" Le problème des banlieues, c'est leur imposture […] cette utopie démente que des architectes ont imposées à d'autres hommes en se gardant bien de partager leur sort " (La Cecla, 2001 : 117).
1Quiconque a déjà vécu l'expérience de la ville, n'a pu manquer de constater que celle-ci, par la massivité de sa stature et la compacité de ses matériaux, confronte celui qui la traverse dans ses pratiques quotidiennes. Dès lors qu'un sujet se retrouve dans le sillon de ses rues, il semble qu'il ne puisse s'y dérober, en faire fi, l'ignorer. La monumentalité plastique de son déploiement se tient devant les individus, leur fait face en s'exposant comme seul horizon proche. Cette omniprésence de la ville, tant dans ses volumes, dans ses gabarits que dans la minéralité presque ininterrompue de sa charpente, en appelle à une relation très vive, très tendue dirait l'anthropologue Sansot (1996), entre le sujet et le lieu, mais qui paradoxalement, ne semble pas toujours déboucher sur une territorialité heureuse, sur un lien organique et harmonique entre l'habitant et son milieu de vie. À tel point que cette relation si quotidienne, si itérative, quelquefois si violente, peut mener l'habitant à se faire critique à l'endroit de l'urbain. S'il s'avère que le lieu fait le lien, tout autant tellurique et écologique que politique et social, est-il permis de croire que certains sujets peuvent être davantage inclinés à formuler une critique envers le lieu lorsque celui-ci, justement, ne fait pas lien?
2Que cette révélation (qu'est-ce que vivre ici?) et que cette critique (comment mieux aménager, bâtir, soigner, voire améliorer ce lieu?) de la ville nous viennent naturellement des experts de l'urbain que sont les urbanistes, les géographes, les architectes, les paysagistes et les sociologues n'est guère surprenant. En revanche, que des artistes deviennent témoins et juges de la ville, que l'art puisse se faire critique aménagiste de l'environnement urbain, même si communément admis, ne semble pas couramment utilisé lorsque vient le temps d'y saisir le sens du lieu et l'imaginaire géographique qui le sous-tend. À plus forte raison, qu'en est-il lorsque cette ville est celle des quartiers de l'exclusion socio-spatiale que sont les cités HLM de France? C'est par l'entremise du rap français que nous tenterons de poser l'art comme réflexion sur la ville et plus particulièrement des quartiers HLM en France urbaine vigoureusement marqués par le logement social, l'architecture fonctionnaliste et la forte minéralité de son milieu immédiat et de ses paysages. Ainsi, l'ambition de cet article est de sonder de quelles façons le rap se fait révélateur de la ville - et de la géographicité de l'univers HLM - et a fortiori critique de l'habitabilité de celle-ci entendue comme condition territoriale existentielle et comme milieu de vie.
3Cet article sera découpé en trois temps bien distincts. Tout d'abord nous révèlerons brièvement la méthodologie qui nous a servi à sonder le rap français comme matériau de géographie critique (ici de l'urbain et plus spécialement des grands ensembles HLM en France). Ensuite nous présenterons deux domaines sémiques , obtenus par une analyse sémantique du rap français, qui adressent directement des critiques aux cités HLM : un sur la trop grande minéralité de ses paysages et un second, a contrario, sur le peu de place laissée à la nature dans ces quartiers ou îlots de logements collectifs. Pour conclure, nous nous interrogeons sur le rap comme discours critique de l'aménagement urbain.
" I now urge that speech and the written word be considered integral to the construction of place, and therefore integral to the geographers understanding of place " (Tuan, 1991: 694).
" Les villes sont venues se loger dans les mots qui leur étaient destinés, et cet entrelacement annonce, à la perfection, ce qu'est un véritable habitat " (Sansot, 1996: 63).
4Pour le non-initié qui s'évertue à pénétrer le difficile et quelquefois indécodable univers du rap français, il appert d'ores et déjà que parmi les études les plus sérieuses lui étant dédiées, les thèmes du sens du lieu, de l'imaginaire géographique et l'habiter propre à l'univers HLM ne soient pas centraux ou à tout le moins soient peu ou prou abordés par les chercheurs (Koci, 2008). Nous n'avons qu'à penser aux études de Lapassade et Rousselot (1990), celle de Bazin (1995), ou encore l'essai de Bocquet et Pierre-Adolphe (1997), ou plus près de nous celle de Béthune (2003), de Faure et Garcia (2005), de Hammou (2005) ou de Béru (2009), pour saisir que les thèmes sociologiques (exclusion, famille et socialisation, petite délinquance, éducation, etc.), économiques (travail/chômage, précarité des ménages, etc.) si ce n'est politique (citoyenneté, racisme institutionnel, politiques de discrimination, etc.) aient souvent damé le pion à l'éclairage que peut apporter le sens du lieu et l'analyse de contenu pour dire et révéler les réalités qui ont cours dans les grands ensembles. Or, les rappeurs de l'Hexagone écrivent-ils et chantent-ils à proprement dit la géographie de l'univers HLM?
5C'est ainsi qu'à l'aide d'une analyse de contenu appliquée aux textes du rap français, nous avons soumis à l'analyse sémantique un corpus de 1 765 textes provenant de 205 albums parus entre 1990 et 2006 . Largement issus et résidents des cités de banlieue pauvre ou des quartiers populaires urbains (Béru, 2009), les rappeurs chantent-ils pour autant la tour, la barre, la rue, le quartier, l'architecture HLM, l'organisation urbaine, le cadre de vie entendu dans son substrat spatial? Suivant notre analyse, quelques 477 textes, soit un peu plus du quart (27%) de notre corpus, présentent un contenu spatial qui est déployé autour de 1 060 entrées lexicales , c'est-à-dire autant de mots ou groupes de mots qui révèlent, interrogent, critiquent, imaginent, rêvent ou hurlent la géographicité particulière aux grands ensembles français. Il nous a donc semblé alors et nous semble encore aujourd'hui étonnant que l'espace HLM ne soit pas central dans les analyses du rap français ou du moins qu'il ne reçoit pas la place qui, c'est bien ici ce que nous croyons, devrait lui revenir . Tout bien considéré, ce présent article entend bien démontrer que l'art (ici le rap) participe bel et bien de notre conception de la ville et de ses multiples urbanités (ici celle des grands ensembles) voire même qu'il est à même de la révéler de façon originale si ce n'est insoupçonnée et à plus fortes raisons d'y critiquer les contours et les modalités d'habiter qui s'y déploient. Mais dès lors comment obtenir l'assurance que le rappeur détienne un capital géographique fort sur la cité HLM qui puisse se prêter à l'analyse? Qu'il puisse en tenir un discours un tant soit peu sensé et non déraisonné, maîtrisé et non bricolé, somme toute pouvant devenir un matériau probant à la réflexion urbaine? Ceci grâce à la figure de l'habitant-poète.
6Loin de nous l'idée de poser le discours rap comme foncièrement expert du fait urbain, mais plutôt de le prendre comme un discours critique et subversif, sensible et métaphorique tout aussi pertinent, si ce n'est autrement pertinent, que le discours scientifique classique des théoriciens et praticiens de la ville. D'entrée de jeu, afin de conforter cette proposition, nous nous devons de définir la figure de l'habitant-poète entendu comme celui qui lie vision de l'intérieur (l'habitant) et vision intériorisée (le poète).
7En effet, le rappeur s'institue comme un habitant des cités HLM faisant preuve d'une connaissance de l'espace de vie dans la mesure où il fréquente, use, parcourt et occupe fortement l'espace public de la cité HLM (Lepoutre, 1997). Une surfréquentation qu'aucuns qualifieraient d'inédite tant la spatialité de la jeunesse est souvent réduite au territoire composé du quartier et de ses espaces limitrophes, mais qui nous apparaît néanmoins davantage exacerbé lorsqu'il est question des classes populaires des grands ensembles et ce pour trois raisons qui nous apparaissent importantes de préciser.
8Premièrement par leur localisation majoritairement en périphérie des villes, certaines cités sont éloignées jusqu'à 50 kilomètres du centre des villes, ce qui entraîne un effet de distance d'avec les quartiers centraux qui peut décourager les déplacements pour y travailler ou s'y récréer (Donzelot, 2004). C'est dès lors que la cité HLM s'inscrit dans une géographie de la périphérie, de l'éloignement et des transports en commun : " Elle aura péri du dedans, à son exacte place; avec de nouveaux habitants et des moyens de transport qui, sans la déplacer, la fixaient dans une autre géographie, dans l'immense réseau du périurbain parisien " (Sansot, 1986 : 131). D'autres chercheurs corroboreront cette idée d'une spatialité réduite que d'aucuns qualifient de quasi-immobilisme (Paulet, 2000: 172) : les personnes plus démunies auront un champ urbain réduit, en logeant très loin avec des moyens de transport mal commodes ou plus près dans des immeubles collectifs des zones " sensibles " : on peut parler dans ce cas d'habitants " captifs ".
9À cet égard le rappeur parisien Booba, anciennement du duo Lunatic, écrira sur cette spatialité particulière des habitants des cités populaires :
" Je suis né à 2 kilomètres d'où j'traîne " (Booba, " Jusqu'ici tout va bien ", Temps mort, 2002).
10Ce peu d'étendue dans la spatialité quotidienne mène à une fréquentation accrue du domaine public des cités HLM faisant ainsi des rappeurs de grands usagers de l'univers HLM, lieu de déploiement d'une majeure partie de leurs pratiques sociales et spatiales.
11Deuxièmement, force est d'admettre que s'il semble convenu que les déplacements usuels vers le centre urbain peuvent être réduits ou limités par le coût (temps et argent) lié à la distance, il nous appert tout autant vrai d'affirmer que lors des vacances scolaires, le temps libre des jeunes des grands ensembles s'écoule pratiquement dans ce même quartier du quotidien. Cette idée de spatialité de proximité en été a d'ailleurs déjà été évoquée par Camus alors qu'il décrit les quartiers populaires algérois de l'entre-deux-guerres (Camus, 1994 237) :
Dans tous les cas, et si dur que fût l'été d'Algérie, alors que les bateaux surchargés emmenaient fonctionnaires et gens aisés se refaire dans le bon " air de France ", […] les quartiers pauvres ne changeaient strictement rien à leur vie et, loin de se vider à demi comme les quartiers du centre, semblaient au contraire en voir augmenter leur population du fait que les enfants se déversaient en grand nombre dans les rues.
12Cheminant avec cette idée de correspondance entre espace de quotidienneté et espace vacancier, deux citations de notre corpus corroborent cette assertion de spatialité restreinte et à l'identique :
" Quand je serai grand j'veux habiter à la mer avec mon père et ma mère / Marcher dans l'sable, plus prendre le RER / Ces putains de tours j'veux plus les voir plus tard / J'veux vivre autre part, j'ai même une idée si tu veux savoir… " (Fabe, " Quand je serai grand ", Détournement de son, 1998).
" Soleil du nord, soleil du nord / Famille nombreuse avec un seul salaire / C'est voir la mer à vingt ans et dix-neuf étés de galère " (Oxmo Puccino, " Soleil du Nord ", L'arme de paix, 2009 ).
13Cette dernière citation du rappeur parisien Oxmo Puccino souligne en effet ce peu de mobilité estivale des jeunes de cités venant à son tour renforcer l'idée de forte territorialité, toute involontaire et tant bien même heureuse puisse-t-elle être, qui s'instille entre le lieu et le sujet, dont le contact récurrent nous semble être une des voies d'explication. Territorialité par la force de l'usage donc, qui accorde l'idée du rappeur en tant qu'habitant au capital géographique somme toute aiguisé par cette praxis spatiale itérative.
14Au final, une troisième dimension de notre analyse nous amène à penser le rappeur comme un habitant ayant une certaine connaissance des espaces publics et extérieurs le dotant ainsi d'une force d'appréciation paysagère du milieu HLM alors que sa fréquentation de ces derniers lui confère une expérience in situ, si ce n'est panoramique et fondamentalement immersive, du grand ensemble : l'exiguïté des appartements. En effet, au su de certains ménages nombreux en cité HLM (Segaud, Bonvalet et Brun, 1998), l'espace intérieur atteint rapidement le seuil où l'effet de promiscuité se fait ressentir, ce qui pousse certains à investir les espaces extérieurs comme le prolongement de l'espace intérieur manquant. Basé sur le confort moderne privilégiant la famille nucléaire réduite , le découpage intérieur, concrétisation de l'hygiénisme architectural procédant de la pensée la plus rationaliste possible (La Cecla, 2011), s'avèrera inadapté aux besoins particuliers des ménages. Cela dit, et compte tenu de la taille réelle - et non projetée - des familles peuplant les appartements HLM (Segaud, Bonvalet et Brun, 1998), ces logements issus de l'architecture statistique (Mangeot, 1999) si ce n'est de l'ingénierie sociale (La Cecla, 2011) devinrent rapidement trop exigus. Petitesse des intérieurs comme le souligne le groupe toulousain KDD :
" 3 millions d'étrangers parqués dans une poignée de main " (KDD, " Une couleur de plus au drapeau ", Une couleur de plus au drapeau, 2000).
15Alors que l'espacement " apporte le libre, l'ouvert, le spacieux, pour un établissement et une demeure de l'homme " (Heidegger, 1976 : 101), le restreint, à l'inverse, interdirait toute demeure véritable pour l'homme. Ce qu'attestent les mots relevés dans notre corpus en ce a trait aux appartements : " Apparts compacts ", " Appartement restreint ", " Étroit ", " On vit à plein dans peu de centimètres ", " Place exiguë " et " Serrés " qui, ce faisant, reconduisent la théorie de Perec sur l'inhabitabilité des petits espaces, impropres à l'installation de l'homme : " L'inhabitable [c'est] l'étriqué, l'irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste " (1974: 137). L'idée de Perec étant toujours aussi actuelle quelques vingt années plus tard alors que reconduite par les formations strasbourgeoise, NAP, et marseillaise, IAM :
" Les quatre murs de ma chambre m'oppressent, appartement HLM / Les tours immenses et froides / […] Le mal est aiguë, dans une place exiguë " (NAP, " Le monde perdu ", Le boulevard des rêves brisés, 1999).
" Sarcophage en T1 dans un HLM, étroit bocal " (IAM, " Visage dans la foule ", Revoir un printemps, 2003).
16Les figures du " Bocal " et du " Sarcophage " témoigneraient elles d'une asphyxie intérieure - en opposition à l'espacement libérateur d'Heidegger (1976) - résultant d'une oppression qui serait exercée par le manque d'espace (physique et intime) dans ces intérieurs HLM. L'exiguïté relative (au su des familles devenant nombreuses) semble donc pousser les rappeurs à dénoncer le manque d'espace locatif, et somme toute à faire leur le domaine public, dès lors haut-lieu de leur territorialité. Tout bien considéré, cette géographie HLM ainsi surexpérimentée par le rappeur, participe de ce capital spatial que nous nommons " vision de l'intérieur ".
17Dans un deuxième mouvement, et reprenant l'idée de le construire en habitant-poète, le rappeur, en plus de sa condition d'habitant, est également un poète qui s'évertue à révéler son espace de vie dans la mesure où il témoigne de sa vision intériorisée de ce monde à la géographie particulière que sont les grands ensembles.
" Loin de ce brouillard, mon regard s'étend jusqu'à l'infini / Scrutant le quotidien, je vis, donc je vois, donc je dis " (IAM, " Stratégie d'un pion ", Revoir un printemps, 2003).
Tableau 1. Domaine sémique " Matériaux, couleur et forme du bâti "
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Monochromie
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Uniformité
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Géographie du fade
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Entrées sémantiques
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45
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15
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14
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Sèmes et/ou groupe de sèmes (Fréquence)
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« Autour de moi toujours / que du béton » (2)
« Béton en toile de fond /Bétonné à mort » (3)
« Cœur de l’asphalte / Cœur du bitume » (2)
« Couleurs in-détonantes » (1)
« Du béton, une couleur » (2)
« Grisaille » (6)
« Habite la grisaille » (1)
« Inondé de ciment » (1)
« Les couleurs manquent au décor » (1)
« Monde de briques » (1)
« Monotonie / Gris monotone » (4)
« Paysage fait de noir et de blanc » (1)
« Surexposé à l’asphalte » (1)
« Tout est gris » (7)
« Univers gris / Univers de ciment » (3)
« Désert de béton / Champ de béton » (9)
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« Même vision » (1)
« Mon paysage ce n’est que des bâtiments » (1)
« Tours » (7)
« Tours étourdissantes» (1) « Trop de bâtiment » (1)
« Forêt de ciment / Forêt de béton » (3)
« Geôle à perte de vue » (1)
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« Aucune beauté » (1)
« Décor sans guirlande ni boule » (1)
« Dénué de scène, dénué de sens » (1)
« Famélique décor » (1)
« Ici y’a rien à voir, c’est plat jusqu’à l’horizon » (1)
« Morne » (1)
« Pâle réel » (1)
« Paysage fade » (2)
« Sans âme » (1)
« Terne dimension » (3)
« Triste décor » (1)
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18Cette idée d'observer finement (scruter) et de communiquer le quotidien en cité HLM vient corroborer l'idée de Lanot (2000) pour qui les artistes remplissent un triple rôle de marqueur, d'inventeur et de révélateur des territoires de la ville. En tant que révélateur de la géographicité qui a cours dans les grands ensembles, les rappeurs font également exister leur cité (marqueur) dans le paysage musical et, à plus forte raison, territorial français. Révéler, faire connaître, faire exister, dévoiler, autant d'idées chères au rap français comme en témoignent également les deux extraits suivants :
" Cousin, j'suis le bitume avec une plume / […] Mon son récité par la voix des HLM, j'crois " (Lunatic, " HLM 3 ", Mauvais Œil, 2000)
" La musique qui t'explique la rue / Voit plus loin que les avenues / Plus loin que le monde qui nous entoure " (Kohndo, " Ghetto music ", Tout est écrit, 2003).
19Ces dernières paroles du rappeur Kohndo, reprennent indirectement l'idée seconde de Lanot pour qui les artistes inventent, alors qu'ils le transcendent, l'espace urbain ou du moins appellent leur congénères à prendre l'occasion aux cheveux et de redessiner, par l'imagination, toute métaphorique et radicale puisse-t-elle être, les contours de leur quartier :
" Mister Voltaire, viens dans mon quartier / Lancer ton esprit, qu'il se place dans la cité " (MC Solaar, " Les pensées sont des flowers ", Paradisiaque, 1997).
20Vision volontairement intériorisée et retravaillée par le rappeur cet " existentiel poète urbain " (IAM, " Le livre de la jungle, Maxi Tam-Tam de l'Afrique, 1991), le rap se double donc d'une intériorisation du fait urbain qu'il réinvente tout autant qu'il le communique tel que perçu, vécu et représenté. Au final, ces habitants-poètes que sont les rappeurs français ne sont-ils pas des témoins clés (révélateurs) - tout autant que des juges (critiques - nous le verrons plus loin) - du triptyque habitat-habitant-habiter (Bédard, 2000), alors que trop peu ont la capacité à développer un tel niveau d'intimité et de sensibilité à l'égard de l'univers HLM, au point d'en dégager le sens géographique (ce que veut dire tel espace pour celui qui l'habite) et d'en témoigner le sentiment territorial (de quelle façon est-il ressenti) manifesté dans leur puissance poétique?
" Le béton s'est écarté, ma feuille est devenue cette formidable steppe " (IAM, " Aussi loin que l'horizon ", Revoir un printemps, 2003).
" Pour tous, vient tôt ou tard le jour où ils abaissent le regard en suivant les gouttières et ne parviennent plus à le détacher du pavé " (Calvino, 1974: 81)
" Tu as construit ta paix à force d'aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière " (Saint-Exupéry, 1939: 21)
21Pour celui ayant déjà visité ou résidé dans un grand ensemble, il sera aisé de saisir que ce domaine sémique ayant pour titre " Matériaux, couleur et forme du bâti ", laisse une large place au caractère monochrome et uniforme du bâti HLM composé de tours et barres. Cette grande homogénéité du cadre bâti, s'accordant au demeurant avec le caractère largement monofonctionnel - résidentiel - des grands ensembles, entraînera même certains artistes du rap français à dépeindre une géographie du fade comme ultime ressentiment entre le sujet et le lieu. Avant d'observer en détail les divers effets qui s'établissent dans la relation entre l'habitant et stricto sensu le cadre bâti de son habitat, voici les mots qui pétrissent cette géographie minérale de l'univers HLM (cf. Tableau 1).
22Le premier groupe thématique fait état du caractère monochrome du paysage bâti en cité obtenu par l'usage répété et répandu du béton et de ses désinences dans les revêtements et les parements utilisés pour les tours et barres HLM, les stationnements, les voies, donnant ainsi l'expérience d'un univers composé uniquement de tons neutres faits de gris, de noir et de blanc tel que l'évoque Rocca de la formation parisienne La Cliqua :
" Un long dégradé infini qu'éponge tous ces murs gris " (Rocca, " Graffiti ", Elevacion, 2001).
23Cette monotonie des teintes de façade donne l'impression d'une continuité qui peut s'avérer vertigineuse pour le sujet : " La répétition peut devenir terriblement monotone tandis que la régularité qui donne consistance à l'ensemble peut s'avérer paralysante. Rien d'insolite ne peut se produire " (Médam, 1988: 172). En renversant le problème, cet état quasi-achromatique de l'univers HLM, attestée par les sèmes " Couleurs in-détonantes ", " Du béton, une couleur ", " Les couleurs manquent au décor " et " Paysage fait de noir et de blanc ", atteindra son apogée dans les métaphores territoriales " Désert de béton " et " Champ de béton " qui, en plus d'évoquer une certaine siccité du paysage, reconduisent le caractère monochromatique des matériaux de façade. Ceci à coup sûr, car sont de facto exclues la diversité spectrale associée au bois, à la brique d'argile, au crépi, à la pierre calcaire, au verre, à l'acier, à l'aluminium, au vinyle, et autres matières de revêtement, somme toute peu utilisées, à tort ou à raison, dans les parements de façade du bâti HLM. Au final, la métaphore du " Désert de béton " est révélatrice d'un triple ressentiment géographique pour le sujet dans le grand ensemble :
-
perte de repère et d'orientation;
-
difficile enracinement ;
-
dureté du paysage pour le sujet.
24Cette même métaphore du " désert " préfigurera sur l'œuvre ardue d'enracinement qui a cours en cités HLM et dont la section suivante sur les espaces naturels nous indiquera tous les encombrements. Massivité de l'usage du béton qui engrangera, toute proportion gardée, un chagrin dans l'habiter comme en atteste les vers des rappeurs Fabe et Malik :
" Les ailes des anges salis / On n'a pas tous les mêmes chances en ce lieu maudit / Terre d'accueil, cité ciment et taudis / Triste vécu là où le béton ressemble au désert " (Fabe ft. Malik, " On n'a pas tous la chance ", La rage de dire, 2000).
25Or, s'il faut en croire Tuan (2002), un environnement témoignant de peu de variations chromatiques demeure foncièrement atone et insituable pour le sujet, alors qu'un environnement polychrome assure un minimum de stimuli et d'indications spatiales pour l'habitant. En effet, la persistance d'un élément donné dans un environnement peut amenuiser le spectre des perceptions du sujet, allant parfois jusqu'à créer une telle confusion que " tout est tout partout " et, conséquemment, où rien ne se situe spécifiquement (Dansereau, 1973). L'indifférenciation des grisés fait de la cité un lieu récursif pouvant être dédoublé ailleurs, in-situé et in-situant et propice à la dérive de l'habitant dès lors " Inondé de ciment " et " Surexposé à l'asphalte ". En pareille situation, la territorialisation du sujet, dans toute l'unicité géodésique qu'elle réclame, ne sera plus permise que dans la solitude qu'entraîne la similitude (Augé, 1992). Couple similitude / solitude repris dans le champ lexical de la " prison " tel qu'affirmé par le duo parisien Tandem :
" Des geôles à perte de vue ornent nos villes " (Tandem, " Les maux ", Tandématique modèle, 2004).
26Cette figure de la " geôle " reprend l'idée d'une architecture monolithique en cagibis et reconduit ce que pourrait avoir de pénitentiaire le paysage HLM. La notoire quadrangularité du bâti entraîne l'itération ad nauseam du même segment paysager, ce qui n'est pas sans introduire un certain malaise issu de cette architecture au demeurant réitérative sui generis, dans les modalités d'habiter (Di Méo, 1994: 268).
27Dans ces conditions, c'est l'impression d'uniformité qui engendrerait le malaise qu'éprouvent les populations des grandes cités […] alors que grâce à leur diversité constitutionnelle, tant humaine qu'architecturale, les quartiers traditionnels du cœur des villes atténueraient les réactions et les sentiments d'exclusion, provoquant une plus grande satisfaction individuelle et sociale.
28Ainsi que le démontre Di Méo, l'irritation individuelle proviendrait donc également de l'insatisfaction au contact de ces paysages génériques et de ces milieux construits en série et c'est dès lors que naîtrait comme l'écrit très justement Calvino, suivant cette cyclicité du paysage, la fin des villes : " Là où les formes épuisent leurs variations et se défont commence la fin des villes " (Calvino, 1974: 161). Autant de tours calquées à l'identique comme dans une forêt qui dupliquerait le même arbre partout :
" Jolis noms d'arbres pour des bâtiments / Dans la forêt de ciment " (IAM, " Demain c'est loin ", L'école du micro d'argent, 1999).
29L'usage de la métaphore " forêt de ciment ", en plus de rappeler l'omniprésence de ce matériau, en appelle à cette figure de la forêt entendue comme lieu de la perte de repère . En effet, comme le rappelle Sansot (1986), la cité HLM affiche cette médiocrité morphologique où domine la minéralité et l'identique alors que ces tours et barres dédoublées, répétées sans cesse sur un espace clos sur lui-même recréent, comme en forêt, un paysage de déjà-vu qui peut s'avérer désorientant et paralysant (" Tours vertigineuses ") pour l'habitant. Ce visage équipollent autoriserait alors à penser la cité HLM comme un anti-lieu, comme un lieu dépourvu de repère spatial. Il appert qu'en cité, la large monofonctionnalité de l'espace ne permet peu ou prou la désignation de repères urbains (urban landmarks), marqueurs géo-identitaires forts pour qui suit la réflexion de Lynch (1960). Au contraire, la tour HLM devient " dupliqué à l'infini " (Segaud, Bonvalet et Brun, 1998: 300) dans ce labyrinthe qui renvoie à un " vide sensoriel […] où l'on est plus ou moins " perdu ", puisqu'elle est la seule chose qui reste à l'esprit " (Moles et Rohmer, 1982: 19). Son habitant ne peut désormais que difficilement se situer et situer le monde, le lieu lui faisant perdre peu à peu sa cohérence d'être (Moles et Rohmer, 1982) attendu qu'être c'est également et toujours être quelque part, exister aussi par le lieu en s'y sentant être dans toute l'authenticité géographique que cela réclame (Berque, 2007). Ultimement, peut-on penser que cette architecture non vernaculaire puisse faire rupture là même où elle ne permet pas un être au monde dans tout le génie singulier du lieu qu'il réclame?
Tableau 2. Domaine sémique " Espace vert "
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Aridité
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Végétation absente
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Entrées sémantiques
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8
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8
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Sèmes et/ou groupe de sèmes (Fréquence)
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« Arbres cramés» (2« Coin de terre maigre » (2)
« Contrée était de sable » (1)
« Pelouse jonchées de braises» (1)
« Terrain sableux » (1)
« Terre stérile » (1)
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« À la recherche d’un peu d’vert » (2)
« Aurait apprécié le grand air, la verdure » (1)
« La cour n’a plus d’arbres » (1)
« Les fleurs resteront mortes» (1)
« Les grands espaces verts c’était hier » (1)
« Tout comme nos chiens, on a besoin de verdure » (1)
« Vivre où la rose ne pousse pas» (1)
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30Au final, les 14 entrées sémantiques du dernier groupe thématique, " Géographie du fade ", poussent un peu plus loin la réflexion sur l'uniformité des cités en élevant l'espace vécu vers ce qu'il peut être de morne, de banal , de fade si ce n'est d'ennuyeux dans l'invariance de son visage morphologique, ceci reconduit par des sèmes comme " Aucune beauté ", " Famélique décor ", " Morne " et " Triste décor ". Les citations suivantes, de Sinik et du duo Chiens de Paille, abondent en ce sens :
" La vie est terne, l'architecte n'utilise pas les feutres en couleurs " (Sinik, " One Shot ", En attendant l'album, 2004A).
" Dénué de sens, dénué de scène, chaque jour me blesse " (Chiens de Paille, " Maudits soient les yeux fermés ", Taxi 1, BOF, 1999).
31Cette dernière citation, alors que l'univers des logements collectifs apparaît être un " paradigme du désert, du désert de sens évidemment " (Sansot, 1986: 124), témoigne à quel point il peut être ardu pour l'habitant d'y trouver la singularité géographique obligée, postulons-nous à nouveau, à toute co-construction entre le lieu et le sujet.
" Mon trône un banc de béton bidon posé / Sur un décor que j'imagine au crayon sans mine " (Freeman ft. K. Rhyme le Roi, " Cracher du sang ", Le palais de justice, 1999).
32Reprenant l'idée de " faceless peripheries " de Lynch (1960), ces dernières citations interrogent les desseins des concepteurs des univers HLM français. C'est dire que, au su de cette généricité architecturale, déclinant somme toute un dessin géographique banal, l'habitant peut-il y décoder un sens, qu'il soit identitaire et/ou territorial? En outre, est-ce que quelque chose d'inédit peut se produire dans ces lieux à faible unicité (Augé, 1992)? Ou pour reprendre les mots de Freeman, à l'unicité à un point tel pâle qu'elle en devient vite effaçable?
" Qui en a visité un , n'a pu manquer de s'apercevoir que la végétation en était absente, que rien ne fleurissait, que tout y était sec et désolé : îlot étrange, petit univers sans racine " (Cioran, 1956: 81).
" Au tier-quar ces temps-ci mec c'est calme / Mais t'sais il ne pousse pas d'roses dans mon chant lexical " (Nakk, " Chant lexical ", Le monde est mon pays, 2010)
33Là où la précédente section interrogeait le rapport sujet / lieu dans ce que l'habitat HLM a de minéral, cette présente section tentera, à l'opposé, de mesurer cette même relation dans ce que le grand ensemble offre, ou n'offre pas, de végétal et de naturel (non-bâti). Voici donc les résultats pour le domaine sémique " Espace vert " tel que collectés dans notre analyse des textes de rap français (cf. Tableau 2).
34Suite à ce qui a déjà été évoqué, quelle place la végétation prend-elle dans la cité, voire peut-elle prendre? À la lumière de ce que nous indiquent les premiers sèmes contenus dans ce domaine, il apparaît que c'est plutôt un constat d'aridité qui émane de cette lecture paysagère de l'univers HLM. Avec l'emploi de sèmes tels " Coin de terre maigre ", " Terrain sableux " et " Terre stérile ", il y est soutenu que le sol de la cité HLM y est dit largement minéral composé de grains de sable ou de poussière de roche qui, par leurs déplacements suite au vent ou aux passages des piétons, assèchent les petites surfaces de verdure qu'on y retrouve. " Entre les immeubles, le plus souvent, règne un désert de pierre ou de gazon pelé " (Mesmin, 1973: 147). Soulignons par ailleurs que cette minéralisation est aussi générée par la fréquentation répétée des milliers d'enfants qui habitent ces cités et qui déferlent sur ces parties communes et ces lieux de passage du grand ensemble. Ceci questionne la congruence des espaces publics à l'usage qui en est fait et l'efficacité réelle de certains desseins d'architecture du paysage en cité HLM. Ainsi, tel que l'évoque une partie de notre corpus, d'une distribution parcimonieuse et carencée des espaces organiques, bien souvent trop étroits (Mesmin, 1973), qu'ils soient plantés ou verts, (Bastié et Wackerman, 1995), en résulte un espace vécu affichant un déséquilibre minéral/végétal :
" Les années passent, pourtant tout est toujours à sa place / Plus de bitume, donc encore moins d'espace / Vital et nécessaire à l'équilibre de l'homme / Non, personne n'est séquestré, mais c'est tout comme " (Suprême NTM, " Qu'est-ce qu'on attend ", Paris sous les bombes, 1996).
35Cet extrait de Suprême NTM réaffirme le rôle essentiel des espaces verts dans la ville, rôle protéiforme d'aération du tissu urbain, de régénération morale des citadins, de purification de l'air, de rétention des poussières, d'émission d'oxygène, de régularisation de la température issue de certains îlots de chaleurs, de réduction de la pollution sonore lorsqu'érigée en écran protecteur, etc. (Auzelle, 1953; Mercier et Bethemont, 1998). Qui plus est, ces espaces verts favorisent la détente, l'arrêt, la contemplation tout en permettant les promenades qui, il est communément admis, sont propices à la réflexion et la méditation (Schelle, 1996). Ces effets salutaires des espaces verts sur le plan tant physiologique, qu'environnemental et urbanistique, ne se font-ils pas aussi ressentir sur le plan géophilosophique en étant les seuls avec les espaces bleus à lutter contre " les dangers de la civilisation mécanique " (Auzelle, 1953: 84) et à replacer l'homme au sein des forces telluriques, écologiques, biologiques, somme toute naturelles dont il est issu? In extenso, il appert congrue d'avancer que les espaces verts, en plus d'être une nature érigée bienfaisante pour l'habitat urbain, sont également naturants dans ce qu'ils offrent de rédempteur pour l'habitant, voire en ce qu'ils le renaturalisent en le recentrant dans un monde fondamentalement biophysique (Mercier et Béthemont, 1998). Tout bien considéré, lorsque les espaces extérieurs affichent certaines qualités paysagères minimales, ils agissent sur l'équilibre psychique et le bien-être moral en tant qu'ils sont également fonction de l'habitat.
36C'est ainsi qu'avec des sèmes tels " À la recherche d'un peu d'vert ", " Aurait apprécié le grand air, la verdure " et " Les grands espaces verts c'était hier ", les rappeurs non seulement critiquent la place laissée aux espaces naturels en grand ensemble, mais ils en appellent également d'un rêve toujours à réaliser : celui d'une cohabitation Homme/Nature cristallisée dans l'espace urbain.
" Je me demande souvent, pourquoi mes parents / Ont-ils tous eu l'idée de se constituer habitant / D'une de ces tours aux mille et un tourment, pourtant / J'aurais tant apprécié le grand air, la verdure / Le tout mêlé à la joie de découvrir de si belles contrées " (Kabal, " Là-bas ", État d'âmes…, 1998).
37Le peu d'envergure allouée aux espaces verts dans l'univers des cités HLM minera selon le collectif de Bobigny Kabal l'appréciation qui peut être faite de l'habitat - et cette condamnation comme semble en témoigner notre corpus - et ce, jusque dans leur potentialité toute naturelle à bercer l'esprit de l'habitant (Sansot, 1995). Les conditions de l'habitabilité des milieux urbains sont également fonction de la place laissée aux vides, aux espaces non bâtis, dans le cas qui nous concerne verts ou naturels, et surtout de la justesse de leur rôle et de leur perspicacité dans l'usage fait et attendu des habitants (Lévy, 2002).
" Les cerveaux saturent / Par manque d'amour et d'air pur / Tout comme nos chiens, on a besoin d'verdure " (Lunatic, " Pas le temps pour les regrets ", Mauvais Œil, 2000).
38Le duo Lunatic spécifie ce désir de nature en ville, en indiquant que la prédominance de composantes industrielles (béton, bitume, acier; éclairage au néon, fluo ou sodium, etc.) dans le corps général du grand ensemble, sature l'esprit de l'habitant d'un trop plein de minéralité, " d'industrialité " si tel barbarisme langagier était permis pour qualifier ces machines à habiter issues du taylorisme architectural qui marqua le logement collectif des années 1950. Paradoxalement, une telle absence de constituantes naturelles dans l'univers du grand ensemble déshumanise l'habitant dans ce qu'elles le dénaturalisent. Cet ainsi que le citadin perçoit son esprit être flétri par ce gris abiotique du bâti alors qu'il réclame, à l'instar du duo Lunatic, une dose de nature oxygénante et vivifiante.
39Ultimement, la carence d'organicité lorsque tel est le cas dans certains territoires de cité questionne un rapport au corps qui ne sait où s'ancrer, où se terrer, où s'enraciner dans ce paysage qui a tout d'anthropique et où rien ne semble semé et, pratiquement, cultivable. Nous sommes ici en présence d'une géographicité qui a peine à y prendre racine qu'interroge directement cet extrait du rappeur marseillais Shurik'n qui se demande comment :
" Vivre là où la rose ne pousse pas " (Shurik'n ft. Faf la Rage, " La garde meurt mais ne se rend pas ", Chroniques de Mars, 1998).
40Le champ lexical du " semer ", du " soigner " et du " récolter " rejoint ici un mode d'habiter fondamental à l'individuation de l'homme en tant que son développement est aussi attribuable, pour partie, à une géographie du bien-être soulevée dans cet article. Cheminant avec cette concordance entre le semer et le croître dans l'acte d'habiter, le poète Hebel dira : " qu'il en plaise ou non d'en convenir, nous sommes des plantes qui, s'appuyant sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l'éther et y porter fruits " (cité dans Heidegger, 1966 : 138). L'a-naturalité proposée par le milieu des cités HLM ne va-t-elle pas, pour lors que l'on considère l'habiter dans son acception également organiciste, à l'encontre d'une éthique de la condition habitante en laquelle on tarde à trouver un terreau nécessaire à cette translation entre l'habiter et le croître? C'est en le privant de cet avoir à demeure dans lequel " les racines [de l'être] prennent leur force et où l'homme se [tient] à demeure " (Heidegger, 1966: 168), qu'agit la minéralité de la cité HLM. De ces petits univers sans racine, comme l'évoquait en exergue le philosophe Cioran, les rappeurs Fabe, Ekoué et Skeazy y développent l'idée du territoire désertique, tant sur le plan du paysage que du sentiment :
" Un désert de sentiment où les gens sont des cactus " (Fabe ft. Ekoué et Skeazy, " Salon A4 ", Le fond et la forme, 1999).
41Pour conclure, cette situation où deviennent difficilement conciliables, à en croire les rappeurs de notre corpus, habiter et être, se dévoile pleinement dans certains extraits et métaphores utilisés dans cette section où l'heureuse individuation, pour partie géographique, de l'habitant en appelle aussi de ce que son espace de vie a de floral, de verdoyant, de végétal, de naturel, d'organique, de biologique, tout bien réfléchi, de vivant.
" L'amour des villes ne peut pas naître de la haine des banlieues " (Chemetov, 1996: 35).
42Alors que le rappeur n'est pas cet expert-citoyen que l'on invite naturellement au débat urbanistique qui a cours sur la problématique des grands ensembles, nous avons néanmoins vu que son discours en est un d'habitant-poète et qu'il est largement critique de l'environnement HLM. Mais qu'en est-il du rap comme propos aménagiste? C'est-à-dire comme discours qui propose des pistes de solution sur l'état architectural et urbanistique du grand ensemble; qui ose s'avancer sur le terrain miné des gestes aménagistes comme possible innovation territoriale qui améliorerait, pense-t-il, le sort des habitants des cités de logements collectifs en France. L'étude de notre corpus révèle quelques citations qui questionnent d'une part la pertinence de la rénovation du bâti HLM et d'autre part du processus, de la décennie 1990, descendant (top down) des projets de logements sociaux.
43Dans un premier temps, alors que dans les années 1990 en France sont opérationnalisés les grands projets urbains (GPU) qui ciblent les quartiers les plus difficiles dans les banlieues des grandes agglomérations au premier plan, les habitants desdits grands ensembles assistent à une série de gestes ponctuels visant, entre autres choses, l'amélioration et la rénovation du bâti, lesquels se cristallisèrent dans la caricature du ravalement de façade. En effet, certains rappeurs de notre corpus interrogent les bien-fondés de ces rénovations de surfaces alors que sont nettoyés et repeints les murs extérieurs des tours et barres HLM :
" Les élus ressassent rénovation ça rassure / Mais c'est toujours la même merde derrière la dernière couche de peinture / Feu les rêves gisent dans la cour " (IAM, " Demain c'est loin ", L'école du micro d'argent, 1999).
" Les murs de la cité sont repeints / Histoire de faire bien " (KDD, " Galaxie de glace ", Résurrection, 1998).
" Peinture, façade remaquillées / Pour masquer la pauvreté / Au cas où le touriste ne serait pas prêt " (Shurik' ft. Faf la Rage, " Esprit anesthésié ", Où je vis, 1998)
44Ce que d'aucuns désigneraient comme du " façadisme " ne semble pas avoir échappé aux rappeurs de l'Hexagone dans ce qu'ils pressentent comme un geste urbanistique de surface, esthétisant, mais non structurant sur l'espace de vie pris dans sa globalité. À la lecture de ces trois dernières citations, il appert que le rap renforcit son caractère critique, au demeurant subversif, sur l'univers HLM, mais ne sait pas encore se faire aménagiste en proposant des gestes urbanistiques concrets. Demeurant campés au rang de dénonciateurs de l'urbain, les rappeurs, et à plus forte raison tout art urbain issu des couches populaires, peuvent-ils se départir des arrière-plans vindicatifs et rageurs qui les ont vu naître et tenter les chemins moins dramatiques, moins tragiques - est-ce là leur rôle? - de la proposition, de l'innovation ou de la solution? Lorsque les rappeurs s'y sont aventurés, très timidement à l'aune des textes de notre corpus, c'est principalement dans une logique procédurale de développement urbain participatif que dans une option de gestes urbains concrets :
" Donne moi les moyens et ma rue je la re-décore " (Koma, " C'est ça qui nous rend plus fort ", Le réveil, 1999).
" Au lieu de dépenser des pellicules donnez-nous l'argent / Qu'on puisse construire quelque chose de plus intéressant / Plus tard on va nous dire qu'on n'a pas de solution? " (IAM, " Le livre de la jungle ", Maxi Tam-Tam de l'Afrique, 1991).
45Springer (1999) dira du blues américain, ce chant des minorités et des dépossédés du Vieux Sud états-unien, qu'il est d'une nature triple : contestataire et plaidoyer social; existentiel et cathartique; unificateur et commémorateur (1999). Or, à l'instar du blues américain dans ce qu'il répond de ce triple rôle, le rap français, lui-même chant des déshérités, a-t-il, peut-il assumer cette fonction de discours inventif (transformateur) sur l'urbain alors qu'il se prouve déjà être un discours, si tant est-il spatial, révélateur et critique de l'urbain? L'intérêt porté au rap ou à toutes formes d'art séditieux qui portent sur la ville n'est-il pas plutôt de révéler - alors même qu'ils en dénoncent le contraire - l'absence, le manque, les valeurs et les conditions d'habitabilité des espaces urbains? Et là même où on attendait le rap comme discours sur et par l'urbain dans ce que les villes ont comme territoires les plus tendus, n'est-il pas tout autant surprenant d'y saisir une sensibilité paysagère eu égard des conditions environnementales et à la place laissée à la nature dans le grand ensemble? Il apparaît ainsi tout convenu de poser le rap comme discours urbanistique et paysager dans cette lecture toute critique que portent les rappeurs sur les modalités territoriales de l'entre-soi permis en cité HLM. Manifeste du blues géographique de la banlieue rouge, le rap permet également, lorsqu'il lui prend d'y prêter le stylo, de rêver l'urbanité et l'habitabilité des cités de demain :
" D'une banlieue qui va mieux sans HLM / D'une jeunesse qui devient célèbre sans lâcher de haine " (Sinik, " Rêves et cauchemars ", La main sur le cœur, 2004B).
46Cette dernière citation de Sinik, tout comme l'argumentaire de ce présent article, semble révéler deux postulats qui méritent d'être nuancés : 1) démolition des tours et barre HLM comme mesures correctrices des maux socio-territoriaux et 2) condamnation unanime par les rappeurs de leur milieu de vie. Alors que certains chercheurs, à juste titre, voient dans la démolition des grands ensembles la dispersion dans l'espace de la ville des ménages populaires et donc la fin de la concentration des facilités et des ressources améliorant le quotidien (Baudin et Genestier, 2006), d'autres y voient là un profond bouleversement des rapports sociaux et des parcours sociorésidentiels, conséquences déstabilisatrices des conditions de relogement qui découlent de ces démolitions (Faure, 2006). Charge mentale pour les parents, effet perturbateur pour les enfants et les populations retraitées ou vieillissantes, déstructuration indirecte du climat familial, entre autres effets sociaux (Faure, 2006), le couple démolition/relogement peut être perçu, à raison, comme mesure qui déplace la problématique davantage qu'elle ne la corrige. Or, dans cette charge critique et cette fronde architecturale et urbanistique que semble mener le rap eu égard de la condition habitante en grand ensemble, à l'aune des 1 765 textes de notre corpus, rien nous laisse croire que la démolition des quartiers HLM soit largement soutenue et sous-entendue par bon nombre des rappeurs. Même que pour quelques rappeurs, et c'est là que demeure toute l'ambiguïté de leur attitude à son égard, la territorialité qui s'y déploie témoigne de la force de l'attachement à ce lieu :
" J'aime trop mon quartier, j'ai peur d'le voir en cendres / Plan d'Aou t'es où? Quartier Nord t'es où " (Soprano, " Dans ma tête ", Puisqu'il faut vivre, 2007)
47Ultimement ce que révèle le rappeur marseillais Soprano est bel et bien cette peur de la démolition du quartier qui ne subsisterait, dès lors, que dans les têtes. Par contre, n'y-a-t-il pas lieu ici de se demander si cet amour envers la cité ne relève-t-elle pas davantage, en s'accordant avec les propos de notre corpus et de cet article au demeurant, de l'attachement au vivre-ensemble, au lien social tissé entre les cohabitants, aux amitiés brodées de ce fil doux de la quotidienneté, plutôt qu'à un attachement à la matérialité du milieu? Matérialité qui alors qu'elle semble accuser des maux urbanistiques et paysagers, ne porte pas à elle seule le malaise des habitants de cité et n'a pas à revêtir seule le fardeau de la preuve, bien qu'elle nous semble une des clefs d'élucidation de cette problématique qui, pour autant qu'elle est sociale, économique et politique, est aussi géographique.
" Sans domicile affectif" (Kohndo, " Tout est écrit ", Tout est écrit, 2003).