Remerciements
Cette réflexion sur Hopper et la ville doit beaucoup aux fructueux échanges avec mes collègues Nicole Mathieu, Bernard Debarbieux, Jean-François Staszack ainsi qu’avec le peintre Matieu et mon regretté ami Richard Quincerot. La réalisation de cet article a été soutenue par un subside « Tremplin » de l’Université de Lausanne.
1Edward Hopper (1882-1967) a beaucoup peint la ville : Paris à ses débuts mais surtout New York, ville qu’il a habitée à partir de 1913 et jusqu’à sa mort.
2Selon le géographe Tom Slater (2002, 2009), il aurait perpétué à travers ses toiles la tradition anti-urbaine des intellectuels américains (White et White, 1977). Récemment encore, il citait les travaux de l’artiste comme illustration principale de l’entrée Antiurbanism de l’International Encyclopedia of human Geography (Slater, 2009). Cette utilisation des travaux d’un des plus célèbres peintres américains est d’autant plus à souligner qu’il s’agit à notre connaissance d’une des premières apparitions de l’entrée antiurbanism dans ce type de recueil des principaux concepts de la géographie.
3Slater se situe dans la continuité de travaux qui cherchent à comprendre, révéler et en même temps dénoncer les racines de la peur de la ville aux Etats-Unis. Morton et Lucia White ont été les premiers (White et White, 1977) à proposer l’hypothèse de l’hostilité à l’égard de la ville des intellectuels américains. Jefferson, Emerson, Thoreau, Poe, Melville, Henry James Franck Lloyd Wright, autant de célèbres auteurs qui selon eux auraient façonné l’univers anti-urbain américain. À l’exception de cette référence incontournable et jusqu’à ces dernières années, le phénomène avait fait l’objet de peu de travaux de fond. Le sujet rencontre désormais un regain d’intérêt de la part de chercheurs qui s’intéressent en particulier aux origines idéologiques de la suburbia (Ghorra-Gobin, 2002 ; Maumi, 2009 ; Thompson, 2009) au déclin des villes américaines (Beauregard, 2002) ou encore aux représentations négatives de la ville dans les médias et au cinéma (Prakash, 2010). L’entrée antiurbanism dans l’encyclopédie de Kitchen et Thrift est un bon indicateur de reconnaissance d’un nouveau concept dans la recherche.
4Cet intérêt renouvelé pour « l’urbaphobie », terminologie souvent choisie dans le cadre francophone comme traduction de anti-urbanism, dépasse largement le contexte nord-américain. Plusieurs ouvrages ont ainsi parus sur ce thème ces dernières années (Baubérot et Bourillon, 2009 ; Marchand, 2009 ; Salomon Cavin, 2005 ; Salomon Cavin et Marchand, 2010).
5Ma première réaction à la lecture de Slater est que son utilisation de Hopper comme illustration de l’urbaphobie américaine est très discutable. Il y a pour moi malentendu à croire que Hopper a voulu condamner la ville. La ville n’est pas un problème pour Hopper, ce n’est pas son problème. Mais cela n’a d’abord été qu’une intuition. Il aura fallu pousser plus loin la réflexion et finalement saisir l’opportunité, par-delà Hopper, d’une discussion sur ce qui permet de qualifier le caractère antiurbain d’une œuvre. Aussi, par-delà l’énigme hoppérienne, je cherche ici à comprendre ce qui permet de qualifier un artiste, décrypté à travers ses œuvres plastiques voire ses écrits, comme hostile à la ville. Autrement dit, comment peut-on parvenir à mettre au jour son idée de la ville et les valeurs qu’il attribue à celle-ci ?
- 1 Les limites de cette analogie seront abordées dans la troisième partie de l’article.
6Pour commencer, la discussion sera donc centrée autour des œuvres de Hopper. Pour les besoins de cette analyse, je considérerai que ces œuvres plastiques peuvent être interprétées comme des textes (Short, 1991) des discours ou même des langages (Barthes, 1957 : 217) dont il s’agira de décoder la signification1.
7Les sources de cette analyse sont :
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l’œuvre plastique (peintures, mais aussi dessins) de Hopper.
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de très rares propos du peintre, extraits d’articles et de lettres qu’il a écrits, ainsi que d’entretiens qu’il a accordés. S’y ajoute le journal de sa femme Joséphine Nivison (Jo), également peintre, qui constitue la principale source d’informations sur la vie et la conception des œuvres de Hopper. Ces archives sont accessibles indirectement via la biographie de Levin (2007).
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l’abondante littérature sur l’œuvre de Hopper ; dans les nombreux ouvrages consacrés à Hopper, les publications de Gail Levin sont à distinguer. Cette historienne est la principale biographe de l’artiste. Dans An Intimate biography (2007), ouvrage de 777 p., elle relate de manière très détaillée et sur la base d’abondantes archives, la vie et l’œuvre de Hopper.
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des ouvrages relatifs à la question antiurbaine et à l’histoire de la représentation de la ville plus particulièrement aux États-Unis.
8Le développement débute par une reprise des principaux arguments avancés (Slater, 2002 ; 2009) pour démontrer le caractère anti-urbain des scènes urbaines de l’artiste. Je tenterai ensuite de montrer que d’autres interprétations sont concevables eu égard au caractère ambivalent des scènes représentées et en considérant plus particulièrement la similitude des situations représentées dans des scènes rurales. L’ambivalence de l’œuvre hopperienne, à l’instar en fait de nombreux textes identifiés comme anti-urbains, permettra in fine de discuter des difficultés d’interprétation d’œuvres de types littéraire ou plastique comme hostiles à la ville.
9Dans cette partie, sont résumés les principaux arguments avancés dans l’article Anti-urbanism (Slater, 2009) pour qualifier Hopper d’anti-urbain. Trois catégories d’arguments sont identifiées par ce géographe pour justifier son interprétation : la filiation intellectuelle du peintre, le contexte historique conjoncturel de réalisation des œuvres et enfin, le contenu même des toiles.
10Les fondements de l’hostilité à la ville de Hopper seraient tout d’abord à rechercher dans les lectures de l’artiste et en particulier chez trois auteurs que Hopper admirait : les philosophes Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et Henry David Thoreau (1817-1862) et l’écrivain Henry James (1843-1916). À propos de Emerson, Hopper aurait ainsi déclaré « I admire Emerson greatly. I read him quite a lot. I read him over and over again » (Levin, 2007: 276). Ces trois auteurs ont chacun condamné la ville dans leurs écrits.
11Emerson et Thoreau sont les deux figures marquantes du transcendantalisme, courant de pensée qui fait de la nature le symbole même de la vie spirituelle de l’individu et du groupe social. Pour ces penseurs, être en harmonie avec Dieu est synonyme de vivre à proximité de la nature. Thoreau est célèbre pour son expérience solitaire de vie dans les bois ; expérience racontée dans Walden en 1845 (Thoreau, 2011). Il est sans doute le plus extrême des deux dans son rapport à la ville. Emerson et Thoreau vivent tous les deux dans la ville de Concord, une des villes les plus anciennes de nouvelle Angleterre et haut lieu de sociabilité. Cette citadinité n’empêche pas Emerson d’exalter les vertus de la communauté villageoise et de la proximité avec la nature ; il se méfie de l’environnement moral malsain de la ville (White et White, 1977 : 28). Thoreau voit son immersion dans la nature comme une expérience nécessaire de ressourcement pour l’homme civilisé qui dépérit dans l’environnement urbain (Nash, 2001). Walden est qualifié par les White de bible de l’urbaphobie (Bible of antiurbanism) (White et White, 1977 : 30) quand Emerson est qualifié par Lees comme : « the nineteenth century American who criticized cities most probingly » (Lees, 1985 : 93).
12L’idée sous-jacente au transcendantalisme est qu’il faut suivre la nature. Or, la vie en ville ne permet pas de suivre la nature, partant la vie urbaine, et plus spécifiquement dans les grandes villes, est jugée mauvaise (wicked) (White et White, 1977). Pour Thoreau, l’homme a besoin du contact avec la nature pour se ressourcer face aux maux urbains (Nash, 2001 : 90). L’immersion dans la nature qu’il recherche à Walden ou dans le Maine est toujours conçue comme une expérience personnelle de ressourcement. Slater (2002) voit les personnages représentés par Hopper, toujours isolés et qui apparaissent « out of place, detached from the city both socially and spatially », comme l’expression picturale de la philosophie transcendantale.
13Selon sa biographe, Gail Lewin, Hopper aurait beaucoup apprécié le récit de Henry James The American Scene (1907) dans lequel l’écrivain faisait écho à la stupeur du peintre, à son retour d’Europe, face aux bouleversements notamment architecturaux de la ville de New York. Henry James qui qualifie New York comme « terrible », « horrible » et dénonce sa laideur (cité par Levin, 2007 : 279), est identifié par le couple White comme un des intellectuels opposé à la ville (chp. VII). La référence à James permettrait de traduire le sentiment inspiré par New York chez le peintre « The Appearance of skyscrapers in New York’s city scape was seen by James and then Hopper as representative of encroaching unwelcome modernity » (Slater, 2002 : 141).
14Hopper est né à la fin du XIXe siècle. Il a peint ses principales œuvres dans la première moitié du XXe siècle. La réalité urbaine qu’il côtoie est celle de la révolution industrielle, de la modernité et la croissance urbaine sans précédent qu’elle induit. Une ville en continuel changement où des quartiers entiers disparaissent sous les pelleteuses « Hopper was dismayed by the crushing of Washington square » (Levin cité par Slater, 2002 : 141). Hopper aurait toujours gardé la nostalgie de la petite ville de son enfance (Slater, 2002).
15La ville de Hopper est celle de la modernité telle que décrite par Benjamin ou Durkheim. Cette ville, est aussi celle de la crise économique de 1929 avec la pauvreté, la précarité, les suicides et les files de chômeurs en quête de travail qui envahissent les rues. Les figures solitaires et tristes de Hopper seraient directement l’expression de cette situation dramatique.
16Sans les lier particulièrement au milieu urbain, Robert Hobbs (1987) souligne l’importance des stigmates de la modernité sur les personnages de Hopper (Hobbs cité par Slater, 2002 : 142) :
the feeling of loneliness experienced by viewers of Hoppers art… come from the fact that a continuum has been broken. The machinery of industrialism is no longer operating, and the illusion of progress as a motivation life force is no longer believable. By stripping modern life of its illusions of momentum, Hopper leaves his viewers isolated ; he shows the breakdown of traditional spiritual underpinnings in the modern world and reveals verity of a society that has forsaken a meditative calm for a frenetic view of progress.
17Slater fonde avant tout sa démonstration sur le contenu même des tableaux de Hopper, sur ce que Hopper a voulu montrer ou suggérer dans les scènes urbaines représentées dans ses toiles. Tant les situations que la composition des tableaux viennent à l’appui de sa démonstration. L’analyse est fondée sur l’idée que de nombreux indices – les détails, les formes, les couleurs, les cadrages, le choix de paysages, de personnages et d’objets – mettent sur la piste des intérêts de l’artiste mais également des significations et des valeurs qui étaient les siennes.
18Quatre œuvres du peintre sont plus spécifiquement citées pour démontrer le caractère anti-urbain de l’œuvre : Night Shadows (1921), Sunday (1926), Nightawks (1942) , Approaching the city (1946) : « four exemples of the American city as a place of isolation, fear and loss » (Slater 2002)2.
19Dans le premier, un homme seul marche dans une rue éclairée par une lumière blafarde qui contraste avec l’obscurité de la rue adjacente. L’ambiance est inquiétante. Une menace semble peser sur cet homme.
20Dans Sunday, un homme seul fume, assis sur la bordure du trottoir devant un magasin ; la rue est déserte, le magasin semble vide. Comme nombre de personnages de Hopper, celui-ci semble perdu dans ses pensées. Bien que le tableau ait été peint en 1926, on y verrait déjà les présages de la dépression ; être dans la rue serait le signe de l’aliénation et de l’exclusion. Cette ville est dénuée d’optimisme: « depressing than liberating, lamented rather than celebrated », « city people appear emotionally weak and lost in their own melancholy » (Slater, 2009:163). Ce tableau illustrerait parfaitement l’anonymat et l’anomie urbaine décrite par Durkheim. La ville où l’homme perd ses repères et dépérit.
21Traduit selon les auteurs par « noctambules », par « oiseaux de nuit », voire « rodeurs de nuit » (Levin, 1985), Nightawks, est l’œuvre la plus célèbre de l’artiste. Dans un bistrot de coin de rue dont de larges baies vitrées dévoilent l’intérieur, trois clients sont accoudés à un bar circulaire et font face au serveur. Tous les clients, même celui qui est de dos, semblent perdus dans leurs pensées. Dans le bistrot, la lumière est crue et les personnages blafards, contrastant avec l’obscurité de la rue, désertée et sinistre. Cette mise en scène est associée au genre film noir, dont ville et drame sont des composantes principales. Nombre de commentateurs de cette toile y perçoivent une impression de violence imminente : « à une époque de vol et d’agressions, il ne serait guère étonnant de voir un personnage brandir un revolver pour exiger qu’on lui donne le contenu du tiroir-caisse » cité par (Levin, 1985 : 70). Sa biographe y voit l’influence de la nouvelle d’Hemingway, « tueurs ». Le titre même est inquiétant : hawk (faucon) désigne en argot new yorkais un homme qui se conduit comme un rapace.
22À travers cette célèbre toile, la ville apparaît comme un lieu dangereux, repère de personnages esseulés ou peu fréquentables. Soulignant également la noirceur de la représentation urbaine, François Bon y voit une expression prémonitoire de la ville contemporaine : « Nous ne savions pas si lorsque nous avons découvert Nighthawks il y a si longtemps, qu’il deviendrait la plus exacte allégorie du devenir de nos villes et – maintenant que ce n’est plus peinture – cela nous terrifie encore plus » et ajoute : « chez Hopper se rassembler isole encore plus » (Bon, 1998 : 43).
23Approaching the city (1946). À l’approche de la ville, des rails pénètrent dans un tunnel. Les murs entourant les voies ferrées ne laissent entrevoir que quelques portions d’immeubles. Aucun personnage n’est visible ; la vie urbaine est comme figée. Hopper a commenté cette toile de la manière suivante:
I’ve always been interested in approaching a big city by train ; and I can’t exactly describe the sensations. But they’re entirely human and perhaps have nothing to do with esthetics. There is a certain fear and anxiety, and a great visual interest in the things that one sees coming into the city (Levin cité par Slater, 2002 : 141).
24Slater retient l’expression de peur et d’anxiété soulignée par le peintre. Celle-ci serait en particulier provoquée par l’obscurité du tunnel ; l’entrée en ville est angoissante ; il n’y a pas de lumière visible au bout du tunnel. La scène serait empreinte de l’inhospitalité urbaine.
25À travers ces toiles qui donnent à voir où suggèrent la noirceur de la ville, Hopper aurait donc entretenu l’imaginaire anti-urbain américain (Slater, 2002 ; 2009). La représentation d’espaces urbains souvent sombres, désertés, les lumières crues, la tristesse et la solitude des personnages offrent sans aucun doute des arguments pour étayer cette interprétation de l’œuvre du peintre. Il y a de la tristesse, de la solitude, des atmosphères inquiétantes dans les toiles de Hopper. Hopper donnerait une expression plastique à une vision négative de la ville héritée du transcendantalisme, contemporaine de la croissance industrielle et de la crise économique.
26Avant tout, il est important de rappeler que Hopper n’offre pratiquement aucune clé de lecture sur sa manière de concevoir la ville dans ses travaux. Cet artiste, timide et introverti, qui a connu une extrême célébrité de son vivant, n’a accordé que très peu d’interviews, n’a fait que de très rares commentaires sur son propre travail et n’a pratiquement rien révélé de sa représentation de la ville. Toute sa vie, il a préféré s’exprimer à travers ses œuvres : « He preferred to speak throught visual images » (Levin, 2007 : 282).
27Les rares commentaires rapportés relatifs à la ville sont ambigus. Pour les tableaux « The City » et « Approaching the City », il dit vouloir exprimer « attente, curiosité et crainte » (cité par Kranzfelder, 2006 : 188), « les sentiments » qu’on a quand on arrive dans une ville inconnue.
28Les géographies de Hopper ne peuvent être décryptées comme celles de Gauguin qui a tant écrit sur lui-même et son œuvre (Staszak, 2003). A la différence de Gauguin, Hopper n’aime pas se raconter. Les carnets très fournis que son épouse Jo consacre aux tableaux de son mari n‘éclairent guère sur son imaginaire urbain mais surtout sur les techniques picturales de Hopper et la vie intime et sociale du couple. A de rares exceptions près, les « mondes intérieurs » (Debarbieux, 1997 ; Staszak, 2004) de Hopper ne peuvent être approchés qu’en essayant de comprendre ce que ses toiles si particulières racontent ou suggèrent.
29Or, l’univers que Hopper a inventé laisse une grande place à l’imagination du spectateur. En dépit de leur réalisme apparent, les scènes hoppériennes sont toujours caractérisées par une vaste marge d’interprétation. Les toiles de Hopper ne sont pas des « closed texts » (Short, 1991), soient des œuvres suffisamment explicites pour ne laisser aucune place à une lecture autre et à d’autres émotions (stock emotions) que celles désirées par l’artiste. Ce sont au contraire des « open texts » (Short, 1991), elles offrent la possibilité d’une marge d’interprétation au lecteur/regardeur créatif. Les travaux de Hopper se distinguent en cela, et Slater le note également, de ceux des membres de la « Ash can School » qui se décrivaient eux-mêmes comme des peintres de la réalité urbaine et plus particulièrement des quartiers pauvres de New York : avec leurs poubelles (ashcan), leurs bistrots, leurs usines et leurs matchs de boxes. Il s’agissait volontairement de montrer la réalité crue pour signifier la rudesse de la vie urbaine.
30Les tableaux de Hopper peuvent se prêter à toutes sortes de lectures. Son univers est marqué et même identifié par l’ambivalence. Prenons à nouveau comme exemple le tableau Sunday. Une autre interprétation est possible de cette scène. Le titre, déjà, suggère plutôt repos et loisir qu’anomie et désespoir. L’atmosphère est calme et chaude. Le personnage assis devant une boutique qui est peut-être la sienne a terminé sa journée. Les magasins sont fermés. Il fume, tranquillement, assis dehors, en imaginant ce qu’il va faire dans la soirée. Peut-être s’ennuie-t-il un peu, mais peut-être lui est-il aussi agréable de ne rien faire ?
31Ce jeu de double interprétation est souvent possible avec les toiles de Hopper. Dans Approaching the city, le tunnel est obscur mais on le sait déboucher sur la ville trépidante cachée derrière les hauts murs qui encadrent les rails. Il y a de l’anxiété et de la peur mais aussi de l’excitation chez celui qui arrive enfin vers sa destination. Hopper capture ici le moment d’avant l’arrivée, celui où tout est encore possible.
32Pour comprendre l’univers de l’artiste, il n’est pas inutile de rappeler que Hopper appréciait la banalité de la vie quotidienne. « Aucune atmosphère n’était assez banale pour ne pas être interprétée » disait-il en commentant une toile de son confrère Charles Burchfield, qui affectionnait les représentations des banlieues américaines (Kranzfelder, 2006 : 136).
33Il y a un point à propos duquel je suis parfaitement en accord avec Slater ; l’hostilité à l’égard de la ville n’est pas dissociable de l’opposition entre ville et campagne « it is impossible to trace the emergence of urban fears without considering pro-rural sentiment » (Slater, 2009 : 161). Emerson, Thoreau ou Henry James ont tous condamné la grande ville par opposition à un ailleurs rural ou même sauvage, considéré comme meilleur. Cette opposition est fondatrice. Ville et campagne forment un couple indissociable (Lees, 1985 ; Tuan, 1990 ; Williams, 1985 ; Short, 1991) qui perdure encore actuellement, par-delà la ville territoire, dans l’imaginaire géographique contemporain (Debarbieux, 2007 ; Salomon Cavin et Mathieu, 2014). La ville mal-aimée, où l’homme dépérit dans la pollution et l’anomie est définie par opposition à la campagne, où l’homme vit heureux dans une communauté soudée à proximité de la nature. L’inverse est également vérifiable: la ville aimée, lieu de culture et d’épanouissement, s’oppose à la campagne arriérée et ennuyeuse: « It is well to be aware that the environmental value requires its antithesis for definition (…) the virtues of the countryside require their anti-image, the city, for the sharpening of focus, and vice versa » (Tuan, 1990: 102).
34Partant, la démonstration ne serait pas complète si l’on ne s’intéressait aux scènes rurales de Hopper. Les toiles ayant pour décor la campagne sont a priori aussi nombreuses que les représentations urbaines. Cette production s’explique aisément car à partir de 1933, Edward Hopper et sa femme Jo partagent leur temps entre Greenwich village et le petit village de South Truro à Cape Cod où le couple possède une maison. Comment Hopper a-t-il peint cet environnement-là ? La petite ville, la campagne, la nature ? S’agit-il, par opposition à la grande ville, de milieux où les personnages vivent épanouis et sereins dans une communauté villageoise soudée qui a su résister à la modernité ? Les paysages ruraux sont-ils rassurants, idylliques, bucoliques ?
35La réponse est à l’évidence négative. Hopper a peint la campagne comme la ville. On peut transposer mot pour mot la description que Slater dresse des scènes urbaines en remplaçant le mot ville – city par celui de campagne – country: « country people appear emotionally weak and lost in their own melancholy thoughts, detached from the world around them in a near catatonic state » .
36Prenons quelques exemples. Un Soir d’été à Cap Cod (1939) : un couple et un chien sont devant une maison qui donne directement sur une pelouse jaune épaisse. La maison jouxte une forêt très dense. Comme dans les scènes urbaines (par exemple Une chambre à New York) le couple n’interagit pas, chaque protagoniste apparaît comme perdu dans ses pensées. L’homme semble réclamer l’attention du chien mais ce dernier ne regarde pas dans sa direction. Hopper notera dans un commentaire de cette toile que « même le chien est ailleurs » (cité par Levin 1985 : 60). Il y a une absence totale de communication entre les personnages. Ce tableau, comme bien d’autres, suggère la tristesse des personnages peints par Hopper où qu’ils se situent. Ville ou campagne, peu importe, il y a similitude des situations (par exemple Été [1943] et Matin en Caroline du Sud [1955]).
37On ne trouve pas chez Hopper, comme chez Emerson, ou Thoreau, une dialectique ville campagne d’opposition entre mauvaise ville et bonne campagne. À l’instar des maisons sans porte des Deux puritaines, les ambiances rurales peuvent être glaçantes. La demeure représentée dans Maison près de la voie ferrée House by the railroad (1925) est à ce point peu réjouissante qu’elle a inspiré Alfred Hitchcock pour la conception de la maison maudite de Psychose (1960) (Jahidi et Schlesser, 2010 ; Levin, 2007). Le manoir à l’architecture gothique, foyer de l’inquiétant propriétaire du motel, est la copie de celui de Hopper (fig.1).
38Un élément clé du discours anti-urbain notamment chez Thoreau est l’idéalisation de la nature. Le caractère régénérant de la vie à proximité de celle-ci. Or, la nature de Hopper ne possède apparemment pas cette qualité. Les forêts sont denses et sombres ; on ne sait comment y entrer. On est loin d’une forêt apaisante où l’homme moderne, confronté à la fureur des villes, viendrait se ressourcer. C’est plutôt la forêt inextricable des contes de fées où les enfants désobéissants se perdent et risquent de rencontrer le grand méchant loup.
Figure 1. La maison construite pour le film Psychose (Hitchcock, 1060) au Studio Tour at Universal Studios Hollywood, inspirée de la toile Maison près de la voie ferrée (Hopper, 1925)
Source : wikimédia commons
39La nature telle que représentée par Hopper (en tout cas dans les tableaux qui marquent le style Hopper dès 1925) est une nature pré-romantique ; ce n’est pas la Wilderness à la Thoreau mais une nature hostile qui n’a apparemment pas d’influence bénéfique sur l’être humain.
40Il ne cherche pas à rendre beaux ou désirables les paysages qu’il peint mais à retranscrire ce qu’il ressent à leur vue : « my aim in painting has always been the most exact transcription possible of my most intimate impression of nature. I have tried to present my sensations in what is the most congenial and impressive form to me » (cité par Gussow, 1997: 132).
41Tant l’ambivalence des scènes urbaines que l’absence d’opposition entre ville et campagne permettent de mettre en doute l’hypothèse de Hopper comme peintre hostile à la ville. Fondamentalement, même si Hopper fait de la ville un de ses principaux décors, cela n’implique pas qu’il ait quelque chose à dire sur la ville. La ville n’est tout simplement pas le problème de Hopper. Elle constitue tout autant que la campagne la marque d’une réalité extérieure reconnaissable. Un support à partir duquel il invente ses propres compositions. Pourquoi Hopper aurait-il nécessairement quelque chose à dire de la ville ou même de la campagne parce qu’il les peint ? Pourquoi faudrait-il nécessairement que Hopper ou tout autre peintre soit porteur d’un discours sur ces catégories géographiques ? Pourquoi la pensée géographique catégorielle devrait-elle forcément s’exprimer dans les formes picturales ?
42Toutes ces questions mènent à s’interroger sur les valeurs sous-jacentes à l’analyse de l’œuvre.
43Dans cette dernière partie, il est question de la difficulté à affirmer le caractère hostile à la ville d’une œuvre plastique ce qui permet plus généralement de discuter de l’interprétation d’un texte (Short, 1991) comme expression d’antiurbanism. Tant l’extraction que l’interprétation sont problématiques, surtout, en l’absence d’explications de l’artiste. Par contre, l’utilisation, la mobilisation voire l’instrumentalisation du discours est sans doute la façon la plus tangible de démontrer le caractère hostile à la ville.
44Pour les besoins de la démonstration ne sont évoquées que les représentations urbaines de Hopper. Tout en reconnaissant l’importance de l’opposition ville-campagne, ville-nature, Slater omet de considérer comment Hopper a peint la ruralité et les petites villes. Autrement dit, il utilise uniquement les œuvres qui valident son hypothèse omettant celles qui pourraient l’infirmer.
45Le problème de l’extraction, soit la mise en exergue de certaines parties d’une œuvre pour démontrer sa signification, est particulièrement évident en littérature. Certains auteurs désignés comme hostiles à la ville sur la base d’extraits de leurs écrits pourraient tout aussi bien être qualifiés d’urbaphiles si d’autres extraits avaient été choisis et présentés isolement. C’est en particulier sur cet argument que se fonde la critique que Léo Marx adresse aux époux White (1981 : 179) :
What we have then in our classic American literature, is not a single, fixed attitude toward the city, but a kind of semantic, or ideological, field in which a range of attitudes, some of then diametrically opposed is generated.
46Il souligne par exemple que dans Gatsby le magnifique (The Great Gatsby, Fitzgerald, 1925), la ville est à la fois honnie et admirée par le narrateur; New York apparaît tour à tour comme la plus belle ville du monde « the city seen from the Queensboro Bridge is always the city seen for the first time, in its first wild promise of all the mystery and the beauty of the world » et comme le pire milieu où vivre:
This is a valley of ashes, a fantastic farm where ashes grow like wheat into ridges and hills and grotesque gardens ; where ashes take the forms of houses and chimneys and rising smoke and, finally, with a transcendent effort, of men who move dimly and already crumbling through the powdery air. (cité par Marx, 1981 : 178)
47Même Emerson a pu louer les vertus urbaines et marquer ainsi d’ambivalence un discours trop schématiquement associé à la condamnation de la grande ville. Emerson reconnait en particulier à la ville sa capacité à libérer l’homme d’une routine avilissante et d’y développer son autonomie de penser et d’action :
cities give us collision (…) We must remember the high social possibilities of a million of men (…) there is room for persons of romantic character to exist, and that the poet, the mystic and hero may hope to confront their counterparts. (Emerson cité par Lees, 1985 : 97)
48Dans son chapitre sur la critique de la ville aux Etats-Unis consacré pour partie aux travaux de Emerson, Lee conclut : « There is an evidence in the works of other major writers that they too regarded the city with ambivalence rather than outright hostility » (Lees, 1985 : 97).
49Par-delà le problème de l’extraction de l’expression anti-urbaine, se pose également la question de l’interprétation. Si l’interprétation des textes n’est pas toujours aisée, c’est particulièrement évident des œuvres picturales pour lesquelles aucune clé de lecture n’est donnée par l’auteur ou par le courant artistique dans lequel il s’inscrit.
50En outre, il y a des types de textes qui se prêtent à l’interprétation parce que leur visée est clairement de faire passer une idée. Autrement dit, leur conception est au service d’un message. C’est le cas d’une affiche publicitaire ou encore d’une photo mise à la une d’un magazine. La une de Paris Match que Barthes commente pour définir son cadre d’analyse mythologique en constitue un exemple célèbre ; au-delà de la photo représentant un jeune soldat noir faisant le salut militaire, la représentation signifie que la France est un grand empire colonial et que tous ses fils sans discrimination de couleur servent sous les drapeaux (Barthes, 1957 : 223).
51C’est aussi le cas des textes de Rousseau dans la mesure où celui-ci est un philosophe moraliste. Pour sa description de Paris dans l’Emile (Rousseau, 1991) il a été souvent identifié comme l’un des pères idéologique de l’antiurbanism. Il oppose aux nuisances et au peu de vertus qu’il trouve à Paris, la vie heureuse à la campagne. Face à la bonté de l’état de nature et des valeurs originelles, la ville est la caricature de la méchanceté et du malheur. La ville est associée à la corruption des mœurs (Rousseau, 1991 : 691) :
Adieu donc Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les hommes à la vertu. Adieu Paris ; nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence ; nous ne serons jamais assez loin de toi.
52Dans un autre passage, Rousseau développe le thème de la ville comme le tombeau des familles : en ville, les familles se meurent alors que la campagne constitue un « réservoir » de population saine. « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent ; il faut les renouveler, et c’est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement » (Rousseau, 1991 : 276-277). Rousseau voit, dans les grandes villes, une sorte de déterminisme sociologique conduisant à « l'imparable dégradation des mœurs » (Jaggi, 2010 : 41). Rousseau peut être qualifié d’hostile à la ville parce qu’il cherche à distiller certaines valeurs au travers de ses écrits. Il ne se contente pas de décrire Paris, il juge Paris et cherche à convaincre de son caractère délétère par opposition à une vie saine au milieu de la nature.
53Il est certain que la personnalité de l’artiste, son histoire personnelle et le contexte socioculturel dans lequel il se situe constituent des éléments incontournables pour éclairer une œuvre. Mais, Short (1991: 157):
The interpretation of texts can be enlightening but is not easy. They are produced by imaginative individuals. Creative artistes condense social concerns, but give them a specific, personal shape and substance. There is a need for careful analysis which captures the dialectic of broad social context and individual creative impulse without reading off texts from socio economic position or else seeing texts as devoid of wider social meaning and significance.
54Cependant, si le contexte et la personnalité de l’artiste sont fondamentaux et doivent être mis en balance, leur accorder une trop grande place est peut-être passer à côté de ce que représente le tableau et peut-être seulement y voir ce que l’on y cherche. La banalité des scènes du quotidien offre l’opportunité de toutes sortes d’interprétations.
55Hopper n’appréciait pas particulièrement les exégètes de son travail. Réagissant aux multiples interprétations de Nighthawks: « he contested those viewers who looked beneath the surface, saying that the work showed little more than a restaurant on Green which Avenue where two streets meet » (cité par Renner, 1990: 80).
56Encore une fois pourquoi Hopper aurait-il quelque chose à nous dire sur la ville ? Comment affirmer qu’il exprimerait à travers ses peintures un courant de pensée hostile à la ville aux Etats-Unis ou son propre sentiment face à la ville moderne ? C’est là, sans doute, que la position de Short qui porte à analyser la peinture, au même titre qu’un roman ou un poème, comme un « texte » peut être remise en cause. Elle est méthodologiquement très utile mais tend à assimiler l’œuvre picturale à quelque chose qui se lit, qui se traduit en mots. Or, n’y-a-t-il pas une autonomie méthodologique intrinsèque à l’œuvre picturale ? Une autonomie qui implique qu’elle ne se traduit justement pas sous forme de mots.
57À la différence des œuvres de Picasso ou Goya, il n’y a pas l’évidence chez Hopper d’un message à transmettre, de valeurs à diffuser. Il ne cherche pas à communiquer. Pour reprendre la terminologie de Barthes, ses œuvres ont un sens mais pas forcément de signification, pas de sens caché (Barthes, 1957). Ces œuvres ne sont pas là pour convaincre, pour défendre une position (Sampietro, 2010 : 95).
Hopper avait de l’art une conception austère et entièrement étrangère à toute exaltation pour le triomphe de la « modernité » et à toute « dénonciation » à caractère politique contre les maux de l’époque (…) Hopper n’a jamais été un chroniqueur ou un propagandiste (….) C’est de l’art pur, en ce sens qu’ils ne sont asservis à aucune fonction.
58Hopper ne se situe pas dans le courant du réalisme social à la Ash Can School. Dans ses compositions, Hopper n’embellit pas plus qu’il ne charge.
59Si on accepte l’hypothèse que le peintre n’a pas voulu délivrer de message particulier concernant la ville, on ne peut laisser de côté la manière dont ses œuvres ont été et sont encore citées, c’est à dire pas seulement regardées, mais aussi utilisées.
60Hopper est un des peintres américain les plus célèbres. La manière dont il peint la ville compte parce que ses toiles, à commencer par le fameux Nighthawks, ont été amplement reproduites et diffusées. Ce peintre a participé à l’instar de Gauguin (Staszak, 2003) à la production d’un imaginaire géographique influent. Aussi son intention, son projet artistique n’est-il finalement pas secondaire par rapport à tout ce que ses regardeurs y ont vu ? Partant, la question de savoir si Hopper a contribué à entretenir le courant antiurbain américain demeure pertinente. Indépendamment de ce que Hopper a voulu représenter, quelle a été l’interprétation donnée à ses toiles ? Dans quelle mesure Hopper n’a-t-il pas, à son insu peut-être, contribué à alimenter l’inclinaison anti-urbaine de la culture américaine ?
61Un passage en revue de la manière dont Hopper est analysé et cité montre à l’évidence que l’artiste est facilement associé à une représentation négative de la ville américaine. Le récent ouvrage Noir Urbanism (Prakash, 2010) utilise Nighthawks comme illustration de couverture comme si, à l’évidence, cette œuvre était l’archétype de la représentation de la noirceur urbaine (fig. 2).
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Figure 2. Noir Urbanisms (2010)
63Dans sa célèbre réinterprétation de Nighthawks, Boulevard of the broken dreams (1984) Gottfried Helnwein remplace les trois clients du bar par trois icônes du cinéma américain Humphrey Bogart, Marilyn Monroe, et James Dean ; le serveur n’est autre qu’Elvis Presley. Helnwein associe clairement l’atmosphère sombre du tableau avec la fin tragique de ces célébrités.
64Ainsi la noirceur des scènes urbaines de Hopper est-elle pour beaucoup synonyme de condamnation urbaine. Dans ce sens, l’affirmation « that Hopper fed the American antiurban imagery » (Slater, 2009 : 165) est sans doute vérifiée.
65Quand un journaliste demande à Hopper ce qu’il cherche, il répond : « je me cherche » ( I am after me ) (cité par Lévy, 2010). Je me cherche, c’est bien ce que semblent se dire les personnages des scènes composées par le peintre. En ville, comme à la campagne, la quête introspective est la même, le mal-être identique. Le milieu, qu’il soit urbain ou rural n’a que peu d’emprise. Au contraire, même ; ne sont-ce pas plutôt les personnages qui rendent tristes et hostiles les paysages dans lesquels ils se situent ?
66Selon Levin, Hopper « viewed art as a reflexion on his own psyche » (Levin, 2007: 277). Les personnages de Hopper semblent en pleine introspections ; moins tournés vers le monde réel que vers leur propre psyche. Sous un réalisme apparent, se cacheraient derrière ces figures peintes les symboles des tourments intérieurs de l’artiste : solitude, amour, passage du temps, mort.
67Partie d’une réaction à l’hypothèse d’une hostilité à l’égard de la ville exprimée par les œuvres d’Edward Hopper, cette analyse a finalement proposé trois sortes d’éclairages.
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Sur l’œuvre de Hopper pour commencer. Les scènes urbaines de Hopper sont empreintes de désespoir et de tristesse au point qu’elles ont inspiré le Film noir. Mais Hopper n’est pas un peintre antiurbain. L’univers de Hopper est bien trop ambivalent pour avoir été voulu comme véhicule d’une idéologie. Hopper est un peintre triste et introverti pour lequel peindre constitue le moyen d’expression d’un univers intime tourmenté. La ville tout comme la campagne n’ont été que le décor.
68Cependant, les œuvres de Hopper ont bien été utilisées dans la littérature, le cinéma ou la peinture comme illustration de la négativité du phénomène urbain. En cela seulement, il peut être défini comme antiurbain.
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Sur la définition des contours du concept d’urbaphobie ensuite. Celui-ci n’est pas dissociable de l’opposition entre la ville et un ailleurs rural, naturel, campagnard ; la ville n’est pas condamnée en soi mais dans sa relation à son contraire. C’est bien ce qui caractérise les écrits d’Emerson, Thoreau ou encore Rousseau qui peuvent être ainsi qualifiés, en tout cas pour certaines parties de leurs œuvres, comme hostiles à la ville. Cette opposition est totalement absente de l’œuvre de Hopper.
69Autre composante indissociable : la volonté de persuader et d’orienter l’action. Les écrits ci devant cités ont ceci de particulier qu’ils cherchent à nous convaincre du bienfondé de leur point de vue. Ainsi, l’urbaphobie est, plus qu’un simple discours ou un texte, une idéologie au sens où Althusser a pu la définir : soit un système d’idées, de jugements, de valeurs (ici hostiles à la ville) qui possèdent la capacité d’orienter les pratiques (Althusser, 1976). Autrement dit, l’urbaphobie ou l’antiurbanism ne se réduit pas à un discours critique sur la ville ou qui représente la ville sous un mauvais jour.
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Enfin, sur la méthode d’interprétation d’une œuvre plastique ou d’un texte littéraire comme antiurbain. Tous les discours ne peuvent pas être analysés de la même manière. L’œuvre littéraire et plus encore l’œuvre plastique a un statut particulier. Le réalisme social ou naturaliste à la Zola ou à la Ash Can School dont l’ambition est de dénoncer une réalité urbaine jugée négativement n’est qu’une des nombreuses formes d’expressions artistiques. Il n’y pas forcément signification derrière les formes de représentations.
70Hopper le taciturne ne nous explique rien, il ne nous assène rien ; ne juge pas ; ne cherche pas à convaincre. Il esquisse un décor et une histoire ; liberté est offerte à chacun d’en faire sa lecture. La mienne, après cette étude qui m’a fait scruter encore et encore les mêmes reproductions des toiles de l’artiste, est celle de paysages fascinants, envoutants et attirants. Ce sont des invitations, des suggestions. J’aimerais me perdre dans la nuit des noctambules et découvrir la lumière douce du bistrot au coin de la rue. J’aimerais connaître la vie de cette femme, de ce couple, de cet homme qui fume assis dans la chaleur. J’aimerais entrer par la fenêtre des maisons sans porte de Hopper.