1À l'heure où les préoccupations environnementales et le développement durable font les premières pages des journaux : catastrophes naturelles, changement climatique, etc., la relation de notre société à la nature et plus spécifiquement de la ville à la nature est sans cesse questionnée. En effet, la ville s'est construite en opposition à la nature à tel point qu'on parle de dénaturalisation de la ville. Dans ce contexte c'est un véritable défi de construire un territoire où nature et ville se mélangent (Blanc, 2009). Face à ce constat, le rapport ville-nature est abordé sous des angles nouveaux par les urbanistes, architectes, chercheurs de différents domaines, mais qu'en est-il des artistes ? Dans cet article, nous avons choisi de nous intéresser plus spécifiquement à une forme d'art propice à la lecture des interrelations ville-nature-homme : les promenades d'artistes.
2Dès l'Antiquité, la promenade prend forme comme porteuse de conversation philosophique. Par la suite, ce sont les grands penseurs comme Rousseau, Kant, Nietzsche et Thoreau qui s'adonnent à la promenade pour stimuler la pensée, voire se rapprocher de la nature. Comme le mentionne Frédéric Gros (2011), ce n'est pas tant que marcher nous rende plus intelligents, mais cela nous rend plus disponibles pour penser. Dans le monde de l'art, on peut se référer aux poèmes de William Wordsworth, composés à voix haute en marchant, qu'il écrivait à l'issue de ses promenades, ou encore à la flânerie présente dans les écrits de Baudelaire, qui s'impose comme mode d'inspiration pour différents artistes. Actuellement, de nombreux artistes utilisent la promenade pour donner à voir la ville différemment, pour « faire corps » avec cette dernière. C'est le cas d'artistes comme Julie Lebel avec ses Marches et Dérives, ou de la promenade avec perception augmentée de Jan Torpus ou encore des marches ludiques d'Hendrik Sturm, ou de l'œuvre Inclusion tactile de la coopérative artistique Audiotopie. Dans cet article, à partir de l'analyse de contenu de différents documents (présentation des dispositifs mis en place par les artistes à partir des sites internet de ces derniers), nous souhaitons, tout d'abord, mettre en évidence le rôle de l'art (sollicitant la marche) dans la façon d'éprouver la ville, à partir du questionnement suivant : de quelle façon, dans les différents dispositifs artistiques étudiés, sont mobilisés, d'une part, le rapport à la nature dans la ville et d'autre part, la façon de concevoir la nature et la promenade ? Pour compléter, nous désirons également mobiliser l'analyse des dispositifs artistiques pour identifier et approfondir les dimensions de la promenade mobilisées par les artistes pour proposer de nouvelles façons d'appréhender la ville. Ainsi, les objectifs de cet article sont, d'une part, de révéler les manières dont les artistes mobilisent la promenade notamment dans le rapport ville-nature et, d'autre part, d'identifier et d'approfondir les dimensions de la promenade mobilisées par les artistes pour proposer des pistes en matière d'aménagement de l'espace urbain favorable à la promenade.
3Dans une première partie, nous commencerons par une mise en contexte du sujet en nous attardant sur ce que l'on entend par nature. Nous explorerons les formes d'art qui impliquent une relation privilégiée à la nature et à la ville, pour ensuite se centrer sur une forme particulière : les promenades d'artistes. Ceci nécessitera un retour sur les origines de la promenade et sur les notions de flânerie et de dérive qui ont inspiré différents artistes. Nous ferons également un parallèle avec le développement d'espaces propice à la promenade et à la mise en relation nature-ville. Puis, dans une deuxième partie, l'approche méthodologique sera présentée, ainsi que les six expériences de promenade, menées par quatre artistes d'horizons divers, que nous avons retenues pour réaliser cette recherche. Ensuite, dans une troisième partie, nous présenterons les résultats de l'analyse de contenu. En dernière partie, nous mettrons en perspective les apports des artistes dans la manière d'envisager la mise en place d'un espace favorable à la promenade et à l'intégration du rapport ville-nature.
4Dès le XVIIe siècle, la nature est considérée comme propice au bien-être (Corbin, 1990), 1990) permettant un retour à l'état de nature comme le souligne Rousseau (1762). Dans bon nombre de ses écrits, l'état de nature est atteint lors de promenades au cœur de la nature (Turcot, 2007). Puis, avec l'avènement de l'industrie au XIXe siècle, la ville est considérée comme un espace déplaisant et pollué, alors que la nature est recherchée pour ses vertus sur la santé.
5La période hygiéniste du XIXe siècle (Vigarello, 1993) va apporter d'importants changements dans le domaine de l'urbanisme avec, notamment, la création des égouts et la mise en place du traitement des eaux usées. Ces changements ont eu pour effet malheureux, par exemple, de détourner les gens de certaines zones comme les abords des fleuves et des rivières, considérés comme pollués, faisant en sorte que l'élément naturel « fleuve » devait être maîtrisé. La nature en ville devenait problématique, il fallait l'éradiquer (Boullier, 2002). Enfin, en ce début du XXIe siècle, la ville durable et la ville verte tendent, quant à elles, à intégrer davantage la nature en ville, dans le souci de développer un cadre urbain propice à la qualité de vie, par exemple en limitant les îlots de chaleur et en diminuant la pollution de l'air (Boutefeu, 2007).
6Mais au final, qu'entend-on par nature ? Nous aurions tendance à définir la nature en opposition aux artefacts humains, ceci étant dû à la modernité, à la façon dont on « nous a enseigné à penser la nature comme un objet extérieur à l'homme, et celui-ci comme extérieur à celle-là » (Bonnin et Clavel, 2010 : 581). En examinant des journaux montréalais s'étalant sur une période allant de 1895 à 1910, Aubin-Des Roches explore les représentations de la villégiature au tournant du XXe siècle. Dans le contexte d'urbanisation et d'industrialisation de l'époque, la villégiature correspond à la recherche de la nature par l'urbain et à son désir de rompre avec le rythme de la ville (Aubin des Roches, 2006). À partir du XIXe siècle, l'urbain considère la nature comme un remède contre le stress provoqué par la vie en ville (Aubin des Roches, 2006). C'est dans cette mouvance que l'urbain a été pensé comme antithèse de la nature et c'est dans ce même espace urbain que, petit à petit, la nature est réintégrée. Reproduisant le phénomène à l'inverse, Aubin-Desroches remarque que le citadin de 1895 à 1910, qui quittait la ville en quête de nature, désirait aussitôt y retrouver les avantages urbains qu'il venait de laisser derrière lui. Il y recherchait plutôt une campagne à l'image de la ville, des représentations et des besoins urbains (confort, propreté, produits vendus en ville) (Smith, 1990). Mais de quelle nature s'agit-il ? S'agit-il comme le mentionnent Bonnin et Clavel de « nature sauvage, nature naturante ; natures végétales et animales, domestiquées ; nature jardinée et paysagère, reproduite ; nature figurée et représentée, patrimonialisée ; nature urbanisée » (2010 : 581) ? Au final, il existe une sorte de continuum dans la façon de désigner la nature, le naturel : du sauvage au plus artificiel. Ainsi, on peut voir la nature à la manière de Thoreau (2003), en se référant au Wilderness, la nature sauvage (nature naturante) … pour d'autres (Brady, 2007 ; Berléant, 1992) la nature est davantage définie en termes d'esthétique en privilégiant la qualité paysagère de la nature. Puis on peut également faire référence à la nature symbolique (nature figurée-représentée), celle que l'on met en scène pour valoriser l'image de la ville. Par exemple, Bonneville et Beschi (2008 : 21) parlent à ce sujet d'une « écologie de façade ». Ensuite, on trouve la conception aménagiste de la nature, les parcs et jardins qui proposent une intégration de la nature en ville sous une forme ordonnancée, structurée. Enfin, certains chercheurs comme Augustin Berque mettent en avant le fait que la ville et la nature n'existent que selon la façon dont les « sujets humains les conçoivent, les perçoivent et les agissent comme telles » (1997 : 6). Pour les citadins en quête d'évasion, la campagne que les villégiateurs évoquent est un espace de mieux-être et carrément « meilleur » : d'une plus grande qualité que le lieu où se déroule le quotidien (Aubin-Desroches, 2006 : 20) :
l'opposition entre la ville et le monde rural est constante dans les rubriques de villégiature tout au long de la période. La métropole est présentée comme un lieu caractérisé par le manque d'air, où la chaleur est torride, où les individus s'entassent et où le rythme de la vie quotidienne est effarant […] dans ce contexte, la campagne est perçue comme l'antithèse de la ville : l'air pur, la fraîcheur, les odeurs, le calme…
7De nombreux travaux comme ceux de Berque, ont reconsidéré cette relation tranchée société/nature, ville/ nature. Certains ont tenté de qualifier cette relation ville-nature sous le nom de « nature urbanisée » pour signifier que l'urbanité est là pour atténuer la nature humaine plus sauvage en une nature plus policée (Bonnin et Clavel, 2010 : 582). Que nous disent les artistes à ce sujet ? Peut-on repérer parmi les dispositifs étudiés à quelles définitions, visions de la nature les artistes se réfèrent ?
8L'art occupe une place considérable dans l'espace urbain sous forme d'art public ou de performances artistiques (chorégraphes, artistes audiovisuels, etc.). Il se veut parfois discret, par exemple en utilisant des téléphones intelligents, tablettes (p.ex. : les promenades de Janet Cardiff Walk in Édit ou Inclusion tactile d'Audiotopie), il se veut parfois imposant, par des sculptures immenses érigées au cœur d'une place, d'un parc (Wrapped Trees, de Christo et Marie-Jeanne, sa femme, Parc de la fondation Beyeler à Riehen, Suisse, 1998 ou encore Manus Ultimus, du cycle de Hand Like Trees, de Magdalena Abakanowicz, 1997, Jardin des Tuileries à Paris).
9Alors que notre société se transforme, impulsant de nouvelles préoccupations (de santé et environnementale), l'art urbain plus spécifiquement devient porteur de nouveaux messages. Qu'il s'agisse du Land Art, Earth Art qui symbolisent la création artistique en milieu naturel dans le respect de l'écosystème, ou de l'art écologique qui se donne pour mission de régénérer la nature (Doré, 2006), il existe de nombreuses façons d'aborder l'art pour révéler, critiquer et transformer les relations que tissent l'homme avec la ville et la nature. Parmi celles-ci une forme particulière a attiré notre attention, il s'agit des promenades ou marches d'artistes qui impliquent le corps en mouvement des participants. Par le fait même d'être mis en mouvement, les participants se rapprochent davantage d'une posture d'acteur que de spectateur passif en contact avec l'environnement urbain. Cette forme d'art nous a interpellés, car même si elle ne se veut pas en soi une forme d'art centrée sur le rapport à la nature, elle permet une implication et une proximité avec la ville et la nature. C'est pourquoi, dans cet article, nous avons choisi de centrer notre propos sur ce que nous pourrions nommer les formes déambulatoires de l'art : les promenades d'artistes.
10Dès l'Antiquité, la promenade apparaît porteuse de conversations philosophiques avec l'école péripatétique créée par Aristote, dont une des spécificités résidait dans le fait de se promener tout en discutant et en échangeant sur des questions philosophiques. Cette forme de promenade, plus solitaire cette fois-ci, était également présente chez d'autres grands penseurs tels que Rousseau, Kant, Nietzsche ou Thoreau, pour ne citer que ceux-là. Au-delà de ces grands penseurs, des poètes comme William Wordsworth utilisaient la promenade comme inspiration et création in situ, dans la mesure où ce dernier composait ses poèmes à voix haute tout en marchant. Au XIXe siècle, la figure du flâneur solitaire apparaissait notamment dans les écrits de Baudelaire. Le philosophe Walter Benjamin, inspiré par les écrits de Baudelaire, s'intéressera à son tour à la flânerie. Le flâneur propose une nouvelle forme de promenade « sans hâte, au hasard, en s'abandonnant à l'impression et au spectacle du moment » (Dictionnaire de la langue française, Le Robert, 2002). Avec l'avènement du flâneur, on note une volonté de s'émanciper en ayant un regard critique sur la société. Dans les années 60, un courant connu sous le nom de situationniste développe la dérive comme méthode déambulatoire. Cette méthode consiste à parcourir et à réciter un itinéraire effectué dans la ville (Bonard et Capt, 2009). Ce mouvement veut se libérer des chemins imposés par un urbanisme fonctionnaliste qui laisse peu de place à la surprise, à l'indétermination. Le courant situationniste, avant tout politique, a beaucoup influencé le domaine de l'art notamment, influence perceptible dans certaines des expériences de promenade qui seront présentées par la suite. Comme le mentionne Guy Debord, la dérive consiste à « se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent » (1997 :88). Cela se traduit sur le terrain par une forme de protocole qui consiste à « dériver » à plusieurs et à réaliser des comptes rendus individuels, qui seront par la suite croisés pour parvenir à une connaissance objective des lieux parcourus. C'est pourquoi la dérive est une méthode destinée à la connaissance et à la transformation de la ville. On ne peut passer sous silence le phénomène de la dérive tant celui-ci a influencé et influence encore artistes, scientifiques, citoyens et penseurs. De plus, autant la flânerie que la dérive sont nées d'une transformation de la société et par la même de la ville : la société moderne et industrielle à l'époque du flâneur, la « société du spectacle » et le fonctionnalisme à l'époque des situationnistes. Qu'en est-il aujourd'hui ?
11Les préoccupations environnementales, l'avènement du développement durable, l'explosion des nouvelles technologies (téléphones intelligents, etc.) ont modifié les façons de faire, de penser et de vivre la ville. C'est un véritable changement au cœur des villes et de leur espace public qui s'opère et se matérialise sous différentes formes dans le monde : « espace partagé » aux Pays-Bas, « living street » au Royaume-Uni, trames vertes, promenade plantée et quartiers verts à Paris, « High-Line » à New York, la promenade Samuel de Champlain à Québec, les Quais à Bordeaux, etc. À travers ces différents exemples, les espaces qui sont aménagés pour faciliter la mobilité durable ne se limitent pas à la seule fonction de déplacement, ce sont aussi des espaces ludiques où l'usager peut « faire corps » avec la ville (Lebreton et Andrieu, 2012). Toutefois on peut se questionner sur la portée et la réussite de ces types d'aménagements au regard, entre autres, de l'intégration du rapport-ville-nature. Certaines formes d'aménagement, comme les trames vertes, qui allient mobilité et accessibilité à la nature, semblent promouvoir l'importance de privilégier la biodiversité en milieu urbain. Cependant, il ne faut pas négliger le besoin de nature associé à la recherche du bien-être, de la qualité de vie par les citadins. En ce sens, Nathalie Blanc, se questionne sur « comment valoriser l'apprentissage en commun d'espaces écologiques dans la ville favorisant le contact à la nature, source d'anti-stress et d'éducation à l'environnement, en termes pratiques, mais également sensibles, moraux ? » (2009 : 54). Une réponse possible peut se trouver dans l'art comme vecteur de changement dans la façon d'envisager la relation ville-nature. C'est pourquoi nous avons fait le choix de nous intéresser aux promenades d'artistes afin de mieux saisir, d'une part, les manières de concevoir et mettre en scène la relation ville-nature et, d'autre part, l'ensemble des dimensions de la promenade, plutôt que de se limiter uniquement à l'accessibilité, la sécurité, le confort, la mixité des fonctions, la connectivité des rues (Gauvin et al., 2005 ; Lavadhino et Pini, 2005 ; Moudon et al., 2003). Ceci dans l'objectif d'orienter les façons de faire en aménagement urbain. Ainsi, à travers les promenades d'artistes, il semble se dégager une volonté des individus de se sentir plus proche de leur environnement, de mieux le connaître et le faire connaître, d'avoir avec celui-ci une relation privilégiée et surprenante. Ces différents types de promenade offrent la possibilité de découvrir, d'apprécier la ville, la nature, de transmettre ou de construire à travers le mouvement (la marche) l'histoire de la ville (témoignages, images d'archives, etc.), celle où l'on vit ou celle qu'on découvre pour la première fois, par le biais d'une forme de marche ludique et engagée à la fois.
12Le peu de références scientifiques sur ces nouvelles formes de promenade nous amène à privilégier une approche inductive afin de révéler toute la complexité de ces expériences. Il nous a semblé pertinent d'analyser, dans le cadre de cette recherche exploratoire les dispositifs artistiques conçus par les artistes afin d'expliquer le déroulement de leur « création mobile ». Ainsi nous serons en mesure d'identifier toute l'ampleur des expériences suggérées par les artistes.
13Ainsi, nous avons choisi de travailler sur l'analyse de différents documents : la présentation des dispositifs artistiques, des œuvres, des audioguides et vidéoguides qui permettent de cerner ce qui est transmis et de quelle façon. Nous avons sélectionné ce corpus à partir des critères d'inclusion suivants : les dispositifs artistiques retenus devaient se faire sous forme de promenade in situ et aborder la ville ainsi que la nature. À partir de ces critères, nous avons effectué une recherche à partir d'internet. Ceci a demandé une lecture approfondie de chaque site sélectionné afin d'évaluer la pertinence de chacun des dispositifs au regard des critères mentionnés plus haut. Ainsi, nous ne nous sommes pas limitées à un type d'art comme l'art écologique, mais plutôt à une façon de mettre en scène le dispositif artistique qui impose le mouvement comme acte de création.
14Pour analyser ce matériel, nous avons eu recours à l'analyse de contenu qualitative afin de faire émerger les thématiques abordées dans chacun des documents. Pour ce faire, nous avons choisi une approche ouverte et inductive de généralisation et d'abstraction des données, consistant au codage des principales dimensions et au codage sélectif des idées centrales et répétitives. Dans cette approche ouverte, la grille est élaborée à partir des verbatims. De plus, « une rétroaction constante entre le document, les extraits, les définitions des catégories dans lesquelles les extraits sont rassemblés et les relations entre les catégories qui constituent la classification en arbre ou en réseau de catégories » (Sabourin, 2009 : 432) est effectuée. Ceci nous permet d'approfondir le sujet en nous laissant une plus grande ouverture dans l'analyse plutôt que de nous limiter à quelques catégories réductrices. Au total, ce sont 6 dispositifs qui ont été analysés : deux dispositifs du groupe d'artistes Audiotopie (« Inclusion Tactile » (2010) et « Dans le ventre du parc Jarry » (2011), un dispositif de la chorégraphe Julie Lebel (les carnets de marche (2008)), deux dispositifs de l'artiste promeneur Hendrik Sturm (une promenade à Marseille et une autre au Bois de Vincennes (2011)) enfin, deux dispositifs de l'artiste Jan Torpus (la perception augmentée dans les rues de Bâle (2008) et le Life Clipper 3 (2010))).
15Dans l'idée d'offrir au lecteur le plus d'information possible sur chaque artiste, son champ d'intérêt, sa philosophie, etc. nous allons présenter dans cette sous-partie chacun des artistes ainsi que les dispositifs retenus.
16Diplômée du baccalauréat en danse contemporaine de l'Université du Québec à Montréal (1998) et réside à Vancouver depuis 2006. Elle base sa démarche sur la création in situ et avec la communauté (créations intergénérationnelles avec des non-danseurs, recherche sur les performances de danse spontanées et publiques [Flash Mob] et projets psycho-géographiques). Elle voit ses créations avec la communauté intitulées Drift-Walks [en français : Marche et dérive] « comme des actes de résistance poétique ; à travers ces activités, les participants sont capables de mettre en pratique leur créativité. »1
17Les Marches et dérives (Drift-Walks) peuvent prendre place dans un parc ou dans n'importe quel lieu tranquille à l'extérieur. L'expérience dure entre 45 minutes et trois heures au total, dépendamment du paysage. Des carnets de marche sont distribués aux participants à un point de rencontre, comprenant des questions et des espaces pour écrire et dessiner. Les questions du carnet ont pour but d'éveiller la conscience corporelle : par le regard, le toucher et l'écoute, les participants feront des associations et des investigations rattachées à leurs sensations physiques. L'idée est de laisser le participant choisir les exercices significatifs pour lui à n'importe quel moment de la marche. Il lui est suggéré « d'arriver » et de commencer par explorer l'environnement simplement en prenant le temps de s'installer dans l'espace avant de prendre une quelconque décision. Au sein des groupes des Marches et dérives, les participants choisissent avec créativité ce qu'ils veulent regarder et écouter en suivant non pas uniquement les repères externes, mais également leurs propres associations d'idées intérieures. Ils démontrent une connexion avec leur physicalité, ainsi qu'un éveil et une conscience de l'utilisation de l'espace et du temps. L'artiste considère ces marches comme des performances miniatures.
18Présenté comme « l'artiste-promeneur » par la revue Wildproject, a journal of environmental studies (2011), Hendrik Sturm a tout d'abord été formé aux Beaux-Arts et détient également une thèse en neurobiologie. Originaire de Düsseldorf en Allemagne, il enseigne aujourd'hui à l'École des Beaux-Arts de Toulon et vit à Marseille depuis 1994. Monsieur Sturm organise des promenades pour le grand public, en milieu urbain ou péri-urbain, où il invite les marcheurs à percevoir l'espace et à rester à l'affût des « traces », des indices d'appropriation humaine des lieux, témoignant de la vie passée, mais aussi contemporaine de l'endroit visité (Olmedo, 2012 : 2).
19La promenade dirigée par Sturm invite le déambulateur à adopter une sensibilité particulière à l'approche des lieux. L'artiste rythme l'observation du groupe en l'invitant à ralentir, à s'arrêter, sur les lieux qui comportent des traces. Il donne ensuite des clefs pour les déchiffrer, les instruire. Il s'interroge à voix haute sur les traces du passé du parc (en visitant notamment un bâtiment utilisé lors de la Seconde Guerre mondiale, la Cartoucherie) et du présent, remarquant des petits tas de détritus rassemblés devant une grille, il explique qu'il a découvert qu'un renard en était le responsable : « construisant invariablement de petits amas d'ordures au même endroit et dont il suivait le parcours depuis quelque temps. » (Olmedo, 2012 : 4)
20Nous avons retenu, pour notre recherche, deux marches ludiques : celle réalisée dans un quartier de Marseille et une effectuée dans le Bois de Vincennes à Paris.
21Artiste en arts médiatiques d'origine suisse. Il a conçu un système de perception amplifiée appelé Life Clipper qui consiste en une promenade artistique in situ. Ce dispositif offre une expérience audiovisuelle de la marche dans une réalité virtuellement amplifiée. Le visiteur doit porter sur lui un matériel informatique portable qui comprend des lunettes caméras appelées HMD (Head Mounted Display), une caméra vidéo (intégrée aux lunettes), un microphone, un appareil GPS et des capteurs de pression (semelle sous les pieds). Ce dispositif permet à Jan-Lewe Torpus de travailler sur la perception audiovisuelle. Pour ce faire, il modifie la façon de voir et d'entendre du visiteur. Selon le mouvement et la vitesse de déplacement du visiteur, une sélection de l'image et du son s'opère. En modifiant les paramètres de son et d'image et en ajoutant de la musique (composition, texte parlé et de l'échantillonnage de matériel documentaire), des photos et vidéos (documentaires ou fictivement arrangées), la perception habituelle de l'environnement par le visiteur est modifiée. Ce dispositif a été utilisé dans la ville de Bâle par la galerie Plug.In, pour créer une promenade dans le quartier Saint-Alban au cours de laquelle un paysage virtuel venait se greffer au réel.
22Pour l'analyse de contenu, l'expérience réalisée à Bâle (approche historique et sensorielle en réalité virtuelle) ainsi que le script de Life Clipper 3 (la nature virtuelle qui se mêle au réel) ont été retenus.
23Coopérative d'artistes fondée en 2008 à Montréal par Yannick Guéguen, Édith Normandeau, Étienne Legast et David Martin. Cette coopérative a pour particularité d'allier les nouveaux médias, l'architecture du paysage et la musique électroacoustique, tout en poursuivant des réflexions sur le développement d'outils expérientiels pour le projet urbain, notamment des parcours audioguidés . L'objectif poursuivi par Audiotopie est de concevoir des parcours audioguidés immersifs et sensoriels pour mettre en valeur des territoires, faire connaître les ambiances sensibles et faire vivre des expériences urbaines. Trois grandes thématiques sont développées par ce collectif d'artistes :
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la thématique sociale avec, par exemple, un parcours audioguidé sur l'accessibilité universelle, pour sensibiliser aux nouvelles pratiques en aménagement urbain.
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La thématique sensorielle avec, par exemple, Inclusion tactile (que nous analyserons plus spécifiquement dans cet article) où le marcheur est guidé par un cheminement chorégraphique et est invité à repenser son expérience quotidienne, mais aussi la présupposée : « Interdit de toucher »2.
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Enfin la thématique historique avec, par exemple, le dispositif Montmorency Audiotrace qui propose un parcours et une mise en sons de traces historiques de la ville de Ste-Thérèse, qui sont relevées lors de déplacements avec des citoyens, à pied et en vélo tandem3.
24Les dispositifs analysés sont : Inclusion tactile (le toucher y est privilégié) et Dans le ventre du parc Jarry (approche historique, poétique et sensorielle du parc, de ses arbres, de la nature en général).
25L'analyse de contenu, réalisée à partir des différents textes présentant les dispositifs artistiques retenus, nous a permis de révéler des catégories conceptuelles (expérience sensorielle, apaisement, communion avec la nature, histoire de vie, traces, passé-présent, etc.) et ainsi de dégager, dans un premier temps, trois grands types d'expérience : « faire corps » avec la nature et la ville ; découverte de l'interaction nature-artefact et une « expérience modifiée » tout en identifiant le rôle du participant dans chacune de ces expériences. Dans un second temps, cette analyse a mis en évidence les visions des différents artistes concernant la nature, la ville. Dans un troisième temps, elle a permis d'identifier les formes de marche mobilisées par les artistes : flânerie, dérive et dérivation pour mettre en scène leur dispositif artistique.
26Cette expérience que nous avons qualifiée de « faire corps » avec la ville et la nature se traduit de différentes manières. Tout d'abord par la recherche d'un apaisement des corps au contact de la nature : « c'était calme avec la pluie qui tapait les parapluies et la pluie qui tombait lentement sur le sol » (Carnets de marche) ; et d'une sorte de « lâcher-prise » : « je suis maintenant sous les saules pleureurs… Je m'assois sous l'un d'eux… Éloigné de la ville, je me sens bien, ici, un brin poète » (Dans le ventre du parc Jarry).
27Ainsi, c'est un contact privilégié de l'individu avec l'environnement, voire une communion avec la nature qui nous est proposée : « je m'adosse sur son large tronc, pour écouter son chant ».
28De plus, les artistes comme Julie Lebel ou Audiotopie mettent l'emphase sur l'expérience sensorielle dans l'idée que l'individu fasse corps avec l'espace qu'il parcourt et par exemple, les différents éléments naturels (eau, arbre, vent, etc.). Cela se traduit par le biais de l'expérience qui est proposée :
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sonore : « fermez vos yeux et écoutez […] j'ai choisi un son. Le son que j'ai choisi est le son de la pluie quand elle frappe mon parapluie » (Carnets de marche), « je me laisse guider par le crescendo des textures sonores » (Inclusion tactile) ;
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tactile : « je sens son écorce fissurée sur mon dos » (Dans le ventre du parc Jarry), « vous serez invités à frôler les surfaces au sol, à toucher les matériaux du bout des doigts […] ressentir la surface rugueuse […] je pose la main à plat, j'appuie fortement vers le haut pour tester l'adhérence et les différentes matières. » (Inclusion tactile), « le morceau que j'ai est doux et mouillé » (Carnets de marche) ;
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visuelle : « je l'observe discrètement derrière l'escalier, elle est derrière cette maison » (Inclusion tactile), « les rayons de lumière scintillent sur les feuilles » (Dans le ventre du parc Jarry), « la terre devient une peinture de couleurs surréelles, le jaune, orange et le rouge. » (Carnets de marche).
29C'est une véritable expérience d'immersion à l'environnement parcouru que ces artistes cherchent à faire vivre. Par exemple Julie Lebel, pour mettre en condition les participants, écrit : « ouvrez votre regard, sur quelque chose de grand. Laissez entrer une image dans votre corps comme elle entre dans vos yeux, laissez l'image s'imprégner sur votre rétine. Faites résonner les couleurs, la lumière, les ombres, etc. » (Carnets de marche).
30Ensuite, tant Julie Lebel que les artistes d'Audiotopie, à travers une lecture sensorielle de la promenade, nous proposent de découvrir l'histoire d'un lieu. Ainsi dans la promenade « Dans le ventre du parc Jarry », à travers l'histoire d'un arbre, c'est l'histoire d'un lieu qui nous est contée : « cet orme de 150 ans d'âge, j'ai l'impression d'être au pied d'un marqueur du temps, de l'ancêtre du parc, d'un sage qui me raconte l'histoire du lieu. » Ce qui différencie les deux approches se situe dans le fait qu'Audiotopie propose une histoire qui guide l'individu dans sa marche alors que Julie Lebel donne des directives à partir desquelles les participants sont libres de construire leur propre histoire : « prenez la liberté de trouver votre façon à vous de vivre cette expérience », une histoire de complicité avec le lieu. Ainsi nous sommes en mesure de mettre en évidence le rôle de co-auteur du participant, dans les carnets de marche de Julie Lebel, alors que dans le cas des dispositifs développés par Audiotopie, les participants sont davantage considérés comme des acteurs dont le rôle est clairement établi.
31C'est une approche particulière que nous donne à vivre Hendrik Sturm en privilégiant une lecture des traces que l'on peut trouver au fil de nos pas en parcourant la ville. Plus spécifiquement des traces qui mettent en avant l'interaction nature-artefact, c'est-à-dire l'histoire de la transformation d'un espace naturel par l'homme à travers un temps plus ou moins lointain.
32Il explique par exemple durant une de ses marches à Marseille :
Au-dessus de chez moi, commence la garrigue du massif des Calanques, et nous avons vu à l'instant les traces d'un sanglier près de mon compost, ainsi que les restes d'un four à chaux artisanal en pierre. Quelqu'un a fabriqué ici son propre mortier, à partir des ressources naturelles immédiates - calcaire disponible, bois pour le feu, et pierres pour le four. (L'art de la marche, 2011)
33Ce qui est proposé comme expérience, c'est celle de la découverte, de la mise en intrigue d'une promenade à travers ces traces souvent insolites.
34Ainsi, lors d'une marche dans le Bois de Vincennes (Olmedo, 2012 : 3) :
la promenade est rythmée par le franchissement de grilles. On entre avec autorisation dans un secteur ouvert aux sportifs et fermé au public. Après avoir suivi un muret, nous pénétrons dans une petite cave. L'artiste nous révèle que les impacts de balles sur le mur à l'intérieur sont le fait des entrainements militaires opérant à la Cartoucherie jusque dans les années 1970, les décennies suivantes ayant laissé place à un ensemble théâtral, etc.
35En plus de mettre en valeur l'interaction nature-artefact, c'est également une promenade qui permet de voyager entre le présent et le passé à travers d'indices soigneusement repérés et identifiés par l'artiste. Par exemple, lors de la promenade dans le Bois de Vincennes : « pendant la Seconde Guerre mondiale, la Cartoucherie a été utilisée par l'occupant comme prison. On peut y lire une inscription probablement écrite par un soldat autrichien » (Olmedo, 2012 : 4).
36Un autre aspect qui est important à signaler dans la manière de construire le dispositif de marche chez Hendrik Sturm, c'est qu'il choisit le parcours en suivant une trace existante, par exemple, un sentier informel dans le bois. Il explique cela lors de la présentation d'une de ses œuvres, La Galerie de la mer : « Par éthique, je ne crée pas de nouveaux passages, je marche toujours dans les pas de quelqu'un d'autre. De temps en temps j'arrive à le rencontrer, à sentir qui c'était, mais souvent je ne sais pas qui l'a produit » (Olmedo, 2012 : 5).
37Pour finir, en plus des traces qui orientent sa marche, la carte intervient également en premier lieu pour donner l'impulsion, l'envie. Par la suite, cette dernière donnera l'occasion d'expérimenter l'écart entre le réel et la représentation (la carte). Enfin, la présence de certains éléments dans l'espace parcouru, par exemple, « dans le Bois de Vincennes, d'innombrables morceaux de porcelaine sont entassés dans un recoin de grillage, ce sont les traces d'un dépotoir d'une manufacture de porcelaine du XIXe qui a disparu de la carte. Pourtant les traces sur les lieux sont encore bien présentes. » (Olmedo, 2012 : 7). Tout ceci montre bien le souci de l'artiste d'inviter le participant à s'interroger sur l'espace qu'il parcourt, que ce soit un espace de nature dans lequel on retrouve les traces d'une activité humaine ou au contraire, d'apprécier la présence d'un arbre centenaire au cœur d'une zone bâtie… Dans ce dispositif, le rôle du participant se rapproche de celui de l'apprenti enquêteur qui cherche à identifier les traces avec l'aide de l'artiste.
38Dans cette dernière catégorie, l'expérience proposée se fait par l'entremise d'un dispositif fondé sur la réalité virtuelle : « la perception augmentée » (Life Clipper) avec, par exemple, l'intégration d'animaux ou d'objets virtuels qui se mélangent au réel ou par un jeu de mise en scène qui modifie certains aspects (sonore et visuel) de l'environnement concret.
39Lors des promenades à perception augmentée, la relation à la ville et à la nature intervient par le biais de la réalité virtuelle. L'artiste Jan Torpus « nous met en présence d'une caméra qui mélange images virtuelles, paysages réels, et des scénarios naturellement différents suivant les espaces traversés ». La version Life Clipper 3 propose la superposition du paysage d'un parc réel avec un paysage virtuel, par exemple : « the overlaid landscape coincides with the park's morphology to subtly extend the visitors perception of the real and to blur the borders between the real and virtual. Textures can coat the grass and paths with varying amounts of transparency, thereby regulating the visibility of the real, etc. » (script).
40Ceci s'opère de façon à modifier l'expérience sensorielle par le biais des nouvelles technologies mobiles en amplifiant les sens. Par exemple, le visuel se voit transformé par la lunette caméra, le son par le casque audio, le toucher est également modifié par l'utilisation de capteurs au niveau des pieds. De plus, le récit se veut porteur de fiction, sollicitant l'imagination du promeneur. À cela se combine l'image, sous forme de cinéma interactif qui se construit suivant, d'une part, le parcours et d'autre part, la vitesse du promeneur, en mobilisant le réel et la fiction pour générer une perception augmentée. Torpus utilise également un GPS qui intervient dans l'intégration des images et des sons tout le long de la promenade. Ainsi, la localisation spatiale captée par le GPS permet de déclencher l'intégration d'images de fiction 3D dans l'espace que le promeneur parcourt. Enfin, l'utilisation de capteurs sensoriels, placés sous les semelles des chaussures, vient déclencher des sons particuliers comme les bruits de sabots de chevaux (ambiance sonore d'une autre époque).
41L'idée de « transformer » est particulièrement présente dans le cas de la perception augmentée où le réel côtoie le virtuel, en transformant la perception de l'espace quotidien tout en stimulant l'imagination des promeneurs. C'est une métamorphose à la fois spatiale et narrative qui est proposée, en combinant le réel et le virtuel. Celle-ci est pensée en vue de transcender l'expérience du quotidien afin d'en faire une aventure. Life Clipper 3 propose par exemple de découvrir le climat : « the starting point for each visit - which takes about 30 minutes - is the emerging ecosystem (springtime) at the beginning of the fertility climate stage ». De plus, le terrain virtuel coïncide avec le terrain réel du parc sur lequel la promenade est effectuée comme par exemple, l'herbe, les arbres, les bancs, etc. « The distinct virtual areas can therefore be altered separately and create a stronger reference to the real park. There are four main park areas, which have distinctive audiovisual atmospheric qualities ».
42Dans l'expérience de perception augmentée, le mouvement est intégré comme acte de décision. En effet, suivant le mouvement du visiteur, des images et des sons particuliers sont générés. C'est avant tout par le mouvement que naît l'interaction du promeneur avec le monde créé par Life Clipper. Le promeneur est ainsi acteur de son parcours, qu'il oriente suivant la direction choisie, le rythme de marche, etc., mais les éléments du scénario et du décor sont prédéterminés par l'artiste.
43Au final, ces dispositifs proposent la transformation de la relation à la ville et à la nature. Ainsi, ce qui est proposé comme expérience, c'est la possibilité de transcender la réalité quotidienne, l'environnement urbain et naturel. C'est une forme de distanciation qui se met en place à la fois avec la ville et la nature, tant l'expérience vécue est partagée entre le réel-virtuel et le passé-présent, transformant au final l'environnement bâti autant que naturel pour le rendre plus attrayant. Notre environnement aurait-il perdu toute saveur ? Faudrait-il s'en émanciper ? Est-ce ce genre de réflexion que cet artiste souhaite susciter chez les participants ?
44Les résultats de l'analyse qui viennent d'être présentés nous ont permis de révéler la construction de trois types d'expérience de promenade en lien avec la relation que chaque artiste souhaite susciter avec l'espace fréquenté et ceci en jouant sur sa mise en scène. Nous souhaitons, à présent, aborder les différentes visions de la nature, de la ville des artistes qui transparaissent de l'analyse des dispositifs étudiés. Enfin, nous terminerons sur la façon dont le mouvement et la marche sont sollicités : s'agit-il d'une forme de flânerie, de dérive ou autre ? Selon la manière dont la relation ville-nature est pensée par l'artiste, y a-t-il une tendance à préférer la flânerie, la dérive, etc. et pourquoi ?
45Parmi les dispositifs artistiques mettant en scène une expérience qualifiée de « faire corps » il importe de faire une différence entre ceux développés par Audiotopie et celui créé par Julie Lebel.
46Concernant Inclusion tactile d'Audiotopie, il s'agit de faire corps avec la ville et plus spécifiquement avec l'environnement matériel (murs, poteaux, le sol, les textures…), un seul passage fait référence à de la végétation : les feuilles d'un arbre que l'artiste invite à toucher. Il s'agit de la seule référence faite à la nature dans ce dispositif.
47En comparaison, dans le dispositif Dans le ventre du parc Jarry, il y a une véritable imbrication des éléments naturels et artificiels dans l'expérience proposée.
Je repars, vers le sud. Je traverse ce grand terrain pour aller vers la colline, plus loin. Je vais rejoindre le chemin complètement de l'autre côté, proche de l'étang. On aperçoit un autre Orme, qui domine le paysage. Je vais aller vers là-bas, vers les toits. La nuit tombe. Les sportifs sont là, multiples. Avec la pénombre, je les discerne à peine. Malgré la couleur de leur maillot, au loin, des équipes se mélangent. Un ballon, une balle, un frisbee, des tracés imaginaires aux multiples formes se dessinent. Selon des géométries complexes… (Dans le ventre du parc Jarry, script)
48Enfin, les carnets de marche de Julie Lebel laissent la liberté au participant de s'attarder davantage sur des éléments naturels ou artificiels. Par contre, le site choisi va influencer le type d'expérience vécue. L'exemple qui est présenté pour cette recherche est celui de la marche réalisée à proximité de la Tohu, à Montréal, sur le site d'une ancienne carrière en cours de reconversion (le complexe environnemental de la carrière Miron). Il s'agit d'une sorte de friche qui met parfaitement en avant l'interaction nature-ville, voire l'entremêlement des deux.
49On peut dire que, dans le cas des expériences qui permettent aux participants de « faire corps » avec le lieu, on note une volonté de réintégrer soit l'homme dans la ville - cette dernière étant considérée en tant que matière, texture artificielle (Inclusion tactile) - soit l'homme avec la nature - la « nature humaine » à travers les sens et les sensations (Dans le ventre du parc Jarry et les carnets de marche). Certaines sections du dispositif Dans le ventre du parc Jarry et les carnets de marche travaillent sur la mise en relation du tout (homme-nature-ville). Enfin, dans le dispositif Dans le ventre du parc Jarry, l'artiste met en scène également une forme de « nature urbanisée » comme développée par Bonnin et Clavel (2010).
50Dans le cas des marches ludiques d'Hendrik Sturm, on note que celui-ci questionne la séparation nature/société - nature/ville à travers une analyse des traces. Comme nous l'avons dévoilé dans la section des résultats, il s'agit par exemple de faire découvrir des traces, comme celle d'une ancienne fabrique de porcelaine que l'on retrouve au cœur du Bois de Vincennes, celle-ci témoignant de l'histoire du lieu, de son évolution, de l'évolution de la relation des hommes à ce lieu. Autrefois, une usine qui représentait le lieu de travail, devient un espace artificiel aujourd'hui, un lieu de promenade au cœur de la nature. Tout ceci est pensé par l'artiste pour mettre en avant le fait que même dans la nature sauvage, on retrouve des traces d'urbanisation… Au final, c'est la relation nature-ville-société qu'Hendrik Sturm met en avant dans ses dispositifs de marche et qu'il questionne à travers les traces.
51Enfin, dans le cas de Jan Torpus, sa vision de la nature présente dans la ville, est celle d'une nature insignifiante, qui ne surprend pas, qui a du mal à trouver sa place, et qui ne fait pas raisonner la fibre aventurière que peut procurer la nature sauvage. C'est pourquoi Jan Torpus choisit de mettre en scène une nature amplifiée en s'appuyant sur l'existant, mais en lui donnant une plus grande portée et une plus grande envergure, s'approchant ainsi de la « nature fantasmée ». Il créé ainsi une immersion à partir d'un espace urbain (un parc), mais dans une nature fantasmée (virtuelle).
52À travers la présentation de ces trois conceptions de la relation ville-nature : comme un tout, interaction et nature fantasmée nous sommes face à trois postures qui s'inscrivent dans un continuum allant de l'immersion dans un monde virtuel (nature fantasmée), en passant par la découverte (à travers les traces) à l'immersion dans un tout ville-nature-homme.
53Comme nous avons pu le voir jusqu'ici, les dispositifs mobilisés sont là pour révéler, mettre en scène une relation particulière de l'individu à la ville, à la nature. Il importe à présent de se questionner sur la manière dont la marche est mobilisée par les artistes, suivant leurs visions et l'expérience qu'ils souhaitent développer auprès des participants. Quatre façons de mobiliser la marche ont pu être identifiées dans les différents dispositifs : la dérive, la dérivation, la promenade et la flânerie.
54Pour commencer, la dérive est mobilisée par Julie Lebel. C'est le dispositif « carnet de marche » qui s'apparente le plus à cette forme de marche. D'une part, par l'outil même qui est utilisé : le carnet qui permet au participant de faire part de son expérience. On retrouve ici l'idée de la dérive qui « consiste à parcourir et réciter un itinéraire effectué dans la ville » (Bonard et Capt, 2009 : 4). D'autre part, c'est une posture particulière qui est sollicitée dans le dispositif développé par Julie Lebel, il s'agit de « se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres », telle que le préconisait Debord (1997 : 51). Ainsi cela permet de travailler sur les sens, le rapport au corps, à son environnement, etc. Ceci nécessite de laisser une certaine liberté au participant, c'est pourquoi Julie Lebel se limite à donner quelques repères pour expérimenter la marche, la relation aux éléments… ainsi, la marche proposée par Julie Lebel permet au participant « de chercher ce qu'il aime, ce qui l'attire » (Debord, 1997 :11) pour construire une relation affective au lieu. De plus, Julie Lebel, à travers la marche, le retour au sens, vient déstabiliser le participant en lui permettant de vivre l'inattendu, l'indéterminé (Paquot, 2004).
- 4 Les guides de Pierre Courajoud proposent des itinéraires touristiques de la Suisse Romande en décou (...)
55Par contre, dans les parcours proposés par Audiotopie (Inclusion tactile et Dans le ventre du parc Jarry), le guide prend une place importante. De ce fait, ces dispositifs s'inspirent davantage de la dérivation, qui est une « méthode qui impose certains détours. […] cette méthode vise à sortir les promeneurs des sentiers battus et à détourner certains référents en les réifiant » (Bonard et Capt, 2009 : 10). Dans le cas du dispositif Inclusion tactile, le détour se fait par le toucher. Habituellement on ne touche pas la ville ou très peu : en caressant les murs par exemple, les artistes proposent un détour dans la ville. Souvent le détour se vit en référence à l'ailleurs comme dans les guides de Corajoud4 afin de dépayser. Audiotopie a plutôt choisi de surprendre le participant en focalisant sur l'expérience centrée sur un ou des sens.
56Du côté d'Hendrik Sturm, pour qui la dérive a été une source d'inspiration, ses « marches ludiques » sont pensées en tant que promenades. L'artiste se positionne comme « artiste-promeneur » et s'appuie sur la technique du transect qui correspond à une coupe spatiale sur un tracé linéaire à travers des situations variées (La ville, comment ça marche ?, 2008). Ce qu'il qualifie de promenade fondée sur le principe du transect « est itérative, car instruite par un va-et-vient entre l'arpentage des espaces et la lecture des cartes, la consultation des archives et l'entretien avec des personnes ressources » (La ville, comment ça marche ?, 2008 : 12). Avec cette idée de transect, c'est la recherche de traces qu'Hendrik Sturm propose, c'est une construction de l'histoire du lieu, qui permet de reconstruire l'histoire à partir, par exemple, de restes de morceaux de porcelaine.
57Enfin, dans le cas du dispositif Life Clipper 3, Jan Torpus s'est inspiré de la flânerie : « the walk was deliberately chosen as a framework to create a link with the cultural practice of flânerie » (Topus et Tobler, 2011 :1). Il a repris l'idée de flânerie présentée par Walter Benjamin dans son œuvre « Passagenwerk ». Dans Life Clipper 3, il s'inspire du flâneur du XIXe siècle qui évolue dans « l'entre-deux », entre le réel et le virtuel. Dans le dispositif Life Clipper, le fait d'utiliser la perception augmentée permet d'intégrer l'évasion du quotidien par l'introduction d'animaux, d'objets virtuels et de sons … ceci permet d'atteindre « […] certains états de conscience au cours desquels la réalité de la vie quotidienne est modifiée, cela parce que le flot des interprétations, d'ordinaire continuel, est interrompu par un ensemble de circonstances étrangères à ce flot. » (Castaneda, 2004 :16).
58À la lecture des résultats et des objectifs de cette recherche qui visent, d'une part, à révéler les manières dont les artistes mobilisent la promenade notamment dans le rapport ville-nature et, d'autre part, à s'en inspirer dans la perspective de l'aménagement urbain et plus spécifiquement des promenades urbaines, nous allons centrer notre discussion sur les apports des artistes dans la manière d'envisager la mise en place d'un espace favorable à la promenade tout en considérant la relation nature-ville à privilégier.
59Ainsi, à la lecture des résultats, les dispositifs artistiques étudiés apportent une lecture de la mise en relation ville-nature à partir de laquelle trois dimensions nous ont interpellées : la dimension sensible, l'effet de surprise et l'indétermination qu'il semble pertinent de prendre en considération dans la conception des promenades urbaines.
60Tout d'abord, il est important de spécifier, au regard de nos résultats, ce que nous entendons par sensible dans la mesure où ce terme revêt plusieurs significations. C'est la définition de Laplantine (2005) qui focalise sur la vie des sensations et plus spécifiquement des relations que nous développons avec les sons, odeurs, goûts, perceptions visuelles ainsi que tactiles que nous avons retenue. En effet, cette définition rejoint l'idée de mobilisation des sens qui intervient dans la majorité des dispositifs analysés.
61D'un côté, c'est à travers l'idée d'immersion qui prend deux formes différentes, d'une part, dans un tout ville-nature-homme (Julie lebel et Audiotopie) et, d'autre part, dans un monde virtuel (Torpus) que le sensible est mobilisé. Les deux utilisant les sens comme moyens de vivre l'immersion. D'un côté, les marches de Julie Lebel et d'Audiotopie proposent une immersion qui se révèle par l'amplification de certains sens (le toucher notamment chez Audiotopie ou l'auditif) ou l'épanouissement de l'ensemble des sens (dans le cas de Julie Lebel) tout le long de la marche. On peut faire un parallèle avec en urbanisme la mise en valeur de la dimension sensible de l'espace, notamment avec l'apparition de l'urbanisme sensoriel (Zardini, 2005). Ce dernier apparaît en réaction à l'urbanisme moderne qui, selon Jacques Ferrier, a conduit à une « opposition de la ville contemporaine avec la nature, les sens, la vie collective la variation des saisons, la mémoire du temps qui passe… » (Ferrier, 2010 : 92). S'émanciper de l'urbanisme moderne qui a donné lieu à une uniformisation des perceptions en passant par la standardisation de l'architecture, du mobilier urbain, de certaines odeurs, etc. devient le maître mot pour ce nouveau courant. Ceci rejoint le travail d'artistes, comme Julie Lebel ou Audiotopie qui travaillent sur l'existant du lieu, en s'ouvrant à ce qu'il propose du plus naturel au plus matériel à travers une lecture sensible orientée (sur un sens dans le cas d'audiotopie) ou complexe (multisensorielle dans le cas de Julie Lebel).
62D'un autre côté, l'immersion proposée par Torpus se fait par l'entremise de la perception modifiée au cœur de la ville. Il modifie l'environnement sensible à travers le matériel qu'il utilise (lunette caméra, casque audio, etc.) ceci se rapproche, cette fois-ci, de l'urbanisme commercial qui contrôle l'environnement à des fins commerciales en intervenant sur l'environnement sonore, olfactif, etc. (Sorkin, 1992 ; Filser, 2003).
63Ces deux approches mettent en avant l'importance de la dimension sensible dans les façons d'aborder la relation ville-nature que ce soit pour ne faire qu'un (Julie Lebel) ou pour s'en émanciper (Torpus). Ceci rejoint l'idée développée par Thibaud concernant la conception de l'espace urbain qui doit être pensée « à partir de ce qu'il donne à sentir, à percevoir » (Thibaud, 2006 : 114). D'où l'importance de capter les perceptions, les sensations comme suggérée par Julie Lebel qui mobilise les sens des participants dans son dispositif afin de leur faire découvrir un lieu connu ou inconnu.
64De plus, Julie Lebel avec ses carnets de marche et Audiotopie dans son dispositif intitulé dans le ventre du parc Jarry, mobilisent les sens afin de susciter une forme d'apaisement, de sérénité en contact avec la nature (arbres, eau, vent, etc.) chez le participant. Ceci s'inscrit dans la quête de bien-être, d' « habitabilité » des milieux de vie (Blanc et Lolive, 2009) qui passe par un rapprochement avec la nature. En effet, plusieurs recherches mettent en avant les effets positifs de la proximité de la nature sur le bien-être de la population (Gesler, 1992 ; Hartig, Mang et Evans, 1991 ; Ulrich, 1986) qui confirment l'importance de la prise en compte de la nature en ville. La relation entre ville et nature que proposent ces artistes promeneurs se rapproche du courant intitulé : esthétique environnementale qui accorde une place importante à l'habitant, à son expérience esthétique de la nature et de ses espaces du quotidien (Blanc et Lolive, 2009). En effet, l'esthétique environnementale n'intéresse pas uniquement l'art, elle se déploie également dans les expériences ordinaires du quotidien qui se fonde sur les sens (Blanc, 2012). Ce rapprochement est à souligner plus spécifiquement avec les écrits d'Arnold Berléant (1991, 1992) qui mettent en avant l'importance d'une immersion sensorielle, active, impliquée sans oublier le caractère situé de l'expérience vécue (plutôt que le détachement) dans la réalisation d'une esthétique environnementale. Ceci se confirme dans les dispositifs à l'étude notamment dans le cas des carnets de marche (Lebel), le participant à travers son expérience devient aussi important que le lieu même dans lequel l'attention esthétique s'opère. C'est la rencontre du sujet avec le lieu (Berdoulay, 1997) qui intervient sous forme de récit de parcours sensible que se tisse la relation homme-ville-nature. Ainsi lorsqu'on aménage un lieu, il faut tenir compte de la dimension sensible de ce dernier en se référant à l'esthétique environnementale, telle que définit plus haut qui nécessite la prise en compte de l'habitant, de son vécu pour développer une forme d'aménagement propice à la rencontre nature/société (Blanc, 2009).
65Au-delà de la dimension sensible à privilégier lorsqu'on aménage un lieu, d'autres conditions doivent être intégrées pour assurer le développement d'une forme d'aménagement propice à la rencontre nature/société.
66Comme nous avons pu le voir précédemment, le rôle de la dimension sensible du lieu est nécessaire pour travailler la connexion de l'habitant avec son environnement tant naturel que bâti. Pour parfaire cette mise en relation, le dispositif développé par Hendrick Sturm, qui s'appuie sur l'idée de découverte, introduit l'effet de surprise par la recherche de traces qui montrent l'interaction nature-artefact. L'aspect insolite de certaines découvertes, à la fois, au cœur de la nature sous la forme de murets ou autres vestiges de l'activité industrielle ainsi qu'au cœur de la ville d'une zone désaffectée dans laquelle la nature reprend sa place, petit à petit met le participant dans une situation surprenante qui va éveiller sa curiosité et le pousser à aller plus loin, à en savoir davantage. Dans un autre genre, Life Clipper 3, créé par Jan Torpus, qui met en avant l'importance de surprendre le participant en lui faisant vivre l'expérience de l'entre-deux : réel virtuel en mobilisant la flânerie qui facilite l'évolution du participant dans cet entre-deux. Celui-ci étant possible par l'ouverture à la circonstance que la flânerie permet. « Circonstances qui sont plus que jamais le terrain d'action du piéton, les circonstances et la capacité du sujet à s'exposer à elles, c'est-à-dire aussi à les provoquer » (Davila, 2002 : 29). Pour ce faire, il faut intégrer un effet de surprise qui se joue dans le cas de Life Clipper 3 dans l'entre-deux [entre le réel et le virtuel] en créant des circonstances qui vont amener le participant à vivre une expérience particulière.
67On peut alors s'interroger sur la pertinence d'intégrer l'effet de surprise lorsqu'on souhaite développer une forme d'aménagement propice à la relation nature/société. Cela semble répondre à un besoin que certains urbanistes comme Kevin Lynch (1984) ont exprimé en dénonçant le manque de mystère, surprise et ambiguïtés dans les formes urbaines. C'est pourquoi ce travail sur la trace, générateur de surprise proposé par Sturm, est important et se confirme également lorsqu'on aborde l'aménagement de l'espace public (Berdoulay, 2004 : 134) :
Il faut donc aménager cet effet de surprise qui est nécessaire autant dans la démarche esthétique et créatrice que dans la vie quotidienne. Cela correspond à une démarche politique qui vise à rendre compatibles des mondes très différents, présents dans un même milieu, quelle que soit l'échelle.
68Ainsi, en plus de surprendre, de questionner, l'effet de surprise intègre l'idée de rencontre des cultures, des valeurs différentes et nous savons combien la perception de la nature est très hétéroclite selon l'appartenance culturelle. Cet effet de surprise peut prendre différentes formes soit par l'intégration de l'art, par la disposition du mobilier urbain, mais également par la présence de la nature, par exemple, sous forme de « jardin en mouvement » nommé aussi friche apprivoisée (Gilles Clément) qui laisse libre cours au déplacement physique des espèces sur le terrain faisant en sorte de ne pas structurer, agencer l'emprise de la nature sur cet espace. N'oublions pas comme le mentionnaient De Certeau et Giard (1983 : 21) : « plus que sa transparence utilitaire et technocratique, c'est l'opaque ambivalence de ses étrangetés qui rend la ville habitable ». Ainsi, c'est la façon dont un espace va être aménagé qui va susciter ou non son intérêt. Mais il convient de faire attention, comme Montgomery le rappelle, il est important de ne pas supprimer le sens de la surprise par quelque chose de trop aseptisé, programmé comme dans le cas de certains centres commerciaux ou de Disneyland : « This is the last thing one would like to see in cities » (Montgoméry, 1995 : 105). Pourtant on assiste à ce genre de phénomène dans certaines rues commerciales ou dans des centres historiques voire dans certains parcs ou promenades où la nature se limite à quelques arbres taillés ou plantes alignées.
69En plus de prendre en compte la dimension sensible et l'effet de surprise lorsqu'on aménage un espace urbain propice à la rencontre nature/société, il reste un dernier aspect à considérer : il s'agit de l'indétermination ingrédient qui prend tout son sens lorsqu'on se réfère à la promenade.
70Ainsi, lorsqu'on s'attarde sur les « carnets de marche » de Julie Lebel, qui s'est inspirée de la dérive pour créer son dispositif, on note une volonté de l'artiste d'amener le participant, co-auteur de la marche, à créer sa propre relation à soi et à l'espace parcouru (tant naturel qu'artificiel) en écrivant ce qu'il ressent, ce qu'il fait, perçoit. Julie Lebel conduit, à travers ses directives, les participants à s'attarder sur les situations et les circonstances urbaines qui construisent un parcours (Davila, 2002). Par le fait que la dérive facilite le fait « de se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres » (Debord, 2011 : 11), l'expérience vécue lors des « carnets de marche » permet de mettre en contact le participant avec ce que nous avons qualifié de « nature humaine » et du « tout » (nature-soi-ville). Le participant créé sa propre relation au lieu dans la mesure où le dispositif valorise l'autonomie du sujet, lui permettant d'accéder, s'il le souhaite, à différentes manières d'aborder sa relation à la ville, à la nature, à soi dans la mesure où il est co-auteur de son expérience de marche. Ainsi, la part d'indétermination que suggèrent les dérives de Julie Lebel laisse une certaine autonomie aux participants. De plus, à travers la marche et la mobilisation des sens, Julie Lebel vient déstabiliser le participant en lui permettant de vivre l'inattendu, l'indéterminé. En effet, en terme de marche, c'est la possibilité de bifurquer qui s'offre aux participants. Ceci rejoint l'idée développée par Thibaud (2006) qui met en avant le fait qu'une « rue vivante » nécessite une part d'indétermination. Alors qu'on assiste aujourd'hui à une limitation du mouvement du corps que l'on désire contraindre, limiter. Ceci rejoint l'exemple de Disneyland où les trajets sont prédéterminés et laisse peu de place à la flânerie : « Dans ce cas, la marche s'inscrit dans une écologie de la fantaisie ne laissant que peu de place à l'imprévu et bombardant le visiteur de stimulations de toutes sortes » (Thibaud, 2006 : 116).
71Face au développement d'espaces lissés, agencés où l'intégration de la nature s'apparente à des jardins plantés, un autre courant comme le jardin en mouvement mentionné plus haut met en avant « la nature contigüe qui offre un horizon, un espace de respiration, d'indétermination relative, moins contraint socialement, un terrain de détente » (Emelianoff, 2007 : 24). Cette part d'indétermination que génère la nature contigüe offre les éléments nécessaires à la recherche de nouvelles aspirations, relaxation, quiétude, identité, développement personnel (Adriaens et al., 2005) naît du constat de la perte de sens des modes de vie où la gestion du temps, les obligations diverses, etc. augmentent l'état de stress. C'est pourquoi l'organisation d'un espace dépend aussi des aspirations du sujet qui génèrent des bifurcations influençant son parcours. L'aménageur qui prend conscience de ce phénomène peut vouloir gérer ces bifurcations, voire les limiter, en renforçant l'accès de certains axes au détriment de ceux qu'il juge secondaires. Nous remarquons, dans la plupart des aménagements proposés, une volonté de gérer ou de qualifier l'espace public pour orienter les pas du piéton vers les secteurs retenus par les aménageurs, tels que les rues commerçantes ou touristiques. Plutôt que de désigner des fonctions précises à l'espace, il semble nécessaire d'évoluer vers un espace public où l'indétermination procure suffisamment de souplesse au sujet pour s'épanouir.
72Dans tous les cas, que ce soit à travers la dérive, la dérivation ou la flânerie, les artistes souhaitent sortir les participants des sentiers battus en leur faisant vivre des expériences dépaysantes, surprenantes. Comme mentionné par Bonard et Capt au sujet de la dérive et de la dérivation il s'agit de « se mettre dans des situations aptes à rendre la vie passionnante. […] à se réapproprier l'espace » (2009 : 12). Au final, c'est une mise en récit du parcours qui se joue au cœur de la dérive, de la dérivation, de la flânerie, etc. À travers la dimension sensible, l'effet de surprise, l'indétermination se construit, pas à pas, l'histoire du lieu dans toute sa complexité (dont dans sa relation nature/société).
73Cette recherche exploratoire nous a permis d'analyser en profondeur différents dispositifs artistiques mobilisant la marche afin de mettre en évidence à la fois le type d'expérience proposé, le rôle du participant, la vision des artistes concernant la nature, la ville et l'homme et le type de marche mobilisé. Ainsi nous avons identifié trois types d'expériences : « faire corps », découverte interaction nature-artefact et une expérience modifiée, qui vont donner à voir la ville, la nature et la relation de l'individu à ces dernières différemment. Ceci étant dû à la façon dont les artistes conçoivent la nature, la ville, l'homme. Pour créer cette relation particulière au lieu, l'artiste mobilise une forme particulière de marche : dérive, dérivation, promenade ou flânerie, qui favorisent la mise en valeur, l'interaction, etc., de la nature, de la ville et de l'individu. Au final, ces différents dispositifs permettent de renouer avec la ville, la nature, voire notre nature humaine, en s'émancipant du rythme effréné de nos villes, en prenant le temps de flâner, dériver, etc. Au final, cette recherche, en plus de nous offrir l'opportunité d'analyser la portée des promenades d'artistes comme moyens de révéler, critiquer, transformer les rapports entre individus, nature et ville en utilisant la marche, nous amène à questionner l'effet, l'impact de ces dernières. Comme nous l'avions vu dans la mise en contexte, autant la flânerie que la dérive sont nées d'une transformation de la société et par la même de la ville : la société moderne et industrielle à l'époque du flâneur, la « société du spectacle » et le fonctionnalisme à l'époque des situationnistes. On se rend compte qu'aujourd'hui les promenades d'artistes mobilisent encore ces formes de déambulation pour mettre en avant de nouveaux enjeux de société comme le développement durable en mettant en avant la dimension sensible qui permet d'aborder de manière plus holistique la relation nature/société et par là même la durabilité spatiale. Pour terminer, nous souhaitons revenir sur le questionnement de Nathalie Blanc : existe-t-il une forme urbaine propice à la rencontre nature/société ? Difficile de dire s'il existe une ou des formes urbaines propices à la rencontre nature/société, néanmoins, les promenades d'artistes mettent en avant l'importance du mouvement dans l'appréhension du lieu qui mobilise le participant, le rend davantage actif et facilite par là même l'immersion. C'est pourquoi la promenade en tant que forme urbaine semble propice à la rencontre nature/société. Cependant, la façon d'aménager ce lieu est à considérer. C'est pourquoi, les trois éléments sur lesquels nous avons retenu notre attention à la lecture de l'analyse des résultats : dimension sensible, effet de surprise et indétermination ouvrent des pistes de réflexion quant à la conception d'une forme urbaine propice à la rencontre nature/société.