un point de vue formel, l’œuvre est marquée par les traditions artistique et commémorative : elle se décrit comme un buste à l’effigie du poète de facture expressionniste, posé sur un socle de granit. Du point de vue de la représentation, l’œuvre est une interprétation de la plus célèbre photo de Nelligan (qu’on retrouve en couverture de ses recueils et des ouvrages qui lui sont dédiés), qui fut prise alors qu’il n’était qu’un jeune homme (il aura d’ailleurs écrit son œuvre entre les âges de 16 et 19 ans). Granet a ici voulu donner forme à la psychologie de son sujet, dont le destin tragique est aussi connu que la poésie. Si Nelligan a été interné pendant plus de quarante ans, le tourment qui l’aura animé est suggéré par la facture du bronze. Faisant le parallèle entre la manière de Granet et le travail sculpteur moderne Auguste Rodin, l’historien de l’art Stéphane Aquin explique que : « (…) tout comme le très grand maître, Roseline Granet a attaché son regard au mouvement de la figure humaine, s'efforçant d'en capter la forme et la vie » (voir à ce sujet : Aquin, non daté). S’ajoutant à la réputation de la sculpteure en matière de commémoration, ce style pourrait justifier le fait que Granet ait été retenue pour cet hommage, car, d’un point de vue artistique, il vient corroborer l’idée que l’on a voulu assurer une continuité historique dans le square. Du coup, ce buste maintient Nelligan présent dans ce square qu’il a connu, et où il a même parfois vécu à la manière d’un marginal ; ce comportement aura contribué à son image de poète maudit, au même titre que son internement et que sa carrière littéraire à la fois précoce et courte (Hamon et Roger-Vasselin, 2000 : 936-943).
17À la continuité physicospatiale qui vient d’être étayée fait écho une série de ruptures dans l’histoire sociale du square. Premièrement, entre les deux guerres mondiales, le quartier subit des transformations significatives. Des institutions qui se trouvaient à proximité déménagent (l’Université de Montréal s’installe sur le mont Royal) et la population aux alentours se diversifie : « Les immigrants et les ouvriers affluent, les Juifs étant les premiers à s’y installer, dès le début du siècle. Les conversions en duplex et triplex attaquent dorénavant les maisons en terrasse » (Consaur, 1991 : 23).
18Deuxièmement, au cours de la décennie 1970, de nouvelles populations s’établissent autour du square, ce qui est possible notamment en raison de l’exode vers la banlieue : en 10 ans, celle-ci fait perdre à la ville environ 25 % de sa population (Hudon et Potvin, 2004 : 12). La diversification du quartier se poursuit : une importante population portugaise s’y établit (Consaur, 1991 : 26). Au même moment, des hippies arrivent dans le quartier et mettent en place le « Village Carré Saint-Louis » et les institutions qui lui sont propres (Warren, 2013). Avec leur mode de vie singulier, les hippies provoquent un choc à leur arrivée dans le quartier. En juin 1970, les journaux font état de tensions sociales. Des résidents se seraient plaints du bruit et d’odeurs (qui découlent de la consommation de marijuana), mais aussi de la présence de ces individus qui se rassemblent dans le parc, s’assoient dans l’herbe et jouent de la musique pendant des heures. C’est en appliquant un règlement municipal pourtant jugé désuet de 1948, qui interdit de s’asseoir sur la pelouse ou sur le dossier d’un banc de parc, que sont arrêtés des jeunes, parfois de manière musclée. Les autorités municipales interprètent dans ces transformations un déclin du quartier, ce qui a un impact direct sur le Monument à Louis-Octave Crémazie. En 1971, de peur qu’il ne soit endommagé, il est déplacé dans un espace résiduel à l’intersection des boulevards Saint-Laurent et Crémazie, au pied de l’autoroute métropolitaine. Selon Jean-Claude Marsan, ce transfert serait survenu « sur la simple suggestion d’un conseiller municipal. » (1990 : 323-324). Il faudra attendre 2002 pour que l’œuvre d’Hébert retourne au square.
19Troisièmement, à partir des années 1980, des groupes dits « marginaux » s’ajoutent à la diversité sociale qui vient d’être décrite (Hudon et Potvin, 2004 : 14) :
Dès 1984, les problèmes sont croissants concernant l’entretien du parc et des “indésirables” du square. Les itinérants et les prostitués amènent des problèmes de seringues, d’odeurs, de détritus et de sécurité. On résorbe les problèmes de prostitution et de vagabondage en changeant le sens de la circulation autour du square.
20L’accès à une source d’eau, ainsi que le confort et la sécurité que procure l’environnement du square attirent les toxicomanes et les sans-abris, comme c’est fréquemment le cas dans les espaces publics des quartiers centraux. Encore aujourd’hui, ces utilisateurs sont facilement observables.
21L’étude des publics repose sur une série d’observations filmées. Cette méthode de collecte de données est inspirée du film documentaire The Social Life of Small Urban Spaces (1988) du sociologue et urbaniste William H. Whyte, qui documente les comportements et les interactions des usagers d’espaces publics new-yorkais (comme les plazas) qui ceinturent des gratte-ciels. Bien que l’objectif du film soit normatif (Whyte cherche à déterminer les facteurs qui encouragent l’utilisation de ces lieux et stimulent leur vie sociale), le long-métrage est une réflexion sur l’observation filmée comme méthode de recherche qualitative. Whyte multiplie les lieux et les points de vue (en plongée ou au niveau de la rue, la caméra à l’épaule) pour décrire les flux humains et la diversité des actions qui y prennent place. La présence d’œuvres d’art fait l’objet d’un extrait de deux minutes dans le film, au cours duquel il montre des individus discuter d’une œuvre avec un compagnon, ou encore des personnes qui ne peuvent s’empêcher de passer sous une œuvre monumentale et de la toucher. Pour quiconque s’intéresse aux effets d’une œuvre d’art sur la vie sociale d’un espace public, ce film démontre l’intérêt d’étudier empiriquement la question, en proposant une manière originale d’investir la quotidienneté qui caractérise l’expérience de ces objets.
22Concrètement, pour chacune de ces deux œuvres, jusqu’à quatre périodes d’observation de 45 minutes ont été effectuées entre le printemps et l’automne des années 2011 et 2012 (soit avant le début de travaux qui ont visé à rétablir l’intégrité du square) . Ces périodes ont été menées à différents moments du jour, de la semaine et de l’année. Le nombre d’observations a été déterminé à partir d’un principe de saturation; c’est-à-dire que nous avons arrêté de filmer lorsque les matériaux de recherche n’amenaient plus d’information nouvelle. Dans le contexte d’une étude de cas exploratoire qui vise à dégager, en regard de la quotidienneté du site, des types généraux de rapports entre les usagers et les œuvres d’art, les données recueillies se sont avérées probantes, tant par leur nombre que par leur qualité. Autrement dit, l’étude de cas a ici servi à investir un champ de recherche empirique en émergence. En raison de la nature même de la stratégie qui a été adoptée pour cette enquête, l’analyse présentée dans la section qui suit se limite aux sujets étudiés. Ces résultats ne peuvent tendre (ni ne cherchent) à une généralisation des rapports observés, tant du point de vue de la réalité du cas lui-même (l’activité sociale dans un espace public ne peut être circonscrite de manière définitive) que de la question générale des publics des œuvres d’art dans les espaces publics (un seul cas ne pourrait permettre l’établissement d’une typologie de publics) (Roy, 2009).
23Les images produites au cours du travail sur le terrain offrent des interprétations, des représentations du réel, car elles sont fonction de choix méthodologiques qu’il y a lieu d’étayer. Ces choix ont été faits à partir de la définition que nous faisons des publics. Tant la position de la caméra vis-à-vis de l’objet que la définition du champ de l’image ont été déterminées dans le but de voir le plus distinctement possible comment les publics allaient répondre aux possibilités offertes par les œuvres. La position de la caméra et de l’observatrice, qui étaient visibles sur les lieux, a été choisie de manière à être suffisamment distanciée de l’œuvre pour ne pas interférer directement dans l’action. Si nous avons choisi de ne pas varier les points de vue sur l’œuvre, comme l’a généralement fait Whyte, c’est que notre attention n’était pas portée sur un site dans son ensemble, mais qu’elle était focalisée sur des objets précis, situés dans des sous-sections du square; cela rappelle les prises de vue qui servaient au chercheur-cinéaste à montrer un élément particulier du mobilier urbain. Pour notre étude, il suffisait que l’angle de la caméra soit assez large pour permettre de comprendre, lors du visionnement des images, comment les actions ont évolué dans les lieux : c’est pour cette raison que le point de vue sur chacune des œuvres a été déterminé pour permettre de voir les piétons qui circulent dans les sentiers leur faisant face.
24Si les images ainsi produites pourraient servir à présenter les résultats de recherche, elles ont plutôt servi, dans cette étude de cas, à observer les publics. Pour cela, les bandes vidéos ont été analysées et codifiées en fonction des comportements et des interactions observés autour des œuvres d’art (par exemple : prise de photo, toucher, s’asseoir sur l’emmarchement). Cette tâche a été effectuée à partir d’un compte rendu des notes que l’observatrice a prises sur le terrain, ce qui servait parallèlement à valider les observations. C’est par la description de ceux-ci que des rapports à l’œuvre ont été mis en évidence : ces relations n’ont pas été établies à partir de la signification que ces œuvres ont pour les individus observés (l’observation ne le permet pas), mais bien en fonction des possibilités d’action et de sociabilité que leurs comportements révèlent. Rappelons que ce projet exploratoire ne portait pas sur la question de la signification : c’est pour cette raison que l’entretien n’a pas été retenu comme méthode de recherche. Pour conclure sur l’approche méthodologique, le « type » des individus a été établi à partir de leur apparence physique et vestimentaire. Cet indicateur imprécis permet, si utilisé avec précaution, de déceler de grandes tendances dans les profils socioéconomiques des individus qui utilisent les espaces publics (Bélanger, 2010).
25Quelques considérations d’introduction sur les flux et les individus qui animent le square sont utiles pour appréhender les publics qui sont aussi et d’abord les publics d’un espace, en l’occurrence le square. En effet, bien que chacune des sous-sections où se trouvent les œuvres fait l’objet d’activités particulières, certaines dynamiques générales permettent de comprendre comment le square se rattache à son quartier. Le square est au cœur d’un important réseau piétonnier et cycliste. En effet, il relie deux pôles d’attraction : la station de métro Sherbrooke (à l’est) à la rue piétonnière Prince-Arthur (à l’ouest), qui mène au boulevard Saint-Laurent. C’est donc dire que la circulation est-ouest est importante et, à cet égard, ses sentiers font preuve d’une grande flexibilité. En effet, on peut le parcourir en ligne droite, tant au nord qu’au sud, par les allées encadrées par des arbres matures. Cette dernière est particulièrement populaire et on note une grande présence d’habitués sur les bancs qui la bordent, ce qui peut être intimidant pour certains et inciter à garder une certaine vitesse de marche. De plus, de nombreux sentiers permettent de sillonner le square et de se diriger vers les rues qui lui sont voisines. Ajoutons que cet espace public est bordé par des rues commerciales. La rue Saint-Denis (dont l’orientation est nord-sud) est une artère où bon nombre de touristes, de travailleurs et plus largement de Montréalais vont courir les magasins, flâner ou se restaurer. Pour sa part, la rue Prince-Arthur (est-ouest), qui débouche directement sur le square, comprend plusieurs bars et restaurants. Finalement, le square est le seuil d’un quartier résidentiel et joue aussi le rôle d’espace public de proximité pour certains des résidents qui habitent le secteur.
26De manière complémentaire, des constats généraux peuvent être avancés sur les types d’individus qui ont été observés au square Saint-Louis. Force est de remarquer que les usagers déclinent cette diversité que l’on associe à l’histoire de cet espace public. Enfants, adolescents, adultes et personnes âgées (dont plusieurs sont à mobilité réduite, ou sont les patients d’un hôpital de réadaptation qui est proche) peuvent y jouer les rôles de résidents, d’étudiants, de touristes, d’habitués, de travailleurs, de flâneurs, de piétons et de marginaux (surtout des sans-abris et des squeegees ). Notons que des auto-patrouilles y circulent régulièrement à basse vitesse, vraisemblablement pour y exercer une forme de contrôle. Dans le contexte de ce quartier résidentiel diversifié (au sens socioéconomique et, dans une certaine mesure, culturel) qui est entouré de commerces, car il est aussi un quartier de centre-ville, il serait plus juste de parler de mixité que de diversité, tant les publics ne peuvent ici être typés facilement en fonction des catégories socioprofessionnelles usuelles, ou uniquement en fonction des actions qu’ils performent.
27Quatre sessions d’observation filmée ont été réalisées pour ce monument, en plus de quelques visites de site complémentaires, une fois que les travaux sur le square ont été exécutés, pour valider les données qui ont été recueillies et l’analyse qui en a été faite. Il ressort de cela que, par son emplacement physique, ce monument est au centre du réseau de circulation piétonnière. De plus, au moment des observations, deux bancs se faisant face se trouvaient dans le sentier reliant directement la rue Saint-Denis au monument, ce qui permettait d’être en marge de la rue sans être au cœur de l’action; bien que ceux-ci étaient constamment occupés, il n’en reste aujourd’hui qu’un seul. L’ambiance de cette partie du square est différente des deux autres qui le composent : la cime des arbres la protège du soleil (ce qui contraste avec la section centrale qui est ensoleillée, où se trouvent la fontaine et son bassin). Les activités qui y prennent place sont également distinctes. C’est un lieu de passage où les individus transitent à des rythmes variés, selon leur identité et leurs motivations personnelles. Si l’activité principale consiste en la simple circulation, les usagers vont également y promener leur chien, ainsi que photographier des éléments qu’ils perçoivent comme caractéristiques du square (des œuvres jusqu’aux écureuils). Des marginaux ont été aperçus en train de fouiller les poubelles pour y trouver des cannettes consignées (qu’ils pourront revendre) et de la nourriture, et chercher des restes de cigarettes au sol près des bancs. Mais c’est aussi un lieu de séjour. Des enfants ont été vus y jouer, sous la supervision d’un adulte. S’asseoir, sur un banc ou dans l’herbe, est très populaire et permet de lire, observer, téléphoner, fumer une cigarette ou un joint, discuter, manger, boire, quêter, marquer l’arrêt ou simplement attendre quelqu’un ou quelque chose. Malgré cette diversité d’individus et d’action, aucun conflit dans l’usage du square n’a été vu. Évidemment, les conditions météorologiques influencent le nombre d’individus présents dans le square et leur comportement, tout comme le moment du jour, de la semaine et de l’année.
28À partir de ce décor et de ces notes de mise en scène, le premier registre d’interactions qui a été observé avec l’œuvre est la reconnaissance de la singularité de l’objet artistique. Cela se traduit par la perception (au sens visuel) de son caractère distinctif vis-à-vis des autres éléments de l’environnement, sans que cela entraîne une relation dans la durée. Le premier type de relations qui a été observé entre l’œuvre et les usagers regroupe les « regardeurs de passage » : le comportement le plus communément observé est que l’œuvre est vue par certains des piétons qui utilisent les sentiers qui la bordent. Le monument est généralement regardé sans même s’arrêter. Parmi les variations de ce comportement, on compte : élever la tête pour regarder le buste de Crémazie; tourner la tête pour continuer de contempler l’œuvre dans la distance. Parfois, regarder l’œuvre donne lieu à un bref temps d’arrêt qui ponctue la trajectoire des usagers dans l’espace : certains usagers se sont par exemple attardés à un détail ou ont pris le temps de lire une citation. Précisons que l’œuvre n’est pas toujours la cause première de cette réaction : un jeune homme qui flânait s’est arrêté pour regarder le monument, ce qui lui a permis en fait d’attendre sa copine qui se trouvait derrière lui.
29Le deuxième type de relations, qui s’est somme toute moins manifesté que le précédent, présente l’objet comme un point d’intérêt particulier dans le site. Ce peut être un point d’attraction : c’est ce qu’a démontré un homme dans la quarantaine qui s’est dirigé vers lui pour s’attarder à un détail, avant de retourner vers son point de départ. Cela peut aussi être un objet à contempler sous tous ses angles, en raison de la complexité de la composition allégorique qui repose sur plusieurs éléments : un couple de touristes notamment a été vu en train de faire le tour de l’œuvre pour lire toutes ses plaques. De manière exceptionnelle, le point d’intérêt peut devenir un élément perturbateur dans la trajectoire des piétons : deux jeunes hommes se sont arrêtés pour regarder l’œuvre plusieurs secondes, puis poursuivre leur route en modifiant leur direction initiale; ils sont passés derrière l’œuvre au lieu de reprendre le sentier par lequel ils étaient arrivés.
30Une sous-catégorie de ce premier registre relève du témoignage et consiste en la prise de photographies. Cette activité, prisée surtout des touristes, est également une forme de relation à l’œuvre qui repose sur la spécificité de son apparence : ces personnes souhaitent sans doute documenter leur passage dans cet espace public en s’appuyant sur ce qui en fait la particularité. Mais surtout, l’idée du témoignage réfère au fait que la photo est une trace, un souvenir qui aura potentiellement un usage postérieur. Bien que ce soit une pratique commune, qu’un bon nombre de personnes soient vues prenant des clichés de divers éléments du square, précisons que photographier ce monument n’a pas été une action très fréquente.
31Le deuxième registre est celui de la reconnaissance de la matérialité de l’objet et de son potentiel d’action, ce qui se traduit par différents types d’usages. D’une part, ceux-ci peuvent être très brefs. C’est ce qu’illustre le cas de cet homme qui s’est appuyé sur l’emmarchement de l’œuvre pour nouer ses lacets. D’autre part, le Monument à Crémazie incite fortement à des usages qui prennent place dans la durée. À plusieurs reprises, son socle sert de pièce de mobilier urbain : des usagers s’y assoient, d’autres y déposent des objets pour vaquer à d’autres occupations. Puisque ces actions durent plusieurs minutes, elles peuvent avoir comme effet d’induire, ou d’accommoder différents types de rapports entre des individus. Par exemple, il a été observé que ce banc improvisé peut accueillir plus d’une personne qui ne se connaissent pas et qui peuvent cohabiter, sans développer de lien de sociabilité ni de conflit. Le monument peut aussi devenir intéressant pour quelqu’un qui cherche à se mettre en retrait de l’action se déroulant dans le square : c’est l’usage qu’en ont fait deux adolescentes qui, voulant se détacher du groupe avec lequel elles étaient, cherchant une certaine intimité, sont allées fumer une cigarette sur l’emmarchement, avant de rejoindre leurs amis.
32Le troisième registre se caractérise par le fait que l’œuvre peut être un support à l’interaction sociale. Précisions que cela s’est manifesté de manière exceptionnelle et que l’épisode qui est ici décrit, dans lequel l’œuvre est un prétexte à une relation de sociabilité directe, repose sur une combinaison de rapports à l’œuvre. Trois jeunes femmes s’approchent de l’œuvre pour la photographier. Feuilles de papier à la main, s’intéressant spécifiquement à cet objet artistique avec une attention particulière, elles semblent participer à un rallye. Mentionnons au passage que leur présence crée un effet d’entraînement, en ce sens que leur comportement incite d’autres individus (qui passent ou qui sont assis sur des bancs à proximité) à regarder ou à photographier l’œuvre : en effet, les rapports à l’œuvre qui se déroulent dans la durée peuvent inciter d’autres individus, extérieurs à la scène, à devenir des membres de l’audience qui se font aussitôt des publics de l’œuvre grâce à un intermédiaire.
33L’événement qui nous intéresse particulièrement se produit lorsque deux hommes d’âge moyen, interpellés par la présence des femmes, vont s’intéresser spontanément à l’œuvre — ce qui s’avère être un moyen détourné d’entrer en contact avec elles. Un d’entre eux commence à prendre des photos, tourne autour des jeunes femmes, cherchant à s’approcher et à entrer physiquement en contact avec elles. Une des jeunes femmes s’éloigne, ne souhaitant pas établir de contact, mais une autre le taquine brièvement en braquant sa caméra sur lui. Le photographe replace ensuite son vêtement dans son pantalon, comme s’il veut s’assurer de bien paraître devant elles. Voyant qu’une véritable rencontre n’aura pas lieu, les hommes quittent la scène. Pour résumer, cet épisode de séduction met en lumière que l’œuvre, certes le décor central de cette comédie, peut être un support à l’interaction sociale : alors que les jeunes femmes ont illustré le premier registre de rapport à l’œuvre, celui de la reconnaissance visuelle, ce même comportement a servi d’alibi aux deux hommes qui ont voulu les rencontrer, via une relation de sociabilité directe qui ne s’est pas ouvert sur autre chose.
34À une œuvre qui suscite des relations et des usages variés de la part de ses multiples publics s’oppose, dans le même square, un monument en marge de l’action. À l’instar de l’exclusion qui décrit l’existence d’Émile Nelligan, il semble que le monument qui lui est dédié est en exil dans cet espace public. Lors des trois périodes d’observation qui ont été menées, un nombre très faible d’interactions avec l’œuvre a été observé : à titre d’exemple, lors d’une session qui a eu lieu un vendredi d’automne, sur l’heure du midi, aucune interaction n’a eu lieu. Les données, que l’on pourrait qualifier d’homogènes, ont saturé beaucoup plus rapidement que celles recueillies pour l’hommage à Crémazie et, comme l’ont corroboré des visites de sites complémentaires, une quatrième période d’observation aurait été redondante. Ce mutisme de l’œuvre s’explique facilement. Alors que cette section qui est ouverte sur la rue Prince-Arthur est surtout un lieu de passage, elle accueille en son centre un kiosque, et le monument est ainsi relégué à un espace périphérique. Il faut aussi regarder la localisation de l’œuvre à l’intérieur du réseau de sentiers. Le monument fait dos à l’axe principal qui permet de traverser la portion sud du square en ligne droite; il fait plutôt face à un sentier secondaire qui est somme toute peu emprunté. Par sa matérialité, le monument n’offre aucune possibilité d’action : la forme du socle ne permet pas de contact physique avec le buste (s’y asseoir ou l’escalader par exemple) qui est trop haut, à 1,7 m du sol, pour être facilement accessible. Pour compléter ce portrait, il faut noter que le seul banc qui permettrait de la regarder est trop loin pour être associé à cette activité. Sous la canopée, le bronze à la patine foncée se fond au feuillage des arbres.
35Ainsi, le seul registre d’interaction avec l’œuvre qu’il nous a été possible d’observer, à quelques occasions seulement, est celui de la reconnaissance de la singularité de l’objet artistique. En effet, des usagers ont tourné la tête, sur leur passage, afin de regarder le buste.
36Ces observations fort contrastées mettent l’accent sur le fait que les interactions et les usages des publics répondent, d’une part, aux potentiels qu’ils perçoivent dans les œuvres d’art qu’ils rencontrent sur leur trajectoire. Alors que le Monument à Louis-Octave Crémazie est à l’échelle du piéton, qu’il a une iconographie riche comprenant des textes à lire, que son socle et ses marches forment une composante architecturale invitante, il est mis à la disposition visuelle et physique des publics qui, en plus d’entrer facilement en contact avec lui, y voient bon nombre de possibilités d’usages. Le Monument à Émile Nelligan étant à peine trop haut pour être considéré à l’échelle humaine, sa composition étant sobre, il rejoint plus difficilement des publics qui se distinguent par le fait qu’ils sont de passage. D’autre part, le lien entre l’œuvre et le site, au regard de l’aménagement et des dynamiques sociales, ne peut être négligé. L’hommage à Crémazie est au cœur de sa sous-section du square et du réseau de sentiers qui la structure et la polyvalence de ce secteur, en retrait de la rue, en fait un lieu privilégié pour le séjour : d’autres types d’usages et d’interactions peuvent alors se développer. Pour sa part, le buste de Nelligan est décentré et fait dos à un chemin principal, étant visible depuis un sentier secondaire, dans ce qui se révèle être un lieu de passage : si on y observe des gens en séjour, ce sont plutôt des clients du kiosque, qui constitue le point d’attraction de ce secteur.
37Ces résultats corroborent, sans grande surprise, les commentaires généraux que fait William H. Whyte, dans son film, sur les comportements que les individus entretiennent avec les œuvres d’art dans les espaces publics. Whyte y fait d’ailleurs la démonstration que les interactions sociales que l’on peut observer avec une sculpture dépendent tant du potentiel qu’un individu y reconnaît que du contexte où l’œuvre est installée. Le chercheur a pu observer l’œuvre Night Presence IV (1972) de Louise Nevelson dans deux contextes aux différences très marquées. Dans un premier temps, la sculpture en acier intempérique (communément appelé Corten), dont la composition intrigante repose sur l’assemblage de divers détails architecturaux, est vue sur une placette marquant une entrée du Central Park de New York : à cet endroit, plusieurs individus viennent la toucher, intrigués par sa matérialité, ainsi que s’y asseoir et parfois y manger. Dans un deuxième temps, la même œuvre est montrée après avoir été relocalisée dans un terreplein, sis au milieu de Park avenue, où la circulation automobile est importante : l’œuvre est alors délaissée par les usagers, car elle est mise à l’écart de toute vie sociale. Cet exemple permet d’insister sur le fait qu’un phénomène est indissociable de son contexte de manifestation. Au terme de notre projet de recherche, la généralisation de nos résultats, dans le but de dégager des cas de figure parmi l’ensemble des publics qui auront étudiés, ne sera possible que par la mise en parallèle des données recueillies dans d’autres études de cas (nous avons mené, à ce jour et à cette fin, une trentaine de séances d’observation filmée dans quatre espaces publics à Montréal). En ce sens, si les registres d’interaction relevés dans cet article peuvent sembler élémentaires, ils servent à jeter les bases d’une analyse plus fine des publics des œuvres d’art dans les espaces publics, à partir d’outils méthodologiques conçus expressément à cette fin.
38Bien que nos matériaux de recherche n’aient pas permis d’aborder la question de la représentation que se font les usagers de ces œuvres (comme Zebracki l’a exploré), il ne faudrait pas croire que leur signification ne nous importe pas. Le square Saint-Louis prend son sens entre autres par ces objets artistiques commémoratifs, témoins matériels du développement de la société et de la culture canadiennes-françaises. Le retour du Monument à Louis-Octave Crémazie au square au début du 21e siècle, dû entre autres au travail de groupes de pression, démontre la valeur que l’on accorde à cet espace public. On fait le même constat à partir de l’installation du traditionnel buste de Nelligan, plus de soixante ans après le décès du poète, qui dénote ce désir analogue de continuité. En complément, il faut rappeler que l’observation ne peut se substituer à des entretiens et, qu’ainsi, la question de la signification de ces œuvres n’a pu être abordée auprès des publics — ce qui ne permet pas de l’évacuer pour autant.
39Ceci étant dit, dans le cadre de cette recherche exploratoire, l’observation filmée aura contribué à pallier un silence dans la recherche empirique. Comme nous l’aurons vu, lorsqu’un certain nombre de possibilités se matérialisent, les œuvres d’art dans les espaces publics peuvent entretenir une vie sociale bien remplie. Contrairement aux œuvres exposées dans les musées, les galeries ou les centres d’artistes, les œuvres qui sont intégrées aux espaces publics ont la sociabilité publique comme contexte de présentation. La recherche doit valoriser les usages que les inconnus font de ces objets artistiques (tout en reconnaissant que ces utilisations relèvent des intérêts personnels des individus). En effet, ces œuvres ne sont pas des objets statiques. À ce sujet, Whyte ne se gêne pas pour dire, au sujet d’une sculpture de Jean Dubuffet installée au pied d’une tour : « It is a very sociable element. ».